Festival de Cannes, au milieu du cinéma

Ce mardi s’ouvre la 75e édition du Festival de Cannes. L’occasion d’un bilan en forme d’exploration de ce biotope unique du cinéma mondial. Car ce que fait Cannes, ce qui s’y fait, participe de l’essor ou de la stabilisation de processus – qui concernent le cinéma, la culture, la société – à des échelles bien plus générales. Il y a là de l’exagération, de l’injustice, des malentendus ? Assurément, mais cela aussi participe de cet effet démultiplicateur, in fine bénéfique à l’écosystème du cinéma mondial dans ses innombrables dimensions.

e qui arrivera… arrivera. Plaçons-nous d’emblée sous le chantant patronage de Doris Day, et de son Que sera, sera, sans se prendre pour l’homme qui en savait trop, et donc avouons sans ambages ne pas prévoir ce qu’il adviendra de la galaxie, de la planète, du cinéma et du Festival de Cannes dans les années qui viennent. Mais en espérant pouvoir du moins dire un peu ce qu’il en est advenu, et ce qu’il en est.

Le nombre officiel est 75. Ce Festival de Cannes qui a lieu du 17 au 28 mai 2022, dans l’euphorie de renouer avec sa longue histoire par-delà les perturbations liées à la pandémie de coronavirus, est bien le soixante-quinzième du nom. Il se trouve que, pour moi qui écris ces lignes, c’est le quarantième – j’y vins pour la première fois en 1982, comme photographe pour le quotidien professionnel Le Film français, ce qui n’était pas la moins mauvaise manière d’en découvrir les usages et les coulisses. J’y suis revenu chaque année, comme critique et journaliste – une fois comme juré. Anecdotique ? Assurément, mais il me semble que, tout égocentrisme mis à part, cette période-là, du début des années 1980 à aujourd’hui, est d’une richesse plus significative que le déroulé de la totalité de l’histoire du Festival, depuis la naissance de la manifestation en 1946.

Les précédents épisodes – l’après-Deuxième Guerre mondiale, les Trente Glorieuses et la guerre froide, Mai 68 et ses suites – concernent d’autres états du cinéma, d’autres états du monde, et donc aussi d’autres états du rendez-vous annuel entre Carlton et Vieux Port. Et si la césure proposée profite d’un minime événement biographique, il y a bien un tournant qui s’amorce au début des années 1980, et qui va définir les évolutions majeures de la manifestation durant les décennies suivantes, évolutions qui à la fois impactent et reflètent celles du cinéma dans son ensemble, jusqu’à aujourd’hui.

Outre mes historiques débuts sur la Croisette, 1982, ce fut l’année du premier Festival d’un nouveau ministre de la Culture nommé Jack Lang, qui allait jouer un rôle majeur non seulement dans les modes d’accompagnement du cinéma par la puissance publique mais dans la place de la culture dans l’ensemble de la société, en France surtout mais pas uniquement. 1982, ce fut aussi la dernière année où la compétition officielle eut lieu dans l’ancien Palais des festivals, temple vaguement néo-classique à l’architecture boursouflée intuitivement associée aux fastes de la Troisième République. En lieu et place, on pouvait déjà observer, et donc critiquer vertement, le futur bâtiment illico rebaptisé « Bunker », qui n’a cessé depuis de démontrer combien il n’est ni chaleureux ni pratique. Mais on s’y est fait.

En 1982 toujours, pour la clôture de la 35e édition, il fut également possible à beaucoup d’admirer les semelles des baskets d’un encore jeune homme de 35 ans, baskets nonchalamment posées sur le balcon de velours rouge de la grande salle dudit ancien palais, tandis que leur propriétaire s’apprêtait à assister à la projection de son nouveau film. La formidable ovation qui salua à l’issue de la séance la découverte d’E.T. s’adressait à Steven Spielberg et à son film, mais marquait aussi la consécration d’un nouvel âge de l’entertainment, qui avait, et aurait encore longtemps besoin aussi de l’onction d’une grande manifestation culturelle au prestige international.

Et justement, c’est le moment où Cannes commence d’affirmer sa prééminence sur ses rivaux historiques, Berlin et Venise, prééminence qui n’a cessé de se confirmer depuis, quelle que soit la vitalité, un temps chancelante et désormais retrouvée, de ces deux autres grands rendez-vous, prééminence que ne remettront jamais en cause les succès pourtant éclatants des festivals de Busan pour l’Asie et de Toronto pour l’Amérique du Nord à partir des années 1990. En ce qui concerne les festivals de cinéma, Cannes n’est pas primus inter pares, il est juste primus. Cela l’honore, mais cela l’oblige.

Cannes, Venise, Berlin, Toronto, Busan, et aussi Locarno, Saint-Sébastien, Buenos Aires, Ouagadougou… Ces noms de ville désignent des rendez-vous majeurs pour quiconque s’intéresse, à un titre ou à un autre, au cinéma. Ce sont les plus célèbres sur une carte extraordinairement fournie, et qui a connu à partir des années 80 une mutation considérable. Il s’organise des programmations d’un ensemble de films montrés sur un laps de temps limité et récurrent, et donc susceptibles d’être rétrospectivement désignées comme festival, depuis les années 1920. Il existe un incontestable geste fondateur avec la création de la Mostra de Venise en 1932. Il a existé à partir de 1945 un nombre croissant de festivals un peu partout dans le monde, avec des ambitions, des motivations et des organisations variées. Mais rien de comparable avec ce qui va se déployer au tournant des XXe et XXIe siècles, avec une explosion du nombre de manifestations relevant de ce modèle.

Cette prolifération finira même par donner naissance à une discipline académique, les film festival studies, discipline aujourd’hui présente dans de nombreuses universités, anglophones surtout. En 2009, l’universitaire Dina Iordanova pourra initier une collection d’ouvrages qui compte neuf volumes consacrés à différents aspects de la pratique festivalière[1]. Le site du Film Festival Research animé par les professeures Skadi Loist et Marijke de Valck recueille les données et travaux de centaines de chercheurs dans le monde entier, organise ou donne visibilité à un nombre sans cesse croissant de colloques et de publications sur ces sujets.

Plusieurs sites internet sont désormais dédiés à l’assistance aux réalisateurs et aux producteurs pour soumettre des films dans des conditions correctes aux innombrables manifestations, d’autres, à commencer par la plateforme pionnière FestivalScope, permettent à des professionnels de suivre tout ou partie du programme de nombreux festivals sans s’y trouver physiquement. La liste, jamais complètement à jour, que tient le site filmfestivals.com accompagne les créations et les évolutions de plus de mille manifestations. Celles-ci traduisent aussi la mutation du dispositif lui-même, où le mot « festival » est dans bien des cas plus important que le mot « film » ou « cinéma ».

