Un flamboyant bouquet de DVD pour l’été

La Cicatrice intérieure, un film de Philippe Garrel

De Kirk Douglas à Anne Wiazemsky, des Marx Brothers à Philippe Sollers, et de Juliette Binoche à… Juliette Binoche, promenade parmi les belles propositions de l’édition vidéo actuelle.

Multiples sont les bons usages des éditions DVD, à l’heure où la parole dominante n’a plus de considération que pour la VOD. C’est ce dont voudrait témoigner ce florilège, volontairement hétéroclite, de disques parus récemment.

Il réunit découvertes et retours aux sources d’œuvres repères, de raretés magnifiques et de possibilités de rencontrer des films récents trop rapidement disparus des écrans, rencontres avec des réalisations du passé qui ont gagné en intérêt à l’aune des enjeux contemporains.

L’édition DVD offre aussi souvent l’accès à des compléments, vidéo ou imprimés, de qualité et permet, mieux que la salle ou la VOD, la possibilité de suivi d’une œuvre de film en film.

«Une nuit à Casablanca», des Marx Brothers (Le Pacte)

Les grandes opérations de restauration-numérisation des films du patrimoine ont remis en pleine lumière des grand·es artistes du burlesque muet, ce dont il faut se féliciter. Par un regrettable mais logique mouvement de balancier, ce processus a rejeté dans une relative pénombre les cinéastes qui ont le plus de talent qui leur ont immédiatement succédé, les Marx. Toute occasion est donc bonne de renouer avec les joies intranquilles du marxisme tendance Groucho.

On peut légitimement parier que le public qui a été exposé à l’humour ravageur des frères en a été marqué à vie: à ces personnes-là garantissons que, avec le passage des années, l’effet n’a rien perdu de sa puissance. Aux autres, en particulier plus jeunes qui ont la chance d’avoir toujours à découvrir cet incroyable cocktail d’inventivité, de vitalité et d’irrévérence, Une nuit à Casablanca offre une excellente opportunité.

S’il n’est ni le plus dingue (L’Explorateur en folie et Plumes de cheval tiendraient la corde en la matière), ni le plus accompli (Soupe au canard reste l’objet définitif), l’avant-dernier des treize longs-métrages des Brothers est une excellente introduction ou un impeccable best-of. Très vaguement inspiré par le Casablanca de Michael Curtiz et situé dans un Maroc tout aussi d’opérette, il s’appuie nonchalamment sur un improbable scénario de film noir avec d’anciens nazis comme (très) méchants tout aussi folkloriques.

N’importe, Groucho, Chico et Harpo, ensemble ou séparément, déploient toute la gamme de leurs inventions, impertinences, incongruités, c’est-à-dire toutes les facettes d’une intelligence scintillante, qui ne se trompe jamais de cible ni de ton. Bien sûr, comme tous leurs autres films, Une nuit à Casablanca a un réalisateur, chaque fois différent, ici Archie Mayo. Mais c’est évidemment un film des Marx Brothers et de personne d’autre.

Deux grandes cinéastes et deux fois Juliette B.

Ce fut le plus beau film français de 2018 –qui n’a même pas été mentionné aux César, tristement myopes comme si souvent. Distribué en salles comme on se débarrasse d’un importun, le fulgurant et sensuel High Life de Claire Denis (édité par Wild Side) ​​est à la fois un sommet dans l’œuvre exceptionnelle de cette cinéaste et une réinvention du film de science-fiction. Si Robert Pattinson est, à la perfection, le personnage pivot du récit, l’énergie qui propulse l’étrange vaisseau envoyé par Claire Denis au cœur du trou noir de nos désirs doit énormément à l’incarnation de Juliette Binoche, fascinante et effrayante, habitée de forces obscures.

Il y a beaucoup plus qu’une coïncidence ou l’enchaînement des étapes d’une carrière dans la proximité entre ce film et Voyage à Yoshino de Naomi Kawase. Claire Denis la chaman du cinéma français et Kawase la sorcière de Nara font des films très différents mais qui ont ce rare pouvoir de se brancher sur les puissances connectées des pulsions intimes et du cosmos.

