«Une bataille après l’autre», et en bon ordre

Willa (Chase Infinity), lycéenne qui découvre un autre monde, celui de ses parents.

L’adaptation par Paul Thomas Anderson du roman de Thomas Pynchon est une virtuose mise aux normes hollywoodiennes, qui obscurcit les réalités qu’elle fait mine d’évoquer.

L’accessoiriste a bien travaillé. L’espèce de robe de chambre informe à carreaux rougeâtres dans laquelle apparaît Leonardo DiCaprio durant l’essentiel de ses aventures mouvementées entrera sans doute au musée des panoplies de héros les plus singulières et les plus mémorables.

Héros? Bob Ferguson, qui fut seize ans plus tôt l’artificier d’un groupuscule terroriste d’extrême gauche et l’amant de sa cheffe charismatique, la volcanique Perfidia Beverly Hills, est désormais apparemment le contraire. Une gentille épave abusant des opiacés et de l’alcool, mais veillant de son mieux sur son ado de fille, Willa.

La jeune métisse a tous les talents et toutes les qualités, dont celles de son âge comme se rebeller par principe contre les consignes de ses parents, y compris les principes d’une clandestinité dont Bob conserve en partie les préceptes et les réflexes, au cas où…

Le cas va se présenter, sous l’apparence hyperstéroïdée et vraiment méchante du colonel de forces spéciales joué par Sean Penn, ce bien nommé Lockjaw qui eut naguère une relation charnelle fulgurante –en tout cas pour lui– avec Perfidia. Aujourd’hui, le colonel mobilise toute la puissance des forces de répression états-uniennes afin de retrouver celle qu’il croit être sa fille, Willa, pour des motifs qui ne font que rendre encore pire ce personnage odieux.

Avec d’autres noms pour les personnages, c’était la trame principale du roman du grand écrivain américain Thomas Pynchon, Vineland, paru en 1990. Le cinéaste Paul Thomas Anderson a lui aussi bien travaillé (comme d’habitude), au sens où il construit sur ce canevas une succession de séquences très spectaculaires, avec des personnages hauts en couleur et des scènes d’action mémorables.

Perfidia (Teyana Taylor), leader révolutionnaire survoltée et mère évanescente. | Warner Bros. France
Perfidia (Teyana Taylor), leader révolutionnaire survoltée et mère évanescente. | Warner Bros. France

On se souviendra en particulier de la présence, même fugace, de Perfidia (la musicienne et performeuse Teyana Taylor), ou de Benicio del Toro en Sensei Sergio, maître d’un dojo, buveur de bières et organisateur d’une filière de protection des sans-papiers.

Et si les deux principales figures masculines sont volontairement caricaturées sous formes de figurines de bande dessinée (Bob l’éponge mollassonne et le dure à cuire colonel Lockjaw), les personnages féminins, tous des femmes noires ou métisses, sont toujours filmés avec attention et finesse, dont la très belle interprétation de la jeune Willa par Chase Infinity.

On se souviendra de la poursuite sur une route rectiligne vallonnée comme une tôle ondulée géante, morceau de bravoure final au terme d’une traque fertile en cabrioles, dialogues incendiaires et explosions de violence de divers calibres. Et on aura apprécié le mélange de burlesque, d’action et dénonciation de diverses figures de l’alt-right made in USA.

Pourquoi le si méchant colonel Lockjaw (Sean Penn) tient-il à tout prix à retrouver celle qui est peut-être sa fille? | Warner Bros. France

Pourquoi le si méchant colonel Lockjaw (Sean Penn) tient-il à tout prix à retrouver celle qui est peut-être sa fille? | Warner Bros. France

L’Amérique sans les Américains

Pourtant, malgré le brio d’exécution, les gags où Leonardo DiCaprio pédale dans la semoule de son passé de clandestin et les paysages impressionnants, Une bataille après l’autre laisse un goût de déception, pour des raisons qui pourraient se formuler à partir du changement de titre, du roman au film.

Pas question d’exiger ici une fidélité de principe au livre, une adaptation est libre d’inventer ce qu’elle veut à partir d’un texte littéraire. Mais dans ce cas particulier, les transformations majeures apportées par le scénariste et réalisateur Paul Thomas Anderson entraînent des effets regrettables.

Chez Thomas Pynchon, dont le roman se passe dans les années 1980 saturées de flash-backs aux années 1960, Vineland était le nom d’un comté (imaginaire) où vivait une collectivité importante d’anciens membres de la génération rebelle des sixties, parmi lesquels le père et la fille étaient venus s’établir.

