Ce mardi s’ouvre la 75e édition du Festival de Cannes. L’occasion d’un bilan en forme d’exploration de ce biotope unique du cinéma mondial. Car ce que fait Cannes, ce qui s’y fait, participe de l’essor ou de la stabilisation de processus – qui concernent le cinéma, la culture, la société – à des échelles bien plus générales. Il y a là de l’exagération, de l’injustice, des malentendus ? Assurément, mais cela aussi participe de cet effet démultiplicateur, in fine bénéfique à l’écosystème du cinéma mondial dans ses innombrables dimensions.
e qui arrivera… arrivera. Plaçons-nous d’emblée sous le chantant patronage de Doris Day, et de son Que sera, sera, sans se prendre pour l’homme qui en savait trop, et donc avouons sans ambages ne pas prévoir ce qu’il adviendra de la galaxie, de la planète, du cinéma et du Festival de Cannes dans les années qui viennent. Mais en espérant pouvoir du moins dire un peu ce qu’il en est advenu, et ce qu’il en est.
Le nombre officiel est 75. Ce Festival de Cannes qui a lieu du 17 au 28 mai 2022, dans l’euphorie de renouer avec sa longue histoire par-delà les perturbations liées à la pandémie de coronavirus, est bien le soixante-quinzième du nom. Il se trouve que, pour moi qui écris ces lignes, c’est le quarantième – j’y vins pour la première fois en 1982, comme photographe pour le quotidien professionnel Le Film français, ce qui n’était pas la moins mauvaise manière d’en découvrir les usages et les coulisses. J’y suis revenu chaque année, comme critique et journaliste – une fois comme juré. Anecdotique ? Assurément, mais il me semble que, tout égocentrisme mis à part, cette période-là, du début des années 1980 à aujourd’hui, est d’une richesse plus significative que le déroulé de la totalité de l’histoire du Festival, depuis la naissance de la manifestation en 1946.
Les précédents épisodes – l’après-Deuxième Guerre mondiale, les Trente Glorieuses et la guerre froide, Mai 68 et ses suites – concernent d’autres états du cinéma, d’autres états du monde, et donc aussi d’autres états du rendez-vous annuel entre Carlton et Vieux Port. Et si la césure proposée profite d’un minime événement biographique, il y a bien un tournant qui s’amorce au début des années 1980, et qui va définir les évolutions majeures de la manifestation durant les décennies suivantes, évolutions qui à la fois impactent et reflètent celles du cinéma dans son ensemble, jusqu’à aujourd’hui.
Outre mes historiques débuts sur la Croisette, 1982, ce fut l’année du premier Festival d’un nouveau ministre de la Culture nommé Jack Lang, qui allait jouer un rôle majeur non seulement dans les modes d’accompagnement du cinéma par la puissance publique mais dans la place de la culture dans l’ensemble de la société, en France surtout mais pas uniquement. 1982, ce fut aussi la dernière année où la compétition officielle eut lieu dans l’ancien Palais des festivals, temple vaguement néo-classique à l’architecture boursouflée intuitivement associée aux fastes de la Troisième République. En lieu et place, on pouvait déjà observer, et donc critiquer vertement, le futur bâtiment illico rebaptisé « Bunker », qui n’a cessé depuis de démontrer combien il n’est ni chaleureux ni pratique. Mais on s’y est fait.
En 1982 toujours, pour la clôture de la 35e édition, il fut également possible à beaucoup d’admirer les semelles des baskets d’un encore jeune homme de 35 ans, baskets nonchalamment posées sur le balcon de velours rouge de la grande salle dudit ancien palais, tandis que leur propriétaire s’apprêtait à assister à la projection de son nouveau film. La formidable ovation qui salua à l’issue de la séance la découverte d’E.T. s’adressait à Steven Spielberg et à son film, mais marquait aussi la consécration d’un nouvel âge de l’entertainment, qui avait, et aurait encore longtemps besoin aussi de l’onction d’une grande manifestation culturelle au prestige international.
Et justement, c’est le moment où Cannes commence d’affirmer sa prééminence sur ses rivaux historiques, Berlin et Venise, prééminence qui n’a cessé de se confirmer depuis, quelle que soit la vitalité, un temps chancelante et désormais retrouvée, de ces deux autres grands rendez-vous, prééminence que ne remettront jamais en cause les succès pourtant éclatants des festivals de Busan pour l’Asie et de Toronto pour l’Amérique du Nord à partir des années 1990. En ce qui concerne les festivals de cinéma, Cannes n’est pas primus inter pares, il est juste primus. Cela l’honore, mais cela l’oblige.
