«Chambre 999», «The Old Oak», «(A)nnées en parenthèses 2020-2022», les accordéons du temps

Le lyrisme, l’histoire et les signes.Bien lire ce qui figure sur la bannière des mineurs.

L’avenir du cinéma, la situation sociale en Angleterre, le Covid, la liberté… Sur des thèmes ô combien différents, Lubna Playoust, Ken Loach et Hejer Charf empruntent des chemins singuliers qui font résonner le passé et le présent.

Que le cinéma soit un véhicule permettant de voyager dans le temps, on le sait depuis longtemps. Cela ne change rien à l’émerveillement suscité par l’infinie diversité des moyens employés par ces expéditions en images et sons, qui organisent des virées dans le passé pour un peu éclairer le présent, ébaucher un fragment d’avenir.Fiction associant mémoire de luttes ouvrières et situation de migrants actuels, dispositif questionnant, sous un éclairage venu de quarante ans plus tôt, l’état actuel et à venir du cinéma, montage poétique d’éclats issus de la période des confinements sont cette semaine trois procédés parfaitement différents qui, chacun, recèlent des puissances d’émotion, d’imagination et de compréhension.

«Chambre 999», de Lubna Playoust

Il faut, d’abord, en rire. Durant le Festival de Cannes 1982, Wim Wenders installait successivement, devant la même caméra, seize des réalisateurs présents sur la Croisette, et leur demandait de répondre à la question «Le cinéma est-il un langage en train de se perdre, un art qui va mourir?». Cette question était d’emblée placée sous un signe funeste, énoncé en préambule par l’auteur des Ailes du désir, avec la symbolique d’un vieil arbre qui, disait-il, était né avant le cinéma et serait encore là quand celui-ci serait mort. L’arbre est aujourd’hui coupé, mais le cinéma…

Ce n’est pas que le cinéma n’est pas mort, c’est qu’il va très bien. Qu’on fait plus de films que jamais. Et que ces films sont vus par plus de gens que jamais. Et même que, dans le monde, on ouvre plus de salles de cinéma qu’on n’en ferme, même si les films sont aujourd’hui davantage vus ailleurs que dans des salles. Bref, que cette sempiternelle affaire de la mort du cinéma est, prise au pied de la lettre, une vaste blague. Quand bien même elle aura servi à poser d’utiles questions et à manifester une attention inquiète à un être aimé.

Reprenant le dispositif de Wim Wenders quarante ans après –quarante ans! On voit combien le septième art était moribond en 1982–, la jeune réalisatrice Lubna Playoust installe à son tour une caméra dans une chambre d’un palace cannois, pendant l’édition 2022 du festival. Elle y convie deux fois plus de cinéastes invités sur la Croisette pour répondre à la même question.

Le contexte du moment (montée en puissance des plateformes de streaming et pandémie de Covid) s’y prêtait, avec les discours catastrophistes dont se repaissent les chroniqueurs ignorants qui adorent les mauvaises nouvelles. Fort heureusement, ce que font de la question les trente intervenants du film de Luna Playoust est autrement riche et réjouissant qu’une battle entre pessimistes nostalgiques et optimistes volontaristes. Et c’est ce qui permet la réussite de ce qui s’avère non l’enregistrement d’une enquête d’opinion, mais un véritable film. Soit un espace-temps où les corps et les visages, les voix et les silences, la durée et le hors champ comptent autant que ce qui s’énonce.

Le plus important de ce qui éclot dans la chambre 999, ce ne sont pas les avis et les pronostics sur le présent et l’avenir du cinéma. Outre le côté réjouissant de s’inquiéter autant pour ce qui se porte si bien –ce qui ne signifie pas du tout qu’il faudrait cesser d’en prendre soin, au contraire!–, le meilleur de ce que disent David Cronenberg et Claire Denis, Cristian Mungiu et Olivier Assayas, Alice Rohrwacher et Baz Luhrmann, Arnaud Desplechin, Kirill Serebrennikov, Clément Cogitore, Ayo Akingbade et les autres, tient à l’assemblage de leurs interventions.

Il s’y éprouve la puissance d’un dispositif rhétorique pour faire réfléchir chaque spectatrice et spectateur. Ce dispositif désintègre le risque de se trouver soumis à un surplomb d’expert, grâce à l’artifice assumé de la situation et à la saine fragilité de celles et ceux qui s’y sont prêtés.

C’est un remarquable exercice de démocratie efficace, pas entre les membres de la communauté qui s’exprime, mais à l’attention de celle devant l’écran.