Il se trouve, nullement par hasard au vu de la quête personnelle de cette actrice, que Juliette Binoche est le médium idéal de ces deux approches. Dans Voyage à Yoshino (édité par Blaq Out), elle s’approche de l’extérieur (une étrangère, une scientifique) d’un rapport au monde que nous simplifions et dissimulons sous le terme de «nature», et entraîne en douceur dans un vertigineux trajet vers une autre perception de la réalité.

 

«An Elephant Sitting Still», de Hu Bo (Capricci) et «Bangkok Nites», de Katsuya Tomita (Survivance)

Venues d’Asie, signées de deux jeunes réalisateurs, ce sont deux comètes lumineuses et fascinantes. (…)

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«Voyage à Yoshino», le film-forêt de la sorcière du cinéma Naomi Kawase

Ample poème animiste, le nouveau film de la réalisatrice japonaise actuellement célébrée au Centre Pompidou entraîne dans les sous-bois du désir et de la mémoire.

Les arbres sont les héros. Grands, fiers, affrontant les vents puissants, les armes bruyantes et meurtrières des hommes. Un peu comme le grand roman de cette rentrée, L’Arbre monde de Richard Powers, le nouveau film de Naomi Kawase raconte des histoires d’humains, mais en inventant un rapport à l’espace, au temps et à l’imaginaire qui serait inspiré de l’organisation des végétaux.

Le titre français avec son petit air Miyazaki (une référence non seulement très honorable mais tout à fait en phase avec ce film) cache le véritable titre, qui s’inscrit sur l’écran peu après le début de la projection: Vision.

«Vision» est supposé être le nom d’une plante médicinale aux pouvoirs puissants, celle que cherche la voyageuse écrivaine jouée par Juliette Binoche. Cette herbe magique, c’est bien sûr le cinéma lui-même, tel que le pratique la réalisatrice de La Forêt de Mogari et de Still the Water.

La voyageuse française s’appelle Jeanne. Dans la grande zone de montagnes boisées qui entoure l’antique cité de Nara, elle rencontre un garde forestier, Tomo. Voyage à Yoshino n’est pas leur histoire.

Du moins pas plus que celle du chien blanc qui accompagne Tomo dans ses randonnées. Ou l’histoire de la mort et de la vie de celui-ci et de celui-là. Ou celle de la dame qui connaît les herbes et dit qu’elle a 1.000 ans, d’un jeune homme blessé trouvé dans un fossé. D’un amant passé ou peut-être dans une autre vie, si ce n’est pas la même chose.

Branché sur mille autres

La circulation dans les histoires, les souvenirs, les rêves, les rencontres épouse les formes de ces plantes qui se développent en réseaux, souterrains, sans début ni fin, solidaires et différentes. Et là, on songe à Deleuze et Guattari et à leurs rhizomes devenus un pont-aux-ânes de la philo contemporaine si telle est notre tasse de thé vert, mais surtout au sensuel et joyeux Champignon de la fin du monde, maître ouvrage de l’anthropologue Anna Tsing traduit l’an dernier, et véritable matrice inconsciente du film.

Dessine-moi un rhizome…

Rhizomatique, lui aussi, ce film qui ne cesse d’appeler des échos, des correspondances, avec d’autres images, d’autres récits, d’autres approches. Cinéastes, écrivaines et écrivains, philosophes, anthropologues: chercheurs et artistes inventent en ce moment des formats qui prennent acte d’un autre rapport au monde. Il s’inspirent éventuellement d’héritages traditionnels non-occidentaux (c’est le cas de Kawase) mais en relation avec les enjeux politiques –donc environnementaux– les plus contemporains.

Sorcière du cinéma, habitée de forces sensorielles dont il n’importe pas de savoir dans quelle mesure elle les maîtrise, Naomi Kawase inverse grâce à l’art qu’elle pratique les puissances du temps et de l’espace à l’œuvre dans la nature. (…)

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«Vers la lumière», par le chemin des mots, pour toucher le soleil

Le nouveau film de Naomi Kawase est un mélodrame aux arrêtes vives, porté par deux personnages lumineux: celle qui décrit les images pour ceux qui ne voient pas et celui qui traverse l’obscurité pour retrouver le contact avec les sentiments.