Cannes, Venise, Berlin, Toronto, Busan, et aussi Locarno, Saint-Sébastien, Buenos Aires, Ouagadougou… Ces noms de ville désignent des rendez-vous majeurs pour quiconque s’intéresse, à un titre ou à un autre, au cinéma. Ce sont les plus célèbres sur une carte extraordinairement fournie, et qui a connu à partir des années 80 une mutation considérable. Il s’organise des programmations d’un ensemble de films montrés sur un laps de temps limité et récurrent, et donc susceptibles d’être rétrospectivement désignées comme festival, depuis les années 1920. Il existe un incontestable geste fondateur avec la création de la Mostra de Venise en 1932. Il a existé à partir de 1945 un nombre croissant de festivals un peu partout dans le monde, avec des ambitions, des motivations et des organisations variées. Mais rien de comparable avec ce qui va se déployer au tournant des XXe et XXIe siècles, avec une explosion du nombre de manifestations relevant de ce modèle.
Cette prolifération finira même par donner naissance à une discipline académique, les film festival studies, discipline aujourd’hui présente dans de nombreuses universités, anglophones surtout. En 2009, l’universitaire Dina Iordanova pourra initier une collection d’ouvrages qui compte neuf volumes consacrés à différents aspects de la pratique festivalière[1]. Le site du Film Festival Research animé par les professeures Skadi Loist et Marijke de Valck recueille les données et travaux de centaines de chercheurs dans le monde entier, organise ou donne visibilité à un nombre sans cesse croissant de colloques et de publications sur ces sujets.
Plusieurs sites internet sont désormais dédiés à l’assistance aux réalisateurs et aux producteurs pour soumettre des films dans des conditions correctes aux innombrables manifestations, d’autres, à commencer par la plateforme pionnière FestivalScope, permettent à des professionnels de suivre tout ou partie du programme de nombreux festivals sans s’y trouver physiquement. La liste, jamais complètement à jour, que tient le site filmfestivals.com accompagne les créations et les évolutions de plus de mille manifestations. Celles-ci traduisent aussi la mutation du dispositif lui-même, où le mot « festival » est dans bien des cas plus important que le mot « film » ou « cinéma ».
Le développement de la cinéphilie dans l’après-Deuxième Guerre mondiale avait donné naissance à de nombreuses manifestations conçues selon un idéal comparable de découverte et de mise en partage d’œuvres significatives pour l’art du cinéma. Ces motivations n’ont pas disparu, elles président toujours à la création de festivals dans le monde, mais s’y ajoutent, et souvent de manière dominante, des enjeux de politique locale, de diplomatie culturelle, de défense de projets idéologiques ou culturels, d’affirmation de communautés, de promotion du tourisme, de stratégies de communication.
Aucune de ces dimensions ne fut totalement absente des festivals d’autrefois – on sait par exemple que Cannes fut inventé en 1939 comme vitrine des démocraties en réponse à la Mostra sous obédience fasciste, ou combien la naissance de la Berlinale (1951) était liée aux enjeux de la guerre froide. Mais les motivations non cinématographiques ont acquis une influence incomparablement plus puissante et répandue. D’une manière générale, ce phénomène participe de la montée en puissance de ce qu’on appelle « l’événementiel », tout ce qui environne le simple fait de rendre accessible une œuvre, en l’occurrence un ou des films, à des spectateurs. Les salles de cinéma, désormais, savent bien combien le fait d’accompagner la projection d’un film d’un « événement », quel qu’il soit, contribue à rendre plus attractif l’idée même d’aller au cinéma.
Éloge du biotope
Ces milliers de manifestations participent de la vitalité du cinéma y compris dans les petites villes et les villages, dans le monde entier. Hormis le fait de montrer des films, elles n’ont pour la plupart pas grand-chose de commun avec Cannes, qui est, de manière beaucoup plus significative que tout autre grand festival, d’abord destiné aux professionnels – du cinéma et des médias. Ce sont ces professionnels qui auront ensuite la charge, grâce à ce qui s’élabore dans l’alambic cannois, de rendre ces films désirables pour l’ensemble des spectateurs, grâce à tous les moyens de diffusion possibles, dont les autres festivals.
Pourtant, la Croisette demeure pour tous une référence, que ce soit pour s’en inspirer ou prétendre le faire, ou, moins souvent, s’en différencier. Pour le meilleur souvent, mais pas toujours. Ce que fait le Festival de Cannes, ce qui s’y fait, participe de l’essor ou de la stabilisation de processus (qui concernent le cinéma, la culture, la société) à des échelles bien plus générales, du fait de sa renommée. Il y a là de l’exagération, de l’injustice, des malentendus ? Assurément, mais cela aussi participe de cet effet démultiplicateur, in fine bénéfique à l’écosystème du cinéma mondial dans ses innombrables dimensions, y compris des dimensions supposément contradictoires entre elles, ou préférant s’ignorer ou se détester.