Ce que déroule Chambre 999, c’est la richesse d’un miroitement de points de vue tenus, à égalité, par des grandes figures et des jeunes arrivants, avec l’énergie singulière de chacune et chacun. Il y a mieux. Un tel procédé pouvait être une accumulation étouffante sur un sujet finalement pas majeur. C’est au contraire un remarquable exercice de démocratie efficace, pas entre les membres de la communauté qui s’exprime à l’écran, mais à l’attention de celle, autrement plus vaste et plus importante, susceptible de se trouver devant cet écran.

Bien sûr que le film est consacré à l’état du cinéma, et bien sûr que le thème compte beaucoup pour celles et ceux qui parlent (et pour celui qui écrit ces lignes). Mais la véritable expérience singulière, efficace, agissante, ludique et stimulante, c’est celle de l’organisation d’une multiplicité de points de vue où se mêlent explicitement affects, opinions, engagements, savoirs. Et cela est bien précieux, bien au-delà du cas du cinéma, aujourd’hui plus que jamais peut-être.

Chambre 999 de Lubna Playoust. Durée: 1h25.  Sortie le 25 octobre 2023

Séances

«The Old Oak», de Ken Loach

Là aussi il y a un vieil arbre, le chêne qui donne son nom au pub qui sera au centre de l’histoire. Mais celui-là n’a non seulement pas été coupé mais, aussi abîmé soit-il, il trouvera moyen de repousser, grâce à une greffe singulière.

Présenté à la fin du dernier Festival de Cannes, un peu à la sauvette –ce qui est très injuste–, The Old Oak s’inscrit dans le droit fil des deux précédents films de Ken Loach, tournés dans la même région du nord-est de l’Angleterre, jadis terre de mineurs et de solidarité ouvrière.

Situé en 2016, au plus fort de l’arrivée de réfugiés syriens fuyant la terreur infligée à son peuple par le régime de Bachar el-Assad, le film se déroule dans une ancienne ville minière du comté de Durham, riche d’un puissant héritage syndical mais tombé dans la détresse, le désespoir et les tentations de la version locale du racisme et du fascisme dont on connait ailleurs de multiples autres traductions.

Là débarquent au début du film quelques familles de réfugiés, attisant les colères, les rejets, mais aussi les mouvement d’entraide. Aux côtés du tenancier du pub qui donne donc son nom au film et d’une jeune photographe syrienne, The Old Oak suit les méandres et les possibilités que se rencontrent, ou pas, la mémoire écrasée par l’époque Thatcher et ses suites, et les possibilités d’intégration de migrants dans une société déjà en grande détresse.

Grâce aussi aux archives de la vie ouvrière, que le cinéaste avait déjà mis en valeur par le passé avec des documentaires (Les Dockers de Liverpool, L’Esprit de 45) et à la présence physique de ces hommes et femmes des quartiers pauvres d’une Angleterre à l’abandon, The Old Oak réussit à rendre très charnel, très vécu, ce récit au service d’engagements nécessaires.

À l’enseigne du vieux chêne se rejoignent des personnes aux histoires différentes. | Le Pacte

Ainsi, autour des pintes locales et des plats venus de l’autre côté de la Méditerranée, selon des cheminements où des grands sujets savent trouver des traductions concrètes et quotidiennes, la question du maintien de l’espoir face aux catastrophes actuelles et à venir est ouvertement posée.

The Old Oak de Ken Loach avec Dave Turner, Ebla Mari, Claire Rodgerson, Trevor Fox

Durée: 1h53. Sortie le 25 octobre 2023

Séances

«(A)nnées en parenthèses 2020-2022», de Hejer Charf

C’était… c’était un poème filmé, étonnamment vivant quand la mort le traverse et le scande.

Au début des deux ans de réclusion plus ou moins permanente par fait de pandémie, Hejer Charf, cinéaste d’origine tunisienne installée à Montréal, demandait à des amis de lui envoyer des images, des sons, des mots. À ces envois, elle entretisse des souvenirs, des extraits de l’actualité vue à la télévision, des fragments de rencontres. (…)

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«Le jour où les projecteurs s’arrêteront», scénario catastrophe en cours d’écriture

La question de la sortie de crise pour le cinéma n’est pas qu’un problème de professionnels du secteur et de cinéphiles, elle concerne les possibilités d’invention d’un «après» dans tous les domaines.

Vue l’avalanche de grands mots depuis trois semaines, on hésite à employer des formules grandiloquentes. Mais en toute objectivité, il se joue en ce moment un phénomène historique pour le cinéma.

Si celui-ci est véritablement né le 28 décembre 1895 avec la première projection publique des frères Lumière, c’est parce que depuis ce moment-là, il n’y avait plus eu un seul jour sans qu’aient lieu des séances de cinéma. Actuellement, malgré le confinement, il y a encore dans quelques parties du monde des cinémas qui fonctionnent. Mais partout les projecteurs continuent de s’éteindre, pour des durées indéterminées.