Le développement de la cinéphilie dans l’après-Deuxième Guerre mondiale avait donné naissance à de nombreuses manifestations conçues selon un idéal comparable de découverte et de mise en partage d’œuvres significatives pour l’art du cinéma. Ces motivations n’ont pas disparu, elles président toujours à la création de festivals dans le monde, mais s’y ajoutent, et souvent de manière dominante, des enjeux de politique locale, de diplomatie culturelle, de défense de projets idéologiques ou culturels, d’affirmation de communautés, de promotion du tourisme, de stratégies de communication.

Aucune de ces dimensions ne fut totalement absente des festivals d’autrefois – on sait par exemple que Cannes fut inventé en 1939 comme vitrine des démocraties en réponse à la Mostra sous obédience fasciste, ou combien la naissance de la Berlinale (1951) était liée aux enjeux de la guerre froide. Mais les motivations non cinématographiques ont acquis une influence incomparablement plus puissante et répandue. D’une manière générale, ce phénomène participe de la montée en puissance de ce qu’on appelle « l’événementiel », tout ce qui environne le simple fait de rendre accessible une œuvre, en l’occurrence un ou des films, à des spectateurs. Les salles de cinéma, désormais, savent bien combien le fait d’accompagner la projection d’un film d’un « événement », quel qu’il soit, contribue à rendre plus attractif l’idée même d’aller au cinéma.

Éloge du biotope

Ces milliers de manifestations participent de la vitalité du cinéma y compris dans les petites villes et les villages, dans le monde entier. Hormis le fait de montrer des films, elles n’ont pour la plupart pas grand-chose de commun avec Cannes, qui est, de manière beaucoup plus significative que tout autre grand festival, d’abord destiné aux professionnels – du cinéma et des médias. Ce sont ces professionnels qui auront ensuite la charge, grâce à ce qui s’élabore dans l’alambic cannois, de rendre ces films désirables pour l’ensemble des spectateurs, grâce à tous les moyens de diffusion possibles, dont les autres festivals.

Pourtant, la Croisette demeure pour tous une référence, que ce soit pour s’en inspirer ou prétendre le faire, ou, moins souvent, s’en différencier. Pour le meilleur souvent, mais pas toujours. Ce que fait le Festival de Cannes, ce qui s’y fait, participe de l’essor ou de la stabilisation de processus (qui concernent le cinéma, la culture, la société) à des échelles bien plus générales, du fait de sa renommée. Il y a là de l’exagération, de l’injustice, des malentendus ? Assurément, mais cela aussi participe de cet effet démultiplicateur, in fine bénéfique à l’écosystème du cinéma mondial dans ses innombrables dimensions, y compris des dimensions supposément contradictoires entre elles, ou préférant s’ignorer ou se détester.

C’est même le signe distinctif de la réussite au long cours de cette manifestation, davantage qu’aucune autre : le métabolisme qui fait circuler les énergies entre vision artistique, bizness, glamour, signaux politiques, compétition, technologie, polémiques et scandales, rapports à l’enseignement et à la recherche… Les flashes le long du tapis rouge n’étaient pas là pour eux mais Tsai Ming-liang ou Bertrand Bonello ont bénéficié de ce qu’ils existent, les hommes d’affaires qui négocient dans les suites du Martinez ou à bord des yachts de luxe ne voient pas la plupart des films, et n’aiment pas forcément ça, mais les audaces de Lars von Trier, de Wong Kar-wai ou des Dardenne modifient le matériau avec lequel ils font des affaires, les effets de ce que les analystes du secteur culturel appellent « l’économie du prestige[2] » et qui se traduit aussi en résultats sonnants et trébuchants.

Et que Wong Kar-wai, Lars von Trier ou les Dardenne en bénéficient contribue in fine à la capacité de continuer à travailler de Jean-Marie Straub, de Pedro Costa ou de Wang Bing, même s’ils ne sont pas souvent invités à Cannes (ils l’ont été) : le festival star est un maillon essentiel d’une chaîne aux multiples ramifications. Le long de celles-ci circulent des énergies, des désirs, des rapports de force où se combinent prestige, argent et réglementation, pour des résultats infiniment plus complexes que ce qu’impliquent les jugements à l’emporte-pièce qu’inspire Cannes trop souvent.

Dans Les Ministères de l’art, beau film réalisé à propos des cinéastes de sa génération en 1989, Philippe Garrel s’enthousiasmait de ce qu’« un de nous » (il s’agissait de Jacques Doillon) ait été sélectionné à Cannes. Garrel avait raison, pas seulement sur le plan amical : les idées ambitieuses de cinéma qu’incarnait ce « nous » (où figuraient aussi Chantal Akerman, André Téchiné, Benoît Jacquot, Jean Eustache, Juliet Berto, Werner Schroeter, le tout jeune Leos Carax…) marquaient des points grâce à la sélection d’un film qui fut pourtant (ô combien stupidement) conspué lors de sa projection officielle – il s’agissait du magnifique La Pirate. Mais Doillon ne s’est jamais fait faute depuis de dire combien, bronca pénible ou pas, le passage par Cannes lui avait été utile.

Ce jeu complexe d’interactions est la définition même d’un biotope, et un biotope n’a rien de sympa, n’a rien de cool. On dévore et on y est dévoré, on y meurt pour que d’autres vivent, la justice ou l’équité sont loin d’y avoir toujours leur place. Cannes est un univers ultra-hiérarchisé, une forme extrême de la société de cour chère à Norbert Elias, qu’il s’agisse des festivaliers, dans et hors du Palais, ou des films. Mais ce système permet que perdure une multiplicité d’êtres qui ne s’aiment pas forcément, qui appartiennent à des espèces différentes, et qui ont besoin les uns des autres de manière plus ou moins amicale. L’essentiel est que l’équilibre général et ses effets sur les « individus », c’est-à-dire sur les films, sur ceux qui les font, ceux qui les montrent, ceux qui en parlent, ceux qui iront les voir, continuent de bénéficier globalement de tout ce circuit, ou même comme on dit parfois de tout ce cirque. Et c’est effectivement le cas, jusqu’à aujourd’hui et il faut le souhaiter pour longtemps encore, du Festival de Cannes.

