Les bonnes surprises de «Brief History of a Family» et «À feu doux»

Shuo (Sun Xilun) sur le porte-bagage de Wei (Lin Muran), ami ou rival?

Abordant l’adolescence ou le troisième âge, le premier film de Lin Jianjie et celui de Sarah Friedland étonnent et détonnent par leur façon de décaler les codes des films de famille.

«Brief History of a Family», de Lin Jianjie

Le ballon a surgi du hors-champ, heurté le lycéen qui s’exerçait à la barre fixe. Il est tombé, s’est blessé. Le dénuement de l’image, le son intense, c’était presque comme un rêve. Lorsqu’un autre élève, Wei, accompagne Shuo à l’infirmerie et l’invite ensuite chez lui, on devine que c’est lui qui a lancé le ballon, sans savoir si c’était volontaire.

Ainsi se déroulera le premier film du réalisateur chinois Lin Jianjie, dans des environnements à la fois stylisés et très lisibles, dans des atmosphères où flotte constamment une incertitude non sur ce qui se passe, mais sur la manière de relier les actes des quatre principaux protagonistes, les deux adolescents et les parents de Wei, qui peu à peu accueillent complètement Shuo chez eux.

Aisés, cultivés, ambitieux, «modernes», les parents sont affligés du peu de goût de leur fils pour les études, sans considération pour ce qui intéresse l’adolescent (l’escrime). Chacun·e à sa façon, le père et la mère reconnaissent dans Shuo, corps étranger introduit dans la cellule familiale déséquilibrée, des qualités qu’ils auraient tant espéré pour leur rejeton.

Issu d’une famille très pauvre où règnent violence et alcoolisme, Shuo construit pas à pas sa place dans la famille de Wei, qui voit se déliter son statut d’ami protecteur et se sent bientôt en position d’infériorité dans son propre foyer.

Chez les parents de Wei, des regards où s'échangent questions et sous-entendus, espoirs et défis. | Tandem

Chez les parents de Wei, des regards où s’échangent questions et sous-entendus, espoirs et défis. | Tandem

La réussite de Brief History of a Family (dont rien ne justifie qu’il ne sorte pas sous le titre «Brève histoire d’une famille») tient à la limpidité des ressorts qui animent chaque personnage, tout en conservant une ambiance trouble, aux franges du thriller et du fantastique. Portrait indirect d’une part importante de la Chine actuelle, celle qui a profité matériellement et culturellement de l’essor économique des vingt-cinq premières années du siècle, le film raconte des modes de vie, des quartiers, des «signes de vie» où l’injustice tient aussi une grande place.

Par petites séquences tendues, faussement harmonieuses, il déploie un mystère qui ne tient à aucun secret, mais à l’étrangeté insoluble d’un état de la réalité où rien ne peut correspondre aux représentations que s’en fait chacun et chacune.

Là résident les menaces, la tristesse, parfois le comique et parfois la violence, et souvent une forme désenchantée de tendresse. À plusieurs reprises, des plans filmés à la verticale, de très haut, évoquent une observation au microscope de cellules, comme on l’a vu, sous forme de gag, au début du film –et la formation de biochimiste du réalisateur confirme le rapprochement.

D’une élégance volontairement froide, mais qui observe ses protagonistes avec une forme de compassion sans prétendre posséder de solution ni faire la morale, la mise en scène sophistiquée sans affectation de Lin Jianjie raconte ainsi beaucoup sans rien imposer.

En douceur, il interroge aussi les préjugés des spectateurs sur la famille et sur les rapports sociaux, en jouant à la fois des repères dominants sur l’organisation des relations humaines et des codes du thriller, voire du film d’horreur, tout en proposant de possibles retournements.

Brief History of a Family
De Lin Jianjie
Avec Sun Xilun, Lin Muran, Zu Feng, Guo Keyu
Durée: 1h40
Sortie le 13 août 2025

«À feu doux», de Sarah Friedland

Le premier long-métrage de celle qui a notamment été l’assistante de Kelly Reichardt est curieux à plus d’un titre. D’abord parce que, contre toute vraisemblance, se maintient longtemps l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’un documentaire, tandis que la caméra accompagne Ruth, cette dame âgée qui accueille dans sa belle maison un visiteur qu’elle ne reconnaît pas, mais qui lui plaît bien.