La Chine, deuxième plus grand pays de cinéma au monde, a tenté dès l’amélioration de la situation sur son territoire de rouvrir les salles, avant de les fermer précipitamment à nouveau, en attendant une stabilisation plus complète de l’état sanitaire.

De par le monde, un grand nombre de salles ne rouvriront jamais, elles auront fait faillite, les autres –grands circuits et indépendants– vont connaître des situations financières difficiles. Comme bien d’autres secteurs d’activité, dira-t-on à juste titre.

Mais, pour le cinéma bien plus que pour l’industrie et le commerce de la chaussure, de la voiture ou du jeu vidéo, se posera la question du désir. Même si un récent sondage semble, en France, laisser espérer que celui-ci traverse l’époque du confinement, il y a lieu de s’inquiéter, et de préciser le sens de cette inquiétude.

Le jugement du virus

Contrairement à ce que répètent comme des perroquets des publicistes et des pseudo-journalistes, le cinéma en salle se portait très bien, en France, en Europe et dans le monde jusqu’au déclenchement de la crise. Ayant subi cette stase mondiale, dont on ignore encore la durée, qu’en sera-t-il de ce désir très particulier de sortir de chez soi pour aller collectivement s’asseoir dans le noir regarder un film après avoir payé sa place?

Tous les historiens ont noté combien a été rapide, à la fin du XIXe siècle, le succès international de l’invention des frères Lumière: une véritable traînée de poudre. Le grand critique et théoricien André Bazin a formulé et expliqué comment le cinéma avait répondu à ce qu’il appelle «un besoin anthropologique», à un désir partagé par les êtres humains, au-delà de leurs immenses différences. En est-il toujours de même aujourd’hui? On n’en sait rien.

Il ne s’agit pas de se demander si nous avons envie d’histoires, et en particulier d’histoires racontées avec des images et des sons: sur ce point, il n’y a pas de doute. Il s’agit de se demander si ce qui s’est cristallisé dans une forme particulière, largement définie par le grand écran, la salle obscure et la vision collective, est encore massivement désiré. Ce dispositif est celui pour lequel sont faits les films, quel que soit le support sur lequel on les regarde.

La VOD est un moyen de transport (très utile pour les films, entre autres); elle n’est pas un dispositif de création, ce qu’a été et reste la salle de cinéma. «Dispositif de création» signifie l’ensemble des éléments qui configurent certains produits audiovisuels comme films, parce que la salle de cinéma est leur destination première.

Scorsese peut peut-être continuer à faire des images comme pour le cinéma en travaillant pour Netflix (encore que ça se discute au vu de The Irishman), mais c’est parce qu’il est tombé dans la marmite cinématographique quand il était petit. On peut se demander si ce sera encore le cas des générations à venir, hormis quelques initié·es, si les projecteurs s’arrêtent.

Il est en effet possible que le cinéma vienne non à disparaître, mais à se raréfier au rang de curiosité réservée à des poignées de passionné·es se nourrissant essentiellement de grandes œuvres du passé. Il occuperait alors dans la vie commune un statut comparable à celui que détient par exemple aujourd’hui l’opéra. S’il n’y a plus l’horizon de la salle, il y aura encore beaucoup de productions audiovisuelles, mais à terme il n’y aura plus de nouveaux films, y compris à regarder en VOD.

Le Covid-19 joue à cet égard le rôle d’un juge objectif et impitoyable, sans opinion sur le sujet et pourtant capable de trancher d’un coup des millions de liens tissés depuis 125 ans.

Des formes nouvelles

Le moins qu’on puisse dire est que cette menace n’est guère prise au sérieux par les personnes qui devraient être les premières à en avoir soin, les praticiens du cinéma et les autorités en charge du secteur. Oh elles s’inquiètent beaucoup, assurément! Et à juste titre.

Elles s’inquiètent d’elles-mêmes, de leur avenir d’artistes, de techniciens, d’entrepreneurs ou d’entrepreneuses. Inquiétudes légitimes, et qui justifient de jouer des coudes pour prendre place dans la longue file de celles et ceux qui attendent des pouvoirs publics des soutiens, financiers assurément, réglementaires et législatifs sans doute.

Mais dans les déclarations, revendications et démarches, on chercherait en vain les traces de ce fait tout simple: le cinéma n’est pas fait que pour les personnes qui le font. Sa raison d’être, c’est les autres. C’est ce qu’il fait, ou peut faire, aux autres. (…)

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