Cela est encore plus vrai si on donne à l’expression « Festival de Cannes » son véritable sens ici, qui ne se limite pas à l’ensemble des sélections officielles : la compétition, les films hors compétition, les séances spéciales, et l’importante section Un certain regard créée par Gilles Jacob peu après son arrivée à la fin des années 70. Cette section complétait une offre déjà enrichie par la Semaine de la critique depuis 1962 et la Quinzaine des réalisateurs depuis 1969, qui jouent chacune leur partition, en contrepoint ou en concurrence avec les sections officielles. En 2021, Thierry Frémaux a en outre créé la section Cannes Première, qu’il souhaite pérenniser. Entre-temps s’était encore ajoutée une autre importante programmation « parallèle », celle de l’ACID (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion), née il y a juste 30 ans, et qui est exemplaire de pratiques de terrain prises en charge par des cinéastes eux-mêmes pour soutenir la circulation d’autres films que les leurs. L’ACID travaille toute l’année à la mise en œuvre de ces chaînes de solidarité et de rencontres, mais ce qui se passe à Cannes est un point d’appui important pour ce fonctionnement, comme Cannes est un relai très utile à l’ARP (Société civile des auteurs réalisateurs producteurs) ou à l’AFCAE (Association française des cinémas d’art et essai).

Au total, ce ne sont pas une grosse vingtaine de longs métrages (et un peu plus de courts) qui sont « sélectionnés à Cannes » chaque année, mais sept ou huit fois plus, même s’ils ne sont pas à égalité de visibilité – mais certaines œuvres tirent un bénéfice considérable de leur présence à Un certain regard ou à la Quinzaine, quand personne ne se souvient d’autres, qui furent en compétition.

Dans un autre registre, Cannes aura aussi accompagné une autre tendance majeure des dernières décennies, la revalorisation du patrimoine : les multiples canaux des chaînes câblées et des modes de diffusion en ligne ont fait exploser la demande de programmes, parmi lesquels les films du passé, susceptibles de séduire au moins des publics de niche, spectateurs qui, même en nombre limité mais fidélisés et identifiés, sont une aubaine pour les publicitaires. D’où les considérables programmes de restauration, et désormais de numérisation. Ils offrent une nouvelle jeunesse à des merveilles devenues plus ou moins difficiles d’accès dans de bonnes conditions, permettent des véritables révélations, mettent aussi en partage des doudous nostalgiques parfois abusivement élevés au rang de chefs-d’œuvre, voire des nanars désormais portés aux nues pour leur nullité même. Une partie, plutôt la meilleure, de cette immense revoyure trouve sa place sur la Croisette, grâce à la sélection Cannes Classics créée en 2004, qui accueille aussi des documentaires consacrés à des réalisateurs ou à des moments de l’histoire du cinéma.

Sous le vocable « Cannes », il faudrait encore entendre le Marché du Film (le plus important du monde en volumes de transactions), le village international où la plupart des pays du monde, et de grands organismes supranationaux, donnent accès à leurs réalisations et à leurs projets, les dispositifs d’accompagnement des jeunes réalisateurs (l’Atelier, la Cinéfondation, les activités de l’Institut français), ceux à vocation pédagogique, et les innombrables forums de discussions, sous l’égide du CNC, d’organisations professionnelles, de pavillons nationaux, de magazines spécialisés… Tel qu’il s’est pour l’essentiel développé depuis 40 ans – pratiquement rien de cela n’existait en 1982 – le biotope cannois, c’est ça. Et les fêtes ? Oui oui, aussi les fêtes. Ce biotope est d’une ampleur et d’une diversité sans équivalent au monde – et de très loin. Il est, en tant que tel, une ressource vitale pour cet autre biotope à bien des égards comparable, mais à une tout autre échelle, qu’est le cinéma mondial, plus exactement le cinéma dans le monde, comme composant actif du monde.

La carte du monde a changé

Vu de Cannes, ce monde, à la fois au sens du monde du cinéma et du monde que les films montrent et donnent à partager aux publics, a considérablement évolué depuis 40 ans. Il s’est immensément agrandi, même s’il n’est pas encore aux dimensions de la planète : il existe des « régions » qui ont encore du mal à exister sur cette carte de la réalité et des imaginaires que compose chaque année le rendez-vous cannois. Ces « régions » peuvent être loin des grands centres, par exemple ce qu’on appelle les peuples autochtones, mais aussi certains quartiers des plus grandes villes, certaines catégories de population. Le statut même de Cannes, espace de visibilité maximale, en fait un enjeu stratégique pour tous les combats de « désinvisibilisation » initiés ou intensifiés depuis une quinzaine d’années. Légitimes et nécessaires, ces combats entretiennent inévitablement un paradoxe dont il est essentiel de considérer les deux pôles, et qui alimente une tension dont chaque édition doit de son mieux faire une énergie bénéfique, jamais sans risque.

En effet, la sélection cannoise n’est pas là, ne doit pas être là (au risque de disparaître) pour montrer des films en raison de leur origine ou de leur sujet, mais en raison de leur qualité dans le registre qui est le sien, celui des œuvres de cinéma. Les activistes qui combattent toutes les formes d’inégalité, qui sont toujours aussi des inégalités en termes de représentation, ont bien raison de demander à Cannes de faire plus d’efforts pour mettre en lumière ceux et celles que de multiples formes d’oppression maintiennent dans l’ombre. Et le Festival a tout aussi raison de répondre que, en principe, son critère de choix relève du cinéma, et pas de quotas en faveur de telle ou telle catégorie. En principe… En réalité, les choix concrets se jouent au croisement de ces attentes de natures différentes, selon des équilibres délicats, forcément imparfaits, nécessairement mobiles, et qui doivent le demeurer.

Cela posé, il faut constater l’évolution considérable notamment en termes d’origine géographique des films invités à Cannes et promus sur le devant de la scène internationale. (…)

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Face au Covid qui menace tous les festivals, les réponses de la Berlinale

L’affiche de la 71e édition du Festival de Berlin.

Du 1er au 6 mars puis du 9 au 20 juin se tiendra la singulière édition 2021 d’un des plus grands festivals du monde, réponse ciselée face aux circonstances et pari sur l’avenir.

Lundi 1er mars 2021 s’ouvre la 71e édition du Festival de Berlin. Enfin, s’ouvre, façon de dire puisqu’aucune porte ne sera déverrouillée, et que le Palast de Postdammer Platz restera désert. Le terme «édition» peut aussi être interrogé, alors que ne se déroulera, en ligne, qu’une partie de la manifestation. Dès lors, la date du 1er mars est également fragile, une autre date d’ouverture en 2021 ayant été d’ores et déjà annoncée, le 9 juin.