L’homme emmène la femme dans ce qui s’avère être un Ehpad haut de gamme, où il installe sa mère, qui ne sait plus qui il est. Forcément film de fiction, même si hors États-Unis l’actrice Kathleen Chalfant, surtout connue pour ses rôles au théâtre, n’est guère célèbre, À feu doux maintient durant toute sa durée une teneur documentaire, qui tient à la manière de filmer et à l’attention aux détails, quand bien même les situations relèvent clairement de la fiction. (…)

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Cannes 2024, jour 4: «Bird», «Diamant brut», «Furiosa», «Vingt Dieux», rages adolescentes

Totone (Clément Favreau) et Claire (Lucas Garret) dans «Vingt Dieux» de Louise Courvoisier

Les films d’Andrea Arnold et de Louise Courvoisier inventent d’impressionnants personnages adolescents portés par une fureur de vivre qui irradie l’écran. De manière moins convaincante, cette tension est aussi au centre du blockbuster de George Miller comme du premier film d’Agathe Riedinger.

Fille ou garçon, dans les cités, à la campagne ou dans un désert de science fiction, des figures d’adolescent(e)s habitées d’une rage d’exister et prêtes à tout pour s’inventer au moins une survie ont dessiné des pointillés inégaux mais significatifs à travers les sélections du début de festival. Avec, au passage, la présence plus que remarquable de trois réalisatrices.

«Bird» d’Andrea Arnold (Compétition officielle)

Désormais valeur sûre du cinéma d’auteur (et, donc, d’autrice) européen, la Britannique Andrea Arnold impose séquence après séquence à la fois une véritable héroïne de cinéma, Bailey, et une manière bien à elle de raconter son histoire.

Bailey (Nikiya Adams) lors d’un rare moment d’abandon, dans Bird d’Andrea Arnold. | Ad Vitam

Au son tonitruant du hard rock et des exubérances violentes des voix qui répondent à l’agressivité des tatouages et des gestuelles dans les cités déshéritées, entre terrain vague, squat et immeubles pourris, il n’y a pas vraiment de sens à être une fille de 12 ans.

C’est bien ainsi que le vit Bailey, qui affirme une maturité et une combattivité aussi inépuisables qu’intraitables, face à son père infantile et possessif qui va se marier, à son demi-frère dont la copine de 14 ans est enceinte, aux mecs qui trainent, friment ou menacent.

Pourtant quelque chose d’autre va se frayer un chemin, qui ne change pas Bailey mais la rend plus forte et plus complexe, lorsqu’elle croise en plein champ le curieux type qui dit s’appeler Bird. Et qui, de fait, semble passer l’essentiel de son temps perché sur les toits.

Mais dans Bird, le film, il n’y a pas une histoire mais six ou sept, il n’y a pas un univers (social et adolescent) mais une multiplicité de rapports au monde, de l’onirisme délirant au réalisme ras du bitume.

La manière dont, avec ses multiples protagonistes pas tous humains (les oiseaux, les chevaux, les chiens et d’autres encore ont un rôle à eux dans l’affaire), la cinéaste de Fish Tank et d’American Honey circule entre ces lignes de récits poétiques, brutales, joueuses, raides dingues, affectueuses, voilà la véritable merveille du film.

Elle fait que celui-ci, au-delà de ses personnages pourtant de plus en plus attachants, devient un sorte de conte épique à la fois très contemporain et mythologique, porté par un élan de mise en scène d’une rare puissance et d’une grande délicatesse.

«Diamant brut» d’Agathe Riedinger (Compétition officielle)

La proximité avec le film d’Andrea Arnold de ce premier long métrage lui aussi centré sur une jeune fille prête à tout pour ne pas subir le déterminisme du monde misérable où elle est née, en l’occurrence du côté de Fréjus, ne rend pas service au film d’Agathe Riedinger.

Et il est vrai que si on retrouve dans Diamant brut une énergie rageuse comparable à celle de Bailey, la situation de Liane, fascinée par les réseaux sociaux et entièrement vouée à son rêve d’être choisie par un casting de téléréalité peine à créer un lien entre le personnage et qui la regarde.

Liane (Malou Khebizi), corps trafiqué et accessoires douloureux, fascinée par son image dans Diamant brut d’Agathe Riedinger. | Pyramide Distribution

Les ravages physiques et mentaux de l’univers frelaté auquel elle adhère corps et âme sont omniprésents sans ouvrir vers aucune dynamique, tandis qu’autour de Liane se déchaine un rodéo d’affects, d’injonctions, de modèles et contre modèles de comportements.

Plus que le sort de la jeune fille, finalement scellé par un coup de force scénaristique qui aurait pu aussi bien être à l’opposé, c’est d’ailleurs cette palette aussi sinistre que contrastée de ce qui se présente à une jeune femme pauvre dans la France d’aujourd’hui –pour le dire sans détour, le choix entre de la merde et de la merde– qui est le véritable matériau d’un film aux promesses seulement en partie tenues. (…)

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