Fantômes, nos voisins

FEMMESDEVISEGRAD_COPYRIGHTDEBLOKADA4Les Femmes de Visegrad de Jasmila Zbanic. Avec Kym Vercoe. (1h13). Sortie le 30 avril.

Qui est-elle, que veut-elle, cette femme sombre dans un bus en route vers une petite ville de la zone serbe de Bosnie, cette femme muette face à des flics goguenards qui la menacent à demi ? Qu’est-ce qui se passe, là, dans cette bourgade ? Il ne se passe rien. Et cette femme n’est pas à sa place. Elle vient de l’autre bout du monde, d’Australie. Elle s’appelle Kym. Elle était venue là en vacances, l’été d’avant, voyageuse un peu aventurière, curieuse de ce pont dont ont entendu parler tous ceux qui ont un jour prêté un peu attention à l’histoire des Balkans. Le Pont sur la Drina, d’Ivo Andric, c’est le grand roman de la région, l’œuvre qui a raconté à la fois l’appartenance commune et les divisions des peuples qui vivent aux alentours, dans un récit aux dimensions d’épopée, du Moyen-Age à la Première Guerre mondiale, et qui a valu à son auteur un Prix Nobel. Il est là, le pont. Et la Drina aussi bien sûr. C’est très beau.

Le temps est radieux, la voyageuse regarde, se balade. Elle est mal. Il y a quelque chose, qu’elle ne sait pas sans l’ignorer complètement. L’épuration ethnique, là aussi, et les centaines de morts, assassinés par les miliciens serbes en 1992 sous le regard complice de la majorité de la population. Et les deux cents femmes soumises au viol de masse de la soldatesque serbe à l’hôtel Vilina Vlas avant d’être assassinées elles aussi, presque toutes. Elle a dormi là, la touriste Kym, dans cet hôtel plutôt agréable à la lisière de la forêt. Elle a mal dormi. Même sans savoir pourquoi précisément. Maintenant, c’est l’hiver, et elle est revenue.

La Kym du film s’appelle vraiment Kym, Kym Vercoe. Elle est danseuse et actrice, à Sydney. Elle a vécu ce que raconte le film, elle en a fait une pièce de théâtre, Seven Kilometers North East, qu’elle a joué entre autres à Sarajevo, où la cinéaste bosnienne Jasmila Zbanic l’a vue. Ensemble, elles ont écrit le film, ensemble elles l’ont tourné, y compris en retournant à Visegrad, où comme leur a dit un ami les gens là-bas « n’allaient pas les violer ni les tuer, on n’est plus dans les années 90 ». Pas vraiment un cadre accueillant non plus, Visegrad. Kym est allée jouer Kym, dans ces rues, entre ces maisons, sur ce pont qui dans le roman d’Andric symbolisait le possible rapprochement des communautés et qui, un jour de juin 1992, était tellement inondé de sang qu’on ne pouvait plus y passer.

Tout ça est compliqué, alambiqué et outré, tiré par les cheveux. Il est possible que ce soit justement pour cela que Les Femmes de Visegrad réussit ce à quoi ne parvenait vraiment aucune fiction sur la guerre en Bosnie. Faire remonter autrement une histoire qu’on connaît et qu’on ignore, défaire peu à peu les verrous de la lassitude, du « j’ai déjà donné et puis y a pas qu’eux », du tournons la page.

Une des plus belles scènes du film de Jasmila Zbanic montre la rencontre, près de Sarajevo, entre Kym et un Américain venu dans la ville durant le siège, et qui y est resté, et écrit à présent des guides touristiques chantant les multiples beautés de la région, en laissant dans l’ombre ses fantômes tragiques. Lui, qui n’oublie ni ne pardonne, pense que la seule chance de la région est de « regarder vers l’avant », comme on dit. Il est tout à l’honneur du film de donner place à cette parole sans la juger.