Que le livre ait porté le nom d’un territoire –et d’une communauté nombreuse et diversifiée– pointe par contraste vers ce qui manque dans Une bataille après l’autre. Le film se passe en Amérique, mais il n’y a pas d’Américains. Il y a deux groupes, un de guérilleros gauchistes plus ou moins folklo, plus ou moins rangés des révoltes, et un d’activistes fascistes, directement liés à l’armée et aux pouvoirs politiques et financiers. Plus une troupe informe de latinos, harcelés par ceux-ci, défendus par ceux-là.

Cette épure narrative, bien utile sur le plan de la dramatisation efficace, inscrit le film dans la série de pseudo-critiques des États-Unis actuels basés sur un affrontement simpliste, qui n’aide en rien à comprendre ce qui se joue aujourd’hui au pays de Donald Trump. Film sans peuple et sans territoire, le dixième long-métrage de Paul Thomas Anderson se prétend au présent, convoque une kyrielle de codes politiques et n’en fait rien.

Quand papa Bob (Leonardo DiCaprio), ex-révolutionnaire de choc, associe le fusil automatique à la robe de chambre. | Warner Bros. France

Quand papa Bob (Leonardo DiCaprio), ex-révolutionnaire de choc, associe le fusil automatique à la robe de chambre. | Warner Bros. France

Le titre Une bataille après l’autre programme lui aussi un alignement linéaire, qui est l’exact contraire de ce que faisait Thomas Pynchon, dont une grande part du génie littéraire tient à sa manière de complexifier les situations, de faire surgir sans cesse les reflets et les échos, de composer des narrations en multiples dimensions, notamment temporelles.

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«Phantom Thread» découd en douceur le scénario de la domination masculine

Paul Thomas Anderson compose une fable amoureuse où le désir vital d’une femme désintègre un monde de pouvoir hiérarchique tenu par des hommes et qui semblait immuable.

C’est… impeccable. Les lieux, les costumes, la mécanique romanesque, et bien sûr le jeu des acteurs.

À Londres, dans les années 1950, le grand couturier Reynolds Woodcock (Daniel Day Lewis) règne en tyran inspiré sur sa maison. Autour de lui le ballet des employées, maîtresses, clientes huppées, voire couronnées, dessine les arabesques de la séduction et du pouvoir. Toutes ces femmes jouent parfaitement les figurantes de la parade de la création et des conventions.

Là, sous la régence d’une sœur de droit divin (Lesley Manville), tout n’est qu’ordre, luxe et cruauté, rituels et respect d’un implacable quadrillage social et esthétique, dont le génie du créateur est un des piliers reconnus.

Un soir tard, Woodcock prend sa voiture de luxe pour rejoindre seul sa maison de campagne. Au petit matin, il s’arrête dans une auberge au bord de la route prendre le petit déjeuner. Inexpérimentée et pleine de bonne volonté, Alma fait le service.

Depuis la naissance du cinéma, seules quelques séquences ont pu rendre sensible ce que signifie un coup de foudre. La rencontre entre Alma et Reynolds en fait désormais partie. 

Alma n’est pas spécialement jolie, ne connaît rien du monde de Woodcock. N’importe, ils s’attirent comme des aimants, plus encore que comme des amants. Il l’emmène, elle vient volontiers.

Donc, d’accord, on a compris, c’est une variante nouvelle de la fable du prince et de la bergère. Oui oui. Mais beaucoup plus nouvelle qu’on ne l’attendrait.

Une triple figure de mâle dominant

Paul Thomas Anderson est un réalisateur brillant, impressionnant de puissance expressive dans l’utilisation des comédiens, des cadres, de la lumière, de la musique, etc.

Cette puissance est la marque de fabrique de l’auteur de There Will be Blood, accomplissement d’une certaine idée du cinéma (et de bien d’autres choses) qui fait l’admiration de ceux, fort nombreux, qui préfèrent la force à la grâce, et la quantité à la qualité.

Daniel Day Lewis peut être considéré comme l’exact symétrique, dans le registre du jeu d’acteur, de ce qu’invarne PTA dans le domaine de la mise en scène.

Il est un champion de l’exploit dramatique, l’incarnation de cette formule étrange qu’est l’emploi du mot «performance», dédié à l’origine à un accomplissement sportif, ou technique (les performances d’une voiture, d’un ordinateur), et transposé au monde des comédiens.

