À l’heure de Tsai Ming-liang

Le moine incarné par Lee Kang-sheng devant le Centre Pompidou pendant le tournage de Where par Tsai Ming-liang.

La sortie de son nouveau film, «Days», et un hommage très complet au Centre Pompidou mettent en lumière un immense artiste et cinéaste contemporain.

Vêtu d’une ample robe orangée, il marche. Dans des rues ou des bâtiments, il se déplace avec une lenteur infinie. Et tout, autour de lui, change. L’espace, la lumière, les sons, la perception des rythmes de la ville, des gestes «normaux» de tout un chacun.

Il s’appelle Lee Kang-sheng. Quiconque a porté un peu attention à ce qui est arrivé dans le cinéma asiatique depuis trente ans sait qu’il est l’interprète principal de tous les films d’un des cinéastes les plus importants de cette partie du monde, le Taïwanais Tsai Ming-liang.

En pareil cas, l’expression convenue est «acteur fétiche», elle est ici singulièrement adaptée: le corps, le visage, les expressions minimales et intenses, la présence, tout ce qui émane de l’acteur et des personnages qu’il incarne est dans ce cas le matériau même de l’œuvre de Tsai Ming-liang, depuis son premier film en 1992, Les Rebelles du dieu néon. Fétiche, donc, au sens d’un être médium d’une opération qui a partie liée avec une forme de magie. Celle du cinéma.

Acteur dans les films, Lee l’est aussi d’une série d’œuvres au croisement du cinéma, de la performance et de l’installation vidéo, où il incarne ce moine bouddhiste à la gestuelle hyper-ralentie, qui fait désormais l’objet de neuf réalisations de durées variables, de vingt minutes à une heure et demie, composant la série des Walker Films.

La bande-annonce d’un des Walker Films, tourné à Marseille avec Lee Kang-sheng et Denis Lavant.

Le dernier de ceux-ci à ce jour, Where, a été tourné au Centre Pompidou, où vient de s’ouvrir un vaste hommage au cinéaste taïwanais (rétrospective intégrale des films pour le cinéma et la télévision, installations, performance, exposition, masterclass), sous l’intitulé général «Une quête». Cette manifestation a débuté le 25, juste avant la sortie en salle du nouveau long-métrage de Tsai, Days, mercredi 30 novembre.

Largement reconnu depuis le Lion d’or à Venise de son deuxième long-métrage, Vive l’amour en 1994 et le Grand Prix à la Berlinale de La Rivière en 1997, Tsai Ming-liang est un immense artiste du cinéma contemporain, désormais à sa place dans les plus grands musées du monde comme dans les principaux festivals.

Anong (Anong Houngheuangsy) prend soin de Hsiao-kang (Lee Kang-sheng) dans Days. | Capricci

Il faut découvrir ses films, jusqu’au plus récent mais de préférence en ne commençant pas par cette œuvre radicale, qui accompagne la souffrance au long cours du pauvre Hsiao-kang (le personnage récurrent interprété par Lee Kang-sheng), et sa rencontre à Bangkok avec le jeune Laotien Anong.

Expérience de la durée, des écarts entre les êtres, entre les manières d’agir, entre les capacités à partager les émotions et les douleurs, et aussi à surmonter ces écarts, y compris dans une relation érotique d’une singulière puissance d’humanité, Days renouvelle la longue quête de son auteur.

Celle-ci n’a cessé de s’exprimer et de se renouveler, exemplairement avec des films magnifiques comme I Don’t Want to Sleep Alone (2006) ou Chiens errants (2013). Tous élaborent de manière sensorielle, et même sensuelle, une perception matérielle du temps et de l’espace grâce aux moyens du cinéma.

Ces moyens sont de fait assez variés, et Tsai y convie volontiers aussi bien les musiques populaires et le fantastique, par exemple dans The Hole (1998), que le burlesque très sexué, jouant hardiment avec les codes du porno comme sur un comique kitsch, de La Saveur de la pastèque (2005).

Chen Shiang-chyi dans La Saveur de la pastèque. | Pan-Européenne Édition

Cette œuvre foisonnante et cohérente mérite d’être rencontrée pas à pas, pas forcément aussi lentement que marche le moine à la robe safran, mais en s’offrant les plaisirs singuliers, de plus en plus raffinés, y compris du côté du musial ou du gag pseudo-gore, du chemin auquel le cinéaste invite.

Ses trois premiers longs-métrages, Les Rebelles du dieu néon, Vive l’amour et La Rivière ressortent en salle en copies restaurées pour l’occasion et constituent une excellente entrée en matière pour la découverte de l’ensemble de l’œuvre.

Tsai Ming-liang réalise la pièce Le Grand Papier au Centre Pompidou. | Hervé Veronese / Centre Pompidou

Événement artistique à multiples facettes, la présence à Paris de Tsai et de ses réalisations est aussi exemplaire de plusieurs histoires significatives au-delà même de son œuvre.

Ces histoires concernent à la fois ce qui est advenu dans les cinémas chinois depuis quarante ans, les relations entre cinémas nationaux et formes mondialisées, et les rapports entre le cinéma et les autres arts visuels.

Il n’y a jamais eu de Nouvelle Vague taïwanaise

Tsai Ming-liang est le plus souvent présenté comme le principal représentant de la deuxième génération de la Nouvelle Vague du cinéma taïwanais. Disons que tout cela relève d’un storytelling qui a pu avoir son utilité pour attirer l’attention sur des phénomènes importants, mais qui étaient d’emblée qualifiés de manière biaisée.

Il n’y a jamais eu de Nouvelle Vague taïwanaise (dite désormais «NTC» pour «New Taiwanese Cinema»). Il y a eu l’apparition simultanée, étonnante, significative à plus d’un titre, de deux des plus grands réalisateurs de toute l’histoire du cinéma mondial au début des années 1980 à Taipei, Hou Hsiao-hsien et Edward Yang. (…)

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Réapparitions et avatars de « Zapping Zone », installation fantôme de Chris Marker

Le Centre Pompidou accueille actuellement l’installation Zapping Zone (Proposals for an Imaginary Television) du réalisateur et écrivain Chris Marker, plus de trente ans après sa production par le même musée. Agnès de Cayeux et Alexandre Michaan mènent en parallèle un travail de recherche autour de l’œuvre, qui passe par une étude approfondie de la documentation historique conservée au Centre Pompidou sur la production et l’histoire matérielle de cette installation, devenue une trace de nos outils technologiques et de nos usages numériques passés.