Un petit groupe en demi-cercle dans un bureau. Il travaille à une tâche modeste: décrire un film, pour que les aveugles puissent y assister. L’audio-description est désormais un procédé courant.

Ce qui n’est pas courant, c’est ce que font vraiment ces gens-là, dont certains sont aveugles ou malvoyants. Ils valident ou non les propositions de la jeune femme, Misako, qui a rédigé les commentaires.

Mais ensemble, patiemment, avec un infini respect à la fois pour ce qu’il faut décrire (les images d’un film) et pour ceux à qui est destiné leur travail (les futurs spectateurs), ils cherchent le mot juste, la formule qui en dit assez mais pas trop.

Pas trop, presque tout est là. Il faut être exact sans réduire, sans enfermer les images dans un sens. Car toute image est plus riche qu’un seul sens… Sans parler d’un film tout entier! Peut-être ceux qui ne voient pas, ou ne voient plus, le savent mieux que les autres.

Un monde très vaste

Mieux, en tout cas, que tous les mauvais réalisateurs, que la plupart des producteurs (la dictature du pitch) et que la télévision toute entière, pour qui il faut que ça «représente», que ça «montre», que ça «dise».

Une dame aveugle aura cette formule: «Les films appartiennent à un monde très vaste. Voir ce monde limité par le carcan des mots est terriblement triste.» Au temps pour les mauvais critiques de cinéma, aussi.

Ils ne sont pas d’accord entre eux, se disputent, parfois avec dureté: pas vu ou perçu la même chose, pas les mêmes mots pour le suggérer.

Séance de rédaction de l’audio-description (extrait de la bande annonce. © Haut et court)

Que dire, que ne pas dire d’un plan où un vieil homme dont la femme bien-aimée vient de mourir monte, de dos, une colline vers le soleil?

Ce n’est pas un problème technique, c’est une manière de mobiliser beaucoup de ce qui fait que les humains sont humains: la liberté et la sensibilité.

Elle et lui, Misako et Nakamori –et tout ce qui disparaît

Cette question des «mots pour le dire» n’est pas l’histoire principale du nouveau film de Naomi Kawase, une des plus belles œuvres qu’ait permis de découvrir le dernier Festival de Cannes. Mais c’est une des idées fortes qui portent Vers la lumière.

Le film accompagne les chemins de Misako et de celui qui la critique le plus dans le groupe d’audio-description, le célèbre photographe Nakamori. (…)

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À Cannes avec Kawase et Kiarostami, un beau jour en K pour rêver et penser les images

«Vers la lumière» de la cinéaste japonaise et «24 Frames» du réalisateur iranien récemment décédé sont deux très beaux moments de questions et de sensations du cinéma.

Dommage collatéral, et minime vu de partout ailleurs, le Festival a pris par le travers la tragédie de Manchester, le jour même qui devait être dédié aux célébrations en grande pompe de sa 70e édition.

Du moins l’attentat suicide vient-il en quelque sorte légitimer l’extrême renforcement des mesures de sécurité autour du Palais, qui depuis le début de cette édition retardent et perturbent les séances et contribuent à l’humeur morose de la Croisette.

Fort heureusement, le même jour est présenté en compétition le nouveau film de Naomi Kawase, le bien nommé Vers la lumière.

La cinéaste japonaise réussit à inventer un environnement de fiction tout à fait inédit pour elle, tout en restant fidèle aux grands thèmes qui traversent sa filmographie depuis qu’elle a reçu la Caméra d’or pour Suzaku, il y a 20 ans.

Le cinéma, ce lien qui libère

Qu’est-ce qui nous relie au monde? Qu’est-ce qui nous attache aux autres, ceux qui nous entourent et que nous aimons, ceux qui sont là même si on ne les connaît pas, ceux qui sont partis, ou morts, et qui sont pourtant aussi avec nous?

Une part importante, même si non exclusive, de la réponse est: le cinéma. Le cinéma tel que le pratique la réalisatrice. Mais avec ce film, le cinéma est explicitement désigné comme une de ces forces qui relient tout en ouvrant un espace. Dans Vers la lumière, ce qu’il est, ce qu’il fait est questionné grâce à ce singulier dispositif qu’est l’audiodescription.

