Un flamboyant bouquet de DVD pour l’été

La Cicatrice intérieure, un film de Philippe Garrel

De Kirk Douglas à Anne Wiazemsky, des Marx Brothers à Philippe Sollers, et de Juliette Binoche à… Juliette Binoche, promenade parmi les belles propositions de l’édition vidéo actuelle.

Multiples sont les bons usages des éditions DVD, à l’heure où la parole dominante n’a plus de considération que pour la VOD. C’est ce dont voudrait témoigner ce florilège, volontairement hétéroclite, de disques parus récemment.

Il réunit découvertes et retours aux sources d’œuvres repères, de raretés magnifiques et de possibilités de rencontrer des films récents trop rapidement disparus des écrans, rencontres avec des réalisations du passé qui ont gagné en intérêt à l’aune des enjeux contemporains.

L’édition DVD offre aussi souvent l’accès à des compléments, vidéo ou imprimés, de qualité et permet, mieux que la salle ou la VOD, la possibilité de suivi d’une œuvre de film en film.

«Une nuit à Casablanca», des Marx Brothers (Le Pacte)

Les grandes opérations de restauration-numérisation des films du patrimoine ont remis en pleine lumière des grand·es artistes du burlesque muet, ce dont il faut se féliciter. Par un regrettable mais logique mouvement de balancier, ce processus a rejeté dans une relative pénombre les cinéastes qui ont le plus de talent qui leur ont immédiatement succédé, les Marx. Toute occasion est donc bonne de renouer avec les joies intranquilles du marxisme tendance Groucho.

On peut légitimement parier que le public qui a été exposé à l’humour ravageur des frères en a été marqué à vie: à ces personnes-là garantissons que, avec le passage des années, l’effet n’a rien perdu de sa puissance. Aux autres, en particulier plus jeunes qui ont la chance d’avoir toujours à découvrir cet incroyable cocktail d’inventivité, de vitalité et d’irrévérence, Une nuit à Casablanca offre une excellente opportunité.

S’il n’est ni le plus dingue (L’Explorateur en folie et Plumes de cheval tiendraient la corde en la matière), ni le plus accompli (Soupe au canard reste l’objet définitif), l’avant-dernier des treize longs-métrages des Brothers est une excellente introduction ou un impeccable best-of. Très vaguement inspiré par le Casablanca de Michael Curtiz et situé dans un Maroc tout aussi d’opérette, il s’appuie nonchalamment sur un improbable scénario de film noir avec d’anciens nazis comme (très) méchants tout aussi folkloriques.

N’importe, Groucho, Chico et Harpo, ensemble ou séparément, déploient toute la gamme de leurs inventions, impertinences, incongruités, c’est-à-dire toutes les facettes d’une intelligence scintillante, qui ne se trompe jamais de cible ni de ton. Bien sûr, comme tous leurs autres films, Une nuit à Casablanca a un réalisateur, chaque fois différent, ici Archie Mayo. Mais c’est évidemment un film des Marx Brothers et de personne d’autre.

Deux grandes cinéastes et deux fois Juliette B.

Ce fut le plus beau film français de 2018 –qui n’a même pas été mentionné aux César, tristement myopes comme si souvent. Distribué en salles comme on se débarrasse d’un importun, le fulgurant et sensuel High Life de Claire Denis (édité par Wild Side) ​​est à la fois un sommet dans l’œuvre exceptionnelle de cette cinéaste et une réinvention du film de science-fiction. Si Robert Pattinson est, à la perfection, le personnage pivot du récit, l’énergie qui propulse l’étrange vaisseau envoyé par Claire Denis au cœur du trou noir de nos désirs doit énormément à l’incarnation de Juliette Binoche, fascinante et effrayante, habitée de forces obscures.

Il y a beaucoup plus qu’une coïncidence ou l’enchaînement des étapes d’une carrière dans la proximité entre ce film et Voyage à Yoshino de Naomi Kawase. Claire Denis la chaman du cinéma français et Kawase la sorcière de Nara font des films très différents mais qui ont ce rare pouvoir de se brancher sur les puissances connectées des pulsions intimes et du cosmos.

Il se trouve, nullement par hasard au vu de la quête personnelle de cette actrice, que Juliette Binoche est le médium idéal de ces deux approches. Dans Voyage à Yoshino (édité par Blaq Out), elle s’approche de l’extérieur (une étrangère, une scientifique) d’un rapport au monde que nous simplifions et dissimulons sous le terme de «nature», et entraîne en douceur dans un vertigineux trajet vers une autre perception de la réalité.

 

«An Elephant Sitting Still», de Hu Bo (Capricci) et «Bangkok Nites», de Katsuya Tomita (Survivance)

Venues d’Asie, signées de deux jeunes réalisateurs, ce sont deux comètes lumineuses et fascinantes. (…)

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« La Ligne de mire » résurrection d’un film fantôme, jalon majeur de la Nouvelle Vague

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La Ligne de mire de Jean-Daniel Pollet. Avec Pierre Assier, Claude Melki, Yves Barsaq, Edith Scob, Michèle Mercier. 1960. Durée 1h14. DVD édité par POM Films.