À l’automne 1990, le Centre Pompidou accueillait l’exposition « Passages de l’image » conçue par Raymond Bellour, Catherine David et Christine Van Assche, qui mettait en évidence de manière visionnaire les processus alors en train d’affecter la photo, le cinéma et la vidéo – et déjà un peu l’image numérique.

On y découvrait en particulier une installation qui, tout en synthétisant le propos de l’exposition dans son ensemble, marquait aussi une étape importante dans l’œuvre de son auteur, Chris Marker. Zapping Zone (Proposals for an Imaginary Television) – l’auteur tenait au titre complet – recomposait une grande partie de l’œuvre déjà réalisée par Marker depuis le début des années 1950, mettait en scène sa réflexion à ce moment sur l’état et les possibilités des images, et annonçait en même temps ses propres recherches à venir et les développements des usages des différents écrans tel que le passage vers le 21e siècle allait les activer. Pour Marker lui-même, cette réflexion créative, ou création réflexive, allait ensuite le mener du côté du CD-Rom Immemory, de l’espace sur Second Life L’Ouvroir ou du site Internet Gorgomancy, pour ne citer que les principaux exemples.

Concrètement, en 1990, on voyait ce qui était soigneusement organisé comme un capharnaüm d’écrans de télévisions et d’ordinateurs, sur lesquels apparaissaient des extraits de films déjà existants, des vidéos tournées tout exprès, des images générées par l’informatique, de manière contrôlée ou pas, des écrans interactifs et même la télévision en direct. Quelques photos et des séries de diapositives sur des caissons lumineux. Et, évidemment, un chat japonais qui dit bonjour de la patte – Maneki-neko pour les nipponisants. Installé dans une pénombre laissant deviner une structure en ferraille industrielle et un grand fouillis de câbles et de branchements, l’ensemble relevait à la fois de la sculpture et du discours matérialisé – l’effet de clignotement brut étant redoublé par l’organisation sonore, qui permet d’attraper les paroles, les musiques ou les bruits de tel ou tel écran en ayant simultanément la présence plus ou moins parasite de quelques autres.

Tout cela advenait selon des agencements où la maestria d’un génie du montage et sa confiance déterminée dans les vertus du hasard recomposaient à l’infini l’expérience sensorielle proposée. Il s’agissait moins d’une proposition pour une télévision imaginaire qu’une préfiguration critique de ce que serait notre bien réelle immersion dans la multiplicité des offres audiovisuelles – des offres que nous ne saurions refuser, comme on sait. Marker avait lui-même expliqué qu’il s’agissait alors de mettre en scène, « sous une forme rudimentaire, l’intuition du passage de l’âge industriel à l’âge numérique », selon les termes qu’il utilise dans le document préparatoire à ce projet sur lequel il travaillait depuis des années – projet à l’origine intitulé Logiciel/Catacombes[1], daté de 1985.

Nul besoin, même à l’époque, d’être spécialiste pour se douter que techniquement, cette proposition était extrêmement compliquée. Aussi, lors de l’itinérance de l’exposition « Passages de l’image », puis des autres invitations – qui furent nombreuses – de Zapping Zone dans des musées du monde entier, il fallut à chaque fois inventer des manières de l’installer compatible avec les contraintes techniques, le matériel disponible, les espaces dédiés. Zapping Zone a acquis par là une autre caractéristique de tant d’œuvres contemporaines, leur labilité, désirée ou pas – Chris Marker, qui n’a jamais sacralisé l’œuvre comme objet immuable et a souvent repris et modifié des réalisations antérieures (voire tenté d’en faire disparaître), a d’ailleurs aussi ajouté certaines vidéos à celles présentes lors de l’exposition de 1990.

Avec les années, le Zapping Zone d’origine est aussi devenu une sorte de conservatoire d’un certain état de ce qu’on a appelé, de ce qu’on continue d’appeler – Marker se moquait déjà de la formule à l’époque – les « nouvelles technologies », ensemble de matériaux, d’appareils et de dispositifs dont on ne sait que trop bien désormais la rapide obsolescence. La reconstitution quasiment à l’identique de l’œuvre version 1990 telle qu’elle est actuellement visible au Centre Pompidou constitue donc une manière d’exploit technique, en même temps qu’une occasion, probablement promise à ne plus pouvoir se renouveler, de rencontrer la proposition de Marker telle qu’il l’a conçue.

Se plonger aujourd’hui dans ce que Marcella Lista, directrice du département Nouveaux Média du Musée d’Art moderne, qualifie successivement de « tour de Babel horizontale » et de « ruine anticipée de la technologie » ne fait évidemment pas le même effet qu’il y a 30 ans, mais la richesse de la proposition n’est pas moindre. Ce qu’elle suscite à présent , c’est à la fois la désorientation critique née de la multiplicité conçue comme un vertige stimulant et le plaisir, plus ludique que nostalgique, de retrouver des images et des figures de styles d’un temps révolu.

Il y a dix et cent micro-merveilles à découvrir, des sourires et des colères et des beautés en prêtant attention à tel ou tel écran. Il y a ces délicieux calligrammes et le télescopage avec l’actualité d’un entretien avec Christo sur l’idée d’emballer un monument parisien, il y a le dialogue avec la machine Dialector toujours à reprendre, des photos qui sont comme des essais graphiques annonçant une des dernières grandes œuvres, Owls at Noon et les traces de l’immense réflexion en images et en paroles que Marker venait d’achever pour la chaîne Arte naissante : les treize épisodes de L’Héritage de la chouette autour des fondements grecs de la pensée moderne. Ni les images de Tarkovski au travail ni celles du procès de Ceaușescu n’ont perdu de leur pertinence. Farceuse et programmatique, la présence du grand ami de Marker qu’était le peintre Mata établit au passage le lien avec l’héritage surréaliste en contrepoint du futurisme technocentré.

Ce n’est pas tout. En ce moment, au quatrième étage du Centre Pompidou, il n’y a pas une mais deux salles consacrées à Zapping Zone (Proposals for an Imaginary Television). (…)

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Kelly Reichardt, cinéaste essentielle, pour aujourd’hui et pour demain

La réalisatrice pendant le tournage de Wendy et Lucy.

La rétrospective consacrée à la réalisatrice américaine et la sortie de «First Cow» scandent la reconnaissance de plus en plus partagée d’une figure majeure du cinéma contemporain.

Le 14 octobre s’ouvre au Centre Pompidou à Paris une rétrospective intégrale de l’œuvre de la réalisatrice américaine Kelly Reichardt, en sa présence. Le 20 octobre, son nouveau film, First Cow, sort dans les salles. Ces deux événements scandent, en France, la reconnaissance progressive d’une figure majeure du cinéma contemporain.