C’est même le signe distinctif de la réussite au long cours de cette manifestation, davantage qu’aucune autre : le métabolisme qui fait circuler les énergies entre vision artistique, bizness, glamour, signaux politiques, compétition, technologie, polémiques et scandales, rapports à l’enseignement et à la recherche… Les flashes le long du tapis rouge n’étaient pas là pour eux mais Tsai Ming-liang ou Bertrand Bonello ont bénéficié de ce qu’ils existent, les hommes d’affaires qui négocient dans les suites du Martinez ou à bord des yachts de luxe ne voient pas la plupart des films, et n’aiment pas forcément ça, mais les audaces de Lars von Trier, de Wong Kar-wai ou des Dardenne modifient le matériau avec lequel ils font des affaires, les effets de ce que les analystes du secteur culturel appellent « l’économie du prestige[2] » et qui se traduit aussi en résultats sonnants et trébuchants.
Et que Wong Kar-wai, Lars von Trier ou les Dardenne en bénéficient contribue in fine à la capacité de continuer à travailler de Jean-Marie Straub, de Pedro Costa ou de Wang Bing, même s’ils ne sont pas souvent invités à Cannes (ils l’ont été) : le festival star est un maillon essentiel d’une chaîne aux multiples ramifications. Le long de celles-ci circulent des énergies, des désirs, des rapports de force où se combinent prestige, argent et réglementation, pour des résultats infiniment plus complexes que ce qu’impliquent les jugements à l’emporte-pièce qu’inspire Cannes trop souvent.
Dans Les Ministères de l’art, beau film réalisé à propos des cinéastes de sa génération en 1989, Philippe Garrel s’enthousiasmait de ce qu’« un de nous » (il s’agissait de Jacques Doillon) ait été sélectionné à Cannes. Garrel avait raison, pas seulement sur le plan amical : les idées ambitieuses de cinéma qu’incarnait ce « nous » (où figuraient aussi Chantal Akerman, André Téchiné, Benoît Jacquot, Jean Eustache, Juliet Berto, Werner Schroeter, le tout jeune Leos Carax…) marquaient des points grâce à la sélection d’un film qui fut pourtant (ô combien stupidement) conspué lors de sa projection officielle – il s’agissait du magnifique La Pirate. Mais Doillon ne s’est jamais fait faute depuis de dire combien, bronca pénible ou pas, le passage par Cannes lui avait été utile.
Ce jeu complexe d’interactions est la définition même d’un biotope, et un biotope n’a rien de sympa, n’a rien de cool. On dévore et on y est dévoré, on y meurt pour que d’autres vivent, la justice ou l’équité sont loin d’y avoir toujours leur place. Cannes est un univers ultra-hiérarchisé, une forme extrême de la société de cour chère à Norbert Elias, qu’il s’agisse des festivaliers, dans et hors du Palais, ou des films. Mais ce système permet que perdure une multiplicité d’êtres qui ne s’aiment pas forcément, qui appartiennent à des espèces différentes, et qui ont besoin les uns des autres de manière plus ou moins amicale. L’essentiel est que l’équilibre général et ses effets sur les « individus », c’est-à-dire sur les films, sur ceux qui les font, ceux qui les montrent, ceux qui en parlent, ceux qui iront les voir, continuent de bénéficier globalement de tout ce circuit, ou même comme on dit parfois de tout ce cirque. Et c’est effectivement le cas, jusqu’à aujourd’hui et il faut le souhaiter pour longtemps encore, du Festival de Cannes.
Cela est encore plus vrai si on donne à l’expression « Festival de Cannes » son véritable sens ici, qui ne se limite pas à l’ensemble des sélections officielles : la compétition, les films hors compétition, les séances spéciales, et l’importante section Un certain regard créée par Gilles Jacob peu après son arrivée à la fin des années 70. Cette section complétait une offre déjà enrichie par la Semaine de la critique depuis 1962 et la Quinzaine des réalisateurs depuis 1969, qui jouent chacune leur partition, en contrepoint ou en concurrence avec les sections officielles. En 2021, Thierry Frémaux a en outre créé la section Cannes Première, qu’il souhaite pérenniser. Entre-temps s’était encore ajoutée une autre importante programmation « parallèle », celle de l’ACID (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion), née il y a juste 30 ans, et qui est exemplaire de pratiques de terrain prises en charge par des cinéastes eux-mêmes pour soutenir la circulation d’autres films que les leurs. L’ACID travaille toute l’année à la mise en œuvre de ces chaînes de solidarité et de rencontres, mais ce qui se passe à Cannes est un point d’appui important pour ce fonctionnement, comme Cannes est un relai très utile à l’ARP (Société civile des auteurs réalisateurs producteurs) ou à l’AFCAE (Association française des cinémas d’art et essai).