Au royaume (imaginaire) des cinéphiles, c’est la découverte d’un petit Graal. L’édition cet été du premier long métrage de Jean-Daniel Pollet rend accessible un film qui occupe une place singulière dans l’histoire de la révolution artistique connue sous le nom de Nouvelle Vague.

Au tournant des années 50-60, Pollet est proche des jeunes rédacteurs des Cahiers du cinéma qui entrent dans la lumière de la modernité – Truffaut, Godard, Rohmer, Rivette, Chabrol, mais aussi un autre pilier de la revue, le dandy noctambule et érudit Pierre Kast. Son premier court métrage, Pourvu qu’on ait l’ivresse (1958) est considéré comme un des manifestes les plus convaincants des nouvelles écritures de cinéma qui s’inventent alors, aussi chez Agnès Varda, Alain Resnais, Chris Marker ou Jacques Demy. En 1959, l’année des 400 Coups, Pollet a 23 ans. Il se lance dans la réalisation d’un long métrage poétique, théorique et burlesque.

Porté par une voix off comme en affectionne alors le jeune cinéma, de Hiroshima mon amour à Jules et Jim, le film accompagne son personnage principal, Pedro, dans une déambulation mentale et temporelle polarisés par deux endroits aussi différents que possible, le Paris des noctambules et un château dans une campagne alternativement enneigée et noyée de soleil. Interprété par le musicien et chanteur Pierre Assier, Pedro songe, ou peut-être se souvient, ou imagine. Il y aurait eu des nuits blanches, et l’éclat de l’été. Des solitudes passées et futures. Dans le hall à la perspective infinie du château, les boules  de billard s’entrechoquent selon des configurations toujours changeantes, comme l’algorithme d’une fiction sentimentale, policière et dépressive.

L’utilisation des lieux, des voix (notamment celles d’Edith Scob et de Michèle Mercier), des présences de silhouettes nettement découpées mais comme en à-plat, et la circulation dans le temps, évoquent L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais d’après Robbe-Grillet, la circulation stylisée dans le temps peut faire songer à La Jetée de Chris Marker (films tout deux postérieurs à La Ligne de mire). Nulle imitation ici, mais des enjeux communs de fiction, et des réponses stylistiques comparables, mais où interfère une dimension singulière, portée par cet acteur incomparable, sinon à Buster Keaton lui-même, Claude Melki, jardinier burlesque, danseur des bosquets, camionneur de nuit et interprète de tous les films de fiction de Pollet – et de pas assez d’autres films.

Récit où le film de gangsters, les échos assourdis de la guerre d’Algérie, l’introspection alcoolisée et la futilité mondaine se nourrissent et se masquent, La Ligne de mire cherche une forme inédite, où des boucles narratives et temporelles construiraient un volume mental, un espace dans l’esprit du spectateur au sein duquel il serait possible de circuler à loisir, sans forcément suivre davantage le fil établi par le scénario.

Projet passionnant, tellement ambitieux que le jeune cinéaste hésite, cherche des conseils. Il en trouve, trop, qui lui font reprendre et reprendre sans cesse son projet. Comme dans Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, celui-ci finit par disparaître sous les reprises, les modifications, les remontages. Il ne sortira jamais, et deviendra invisible durant des décennies.

Le film a pourtant bel et bien existé, il a même fait l’objet de deux critiques, de Jean-Luc Godard dans les Cahiers du cinéma et de Louis Seguin dans Positif. Revenu d’entre les ombres, c’est lui qui est désormais visible. 55 ans après, c’est une œuvre troublante, audacieuse et ludique, émouvante et un peu bancale, comme enrichie non du temps écoulé mais de tout ce que le cinéma aura engendré d’autre, et qui atteste l’audace visionnaire de Jean-Daniel Pollet.

Celui-ci suivra ensuite, sans jamais obtenir la reconnaissance qu’il méritait, les deux pistes esquissées ensemble par son premier long métrage. Il explore à la fois la piste intimiste et burlesque (son court métrage dans Paris vu par…, L’Amour c’est gai l’amour c’est triste, L’Acrobate) et celle de poèmes-essais (Méditerranée, Bassae, L’Ordre) remettant en question les règles du récit comme l’ordre du monde. Après le grave accident survenu en 1989 (il a été happé par un train alors qu’il filmait), son état physique conditionnera son cinéma. Et cela engendra un chef-d’œuvre, Dieu sait quoi inspiré par Francis Ponge, et les très beaux Ceux d’en face et Jour après jour, terminé après sa mort en septembre 2004 par son ami le critique et réalisateur Jean-Paul Fargier.