Tout comme, peu à peu, le film gagne énormément à la présence tendue, nerveuse, pas très sympathique, de cette Kym muée en figure mythologique vengeresse, érinye antique prenant en charge un passé si proche, d’un pays si proche, corps en tension et visage fermé surgis d’un enfer qui est bien moins le sien que celui de cet endroit-là, et le nôtre. L’actrice-scénariste Vercoe réussit en tandem fusionnel avec la cinéaste Zbanic et sa caméra à trouver les chemins qui mènent à ce point aveugle, et dont l’aveuglement est, différemment, si amplement partagé.

Il y a un mois, le Guardian publiait un article racontant comment les autorités de la Republika Srpska à Visegrad avaient fait effacer le mot « génocide » du monument commémorant les massacres qui se sont produits là, comment des survivantes des viols et des meurtres avaient réussi à empêcher que soient effacées les restes d’une maison où 59 femmes et enfants définis comme musulmans ont été brulés. C’était le 14 juin 1992, rue Pioniska à Visegrad. Et vous, vous faisiez quoi, ce jour-là ? Moi sûrement j’allais au cinéma.

 

Voyage au-delà de la nuit

Ini Avan, celui qui revient d’Asoka Handagama

Histoire immense et tragique. Histoire lointaine, moins ignorée que restée toujours aux franges de l’attention, ici, en Occident. Là-bas, au Sri Lanka, durant 30 ans, une guerre civile terrible a fait rage. La mort, la ruine, les souffrances immenses, comment on fait, après ? Ce n’est pas une question tamoule ou sri-lankaise – ni rwandaise, bosnienne, irakienne… C’est une question pour les bipèdes qui peuplent cette planète. Une question qui pèse comme un joug sur l’homme qui, au début du film, traverse en bus les paysages de son pays.

Il a été un combattant, un vaincu, un prisonnier, maintenant il revient chez lui. Mais dans son village, il incarne le malheur et la défaite, la disparition des frères et des fils tandis que lui a survécu. Celui qui revient n’a pas de nom, et il n’est pas le bienvenu. Massif, taciturne, il se remet au travail, le métier de vivre, le métier d’être humain malgré tout.

Asoka Handagama lui aussi se coltine ça. Il est le plus grand réalisateur du Sri Lanka, le mieux connu en tout cas, grâce à des beaux films découverts il y a une dizaine d’années et qui s’appelaient This Is My Moon et Flying with One Wing, Handagama d’abord semble ne vouloir que tenir la chronique de cette énigme, comment recommencer à vivre, comme individu, comme communauté, comme individu avec « sa » communauté. Mais cette situation est trop complexe, trop minée de gouffres pour qu’une simple description puisse suffire. Alors le cinéaste convoque les ressources qui sont les siennes, les ressources du cinéma, pour faire jouer ensemble, même dans le malheur et la dissonance, le mélodrame du cinéma populaire du monde indien, les chromos, le film noir tel que le sous-continent retraite depuis longtemps les codes hollywoodiens, un fantastique qui vient du théâtre et de la danse, de la mythologie.

Il y aura une belle fiancée interdite et retrouvée, un enfant invisible, des gangsters et des trafics, des plages sous les cocotiers, une kalachnikov enterrée et des traversées de la nuit sur des vieux vélos, comme la Rossinante de Don Quichotte. Il y aura la peur. Et surtout il y aura ce personnage improbable et magnifique, la femme qui rit malgré tout, une sorte de divinité de la survie, issue de la boue et de la violence, la plus pauvre d’entre tous et la plus vivante. Véritable coup de force, cette femme sans nom elle aussi emporte ensemble le réalisme et l’onirique, elle rend possible, et même nécessaire l’assemblage instable des styles et des tonalités qui composent le film.

Film surprenant, dont on chercherait en vain l’équivalent ailleurs (Imamura, peut-être, un peu…), film douloureux et tonique à la fois, dont la théâtralité appuyée combinée à des plans séquences quasi-documentaires inventent littéralement les possibilités de prendre en charge une douleur, une obscurité et un élan.