La première et principale raison de s’intéresser aux films de Kelly Reichardt est simple à énoncer: elle est une excellente réalisatrice. Tous ses films sont passionnants. Ils méritent chacun et pris dans leur ensemble l’attention de quiconque s’intéresse au septième art.

Pour s’en convaincre, il faudra voir River of Grass (1994), Old Joy (2006), Wendy et Lucy (2008), La Dernière piste (2010), Night Moves (2013), Certaines femmes (2016) et donc First Cow, événement du Festival de Berlin 2020 dont l’arrivée sur nos grands écrans a été retardée par la pandémie –et sur lequel on reviendra au moment de sa sortie.

Simple à énoncer, cette raison est en revanche extrêmement complexe à expliciter, tant les choix de mise en scène qui définissent ce qu’on appellerait le style de Kelly Reichardt reposent sur un ensemble de décisions souvent relativement peu spectaculaires. Prises un à une, elles ne semblent pas spécialement originales. Mais, quand on les remet dans la composition d’ensemble, elles prennent tout leur sens.

Une logique intérieure, aussi impérative que délicate

Cet arrangement change à chacun des films. Films qui méritent, comme toujours avec les grands cinéastes, d’être regardés un par un plutôt que d’emblée subsumés sous quelques généralités.

Oui, elle inscrit chaque long-métrage dans un territoire géographique qui joue un rôle décisif dans le récit. Oui, il s’agit toujours d’y circuler, de l’occuper physiquement. Oui, elle aime laisser advenir les événements, fussent-ils minuscules, dans la durée du plan. Oui, les mots sont souvent pour elle un moindre enjeu que les gestes et les espaces.

                              Daniel London, Will Oldham et Lucy dans Old Joy. | Splendor Films

Oui, elle coécrit le scénario de tous ses films depuis Old Joy avec son complice Jon Raymond. Oui, elle semble avoir trouvé avec le chef opérateur Christopher Blauvelt le partenaire idéal pour faire ses images. Oui, elle assure seule le montage.

Oui, elle s’en tient à des économies modestes de production –y compris lorsqu’elle tourne avec des vedettes –Michelle Williams, Jesse Eisenberg, Dakota Fanning, Peter Sasgaard, Laura Dern, Kristen Stewart.

Mais ce qui frappe, en regardant ses films, c’est surtout leur côté «organique», la manière dont chacun semble se développer selon une logique intérieure, aussi impérative que délicate. Cette logique modélise, selon une alchimie indiscernable, tous ses choix –du casting aux mouvements de la caméra et des personnages en passant par la lumière, l’usage des sons et le choix des musiques sans oublier le rythme du montage.

Les mots sont souvent pour elle un moindre enjeu que les gestes et les espaces.

Le cinéma de Kelly Reichardt échappe à ces deux extrêmes périlleux: la prétention à la «mise en scène invisible», crédo du Hollywood classique prêt à toutes les manipulations; et l’affirmation des effets de style, marque d’un cinéma moderne qui trop souvent s’y est enfermé dans la contemplation de ses propres artifices.

Chez elle, les outils et la mémoire du cinéma font partie des ressources mobilisées de manière assumée, mais sans être utilisées comme un procédé ou une fin en soi

Une «évasion» et des rencontres

Si chaque film raconte un trajet, sans nécessairement relever de ce qu’on appelle le road movie, c’est peut-être qu’elle-même a suivi un singulier parcours.

Née en 1964 dans une morne banlieue de Miami, fille de deux policiers, elle trompe son ennui d’adolescente renfermée en s’initiant à la photo avec l’appareil qu’utilisait son père pour photographier les scènes de crime.

Elle décrira comme une véritable «évasion» le fait d’avoir intégré une école d’art à Boston, puis d’avoir pu travailler comme assistante auprès de cinéastes indépendants à New York, notamment Hal Hartley et Todd Haynes.

                                 Lisa Bowman dans River of Grass. | Splendor Films

Tourné dans les Everglades de son enfance et de son adolescence, son premier film, River of Grass, comporte des éléments autobiographiques, sinon dans l’intrigue, du moins dans l’atmosphère. Il sera achevé grâce à une énergie peu commune et malgré la complète absence de moyens ou d’expérience professionnelle.

Il vaut à la réalisatrice de trente ans la reconnaissance immédiate de son talent après sa sélection au Festival de Sundance. Mais il faudra douze ans à Kelly Reichardt pour arriver à mener à bien le suivant. Entretemps, elle aura enseigné (elle le fait toujours). Elle aura aussi beaucoup exploré les ressources du cinéma expérimental et d’autres formes d’arts visuels.

Elle découvrira également Portland et ses environs, épicentre d’un ample mouvement artistique et sociétal au nord-ouest des États-Unis depuis une vingtaine d’années. L’Oregon deviendra le décor de la plupart de ses films à venir.

Chacun de ses films suit son chemin avec une intensité propre parcourue d’énergies originales.

Old Joy, qui ressort en salle le 13 octobre, permettra un début de visibilité internationale pour cette autrice dont le ton singulier s’affirme avec cette errance de deux amis dans la forêt. On y fait aussi la connaissance de Lucy, la chienne de la réalisatrice, qui occupera un rôle essentiel au point de devenir un personnage à part entière, y compris lorsqu’elle disparaîtra, dans le film suivant.

Et ensuite… Ensuite, il y aura des histoires d’amour, des explosions, des solitudes, des coïncidences, des éclats de rire, des dangers mortels, des Indiens, une avocate, des trahisons, toujours la chienne Lucy, des rivières, un Chinois, la forêt, le désert et la ville, la neige et la canicule… Sans tous les résumer, on peut juste écrire que chacun suit son chemin avec une intensité propre parcourue d’énergies originales, qu’inspire le dieu des petites choses et un grand sens de l’état du monde.

L’Amérique retraversée

Un sens politique donc, même s’il ne se traduit jamais en énoncés –sens qui légitime le titre du livre passionnant qu’a consacré Judith Revault d’Allones à la cinéaste, Kelly Reichardt – l’Amérique retraversée (et qui est aussi le titre du programme de la rétrospective du Centre Pompidou). Cet ouvrage, le premier consacré à la réalisatrice, est d’autant plus bienvenu qu’outre les textes précis et sensibles de son autrice, il est composé en grande partie de documents de travail et d’archives de la cinéaste, qui permettent d’entrer dans le détail de ses manières de faire. Il présente en outre plusieurs entretiens importants, notamment ceux de Reichardt avec Todd Haynes et avec un autre de ses alliés, le réalisateur Gus Van Sant.