Depuis un an, des plus grands aux innombrables petits, voire minuscules mais eux aussi importants pour la vivacité du biotope cinématographique, les festivals inventent des réponses multiples à la pandémie.

En 2020, Cannes, après avoir tenté aussi longtemps que possible de se maintenir, a fait le choix d’une annulation, se refusant à une manifestation atrophiée. Mais le plus grand festival du monde a décerné un «label 2020» à une cinquantaine de films qui, selon Thierry Fremaux, auraient été à Cannes si l’édition avait eu lieu. Il a envoyé à l’automne un signal de continuité depuis la Croisette, avec une compétition de courts-métrages.

Venise, mais aussi Angoulême et San Sebastian, au prix de mesures sanitaires draconiennes, sont passés entre les gouttes et ont réussi à se tenir presque normalement en août et septembre.

L’ouverture du festival de New York dans un drive-in de Brooklyn. | via New York Film Festival

La plupart des autres, y compris les principaux –Toronto, New York (avec un drive-in), Vienne, Sao Paulo, Thessalonique, Busan en Corée, Morelia au Mexique, le Festival du Kerala en Inde, etc.– ou, en France, La Rochelle, les Trois Continents à Nantes, Entrevues à Belfort, Premiers Plans à Angers, bientôt Le Cinéma du Réel à Paris, et tant d’autres, ont élaboré comme ils ont pu des éditions dites hybrides.

L’hybridation porte en l’occurrence sur les quelques événements en présentiel maintenus vaille que vaille, mais de fait l’essentiel se sera fait en ligne, avec des outils variés.

Les films sont dans ce cas montrés grâce à tout un assortiment d’outils de diffusion sur internet, du plus ouvert, comme YouTube, au plus sécurisé, comme la plateforme professionnelle FestivalScope. Entre les deux, on trouve de multiples dispositifs, souvent avec des limitations d’accès par géoblocage ou limitation du nombre de spectateurs et des durées de disponibilité, reproduisant plus ou moins la projection dans des salles à heure fixe et avec une jauge définie.

Il s’agit à la fois de mimer la réalité du fonctionnement d’un festival, et de tenir compte de situations juridiques parfois complexes en matière d’accès aux films, sujet sur lesquels les grands studios sont particulièrement vigilants.

Il s’agit aussi de recréer de la rareté, et de garder le souvenir de ce que «programmation» veut dire, au moment où les plateformes de diffusion massive et leurs algorithmes attaquent frontalement l’immense apport des différentes formes de curation. Martin Scorsese a récemment dénoncé dans une retentissante prise de parole ce processus destructeur d’une intelligence de composition qui joue un rôle central dans ce que permet la forme festivalière.

Ce qui peut changer, ce qui doit rester

Une des raisons d’être majeures des festivals, la construction de publics mobilisés, souvent passionnés, et qui goûtent la rencontre avec des œuvres qu’ils ne fréquentent pas d’ordinaire, est profondément fragilisée par la situation.

C’est aussi bien sûr le cas pour les rencontres en chair et en os avec ceux qui font les films. Les forums et les chats en ligne à l’issue des «séances virtuelles» offrent là aussi des palliatifs, mais dont tous ceux qui les ont pratiqués connaissent bien les limites.

Le palais du Festival de Berlin, du temps où il avait lieu dans la vraie vie. | Jean-Michel Frodon

Les singularités bénéfiques des festivals comme formes d’offre culturelle et de pratiques sociales sont à l’évidence fragilisées, mais pour l’instant elles ne sont pas détruites. La fréquentation en ligne des festivals a dans la plupart des cas été considérable, attestant de l’importance de la demande, de la force des désirs auxquels ces manifestations répondent. (…)

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«Le jour où les projecteurs s’arrêteront», scénario catastrophe en cours d’écriture

La question de la sortie de crise pour le cinéma n’est pas qu’un problème de professionnels du secteur et de cinéphiles, elle concerne les possibilités d’invention d’un «après» dans tous les domaines.

Vue l’avalanche de grands mots depuis trois semaines, on hésite à employer des formules grandiloquentes. Mais en toute objectivité, il se joue en ce moment un phénomène historique pour le cinéma.

Si celui-ci est véritablement né le 28 décembre 1895 avec la première projection publique des frères Lumière, c’est parce que depuis ce moment-là, il n’y avait plus eu un seul jour sans qu’aient lieu des séances de cinéma. Actuellement, malgré le confinement, il y a encore dans quelques parties du monde des cinémas qui fonctionnent. Mais partout les projecteurs continuent de s’éteindre, pour des durées indéterminées.

La Chine, deuxième plus grand pays de cinéma au monde, a tenté dès l’amélioration de la situation sur son territoire de rouvrir les salles, avant de les fermer précipitamment à nouveau, en attendant une stabilisation plus complète de l’état sanitaire.

De par le monde, un grand nombre de salles ne rouvriront jamais, elles auront fait faillite, les autres –grands circuits et indépendants– vont connaître des situations financières difficiles. Comme bien d’autres secteurs d’activité, dira-t-on à juste titre.

Mais, pour le cinéma bien plus que pour l’industrie et le commerce de la chaussure, de la voiture ou du jeu vidéo, se posera la question du désir. Même si un récent sondage semble, en France, laisser espérer que celui-ci traverse l’époque du confinement, il y a lieu de s’inquiéter, et de préciser le sens de cette inquiétude.

Le jugement du virus

Contrairement à ce que répètent comme des perroquets des publicistes et des pseudo-journalistes, le cinéma en salle se portait très bien, en France, en Europe et dans le monde jusqu’au déclenchement de la crise. Ayant subi cette stase mondiale, dont on ignore encore la durée, qu’en sera-t-il de ce désir très particulier de sortir de chez soi pour aller collectivement s’asseoir dans le noir regarder un film après avoir payé sa place?

Tous les historiens ont noté combien a été rapide, à la fin du XIXe siècle, le succès international de l’invention des frères Lumière: une véritable traînée de poudre. Le grand critique et théoricien André Bazin a formulé et expliqué comment le cinéma avait répondu à ce qu’il appelle «un besoin anthropologique», à un désir partagé par les êtres humains, au-delà de leurs immenses différences. En est-il toujours de même aujourd’hui? On n’en sait rien.