Au total, ce ne sont pas une grosse vingtaine de longs métrages (et un peu plus de courts) qui sont « sélectionnés à Cannes » chaque année, mais sept ou huit fois plus, même s’ils ne sont pas à égalité de visibilité – mais certaines œuvres tirent un bénéfice considérable de leur présence à Un certain regard ou à la Quinzaine, quand personne ne se souvient d’autres, qui furent en compétition.
Dans un autre registre, Cannes aura aussi accompagné une autre tendance majeure des dernières décennies, la revalorisation du patrimoine : les multiples canaux des chaînes câblées et des modes de diffusion en ligne ont fait exploser la demande de programmes, parmi lesquels les films du passé, susceptibles de séduire au moins des publics de niche, spectateurs qui, même en nombre limité mais fidélisés et identifiés, sont une aubaine pour les publicitaires. D’où les considérables programmes de restauration, et désormais de numérisation. Ils offrent une nouvelle jeunesse à des merveilles devenues plus ou moins difficiles d’accès dans de bonnes conditions, permettent des véritables révélations, mettent aussi en partage des doudous nostalgiques parfois abusivement élevés au rang de chefs-d’œuvre, voire des nanars désormais portés aux nues pour leur nullité même. Une partie, plutôt la meilleure, de cette immense revoyure trouve sa place sur la Croisette, grâce à la sélection Cannes Classics créée en 2004, qui accueille aussi des documentaires consacrés à des réalisateurs ou à des moments de l’histoire du cinéma.
Sous le vocable « Cannes », il faudrait encore entendre le Marché du Film (le plus important du monde en volumes de transactions), le village international où la plupart des pays du monde, et de grands organismes supranationaux, donnent accès à leurs réalisations et à leurs projets, les dispositifs d’accompagnement des jeunes réalisateurs (l’Atelier, la Cinéfondation, les activités de l’Institut français), ceux à vocation pédagogique, et les innombrables forums de discussions, sous l’égide du CNC, d’organisations professionnelles, de pavillons nationaux, de magazines spécialisés… Tel qu’il s’est pour l’essentiel développé depuis 40 ans – pratiquement rien de cela n’existait en 1982 – le biotope cannois, c’est ça. Et les fêtes ? Oui oui, aussi les fêtes. Ce biotope est d’une ampleur et d’une diversité sans équivalent au monde – et de très loin. Il est, en tant que tel, une ressource vitale pour cet autre biotope à bien des égards comparable, mais à une tout autre échelle, qu’est le cinéma mondial, plus exactement le cinéma dans le monde, comme composant actif du monde.
La carte du monde a changé
Vu de Cannes, ce monde, à la fois au sens du monde du cinéma et du monde que les films montrent et donnent à partager aux publics, a considérablement évolué depuis 40 ans. Il s’est immensément agrandi, même s’il n’est pas encore aux dimensions de la planète : il existe des « régions » qui ont encore du mal à exister sur cette carte de la réalité et des imaginaires que compose chaque année le rendez-vous cannois. Ces « régions » peuvent être loin des grands centres, par exemple ce qu’on appelle les peuples autochtones, mais aussi certains quartiers des plus grandes villes, certaines catégories de population. Le statut même de Cannes, espace de visibilité maximale, en fait un enjeu stratégique pour tous les combats de « désinvisibilisation » initiés ou intensifiés depuis une quinzaine d’années. Légitimes et nécessaires, ces combats entretiennent inévitablement un paradoxe dont il est essentiel de considérer les deux pôles, et qui alimente une tension dont chaque édition doit de son mieux faire une énergie bénéfique, jamais sans risque.
En effet, la sélection cannoise n’est pas là, ne doit pas être là (au risque de disparaître) pour montrer des films en raison de leur origine ou de leur sujet, mais en raison de leur qualité dans le registre qui est le sien, celui des œuvres de cinéma. Les activistes qui combattent toutes les formes d’inégalité, qui sont toujours aussi des inégalités en termes de représentation, ont bien raison de demander à Cannes de faire plus d’efforts pour mettre en lumière ceux et celles que de multiples formes d’oppression maintiennent dans l’ombre. Et le Festival a tout aussi raison de répondre que, en principe, son critère de choix relève du cinéma, et pas de quotas en faveur de telle ou telle catégorie. En principe… En réalité, les choix concrets se jouent au croisement de ces attentes de natures différentes, selon des équilibres délicats, forcément imparfaits, nécessairement mobiles, et qui doivent le demeurer.
Cela posé, il faut constater l’évolution considérable notamment en termes d’origine géographique des films invités à Cannes et promus sur le devant de la scène internationale. (…)