Retraversée géographiquement par ses films, l’Amérique du Nord l’est surtout historiquement, et comme imaginaire. La cinématographie de Kelly Reichardt, sous ses approches variées, fait bien cet ample travail de réinterroger les images et les histoires que les États-Unis ont fabriquées et continue de fabriquer, pour elle-même et à destination du monde entier.

Michelle Williams dans La Dernière piste.

L’exemple le plus explicite serait La Dernière piste, qui n’est pas un anti-western, comme on en a connus beaucoup, mais une réinvention critique de tous les codes du genre.

De manière caractéristique chez cette cinéaste, il ne s’agit pas d’inverser les signes: il s’agit de les interroger, de les déplacer, de les reconfigurer – parfois imperceptiblement. Cette approche vaut pour toute son œuvre, même quand elle se montre moins explicite.

Au confluent de trois histoires

Cinéaste de première importance dans le paysage contemporain, Kelly Reichardt est aussi, et du même mouvement, une figure décisive dans trois registres différents, ce qui achève de lui conférer une place d’exception. Elle incarne simultanément une riche histoire, une autre beaucoup moins peuplée et un enjeu essentiel –pas seulement pour le cinéma. Enjeu qui pour l’instant se formule surtout au futur. (…)

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«Voyage à Yoshino», le film-forêt de la sorcière du cinéma Naomi Kawase

Ample poème animiste, le nouveau film de la réalisatrice japonaise actuellement célébrée au Centre Pompidou entraîne dans les sous-bois du désir et de la mémoire.

Les arbres sont les héros. Grands, fiers, affrontant les vents puissants, les armes bruyantes et meurtrières des hommes. Un peu comme le grand roman de cette rentrée, L’Arbre monde de Richard Powers, le nouveau film de Naomi Kawase raconte des histoires d’humains, mais en inventant un rapport à l’espace, au temps et à l’imaginaire qui serait inspiré de l’organisation des végétaux.

Le titre français avec son petit air Miyazaki (une référence non seulement très honorable mais tout à fait en phase avec ce film) cache le véritable titre, qui s’inscrit sur l’écran peu après le début de la projection: Vision.

«Vision» est supposé être le nom d’une plante médicinale aux pouvoirs puissants, celle que cherche la voyageuse écrivaine jouée par Juliette Binoche. Cette herbe magique, c’est bien sûr le cinéma lui-même, tel que le pratique la réalisatrice de La Forêt de Mogari et de Still the Water.

La voyageuse française s’appelle Jeanne. Dans la grande zone de montagnes boisées qui entoure l’antique cité de Nara, elle rencontre un garde forestier, Tomo. Voyage à Yoshino n’est pas leur histoire.

Du moins pas plus que celle du chien blanc qui accompagne Tomo dans ses randonnées. Ou l’histoire de la mort et de la vie de celui-ci et de celui-là. Ou celle de la dame qui connaît les herbes et dit qu’elle a 1.000 ans, d’un jeune homme blessé trouvé dans un fossé. D’un amant passé ou peut-être dans une autre vie, si ce n’est pas la même chose.

Branché sur mille autres

La circulation dans les histoires, les souvenirs, les rêves, les rencontres épouse les formes de ces plantes qui se développent en réseaux, souterrains, sans début ni fin, solidaires et différentes. Et là, on songe à Deleuze et Guattari et à leurs rhizomes devenus un pont-aux-ânes de la philo contemporaine si telle est notre tasse de thé vert, mais surtout au sensuel et joyeux Champignon de la fin du monde, maître ouvrage de l’anthropologue Anna Tsing traduit l’an dernier, et véritable matrice inconsciente du film.

Dessine-moi un rhizome…

Rhizomatique, lui aussi, ce film qui ne cesse d’appeler des échos, des correspondances, avec d’autres images, d’autres récits, d’autres approches. Cinéastes, écrivaines et écrivains, philosophes, anthropologues: chercheurs et artistes inventent en ce moment des formats qui prennent acte d’un autre rapport au monde. Il s’inspirent éventuellement d’héritages traditionnels non-occidentaux (c’est le cas de Kawase) mais en relation avec les enjeux politiques –donc environnementaux– les plus contemporains.

Sorcière du cinéma, habitée de forces sensorielles dont il n’importe pas de savoir dans quelle mesure elle les maîtrise, Naomi Kawase inverse grâce à l’art qu’elle pratique les puissances du temps et de l’espace à l’œuvre dans la nature. (…)

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Un automne avec Chris Marker

Chris Marker tourne « Olympia 52 »

Le 16 octobre ouvre au Centre Pompidou un considérable ensemble de manifestations autour de Chris Marker. Sous l’intitulé «Planète Marker», clin d’œil au nom de la collection «Petite Planète» qu’il avait créé au Seuil au début des années 1950, projections, exposition, éditions, conférences et débats proposeront un aperçu de cet univers en expansion que n’aura cessé d’être l’œuvre de l’écrivain, combattant, voyageur, cinéaste, photographe, activiste, geek artiste, compositeur, vidéaste, mort le jour de ses 91 ans –le 29 juillet 2012.

Le Centre Pompidou, qui eut un long compagnonnage loin d’être toujours serein avec Marker depuis son installation Zapping Zone dans le cadre de l’exposition «Passage de l’image» en 1990 et la production du CD-Rom interactif Immemory, avait refusé à Marker de son vivant ce qu’il lui offre aujourd’hui.

Cette proposition a le mérite de tenter de prendre en compte une double approche. Il s’agit d’aborder l’ampleur et la complexité de ce qu’a accompli celui que Raymond Bellour appelle «un homme-siècle», celui que son complice Alain Resnais comparait à Leonard de Vinci. Le Centre Pompidou donnera donc accès à la plus grande collection de «productions markeriennes» jamais réunies, productions d’une extrême hétérogénéité et d’une extraordinaire cohérence.

Mais il s’agit aussi d’évaluer comment et combien le travail de Chris Marker aura influencé d’autre artistes, d’autres penseurs, d’autres citoyens. Tâche infinie et nécessaire, pour donner à percevoir combien auront aussi été efficaces les inventions formelles de La Jetée, les constructions politiques des Groupes Medvedkine, la lucidité bouleversante du Fond de l’air est rouge, la vision prémonitoire de Sans soleil, l’exigence éthique et l’intelligence historique du 20 heures dans les camps, la quête poétique et aventureuse des Hollow Men ou de l’Ouvroir sur Second Life, jalons d’une recherche sans trêve ni faiblesse.