Il ne s’agit pas de se demander si nous avons envie d’histoires, et en particulier d’histoires racontées avec des images et des sons: sur ce point, il n’y a pas de doute. Il s’agit de se demander si ce qui s’est cristallisé dans une forme particulière, largement définie par le grand écran, la salle obscure et la vision collective, est encore massivement désiré. Ce dispositif est celui pour lequel sont faits les films, quel que soit le support sur lequel on les regarde.

La VOD est un moyen de transport (très utile pour les films, entre autres); elle n’est pas un dispositif de création, ce qu’a été et reste la salle de cinéma. «Dispositif de création» signifie l’ensemble des éléments qui configurent certains produits audiovisuels comme films, parce que la salle de cinéma est leur destination première.

Scorsese peut peut-être continuer à faire des images comme pour le cinéma en travaillant pour Netflix (encore que ça se discute au vu de The Irishman), mais c’est parce qu’il est tombé dans la marmite cinématographique quand il était petit. On peut se demander si ce sera encore le cas des générations à venir, hormis quelques initié·es, si les projecteurs s’arrêtent.

Il est en effet possible que le cinéma vienne non à disparaître, mais à se raréfier au rang de curiosité réservée à des poignées de passionné·es se nourrissant essentiellement de grandes œuvres du passé. Il occuperait alors dans la vie commune un statut comparable à celui que détient par exemple aujourd’hui l’opéra. S’il n’y a plus l’horizon de la salle, il y aura encore beaucoup de productions audiovisuelles, mais à terme il n’y aura plus de nouveaux films, y compris à regarder en VOD.

Le Covid-19 joue à cet égard le rôle d’un juge objectif et impitoyable, sans opinion sur le sujet et pourtant capable de trancher d’un coup des millions de liens tissés depuis 125 ans.

Des formes nouvelles

Le moins qu’on puisse dire est que cette menace n’est guère prise au sérieux par les personnes qui devraient être les premières à en avoir soin, les praticiens du cinéma et les autorités en charge du secteur. Oh elles s’inquiètent beaucoup, assurément! Et à juste titre.

Elles s’inquiètent d’elles-mêmes, de leur avenir d’artistes, de techniciens, d’entrepreneurs ou d’entrepreneuses. Inquiétudes légitimes, et qui justifient de jouer des coudes pour prendre place dans la longue file de celles et ceux qui attendent des pouvoirs publics des soutiens, financiers assurément, réglementaires et législatifs sans doute.

Mais dans les déclarations, revendications et démarches, on chercherait en vain les traces de ce fait tout simple: le cinéma n’est pas fait que pour les personnes qui le font. Sa raison d’être, c’est les autres. C’est ce qu’il fait, ou peut faire, aux autres. (…)

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Cinéma: enfin un acte politique!

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Avancée importante au service de la diversité, l’accord sur les engagements de programmation et de diffusion signé à Cannes par l’ensemble des professionnels grâce à l’action des pouvoirs publics renoue avec une politique culturelle active dont on avait perdu le souvenir.

Pas très visible au milieu des fastes du tapis rouge, des débats cinéphiles et aussi de nombreuses autres annonces officielles de moindre portée, un accord important a été signé durant le Festival de Cannes. Il y a eu depuis des années tant de raisons de pointer le manque d’initiative forte des pouvoirs publics au service de l’intérêt commun dans ce secteur pour ne pas saluer l’événement.

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Paraphé  par l’ensemble des organisations de professionnels –réalisateurs, scénaristes[1], représentants des acteurs, producteurs, distributeurs et exploitants, des plus gros aux plus petits–, ce texte représente une avancée significative en matière de diversité de l’offre dans les salles, c’est-à-dire aussi de protection de la diversité des salles elles-mêmes.

Dans un contexte national où la négociation semble impossible, cet aboutissement d’une concertation n’a pas été sans heurts, notamment lors de la tentative de passer par la loi au début de l’année (il semble que l’intervention d’Audrey Azoulay ait alors permis de débloquer la situation), mais est d’autant plus remarquable. (…)

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Cinéma français: le feu au chateau

Ce serait un beau château d’apparence prospère, mais où couve un incendie. En apparence, le cinéma français se porte bien, il vient à nouveau d’annoncer une fréquentation record en ce début d’année, sa production est au plus haut, il gagne des prix dans les festivals, le monde entier lui envie son dynamisme et sa diversité. Et pourtant.

Tout cet agencement complexe et finalement fécond repose sur le pari, vieux comme Malraux, de la singularité du secteur (le cinéma ce n’est pas de la télé, pas du jeu vidéo, pas du multimédia) et son unité (aussi différents soient-ils, les blockbusters et les films d’auteur relèvent du même univers, la prospérité économique des uns et l’inventivité artistique des autres contribuent au bien commun).

Ce sont ces fondations qui sont de plus en plus remises en question. Et la guérilla politico-médiatique qui s’est allumée la semaine dernière en témoigne en même temps qu’elle risque de l’aggraver considérablement. Déjà bien présent, le risque d’une cassure du dispositif d’ensemble est de plus en plus menaçant.

L’affaire semble technique et financière, elle est politique, et artistique. Le projet de Loi relatif à la Liberté de Création, à l’Architecture et au Patrimoine vient de revenir en discussion à la Chambre des députés, porté désormais par Audrey Azoulay. Parmi de très nombreuses autres dispositions, ce projet avait en première lecture fait l’objet d’un amendement du gouvernement autorisant entre autres la mise en place d’une régulation dans l’accès aux films par les salles, et aux salles par les films. Supprimé par les sénateurs, cet amendement a été rétabli par le gouvernement jeudi 17 mars, mais sans la clause concernant cette possibilité de régulation.

Aussitôt, l’ensemble des représentants de la production et de la distribution indépendante s’est insurgé contre cette suppression, dénonçant le recul devant le lobbying des grands circuits.

L’affaire tombait d’autant plus mal que le lundi 21 débutait une vaste négociation entre professionnels sous l’égide des pouvoirs publics, précisément sur le volet distribution-exploitation, suite lointaine mais décisive de la concertation lancée en 2013 après les polémiques déclenchées par une déclaration du producteur Vincent Maraval.

Les protestataires –associations de réalisateurs, de producteurs et de distributeurs indépendants– ont claqué la porte de ces Assises du cinéma dès le début, déclarant n’avoir reçu aucune réponse satisfaisante du cabinet et du CNC. La SRF, syndicat des réalisateurs, a publié un communiqué intitulé «Consternés et en colère», dont le titre résume l’ambiance.