Une jeune femme essaie de transcrire ce qui advient dans un film, puis soumet ses propositions de texte à des aveugles. Ceux-ci mettent en évidence tout ce qui se joue, se perd ou se réduit dans le passage des images aux mots. (…)

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«Les Délices de Tokyo» ou le miracle des haricots rouges

delices3Les Délices de Tokyo de Naomi Kawase, avec Masatoshi Nagase, Kirin Kiki, Kyara Uchida. Durée : 1h53. Sortie le 27 janvier

À propos du Japon, déjà, il y avait cet exemple fameux où un critique (1) s’émerveillait de se découvrir sensible, et même profondément concerné par le sort de gens aussi éloignés de sa vie réelle que des aristocrates nippons à l’époque médiévale. Du moins les personnages de L’Intendant Sansho de Kenji Mizoguchi affrontaient des épreuves et des tourments qu’il était possible de transposer imaginairement dans des contextes plus familiers. Mais le sort réservé à de la pâte de haricot rouge!

C’est le miracle du film de Naomi Kawase, qui vient prouver de façon apparemment modeste et donc d’autant plus éclatante cette vérité du cinéma: il n’y a pas de petit sujet, il n’y a pas de récit infilmable, et il n’y a pas non plus, malgré tous les fossés historiques, géographiques et culturels, d’étrangeté rédhibitoire, de fossé infranchissable –à condition d’accepter qu’on perd, ou rate toujours quelque chose au franchissement dudit fossé.

Des tribulations microscopiques entre un marchand de pâtisseries traditionnelles installé dans une échoppe elle-même minuscule et une vieille dame un peu fofolle qui tient mordicus à y préparer ces friandises appelées dorayaki, la réalisatrice de Still the Water fait une fresque. Une épopée de l’écumoire, une légende de la gamelle, une métaphysique de la cuisson lente.

Les Délices de Tokyo est un film dont les héros sont des haricots. C’est cela, un(e) grand(e) cinéaste: quelqu’un de capable de filmer des fèves comme des êtres vivants et émouvants. Et ce quand bien même vous n’avez jamais de votre vie mangé d’an, la pâte de haricots rouges sucrés prisée en dessert au Japon, ou si, en ayant goûté, vous n’aimez pas du tout ça (comme moi).

Cinéaste radicale et singulière vivant et travaillant d’ordinaire loin des grands centres urbains et de l’industrie du cinéma (dans la campagne de Nara), saluée dans le monde entier mais peu appréciée par les médias et le grand public de son pays, Kawase réalise cette fois un film clairement destiné d’abord à ses compatriotes. (…)

1 — Jean Douchet, dans un texte pour les Cahiers du cinéma, repris dans le livre L’Art d’aimer.

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Cinéma 2014: un Top 10 et un top 10+1

Mon Top 10 des plus beaux plans

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  • Le serpent de Maloja

Il y a en vérité deux plans, un en noir et blanc tourné en 1924 par Arnold Fanck, l’autre en couleur, tourné en 2013 par Olivier Assayas. Par deux fois dans Sils Maria, le serpent de nuages qui donne son nom à la pièce autour de laquelle vibrent et se déchirent les protagonistes s’avance entre les montagnes de l’Engadine, majestueux, spectaculaire, et pourtant tenu à distance, une fois par le lointain de l’archive, l’autre fois par le détournement de l’attention des personnages. Cette manière à la fois d’accueillir la beauté et de ne pas se prosterner devant elle, de construire les conditions d’une admiration extrême et de jouer avec elles, signe un art de la mise en scène d’un niveau qui connaît aujourd’hui peu d’équivalent.

  • La mer de Naomi Kawase

C’est le premier plan de Still the Water. Il montre, de face, des vagues qui semblent se ruer vers la caméra. Ce qui est montré est sans doute une des situations les plus banales et les plus fréquemment enregistrées au cinéma. La manière dont ce plan est filmé est sans précédent. Il ne s’agit pas ici de ruse, de procédé technique astucieux, d’invention d’une stratégie de prise de vue. Il s’agit d’inspiration et de sensibilité. Cette mer qui n’a rien d’exceptionnel, nous ne l’avions jamais vue, jamais vue ainsi, à la fois menaçante et protectrice, mythologique et réelle.