La conception de «Planète Marker» présente ainsi pas moins de 12 axes de traversée différents, qui multiplient les échos et les suggestions.

En outre, le 23 octobre verra la sortie en salles d’un ensemble très important (…)

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Blanche et noire, la pure beauté de «The Connection»

De la pure! Un voyage sans ceinture de sécurité ni GPS, un flash au long cours d’une foudroyante beauté. Ça s’appelle The Connection et c’est réalisé par Shirley Clark.

Vous ne connaissez pas Shirley Clarke? C’est triste, mais c’est normal, son nom est aussi peu connu que ses films. Elle et eux incarnent pourtant un des épisodes les plus vivants, et les plus féconds de l’histoire américaine.

Après avoir été danseuse, elle se passionne pour le cinéma à partir de la fin des années 1940 dans le sillage de l’autre grande artiste du cinéma indépendant américain, la pionnière Maya Deren. Elle s’impose dans un milieu massivement masculin, femme blanche qui s’en alla filmer les noirs, fille de riches qui élut domicile parmi les parias du rêve américain. Elle a joué un rôle décisif dans l’émergence de ce qu’on a appelé le «Nouveau cinéma américain», pendant new-yorkais de la Nouvelle Vague française, dont John Cassavetes devait devenir la figure la plus reconnue.

Shirley Clarke est au cœur des mouvements créatifs d’alors, de l’explosion du be-bop en route vers le free, de la Beat Generation et de la montée en puissance du Pop Art. Elle sera cosignataire du manifeste Statement for a New American Cinema en 1961 et cofondatrice de la Filmmakers Cooperative avec notamment Jonas Mekas et Stan Brakhage. Robert Frank, Salvador Dali, Andy Warhol, Agnès Varda, Allen Ginsberg croisent dans les parages.

Vous connaissez Shirley Clarke, le nom et les informations la concernant, jusqu’à ses documentaires consacrés à Ornette Coleman et au poète Robert Frost? C’est égal.

L’expérience qu’est la rencontre avec ce film incroyable qu’est The Connection, premier long métrage de la réalisatrice en 1961, est tout aussi stupéfiante, à tous les sens du mot.

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Mekas-Guerin/Correspondances de cinéastes/Mekas

Au Centre Pompidou jusqu’au 7 janvier

Plus qu’une semaine pour découvrir au Centre Pompidou les films de Jonas Mekas et de José Luis Guerin, ainsi que la correspondance vidéo qu’ils ont échangé. Chacun des deux est une figure majeure de l’activité du cinéma aujourd’hui, ce qui les distingue est aussi significatif que ce qui les rapproche.

Jonas Mekas, qui vient de fêter ses 90 ans, est l’inventeur du « ciné-journal », inlassablement depuis qu’il a commencé d’enregistrer son quotidien et ses rencontres avec une caméra Bolex au début des années 50. Il a non seulement documenté la vie de l’underground américain depuis plus d’un demi-siècle tout en mettant au point des formes plastiques et narratives anticipant parfois avec 30 ou 40 d’avance ce que le numérique rendrait habituel. Avec un humour, une gentillesse et une générosité exceptionnelles, il s’est battu aussi comme un superninja pour faire vivre toute une nébuleuse de création, dite expérimentale qui, aux Etats-Unis, sans lui et quelques autres, aurait simplement crevé la gueule ouverte. Récemment, le film Free Radicals de Pip Chodorov rappelait le rôle décisif joué par ses article dans Film Culture et les deux organismes qu’il a créés, The Filmmaker’s Cooperative et l’Anthology Film Archives. Artiste et activiste toujours, il vient de terminer Outtakes from the Life of a Happy Man (« Reliquats de la vie d’un homme heureux »), composé de séquences jamais montées de tous ses tournages, et qui sera présenté à Beaubourg le 7 janvier à 20h.

Le Catalan José Luis Gerin, qui a débuté au milieu des années 80, fait des films qui ne ressemblent pas à ceux de Mekas. Et qui pourtant, à leur manière, inventent eux aussi une relation entre documentaire, imaginaire, intimité et recherche. Il est devenu la figure de proue d’un très dynamique mouvement appelé un peu sommairement « documentaire espagnol », avec Barcelone comme épicentre.  Son plus récent long métrage distribué, le magnifique Dans la ville de Sylvia, avait également donné lieu à un vaste travail photographique, pictural et éditorial, autre façon de déployer un rapport au monde profondément cinématographique. Au Centre Pompidou, outre ses films, Guerin présente une installation vidéo, La Dame de Corinthe, rêve éclaté autour de la naissance mythique de l’image. Dans Guest, inédit également montré à Pompidou, il met à profit les invitations dans des festivals du monde entier pour enregistrer un sentiment du monde inquiet, affectueux et travaillé d’innombrables questions.

Dans la salle où se succèdent les vidéos qui composent leur correspondance, Mekas et Gerin parlent à tour de rôle, en voix off. Des camps nazis à l’émotion d’une rencontre au coin d’une rue, des voyages aux amis, aux arbres et aux chats, bien des échos circulent d’un film à l’autre. Parfois surgit un moment qui s’impose pour lui-même, comme cette rencontre avec une jeune femme illuminée de joie de vivre et d’amour pour le cinéma, et qui mourrait peu après avoir été filmée… Les très belles images en noir et blanc de Guerin, sa manière de faire jouer ensemble un grand savoir et un grand amour du cinéma, produit un contrepoint aux images brutes et à la légèreté de Mekas. Ils miment un peu le coup de la correspondance, avec énormément d’affection et de respect l’un pour l’autre. On ne retrouve pas la linéarité des échanges qui présidait à la première en place de cet exercice complexe, quand Abbas Kiarostami et Victor Erice se répondaient par images interposées – ce qu’en France on put découvrir au Centre Pompidou lors de l’exposition « Correspondances » en septembre 2007. Moins serré, le dialogue des deux réalisateurs multiplie les directions comme deux arbres d’essence différente, arbres aux nombreuses ramifications qui auraient poussé côte à côte. Le Centre Pompidou annonce d’autres échanges vidéo entre des couples de cinéastes, il est à prévoir que loin de devenir une forme établie, un tel dispositif permette au contraire d’inventer à chaque fois son propre régime d’échos et de sens, ce qui est évidemment beaucoup plus intéressant.