Quel est le débat? En apparence, c’est simple, les gros circuits et les gros distributeurs veulent pouvoir inonder le marché des produits les plus porteurs, tous les autres essaient d’endiguer cette tendance bien réelle, qui a déjà de facto mis en place un cinéma à deux vitesses, même si la régulation fait comme si ce n’était pas le cas, et dans une certaine mesure en compense les pires effets.

Dans un communiqué où elle félicite la ministre d’avoir supprimé le paragraphe concernant le contrôle de la programmation, la FNDF (qui regroupe Gaumont, Pathé, UGC, MK2, les filiales françaises de majors américaines…) insiste sur des effets selon elle dangereux de la version initiale de l’amendement.

Se posant elle aussi en défenseur de la diversité, elle affirme que «de tels engagements de diffusion auraient porté bien entendu en priorité sur les films les plus demandés par les exploitants: films commerciaux et films art et essai dits porteurs, et auraient donc eu pour effet de réduire plus encore l’accès au marché des films de la diversité en augmentant gravement les difficultés de programmation de l’ensemble des TPE de notre secteur.»

Cet argument repose sur la demande massive de films à fort potentiel par de nombreux cinémas, et pas seulement par les grands circuits. De fait, les indépendants ne sont pas tous du même côté: les salles indépendantes sont dans leur grande majorité les premières à se battre pour obtenir lesdits «films porteurs». Comme ce fut le cas lors de la sortie du dernier épisode de Star Wars. Elles contribuent ainsi à la concentration sur quelques titres au détriment de tous les autres, et ce alors qu’elles ont particulièrement vocation (dûment subventionnée) à assurer la diversité des offres. (…)

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Face à l’afflux de nouveaux films, le piège mortel de l’e-cinéma

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Petit à petit, l’e-cinema fait son nid. À mesure que les semaines passent, on voit se multiplier les annonces de films sortant directement sur les plateformes VOD ou S-VOD. L’offensive est menée par les deux grands promoteurs du système en France que sont TF1 Video et Wild Bunch. Et, avec un autre modèle de diffusion, par l’américain Netflix, qui vient d’acheter les droits de distribution d’Aloha de Cameron Crowe après s’être offert la comédie St Vincent ou la trilogie The Disappearance of Eleanor Rigby avec Jessica Chastain.

Wild Bunch avait frappé un grand coup l’an passé avec le très remarqué Bienvenue à New York d’Abel Ferrara, avec Gérard Depardieu en Dominique Strauss-Kahn, film médiocre mais opération promotionnelle réussie à laquelle le Festival de Cannes 2014 avait servi de rampe de lancement.

À la différence de la VOD classique, même s’il utilise les mêmes plateformes de diffusion, le e-cinema désigne des films qui sont distribués directement en ligne, sans être passés par la salle ni par la télévision.

Le grand nettoyage?

Depuis le coup d’éclat du Ferrara, aucun des titres n’a beaucoup attiré l’attention. Il est possible que l’offre de films de genre, dont un slasher signé d’un petit maître de l’horreur, Elie Roth (Green Inferno, annoncé pour le 16 octobre), et une comédie horrifique des Australiens Taika Waititi et Jemaine Clement (Vampires en toute intimité, le 30 octobre), améliorent les scores, malgré un tarif, 6,99€, qui reste peu attractif –sauf si on regarde à plusieurs. Ce qui mène à s’interroger sur les effets du dispositif, s’il trouve à se pérenniser.

À terme, il ne s’agira plus seulement de trouver un débouché à quelques produits atypiques laissés de côté par un marché qui, pour le reste, continuerait de fonctionner de la même manière. Bien au contraire, le risque est considérable que le e-cinéma se transforme en arme fatale d’un grand nettoyage, dont il y a tout lieu de s’inquiéter.

Le lancement de l’e-cinéma en France est présenté par ses promoteurs comme une solution à un problème grave, qui possède la caractéristique d’être nié par l’ensemble de la profession: trop de films sortent sur les écrans français (663 nouveautés en 2014). Cet embouteillage calamiteux est aggravé par l’occupation d’un nombre trop élevés d’écrans pour les films présumés «porteurs», ou dont les distributeurs sont assez puissants pour imposer des vastes combinaisons y compris pour des ratages manifestes.

Le tabou du trop de sorties

Un tel déferlement, avec presque tous les mercredis quinze nouveautés ou plus, éjecte mécaniquement les films de la semaine précédente qui avaient besoin de temps pour s’installer, ou simplement qui ne bénéficiaient pas d’une publicité massive au moment d’atteindre les écrans. Ces nouveautés elles-mêmes, à l’exception de 2 ou 3 titres valorisés par le marketing ou la critique, se font de l’ombre et se détruisent les uns les autres. Ils sortent en salles et puis sortent des salles sans que pratiquement personne s’en soit rendu compte.(…)

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Cannes/7: Puissances de la parole

cannes-valls-pellerin-homeLe premier ministre à Cannes: des paroles qui engagent

Au Festival de Cannes, il y a des films. Beaucoup. Des longs et des courts, en sélection officielle, dans les sections parallèles, au marché du film encore bien davantage. Et puis les films en cours de réalisation, les projets, cette nébuleuse aux contours imprécis du cinéma en constant devenir.

Au Festival de Cannes, il y a des gens, ceux qui réalisent les films, ceux qui les interprètent, ceux qui participent à leur fabrication, ceux qui les financent, ceux qui les vendent, ceux qui les achètent, ceux qui les montrent, ceux qui écrivent ou parlent à leur propos, ceux qui les accompagnent. Ceux qui les aiment, ceux qui s’en servent, ceux qui ont la responsabilité d’organiser tout ça avec des lois et des réglementations.

Et puis, au Festival de Cannes, il y a des mots.

Exemple parmi mille autre, l’auteur de ces lignes a été sollicité depuis le début de cette édition du Festival pour participer à deux prises de paroles fort différentes. Au Pavillon Cinémas du monde de l’Institut français, où dix jeunes réalisateurs et leurs producteurs sont conviés à présenter leur projet (même si, parmi eux, les Palestiniens sont restés bloqués à Gaza par une énième mesure vexatoire et arbitraire israélienne) et viennent rencontrer de possibles partenaires. Chaque année, un(e) cinéaste confirmé(e) parraine cette délégation, et j’ai le plaisir et l’honneur de mener une conversation portant sur son parcours avec ledit parrain.