  • La jeune fille et l’ordinateur

Tout à la fin d’Eden de Mia Hansen-Løve, lorsque s’achève sur un mode désabusé la trajectoire du personnage principal, celui-ci déambule dans un club à demi vide, laissant de côté les autres protagonistes qui appartiennent à une histoire désormais révolue. Il est seul quand la caméra le quitte pour parcourir avec une grâce extrême un espace noir où finit par apparaître une jeune fille dans l’obscurité, seule avec son ordinateur. Belle, glaciale, peut-être un fantôme, le fantôme de cette musique qu’elle distille depuis son Mac, cette apparition incarne avec une puissance qui foudroie la violence du solipsisme où une jeunesse s’est perdue.

  • Le camion rouge comme une promesse

Un étrange agencement de réalisme et de théâtralité a composé le début du film, autour d’une famille marquée par la dépression du père qui abuse de sa petite fille, et les embardées désordonnées de la mère et des enfants pour échapper à ce destin atroce et minable, beaucoup plus grand qu’elles. Mais voici qu’il apparaît, encore plus grand que le destin. On le sent aussitôt. C’est un camion rouge garé près de la mer, c’est un navire de légende et un rêve d’enfant, c’est l’espèce de tapis volant qui permettra l’enchantement à venir de Je m’appelle hmmm… , le si beau film d’Agnès Troublé, dite agnès b.

  • L’homme noir qui marche avec ses bœufs sur la musique du Train sifflera trois fois

D’où viens-tu Johnny? Qui es-tu, toi qui marches dans la poussière de la route, entouré de vaches aux grandes cornes, sans te soucier des voitures qui te frôlent? La chanson sur la bande-son le dit: tu es Gary Cooper en route vers le show down du Bien et du Mal. Tu es le cowboy absolu, toi qui, il y a quarante ans, chevauchais la moto ornée de ces mêmes grandes cornes dans le fulgurant Touki Bouki de Djibril Diop Mambety. Mati Diop, la nièce de Djibril, t’a retrouvé, toi Magaye qui, un peu bourré, gardes encore les vaches près de Dakar. Elle t’a reconnu etn par le miracle d’un plan au début de Mille Soleils, a fait jouer ensemble une mémoire d’Afrique, une mémoire de cinéma, une beauté des humains.

  • Le visage de Charlotte Gainsbourg

En aura-t-on lu, et entendu, des bêtises sur Nymphomaniac, ce grand film puritain et sentimental! Dans le vortex d’inquiétude et d’espérance enclenché par Lars von Trier, très tôt et obstinément, s’impose une surface singulière, mate, tendue, à la fois offerte et rétractée, espace comme promis à toutes les brûlures, toutes les entailles que les humains sont capables de s’infliger. Ce n’est pas un plan à proprement parler (ou alors au sens d’un plan d’immanence), et c’est pourtant bien un bloc circonscrit qui compose le film lui-même, dans sa grande richesse, sa complexité et ses contradictions. Ce «plan» (le visage de Charlotte G.), il réapparait cette année une fraction de seconde, la plus belle du beau film de Benoît Jacquot, Trois Cœurs, autour d’une cigarette au bout de la nuit.

  • Début et fin de Gone Girl

Un homme regarde le visage de sa femme endormie. C’est le premier plan du film de David Fincher. Et c’est le dernier. Ils sont parfaitement identiques, sauf que tout a changé –puisqu’entre les deux, il y a eu le film. Dans ce plan, chaque geste, et chaque mot, prend un sens différent. La terreur est réelle, c’est à dire que le scénario, avec toutes ses circonvolutions abracadabrantes, ouvre sur des abîmes qui n’ont rien de romanesques, et c’est, en passant, une délicieuse déclaration d’amour au cinéma.