Un arbre d’histoire

Une vie avec Oradour de Patrick Sérodie

Robert Hébras refaisant son trajet dans les rues d’Oradour, 67 ans après le massacre du 10 juin 1944 auquel il a survécu.

Rarement un titre de film aura défini aussi bien non pas son sujet mais son enjeu. Le documentaire de Patrick Sérodie se construit en effet autour d’une expérience au long cours dans l’onde de choc d’un événement aussi bref que brutal. Cette expérience au long cours, c’est celle de Robert Hébras, une des quatre personnes qui survécurent au massacré perpétré par des soldats de la division SS Das Reich le 10 juin 1944 à Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne), faisant 642 victimes. Et cette expérience, c’est aussi la nôtre, Français, européens, humains qui ont vécu le plus souvent sans y penser dans l’après de ce temps d’horreur dont Oradour est aussi un emblême.

L’autre survivant encore de ce monde, Jean-Marcel Darthout,  contribue lui aussi au film, mais c’est bien autour de la figure et du parcours de Robert Hébras que celui-ci se construit. Il accomplit deux opérations, intelligemment solidaires. La première consiste en la remise en récit de l’événement lui-même, sur les lieux conservés en l’état du massacre. Les ruines désertes, la simplicité des lieux comme de la parole du témoin, le caractère strictement factuel de son récit, même l’utilisation, inhabituellement respectueuse et modeste, d’images de synthèse concourent à offrir une perception complexe et vivante d’un événement que son horreur même menaçait de noyer sous un lyrisme doloriste qui fige et éloigne. C’est bien le travail conjoint du réalisateur et du témoin qui retrouve la réalité d’un drame, plus forte que la mythologie qui, inévitablement – et à bien des égards, légitimement – l’accompagne.

Mais surtout la qualité de ce récit fonde la mise en histoire des processus complexes qui s’enclenchent ensuite, et qui traversent les décennies. Processus mémoriels, politiques, pédagogiques. Questions patrimoniales et de gestions des traces matérielles et immatérielles. Stratégie commémorative mise en place par De Gaulle dès mars 1945. Affrontements dont on a oublié combien ils furent violents, quand l’Alsace et la Lorraine entrèrent en quasi-insurrection après la condamnation de « malgré-nous » ayant participé au massacre au procès de Bordeaux en 1953, obtenant de l’Assemblée nationale une amnistie vécue comme une insulte par tout le Limousin, haut lieu de la résistance. Les scansions de la construction de l’Europe, et le rôle décisif de Willy Brandt. Les étrangetés de la couverture (et de la non-couverture) par les médias, principalement par la télévision française. Le rôle désormais d’Oradour comme lieu de réflexion sur la barbarie, mise en lumière dans le film par la visite des maires de Sarajevo et de Srebrenica. Mais aussi, sur le plan personnel, la dimension obsessionnelle, au limite d’un dispositif de cinéma fantastique, qui astreint un homme à reparcourir sans fin ces rues vides et détruites,

En restant au plus proche de la vie de Robert Hébras, qui depuis qu’il est à la retraite consacre tout son temps à partager cette mémoire douloureuse où il n’a renoncé à chercher du sens, notamment avec des scolaires de multiples origines (y compris des lycéens allemands), Une vie avec Oradour se déploie en de multiples ramifications, porteuses de questions toujours vives autant que d’informations et d’émotion.

Academic Mash-up

Donc (désolé pour ceux que je soûle avec ça depuis des mois), je suis en résidence à Stanford University pour toute la durée d’avril – un genre de paradis pour travailler au calme. Dans ce cadre, je suis convié à participer à une conférence organisée au sein du département qui m’accueille, le Stanford Humanities Center. L’invitation a été lancée il y a plusieurs mois, et j’y ai évidemment accédé immédiatement, sans trop prendre garde à l’évolution de l’intitulé de l’événement, événement qui devait concerner l’idée de mémoire. A cause de mon livre Le Cinéma et la Shoah, il m’est demandé de faire quelque chose à propos de la Shoah, je propose de présenter une analyse comparée de la réalisation de deux films de la même époque, Nuit et brouillard d’Alain Resnais (1955) et The Museum and the Fury de Leo Hurwitz (1956). A cette occasion, je découvre que Hurwitz, découvert en France grâce au récent Festival du Réel et au patient travail des historiennes Annette Wieviorka et Sylvie Lindeperg, que Hurwitz, donc, est tout aussi inconnu dans son propre pays qu’en France.