Il importe que tous ceux qui le peuvent profitent des derniers jours pour entrer dans cet échange subtil et fécond (sans se laisser intimider par la file d’attente énorme pour l’expo Dali, quelle idée !: il y a une autre entrée sur le côté). Pour tous les autres, la bonne nouvelle est la parution du coffret DVD « Jonas Mekas » chez Potemkine. Six disques, 15 films de toutes durées, pour une fois la formule publicitaire qui les accompagne a raison : « Des hymnes au bonheur, des odes à la vie et à la liberté ».

On espère l’édition française de l’intégrale Guerin (qui existe en Espagne, chez Versus). En attendant, on peut se plonger avec profit dans le numéro 73/74 (juin 2012) de la toujours excellente Revue documentaire, qui lui est entièrement consacré.

L’espace utopique d’Anri Sala

 

C’est à droite en entrant dans le Centre Pompidou. Les habitués du lieu connaissent bien la Galerie Sud, qui a accueilli de nombreuses et mémorables expositions. Mais pas plus que les autres ils ne connaissent l’espace dans lequel convie Anri Sala. Un univers régi par des règles inconnues, un plurivers plutôt, tant l’organisation singulière de l’espace et du temps y résulte de l’agencement de « manières d’être » différentes, et d’ordinaire disjointes sinon inconciliables. Rien de très spectaculaire pourtant, même s’il y a quelque chose de monumental dans les 5 très grands écrans disposés dans la salle selon des angles originaux, dont on perçoit très vite qu’ils n’ont rien d’aléatoires. A cette diffraction concertée des images répond l’unité d’un univers sonore homogène, dont les principales dominantes sont un mouvement de la Symphonie pathétique de Tchaïkovski et la mélodie de Should I Stay or Should I Go des Clash. Mais il y a aussi…

Mais il y a aussi une multitude d’autres éléments moins immédiatement perceptibles – mains atrophiées sculptées (Title Suspended), batterie de caisses claires qui se mettent à jouer toutes seules, boîte à musique, photos aux motifs abstraits. Mais il y a aussi cette grande vitre donnant sur la rue, procédé fréquemment employé par des expositions dans la Galerie Sud, mais qui engendre ici des effets singuliers, en terme de lumière (surtout quand il fait beau) comme de jeu dedans/dehors.

Mais il y a aussi les…, le…, enfin les gens qui sont là. Qu’on hésite à nommer spectateurs, ou visiteurs, ou public. Ils regardent, ils écoutent. Mais aussi ils se déplacent selon un ordonnancement programmé par Anri Sala, sans avoir rien de contraignant. Une sorte de proposition de chorégraphie de groupe, aussi peu insistante que possible, où un monsieur âgé, une maman avec son bébé dans une poussette trouvent leur place, et s’en éloignent à leur gré. C’est qu’il s’agit de suivre ce qui apparaît sur les écrans, le plus souvent – pas toujours ! – un écran à la fois, au gré de projections qui s’enchainent.

Ces images proviennent de quatre œuvres audiovisuelles d’Anri Sala. L’une d’elle est le bouleversant 1395 Days without Red, film tourné à Sarajevo en 2011 et évoquant la terreur du siège et la résistance de la population, en particulier en ayant continué leurs pratiques artistiques malgré les balles serbes. Ses séquences alternent avec des plans issus d’autres réalisations de Sala (Answer Me, Le Clash, Tlatelolco Clash), qui relèvent davantage de l’installation vidéo. L’artiste d’origine albanaise excelle dans plusieurs registres, depuis que son travail a commencé d’être montré régulièrement un peu partout dans le monde à partir de 2000, on a pu mesurer les beautés de ses créations plastiques, vidéo, sonores, parmi lesquelles quelques œuvres relevant explicitement du cinéma, comme Dammi colore ou l’inoubliable âne perdu de Time after Time. Même fractionné entre plusieurs parties et plusieurs écrans, 1395 Days without Red bouleverse par le rapport à la durée, à la présence physique des visages et des corps, par l’expressivité du cadre, des vibrations de la lumière, par la puissance du hors champ, des hors champs.

Les expositions de Sala ont toujours associé différents registres, avec l’expo sans nom de Beaubourg, il invente cette fois un espace commun qui, avec le renfort des rayons extérieurs et grâce aux effets organisés mais impossibles à contrôler du déplacement des visiteurs, dépasse les puissances de chacun de ces registres artistiques. Et voilà que le lieu vibre aussi de réminiscences d’autres expositions qui s’y tirent, notamment celle de Jean-Luc Godard (à qui paraît empruntée aussi telle qualité de gris bleu, telle manière de filmer, image et son, un orchestre qui répète), et celle de Philippe Parreno (qui signe en outre un très beau texte dans le catalogue Anri Sala), expositions qui, par des chemins très différents, exploraient eux aussi ce dépassement des ressources associées à tel et tel moyen d’expression.

L’installation proposée par Sala engendre, on l’a dit, une chorégraphie collective – collective puisqu’on danse avec les œuvres tout autant qu’on « danse », sans y prendre garde, avec les autres personnes présentes. Cette chorégraphie est ouverte, au sens où elle admet la distraction des soudains roulements des « tambours sans maître » installés selon un ordre secret, l’appel décalé vers les quelques œuvres plastiques accrochées aux cimaises, le désordre d’une échappée vers l’extérieur ou de l’intrusion de la lumière du jour, le suspens du regard de spectateur devant des écrans devenus subitement et hypnotiquement monochromes. Tout ce jeu avec l’espace, l’attention, les arrêts et les postures adoptées, les déplacements mentaux aussi (voyage Sarajevo-Bordeaux-Mexico-Berlin, changements de saisons, d’univers musicaux, de luminosités, de rythmes, de rapport au réel…) construit en douceur un ailleurs à la fois cohérent et aventureux.

Un hasard (mais il n’y a pas de hasard) veut que l’exposition d’Anri Sala accomplisse réellement ce qu’une autre exposition, située juste à côté, se contente de décrire en alignant des objets, des machines et des graphiques informatiques. « Multiversités créatives » (Espace 315) entend donner à comprendre comment les nouvelles technologies génèrent des formes – éventuellement esthétiques. Vaste programme, fort intéressant, que les pièces exposées illustrent avec plus ou moins de bonheur. L’exposition d’Anri Sala, elle, n’illustre rien. Avec les nouvelles ou de très anciennes technologies, elle est la mise en forme aux ramifications sans fin d’une programmation à la rigoureuse et en constante mutation, programmation dont la liberté et le sens de la beauté seraient les algorithmes.

 

Informations exposition Anri Sala au Centre Pompidou.