Après Rithy Panh, Abderrahmane Sissako, Pablo Trapero, Elia Souleiman, Raoul Peck, Walter Salles, soit autant d’expressions singulières, où une trajectoire personnelle devient expérience à partager et à utiliser par d’autres, c’était cette année Claire Denis. En ce monde envahi d’enregistrements sans intérêts, il faut souhaiter que ce qu’a dit Claire Denis, parlant de son chemin de femme et de cinéaste, de ses engagements, de ses rencontres, de ce qu’elle attend du cinéma, sera rendu accessible. Précision des énoncés, émotion et exigence des choix et des pensées: si l’expression même de leçon de cinéma a un sens, il s’est matérialisé ce jour-là.

Il est bien d’autres modalités de paroles efficientes à Cannes, de la conférence de presse à la rumeur, du reportage à la critique. Leur tissage incessant est agissant, parfois décisif, pour un film, l’avenir d’un cinéaste. Mais qu’il s’agisse de «master class», comme on dit, ou de ragots, les effets, s’ils sont incontestables, sont en général difficiles à mesurer. Il en va autrement des paroles politiques, même au sens limité –mais pas du tout médiocre– de politique culturelle.

Ce dimanche 17 mai, la journée aura été consacrée massivement à écouter et un peu à organiser l’énoncé de mots. Mots politiques et souvent politiciens, mots techniques et souvent technocratiques. Parole, parole, bavardages et poudre aux oreilles diront plus d’un, après que la matinée a été consacrée à une succession de prises de paroles autour de Günther Oettinger, commissaire européen chargé de l’économie numérique, et qui pour des raisons typiquement bruxelloises se trouve avoir sous sa responsabilité le cinéma et l’audiovisuel.

Moins folichon que la montée des marches par des vedettes, moins beau et émouvant qu’un film de Desplechin, de Moretti ou de Hou Hsiao-Hsien, assurément. Mais loin d’être sans importance, y compris pour que ces films-là, et beaucoup, beaucoup d’autres, aient une chance de continuer à se faire et à être vus. (…)

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La fréquentation des salles de cinéma est excellente. Mais pour quels films?

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Les responsables de la politique culturelle auraient tort de se satisfaire des seules statistiques, qui ne prennent pas en compte quels films ont été vus, et par qui.

A grand son de trompe est donc proclamé le résultat de la fréquentation des cinémas en France en 2014: 208 millions de spectateurs, soit le 2e meilleur résultat depuis 47 ans (211,5 millions d’entrées en 1967 et 217,2 millions en 2011). Ce score, et une augmentation de 7,7% par rapport à l’an dernier, sont en effet de très bons chiffres. Tout comme mérite d’être souligné le rééquilibrage entre les entrées des films français (44%) et américains (45%), alors qu’en 2013 le ratio était de 33 contre 54%.

Des films français occupent les trois premières places du classement, et 9 des 20 premières places (cf. tableau). Il est légitime de s’en réjouir. Mais cela ne devrait pas empêcher de considérer aussi ce que lesdits chiffres recèlent de plus complexe, et ce qu’ils dissimulent.

Fin du catastrophisme

D’abord les bons résultats de l’année contrastent avec ceux de l’année précédente, anormalement bas. Dans un environnement court-termiste prompt à la surenchère, volontiers relayé et amplifié par les médias, que n’avait-on alors entendu sur la catastrophe imminente, la nécessité de mesures d’urgence, etc.? D’habiles batteurs d’estrade en ont profité pour faire avancer quelques dossiers utiles à leurs intérêts. En fait la tendance moyenne sur la décennie est à une stabilisation à un très bon niveau, autour des 200 millions d’entrées par an, ou un peu moins.

Durant cette période, aucun des chiffres –au-dessus ou au-dessous– ne vient remettre en cause cet état de fait, qu’on peut d’ailleurs à bon droit considérer comme la traduction, dans le domaine particulier du volume de fréquentation en salle (qui n’est pas, loin s’en faut, la totalité de l’économie du cinéma) d’une action concertée efficace des pouvoirs publics et des professionnels.

 Au titre des effets de perspective, on peut ajouter le fait que Le Hobbit n’a pas fini sa carrière, et qu’il pourrait prendre pied sur le podium –à une moindre échelle, il est à prévoir que La Famille Bélier va aussi poursuivre sur sa lancée et monter dans le classement.

Par ailleurs, cette année voit aussi la part du reste du monde se réduire à 11% seulement du total. Pourtant le nombre de films ni français ni américains sortis au cours de l’année passée n’a pas baissé. La France s’honore, à bon droit, d’être le pays du monde qui accueille sur ses écrans la plus grande quantité et la plus grande diversité de films venus de toute la planète. Il est très inquiétant que ces films soient, à peine sortis, éjectés des écrans, souvent après n’avoir eu droit qu’à quelques séances.

L’éternel problème de la concentration

Ce phénomène, qui met en cause la diversité culturelle, concerne aussi les films français (et les «petits films» américains). Elle est la traduction d’un processus bien connu de l’économie de marché, la tendance à la concentration.

Car si 36 films français ont attiré plus d’un million de spectateurs au cours de l’année, la grande majorité des quelque 210 productions végètent très loin, avec un effet de paupérisation de ceux qui ne rentrent pas dans le moule du grand commerce immédiat, effet dénoncé sans relâche par les producteurs indépendants. (…)

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Fleur Pellerin: politique culturelle ou algorithmes de recommandation?

notre-exception-culturelle-est-remise-en-cause-par-la-diversite-des-offres-photo-jeremie-blancfeneDu 16 au 18 octobre ont eu lieu les 24e Rencontres cinématographiques de Dijon, officieux sommet des professionnels français du cinéma organisé chaque année par l’ARP (Société civile Auteurs Réalisateurs Producteurs). Comme il est d’usage, les travaux ont été clos par un discours de la ministre de la culture et de la communication, Fleur Pellerin faisant pour l’occasion sa première grande intervention publique dans ce milieu –même si elle s’était déjà exprimé notamment lors du Congrès des exploitants, le 1er octobre. Au cours de son intervention à Dijon, la ministre a sacrifié aux quelques formules de rhétorique qu’exige sa fonction en pareille circonstance, et proposé quelques commentaires sur les –importants– dossiers techniques actuellement en débat. Mais elle a surtout dévoilé de manière plus explicite son approche de son propre rôle et de celui de son ministère, selon une vision qui est d’ailleurs loin de concerner le seul cinéma.