Jeudi 7 avril, je me retrouve ainsi aux côtés de trois autres intervenants, que je connais et estime, pour un colloque dont l’intitulé est devenu « Filmer ou ne pas filmer la guerre. Table ronde internationale sur les stratégies de mémoire de la guerre par le cinéma ». Marie-Pierre Ulloa, qui travaille au SHC, est l’auteure d’un excellent ouvrage sur Francis Jeanson, Francis Jeanson, un intellectuel en dissidence – de la Résistance à la Guerre d’Algérie, elle doit parler de la manière dont est présente sans être figurée la Guerre d’Algérie dans Le Petit Soldat de Godard. Peter Stein, fondateur du Jewish Film Festival de San Francisco, s’intéresse lui à l’irruption de la guerre du Liban de 1982 dans les films israéliens récents (Valse avec Bashir, Beaufort, Lebanon…). Et Pavle Levi, qui dirige les études cinématographiques à Stanford et a publié Desintegration in Flames, remarquable étude sur le cinéma yougoslave et lors de l’explosion du pays, montre l’usage du Pont de Mostar comme enjeu de mémoire dans plusieurs film, dont Notre musique, à nouveau de Godard.

Ce qui est bien, c’est que ces quatre interventions  (en comptant la mienne), manifestement issues des recherches et réflexions personnelles de chacun des auteurs plutôt que d’une réponse à la commande, se découvrent des affinités, fabriquent un espace commun, et largement complices quand à l’interrogation des moyens cinématographiques de travailler à la mémoire.

Ce qui est moins bien, de mon point de vue, est la manière artificielle mais ô combien représentative dont le programme a été fabriquée. Ainsi lorsque je fais remarquer que pour ce qui me concerne, la Shoah est un autre sujet que la guerre, il me sera répondu que certes, mais que ce colloque prend place dans le cadre d’un programme à l’échelle de toute l’Université intitulé Ethics and War, et qu’il fallait donc que l’intitulé se réfère à la guerre. Pourquoi alors la Shoah ? Parce que la rencontre est co-sponsorisée par le Centre d’Etudes juives, sous réserves bien sûr qu’il y ait un sujet « juif » (et même deux avec Peter Stein).

Mais pourquoi avoir plus tard ajouté « Filmer ou ne pas filmer », grande question s’il en est, notamment à propos de la guerre, mais singulièrement peu appropriée à propos de la Shoah où il a de toute façon été rigoureusement impossible de filmer l’extermination ? Parce que c’est le motif sous lequel le Stanford Institute for the Creativity and the Art, autre sponsor, souhaitait que soient placés les débats.

Il faut comprendre que cet échafaudage (quatre sponsors au total) sert à l’organisation d’un événement qui ne coûte pratiquement rien, à part les bouteilles de vin (français, merci) et les morceaux de fromage partagés avec l’assistance à l’issue du débat. C’est bien d’une « culture du sponsoring » qu’il s’agit, presque indépendamment des réels besoins de mise en place d’un événement qui, dans une université richissime comme Stanford, ne saurait passer pour un investissement lourd. Et c’est en cela que cette organisation fait sens : comme exemple, même à une échelle très modeste, de la manière dont les contraintes de recherche de financements privés modélise les cadres de recherche, oblige à des acrobaties aussi bien dans la définition des programmes que dans la présentation des résultats, sans aucun rapport avec les enjeux réels du sujet étudié.