 

Statut de Bela T

Le Cheval de Turin (en salles) et intégrale « Bela Tarr, l’alchimiste » au Centre Pompidou jusqu’au 2 janvier.

Les Harmonies Werckmeister (2000)

Cela a commencé par une danse. La danse des planètes. Des planètes humaines, piliers d’un bistrot de la plaine hongroise transformés en astres burlesques et gracieux. Il y avait de la rudesse, et d’emblée, et à jamais, une sorte de tendresse définitive pour le genre humain, sans aveuglement aucun sur ses laideurs et ses horreurs. C’était le premier plan d’une œuvre immense, étrange, où chaque nouvelle séquence était comme d’entrer dans un autre monde aux lois improbables, et qui pourtant, toujours, était notre monde. Cela s’appelle poésie. C’était en 2000, quelques centaines de spectateurs à Cannes, quelques milliers peu après, lors de la sortie des Harmonies Werckmeister, vivaient un de ces événements dont on sait qu’il y aura désormais un avant et un après : la découverte d’un grand artiste, moderne et archaïque.

Avant, très peu de gens, en tout cas hors de son pays, connaissaient les films de Bela Tarr. Ils ont été ensuite des milliers à découvrir son œuvre. Samedi 3 décembre, des centaines de spectateurs se pressaient dans le sous-sol de Beaubourg pour écouter sa leçon de cinéma, obligeant le Centre à ouvrir une deuxième salle reliée par visioconférence, laissant malgré tout une petite foule de déçus sur le carreau, après une succession de projections à guichet fermés des films du cinéaste hongrois et un début remarquable et remarqué de son nouveau film en salles, Le Cheval de Turin. Cet accueil passionné marquait un nouveau changement de régime du statut de Bela Tarr, un saut aussi ample que celui accompli 11 ans plus tôt.

A l’époque, on découvrait un cinéaste dont la plus grande partie de l’œuvre était déjà derrière lui. Des dix longs métrages qui composent son travail de réalisateur, auquel il a désormais mis un terme, Les Harmonies est le huitième. Depuis, on avait pu reconstituer au hasard d’hommages ou de festivals une partie de son parcours depuis Le Nid familial (1977), même si l’intégrale ne devient disponible que grâce au Centre Pompidou, dont il faut dire le rôle majeur pour la reconnaissance de grands cinéastes depuis plus de dix ans – Schroeter, Yoshida, Perlov, Herzog, Moullet et bien d’autres ont eux aussi changé de place dans l’histoire du cinéma et dans la perception des cinéphiles après l’adoubement de Beaubourg.

L’intégrale proposée jusqu’au 2 janvier 2012 révèle que, du jeune homme en colère contre l’étouffante Hongrie socialiste à la méditation pessimiste sur le genre humain, tout ou presque a changé dans le style de Bela Tarr. Mais que son exigence à la fois envers une moins piètre humanité et à l’égard des plus hautes ressources du cinéma est restée intacte, même si les moyens artistiques dont elle use n’ont cessé de se déployer et de s’affirmer. Il y a bien un tournant vers le recours aux plans séquences à partir de Damnation en 1987, radicalisé par la fresque de sept heures et quart qu’est Satantango (1994). L’aventurier intrépide a changé de véhicule, il va plus loin, mais toujours du côté des sommets et des gouffres.

L’expérience hors norme de Satantango cristallise aussi le caractère irréductiblement cinématographique d’une écriture qui répond au texte littéraire du roman homonyme de Laszlo Krasnahorkai. Beaubourg a surnommé Tarr « l’alchimiste », sa caméra-athanor transmute la matière écrite en matière filmique selon des recettes à bases de mouvements lents, de durée vibrante et d’attention infinie aux visages et aux gestes comme aux météores. On en aura un autre exemple fascinant avec la transformation du roman Mélancolie de la résistance (Gallimard) du même Krasnahorkai en Harmonies Werckmeister qui, à son tour, inspirera à l’écrivain Thésée universel (Editions Vagabonde).  Mentionner ces mutations, comme les transformations fondamentales de L’Homme de Londres de Simenon pour obtenir  le film homonyme, n’est pas faire affichage d’érudition. C’est seulement tenter de suivre un des fils guidant à travers l’immense processus de construction sensorielle que sont les films de Bela Tarr.

On a dit que les plans séquences sont la marque de son écriture cinématographique. C’est vrai, au sens où les plans sont très longs (treize suffisent aux 2h25 du Cheval Turin). Mais on n’a rien dit ou presque en disant cela, tant ce qui advient à l’intérieur d’un plan séquence est singulier, inattendu, différent d’un cas à l’autre, riche de variations de cadres, de lumière, d’intensités émotionnelles, ou parfois au contraire se saturant lentement d’un sentiment unique montant vers le paroxysme.

« Les films de Bela Tarr ne parlent pas d’espoir. Ils sont cet espoir » écrit Jacques Rancière dans le remarquable petit livre publié chez Capricci à l’occasion de son intégrale au Centre Pompidou. On ne saurait mieux dire. Expérience radicale, au sens où elle perturbe les habitudes de spectateurs, la vision de ces films demande quelque chose qui est à la fois aisé et rare : accepter d’entrer dans un état inhabituel, se rendre disponible à, disons, « un rapport au monde » engendré par la durée, la profondeur des noirs et la délicatesse des gris, le vent et la pluie, la rude présence des objets et des corps. Lors de sa leçon de cinéma, Bela Tarr racontait que son chef opérateur lui avait fait remarquer que, pendant le tournage, dès qu’il disait « moteur », la respiration de toutes les personnes présentes, acteurs et techniciens, se synchronisait. C’est une entrée en résonnance comparable que demandent ses films de ses spectateurs – comme tout grand film peut-être, mais le souffle des réalisations de Bela Tarr est d’une profondeur singulière.

Le Cheval de Turin (2011)

S’y rendre disponible est la promesse d’émotions exceptionnelle, c’est a nouveau le cas avec Le Cheval de Turin, découverte bouleversante du dernier Festival de Berlin, où le film a reçu l’Ours d’argent. La foule qui se pressait à la première publique du film à Paris, la quasi-émeute déclenchée par la leçon de cinéma au Centre Pompidou, le succès des projections de tous ses films sonnent comme bien mieux qu’une revanche contre l’indigne accueil réservé par les festivaliers cannois à L’Homme de Londres en 2007 : la marque incontestable de la reconnaissance, enfin, de la juste place de Bela Tarr.