«L’attention est la ressource rare et pas les contenus»

Préférant systématiquement le mot «contenu» à celui d’«œuvre» ou «film», celle qui a avoué récemment ne plus lire depuis deux ans que des dépêches et articles de lois –pas de romans– a affirmé avec énergie et assurance une conception entièrement fondée sur l’économie et la technologie. Révélant à cette occasion qu’elle travaille depuis plus d’un an avec Jean Tirole, qui venait juste de recevoir le prix Nobel d’économie, elle a insisté sur certaines des caractéristiques essentielles de la circulation des films aujourd’hui. Et, plus généralement, de la relation aux œuvres, enfin aux contenus, dans un contexte de surabondance de l’offre.

S’inscrivant en effet dans le cadre de référence des théories de l’économie de l’attention, celles-là même sur lesquelles Patrick Le Lay et son «temps de cerveau disponible» avait fâcheusement… attiré l’attention, Madame Pellerin a résumé sa perception de la situation par la formule «L’attention est la ressource rare et pas les contenus». La rareté aujourd’hui n’est plus l’offre, mais le temps disponible et la capacité de chacun à s’intéresser, à découvrir, à «aller vers». L’enjeu est à l’évidence réel, et capital, mais il passe entièrement sous silence la singularité des objets englobés par le mot «contenus». La question posée à nouveaux frais est à la fois centrale et, dans le domaine culturel, insuffisante: elle ne devrait jamais être formulée indépendamment de ce qui fait la spécificité de ces fameux contenus.

Il serait absurde de refuser cette approche en bloc. L’ancienne ministre déléguée chargée des PME, de l’Innovation et de l’Économie numérique connaît très bien les nouveaux mécanismes de diffusion et de promotion des produits liés aux technologies numériques et notamment celles du Net. Cette connaissance est stratégique, et peut permettre de reformuler les conditions, notamment par l’action publique, pour faire vivre le rapport dynamique à la création et à l’accès aux œuvres dans le contexte actuels. Mais les réponses esquissées par la ministre sont plus problématiques.

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Education et culture, la double défaite de l’Europe

europe-dechiree-24d2dLa nomination de Tibor Navracsics au poste de Commissaire européen à l’Education et la Culture est une insulte à tout ce que l’Europe est supposée représenter, à tout ce dont elle aurait besoin pour exister. La manière dont cette nomination a été faite, et accueillie, en est une encore plus grave.

C’est une double défaite. La première n’est que trop évidente : le choix pour le portefeuille de commissaire européen (c’est à dire ministre) à l’Education, la Culture, la Jeunesse et la Citoyenneté, du populiste d’extrême droite hongrois Tibor Navracsics est un camouflet aux notions mêmes que portent ces enjeux. Dans ce cas comme dans d’autres (l’Espagnol Miguel Arias Cañete à l’énergie et au climat, le Britannique Jonathan Hill aux Services financiers, la Slovène Alenka Bratusek à l’union énergétique, le Français Pierre Moscovici aux Affaires économiques), cette désignation transforme le fait d’avoir privilégié les assemblages politiciens contre les sujets considérés en véritables provocations vis à vis de tous ceux qui ont à cœur ces différents domaines. Il ne peut qu’alimenter un euroscepticisme déjà dominant, et qui ne fera que s’aggraver.

Mais la cuisine de M. Juncker n’est pas seule en cause. Ce qui vient de se jouer au Parlement européen, supposé garde-fou des excès politiciens de la Commission, est tout aussi grave.  Et en particulier en ce qui concerne les fonction du commissaire Navracsics.

Il n’est pas de moment significatif de la construction européenne où ne soit fortement réaffirmé le caractère décisif de la culture et de l’éducation, décrits à juste titre comme à la fois moteurs et socles d’un possible vivre ensemble à l’échelle d’un continent. On aurait grand tort de prendre cela pour des formules creuses : une entreprise aussi vaste et complexe que l’invention d’une communauté supranationale de cette ampleur, quelle que soit sa forme et ses étapes, dépend dans une large mesure de la production attentive et permanente de discours « proactifs », de paroles performatives, qui dessinent des objectifs, mobilisent des espoirs, énoncent des raisons de fond au nom desquelles doivent être mises en place un très grand nombre de décisions matérielles, administratives, réglementaires, etc.

Le mépris des puissances de la parole, réduites (du fait de trop nombreux exemples malheureux) à de l’idéologie ou de la poudre aux yeux, est en fait un mépris de la politique elle-même entendue comme force grâce à laquelle les hommes ont prises sur leur destin collectif et individuel au lieu de s’en remettre à des lois supérieures, que ce soient celles de la nature, de Dieu ou de l’économie. Malgré tous ses défauts, détours, ratés et retards, la construction européenne était exemplairement ce projet prométhéen, c’est à dire de liberté au sens le plus essentiel.

Elle vient de subir une défaite cinglante du fait de l’étrange tractation qui aboutit à la validation de  M. Navracsics par le Parlement à condition que la Citoyenneté soit retirée de ses attributions. Pour un homme qui a été membre du gouvernement les plus raciste et xénophobe que l’Europe ait connu depuis la fin de la 2e Guerre mondiale, la décision a un évident bon sens. Et dans le langage codé du microcosme bruxello-strasbourgeois, c’est un désaveu du personnage, et une marque d’indépendance et de puissance du Parlement (sic), presqu’à l’égal de la seule vraie remise en cause des choix de Juncker, le rejet de Mme Bratusek, sacrifiée sur l’autel des apparences du pouvoir d’intervention du Parlement sans que cela trouble qui que ce soit – visiblement, c’était prévu pour faire passer le reste.

Le retrait de la « Citoyenneté » à M. Navracsics est prise « en échange » du reste, de ce qui lui est laissé, ce reliquat passé par profits et pertes des tractations de couloir : l’éducation et la culture. Un bradage qui, à en croire les commentaires des médias, n’émeut personne et surtout pas ces mêmes médias. L’Europe aujourd’hui, lorsqu’elle intéresse encore des gens sur un autre mode que celui du repoussoir opaque, c’est des réglementations économiques et des tractations politiciennes, point final. Pas un journaliste accrédité auprès de la Commission ou Parlement pour s’inquiéter de ce qu’il va advenir de l’Education et de la Culture. Calamiteuse approche.

Au fait, ce n’est pas tout : Tibor Navracsics conserve également dans ses attributions une entité encore plus vidée de son sens s’il est possible, « la Jeunesse ». Mais l’Europe est désormais une idée vieille en Europe, ce qui vient de s’y jouer en est une nouvelle et sinistre confirmation.