  • L’homme noir dans un couloir sombre

On ne voit rien, d’abord. Et puis presque rien. Il y a cet homme noir qui marche dans ce couloir sans lumière. Peut-on dire qu’il en émerge, ou au contraire qu’il appartient à cette obscurité, et à la dureté des pierres –pierres de prison, pierres d’asile– qui enserrent son chemin? Il n’y a pas de réponse, il y la sensation puissante d’un désespoir royal, qui transforme en chant majestueux la détresse infinie des pauvres, des trahis de l’Histoire, des laissés pour compte des fausses modernités et des pseudo libérations. Il marche, Ventura filmé par Pedro Costa, vers les profondeurs de ce Cavalo Dinheiro que peut-être on ne montrera jamais en France, et c’est comme si le cinéma avait été inventé juste pour cet instant-là.

  • Le garçon dans la rue d’Alep

On ne l’aura vu que quelques secondes, vivant. Dans Eau argentée d’Oussama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan, dans une rue en proie à la violence extrême, il raconte avec une ferveur bouleversante son amour du cinéma, sa certitude que montrer, malgré la guerre et la terreur, à cause de la guerre et de la terreur, un film d’Alain Resnais ou de John Cassavetes, c’est travailler à construire de l’humain en chacun, homme et femme, c’est moins mal comprendre le monde où nous vivons, dans ses violences et ses absurdités. Où nous vivons? Juste après, lui, il est mort. Assassiné par la soldatesque de Bachar el-Assad. Quel âge avait-il? On ne sait pas. Moins de 25 ans, assurément.

  • La moto par terre sous la neige

On ne sait pas encore très bien qui est ce type, après les premières scènes de Black Coal, le beau film de Diao Yinan, entre documentaire, polar et fantastique, avec ces histoires de morceaux de cadavres retrouvés aux quatre coins de la Chine. Il neige. C’est la nuit. L’homme est à moto, il roule de manière peu assurée, il est ivre, sans doute. Au sortir d’un tunnel, il dérape et tombe. Rien de spectaculaire dans la lumière jaunâtre des lampadaires au sodium, sur cette voie urbaine, vide, filmée de loin. Et cette chute presqu’au ralenti d’un personnage inconnu est comme un effondrement, le signe cabalistique d’un désespoir universel. Sans raison romanesque ou réaliste connue, aussi mystérieusement qu’imparablement, ce plan d’une tristesse infinie cristallise les impasses d’une société et celles d’une existence.

Et mon top 10+1 de l’année (par ordre alphabétique):

Adieu au langage, de Jean-Luc Godard

Black Coal, de Diao Yinan

Eau argentée, d’Oussama Mohammad et Wiam Simav Bedirxan

Gone Girl, de David Fincher

Mille Soleils, de Mati Diop

Mommy, de Xavier Dolan

Nymphomaniac, de Lars von Trier

P’tit Quinquin, de Bruno Dumont

Sils Maria, d’Olivier Assayas

Still the Water, de Naomi Kawase

Mais aussi, vu en festival mais qui risque de rester inédit: le sublime Cavalo Dinheiro, de Pedro Costa

Lire également, tous les autres Top 10 cinéma de Slate

«Still the Water»: Les dieux meurent aussi

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Still the Water de Naomi Kawase, avec Jun Yoshinaga, Nijiro Murakami, Tetta Sugimoto, Makiko Watanabe, Miyuki Matsuda, Fujio Tokita.  Durée : 1h59. Sortie le 1er octobre.

C’est un test imparable: parfois, on voit au cinéma quelque chose ou une situation déjà cent fois vue comme si c’était la première fois. Innombrables sont les plans qui montrent la mer, et pourtant les images de vagues qui ouvrent Still the Water recèlent une puissance et une promesse inédites. Il en ira exactement de même des événements qui formeront la trame du récit et qui, s’ils concernent quelques habitants d’une ile méridionale du Japon, font écho à d’innombrables situations déjà racontées.