 

A Metz, à l’expo, à l’aventure

Image 1C’est très beau. De l’extérieur, élégant, aérien, enlevé ; de l’intérieur, doté d’un accueil effectivement accueillant, et conçu pour pouvoir offrir pour les expositions des espaces très différents, immenses s’il le faut, intime si c’est préférable. Réussite architecturale, le Centre Pompidou Metz a ouvert le 12 mai avec l’exposition « Chefs-d’œuvre ? », attrayante pour le spectateur novice à qui elle propose des centaines d’œuvres essentielles de l’art du 20e siècle, séduisante pour l’habitué des musées et des galeries, auquel elle offre une réflexion in vivo sur les notions de chefs d’œuvre, de choix muséographique, de patrimoine et de scénographie. Bâtiment remarquable, exposition haut de gamme et séduisante, le tout livré en temps et en heure malgré un contexte politique et institutionnel laborieux, cela a été salué dès le premier jour. Cela a même été salué avec une rare unanimité. Mais qu’en est-il fin juin, quelques semaines plus tard, passé l’effet d’annonce et la curiosité médiatique ?

Selon les chiffres donnés par le Centre, le succès public est au rendez-vous. Ce que confirme l’expérience directe. Il y a du monde, et à l’évidence ce « monde » est massivement composé d’habitants de la ville et de la région – avec aussi, bien naturellement, un puissant contingent venu de la voisine Allemagne. Et quelques touristes, étrangers et parisiens. De fait, visiter le Centre Pompidou Metz se révèle une triple expérience réjouissante : pour le bâtiment de Shigeru Ban et Jean de Gastines, on l’a dit, pour l’exposition proposée, on va y revenir, et pour ce qu’on perçoit de l’aventure que représente cette visite pour une majorité des visiteurs, dont il est clair que beaucoup ne mettent pas souvent les pieds dans un musée, surtout d’art moderne.

intérieur

Là se trouve, à mon sens la réussite supplémentaire, la moins prévisible et peut-être la plus importante du CPM. Arpenter les quatre espaces dans lesquels se déploie l’exposition amène à plusieurs constats. D’abord, ça se voit tout de suite : la grande majorité des personnes présentes n’a pas l’habitude des musées, cela saute aux yeux dans leur manière de marcher et de se tenir devant les cimaises, cela s’entend aux commentaires et même aux tonalités des voix, excessivement claironnantes ou au contraire exagérément retenues. Ensuite en déambulant l’oreille aux aguets, on a droit à toutes les blagues prévisibles devant les provocations et paradoxes qui jalonnent l’histoire de l’art du 20e siècle, dont l’inévitable « ma fille de 8 ans fait pareil en mieux… ». Avec en corollaire de nombreux dialogues, selon une dramaturgie qui semble immuable : beaucoup de couples parmi les visiteurs, de tous âges. Et toujours un des deux – le plus souvent le monsieur, ou le jeune homme, mais pas toujours – qui fait l’esprit fort, qui se moque, et l’autre qui réprimande et tente de convaincre, qui réclame une autre attitude, souvent avec des arguments souvent maladroits, de respect devant la vraie culture.

Bien sot serait celui qui se moquerait de ces scènes et de ceux qui en sont les acteurs. Ils sont ceux-là mêmes pour lesquels il est justifié d’engager le travail et les dépenses énormes qui permettent un lieu comme celui-là. Ils ont du mal mais ils sont là. Ils se protègent des étrangetés troublantes des arts avec des blagues à deux balles mais ils regardent. Ils  rapportent l’inconnu au connu, mais qui ne fait pas ça ?

Curieusement, il semble que ce soit les avancées modernes du début du 20e siècle qui restent les plus transgressives, les plus déroutantes. Que de murmures réprobateurs et de commentaires caustiques contre Braque et Derain, Man Ray ou Delaunay. J’avoue m’être réjoui que, contrairement à ce que beaucoup croient, le potentiel critique de ces œuvres véritablement neuves ne soit en rien épuisé. Il était piquant qu’une toile de facture apparemment académique (La Toussaint d’Emile Friant, d’ailleurs à certains égards fort intéressante) recueille non seulement les suffrages du public, mais une sorte de soulagement : ça au moins c’est bien peint, c’est du bon travail, au moins c’est ressemblant. Tout, absolument tout ce au nom de quoi Apollinaire, les Fauves et les cubistes se sont battus, sans même parler de Dada ou des surréalistes. Par comparaison, Ben ou Martial Raysse sembleront moins dérangeants, ou désormais dans un espace bizarre, un ailleurs complet vis-à-vis de l’idée de l’art que se font spontanément les visiteurs, univers qu’ils acceptent parfois joyeusement, ou auquel ils tournent le dos sans en être autrement troublés.

Toussaint

Les visiteurs devant La Toussaint

Mais sans doute les aléas de ces parcours personnels dans les étages habités chacun d’un esprit particulier, d’un rapport spécifique à la notion même d’œuvre, fait-il partie de l’intelligence de la conception d’ensemble, due à Laurent Lebon, également directeur de l’institution messine. Intitulés « Chefs-d’œuvre dans l’histoire », « Histoires de chef-d’œuvre », « Rêves de chefs-d’œuvre » et « Chefs-d’œuvre à l’infini », ces agencements sont, à l’instar du titre général de l’exposition, autant des questions posées au visiteur, chaque fois selon une approche particulière.  Rançon (inévitable ?) de cette construction savamment interrogative, souvent ludique tout en tirant partie des ressources spectaculaire du bâtiment, les œuvres prises individuellement ont parfois du mal à exister dans toute leur puissance individuelle, trop vigoureusement inscrites qu’elles se trouvent dans un parcours et une construction mentale.

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Apartés et correspondances: un tableau du Louvre présenté par Sacha Guitry

Mieux que dans les galeries du Musée d’art moderne du Centre Pompidou à Paris, dont sont issues la grande majorité des œuvres présentées (700 sur un total de 800), la scénographie du CPM réussit la circulation, et l’organisation d’échos entre domaines artistiques différents. C’est évident avec la très belle section consacrée à l’architecture, et qui dessine une passionnante généalogie des musées d’art moderne en France, c’est efficace avec l’insertion aérienne du design, c’est réjouissant avec les places ménagées au cinéma, avec mention spéciale à un génial extrait de Guitry à tirer dans les coin (Donne-moi tes yeux) et au tromblon Luc Moullet (qui a réalisé une commande spécialement pour l’expo) – tandis qu’à nouveau, les réactions horrifiées devant L’Age d’or de Buñuel attestent que cette virulence-là ne s’est en rien émoussée. Heureuse nouvelle.