La très mâle figure unique aux trois visages PTA/DDL/«Bite-en-bois» (traduction littérale de Woodcock) rencontre celle dont le prénom signifie à peu près tout ce qu’on veut de féminin (de la jeune fille à la mère nourricière et protectrice) dans la quasi-totalité des langues occidentales, ainsi qu’en hébreu et en arabe.

Et voilà que le scénario convenu se désagrège littéralement sous nos yeux, d’une manière à la fois magique et troublante, sous l’effet de cette féminité. Une féminité qui, s’il les traversera à l’occasion, ne cessera d’échapper à tous les clichés qui lui sont d’ordinaire associés.

Et c’est, dès lors, beaucoup, beaucoup mieux qu’impecccable. (…)

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« Inherent Vice »: polar sous acide, fin d’un monde envappée

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Inherent Vice de Paul Thomas Anderson, avec Joaquin Phoenix, Josh Brolin, Owen Wilson, Reese Witherspoon, Benicio Del Toro, Maya Rudolph, Katherine Waterston. Sortie le 4 mars 2015 | Durée: 2h29

Vers la fin du film la voix off d’une sorte de sorcière psychédélique nommée Sortilège dit quelque chose qui vise à donner son sens à ce qu’on vient de voir: une tentative de traduire en images hallucinées et récits déjantés la fin de l’utopie des années 60 aux Etats-Unis, le basculement du pays dans le consumérisme cynique et boulimique d’une nation à la fois avide et puritaine, dominatrice et rétrograde, qui atteindra son accomplissement quand Ronald Reagan passera du poste de gouverneur de l’Etat de Californie (le cadre du film) à celui de président des USA.

S’inspirant du roman éponyme de Thomas Pynchon (en français, Vice caché, Seuil), le cinéaste de There Will Be Blood et de The Master y trouve un matériau qui lui permet de suivre le fil de l’ensemble de son œuvre: une sorte d’histoire mentale (comme la maladie du même métal) et morale de l’Amérique, par les voies détournées d’un romanesque toujours aux franges du fantastique. Mais il aborde cette fois un registre loufoque dont Punch-Drunk Love avait pu laisser deviner les prémisses, mais qui est ici à la fois plus léger, voire volontiers enfantin, et plus profond. Il y parvient en fabriquant une sorte de collision entre deux codes hétérogènes, chacun poussés dans ses ultimes retranchements.

Autour de l’improbable Doc Sportello, faux médecin mais peut-être vrai détective privé, en tout cas assurément consommateur invétéré de toute substance planante passant à portée de briquet ou de narine, se déploient des tribulations au bord de l’hallucination permanente, délire complètement farfelu reposant sur l’hypothèse que c’est le scénario lui-même qui est high, et prêt à pouffer de rire même et surtout dans les situations les plus dramatiques, comme sous l’effet d’une herbe de première qualité.

Simultanément, et avec un délibéré manque de cohérence, les situations et une partie des répliques miment et caricaturent le cinéma noir classique, avec privé désabusé, femme fatale allumeuse, manigance des notables et flic teigneux.

Le résultat est un film alternativement, ou simultanément, brillant et creux – revendiquant d’ailleurs son brio comme son vide. Le mélange des genres évoque par instant, en moins méthodique, le Tarantino de Pulp Fiction ou certains  films des frères Coen (un mix de Blood Simple et de The Big Lebowski), assez vite l’enjeu dramatique de l’enquête ou des rapports entre les personnage s’évapore comme la fumée d’un joint. Le véritable modèle aurait plutôt été à chercher du côté de Dr Folamour, au point d’incandescence entre burlesque et film noir (en remplacement de film de guerre), mais on est loin du compte.(…)

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Festival de Venise, prise N° 4

Ubris Americana

(To the Wonder de Terrence Malick, The Master de Paul Thomas Anderson, At Any Price de Ramin Bahrani)

Dieu, la puissance et l’argent. Les trois films américains de la compétition présentés en début de Mostra (ceux de Brian De Palma et d’Harmony Korine complétant cette très forte délégation) exposent de manière insistante les forces que beaucoup considèrent comme décisives dans leur pays. Le moins intéressant des trois est aussi le plus attendu, To the Wonder de Terrence Malick. Franchissant un grand pas en avant dans le registre du kitsch métaphysique qui lestait déjà gravement The Tree of Life, le réalisateur tartine durant deux heures un emplâtre de cartes postales et de banalités sur le sens de la vie face à la puissance divine avec laquelle les hommes ne savent plus communiquer. La malédiction de l’amour impossible, de la pollution et de l’impuissance à faire le bien pèse dès lors sur eux comme une chape de plomb dont le film trouve une regrettable équivalence esthétique.