Il s’agira donc d’un récit d’initiation, d’une histoire d’amour entre deux adolescents, de la difficulté de Kaito, le garçon, à trouver sa place auprès de sa mère qui, abandonnée par son mari, a plusieurs amants, de la maladie puis la mort de la mère de Kyoko, la jeune fille… Et pourtant, de la découverte d’un corps d’homme nu et tatoué sur la digue à l’arrivée d’un typhon, ce qui va se jouer entre ces quatre protagonistes ainsi que le père du garçon, le père et le grand-père de la fille, se charge également de cette puissance mystérieuse et singulière qui habitait d’emblée le déferlement des vagues.

Still the Water  ne propose pas une métaphore entre les événements humains et les événements naturels, ce qui serait comparer deux mondes distincts. Au contraire, le film accomplit la construction sensuelle d’un seul et même monde, celui des jeunes gens qui grandissent, celui des vents qui enflent, celui de la maladie qui progresse, celui de la tendresse entre Kyoko et ses parents, celui d’un petit crabe qui court sur le sable.

Une des séquences les plus émouvantes montre Kaito rendant visite à son père, installé dans la mégapole de Tokyo, et expliquant que sans avoir jamais cessé d’aimer sa femme il ne peut vivre que dans ce milieu urbain, entrelacs de rues, d’enseignes lumineuses et de voitures montré exactement comme les paysages sauvages ou ruraux de l’ile. Et c’est d’une envoutante fluidité, sans mièvrerie aucune mais avec le trouble de ce bain pris à deux, père et fils, pratique banale au Japon et qui prend ici la dimension d’une réconciliation profonde, profonde parce que chacun reste qui il est, singulier.

Très doucement, sans effet de manche, Naomi Kawase déploie les variations et les motifs de son grand poème à l’unicité du monde. Terre et mer et vent, hommes et femmes, arbres et bêtes, campagne et ville, nature, civilisation urbaine et mondes invisibles ne font qu’un, un seul univers –ou plutôt un seul «plurivers», ou «multivers», comme l’ont récemment proposé plusieurs penseurs (Bruno Latour, Jean-Clet Martin, Christoph Eberhard…). Que le lecteur ne se laisse pas intimider par ces références, rien n’est moins abstrait que l’approche des êtres et des sentiments par Naomi Kawase. Et bien peu de scènes de cinéma sont aussi émouvantes que celle qui a pour enjeu de dépasser la plus fondatrice des oppositions, entre la vie et la mort, alors que s’éteint la mère de Kyoko entourée de son mari, de sa fille et des villageois. (…)

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« Genpin » de Naomi Kawase

 

Genpin appartient, au sein de l’œuvre de la réalisatrice japonaise, à la veine documentaire. Plus exactement, elle se situe à la frontière d’une partie de son travail documentaire, celui qui accompagne sa propre vie de famille, essentiellement sa relation avec sa mère adoptive, son véritable père et son propre fils. Ces films constituent un véritable cycle, présenté l’été dernier à Locarno, d’une puissance et d’une sensibilité exceptionnelles. Ils font évidemment partie de l’intégrale que consacre en ce moment la Cinémathèque française à la réalisatrice de Suzaku et de La forêt de Mogari.

Pourtant, Genpin concerne en apparence un sujet plus « extérieur ». La réalisatrice filme le travail d’un médecin accoucheur qui a bâti en pleine montagne une clinique où il accompagne les femmes enceintes selon un protocole qui privilégie écoute de son propre corps, exercices physiques et de respiration, contrôle et compréhension du processus biologique en cours. Le docteur Yoshimura, déjà fort âgé lorsque commence le film, est entouré de disciples, des femmes dont beaucoup ont été ses patientes et qui accompagnent désormais celles qui viennent pour accoucher.

La manière, attentive, parfois dérangeante ou provocante, dont Naomi Kawase montre cette collectivité construite autour d’une activité précise, l’accouchement, et d’un rapport au monde, au corps et à l’esprit beaucoup plus complexe, répond aux propres engagements de la cinéaste, à sa conception de la place des humains dans le cosmos telle qu’elle transparait dans toute son œuvre. Mais elle trouve ici une précision et force expressive directement branchée sur la capacité à accompagner avec la plus extrême liberté de regard alliée à une empathie infinie, telle que cette immense artiste de l’intime  les a développées dans le cycle des documentaires familiaux.