(attention, cette photo, la seule disponible,montre l’actrice Rachel McAdams, qui n’a qu’un tout petit rôle, avec Ben Affleck)

Une très belle russe francophone (Olga Kurylenko), le sculptural et laconique American Man Ben Affleck et le prêtre hispano Javier Bardem circulent en tous sens, du Mont Saint Michel aux plaines du Middle West et des supermarchés saturés de produits aux inévitables rivières malickiennes, tandis que pas moins de trois voix off régalent l’auditoire d’interrogations du type « Où est la vérité ? » « Pourquoi pas toujours ? », en trois langues pour convaincre de l’universalité de ces méditations.

Parmi les questions posées, la plus intéressantes est : « pourquoi on redescend ? ». Parce que contrairement à l’inquiétude mystique de Malick, chez ses deux confrères, on ne redescend pas. L’un et l’autre sont dédiés à la capacité, dans deux domaines différents, de produire toujours davantage, de ne pouvoir que foncer toujours en avant – idée aussi sous-jacente mais pas vraiment prise en compte dans To the Wonder. The Master de Paul Thomas Anderson raconte l’histoire d’un « maître à penser », mi-théoricien mi-gourou, qui dans les années 50 essaie de fonder une « école » où les élucubrations scientifiques servent de base à une mystique proche de la métempsychose.  Il est rejoint par un ancien combattant de la 2e guerre mondiale à demi fou et complètement imbibé, dont les comportements erratiques servent au « maître » à la fois de terrain d’expérience, de déversoir émotionnel et, à l’occasion, de protection.

Philip Seymour Hoffman est The Master

Anderson ne manifeste aucune admiration particulière pour ses personnages, on en vient même assez vite à se demander pourquoi il raconte cette histoire de ratés plutôt pathétiques et assez antipathiques, qui n’annoncent pas vraiment la puissance des sectes et autres mysticismes plus ou moins homologués aux Etats Unis. Comme les précédents films du réalisateur, ce qui caractérise The Master est une sorte de puissance brute du filmage, appuyée sur la violence des situations, un indéniable savoir-faire dans le montage et le cadrage, et surtout l’interprétation : Philip Seymour Hoffman filmé comme Welles se filmait dans Citizen Kane et Joaquin Phoenix en allumé dangereux et sentimental en mettent plein les yeux, et les tripes. Pointe alors l’idée que Paul Thomas Anderson filme exactement comme œuvre le Maître de son film : en force et à l’esbroufe, avec une sorte d’intimidation permanente qui ne prend aucune distance avec ce qu’il entend décrire, ce qui risquerait de réduire son emprise sur les spectateurs. The Master, quelle que soit les dénonciations qu’il prétend faire, se révèle ainsi une exemplaire démonstration de force – force de la rhétorique et force physique, sensorielle – dont ses deux personnages principaux sont les représentants. Au lieu de les prénommer Lancaster et Freddie, il aurait dû les appeler Paul et Thomas.

Zas Efron en fils prodigue et speed racer dans At Any Price

Venu du cinéma indépendant, Ramin Bahrani s’approche de la grande forme hollywoodienne avec At Any Price, qui est pourtant aussi le seul des trois films qui prenne un peu de distance avec son sujet. Il s’agit ici, à travers l’histoire d’une famille d’agriculteurs de l’Iowa devenus aussi revendeurs en gros de semences OGM, et avec une variante du côté des courses de stock cars, de raconter la fuite en avant d’une société, la fatalité d’une surenchère sans fin, où l’argent est d’ailleurs moins le véritable objectif qu’une sorte de compteur pervers de cette course insensée. Avec le renfort de Zac Efron et Dennis Quaid, remarquables, Bahrani compose une sorte de fresque malade sur l société américaine dont le monde agricole ne serait qu’un cas particulièrement explicite, fresque qui se transformera en fable (im)morale. Son sens de la présence physique (les grands espaces américains aussi bien que les hommes éperdument lancés dans une fuite en avant) permet à Bahrani de retrouver le sens épique d’une longue tradition du cinéma américain dont deux des précédents grands représentants (T. Malick, P.T. Anderson) sont aujourd’hui ses compétiteurs à Venise. Avec At Any Price, à la différence de ses deux prestigieux ainés, lui trouve une possible circulation entre distance critique et prise en compte des puissances qu’il invoque.