Jean-Luc Godard, une lumière quand même dans le noir du temps

Portée par la joie de l’invention même aux tréfonds de la mélancolie, l’œuvre multiforme du cinéaste traverse soixante-dix ans de notre histoire, en avant ou à côté, toujours en mouvement.

l y a mille façons d’essayer d’évoquer ce qu’a fait Jean-Luc Godard au cours de sa vie, qu’il a choisi d’interrompre, à 91 ans le 13 septembre 2022, et les effets de ce qu’il a fait. L’une d’elles serait de partir d’une date qui n’est ni le début, ni le milieu, ni le seul tournant de sa longue et prolifique activité de cinéaste, mais peut-être le moment qui éclaire le mieux l’ensemble. Cette date, ce serait le début de 1968.

Jean-Luc Godard n’est alors rien de moins que l’artiste vivant le plus célèbre du monde –disons un des trois, avec Pablo Picasso et Bob Dylan. Au cours de l’année qui vient de se terminer sont sortis dans les salles de France et du monde quatre nouveaux longs-métrages, ce qui est proprement hallucinant: Made in USA, Deux ou trois choses que je sais d’elle, La Chinoise, Week-end, auxquels il faut ajouter un court-métrage important, Camera Eye, sa contribution à Loin du Vietnam, le film collectif coordonné par Chris Marker.

Ne plus être l’artiste le plus célèbre du monde

Sans approcher la renommée de ses films alors (et encore aujourd’hui) les plus célébrés, À bout de souffle, Le Mépris, Pierrot le fou, ces cinq titres suffiraient à prendre la mesure des puissances inédites du cinéma qu’il a alors déployées.

On y trouve en effet, selon des modalités à chaque fois différentes, toutes ensemble une inventivité du langage cinématographique et une mobilisation des moyens du cinéma pour décrire et comprendre les évolutions de la société dans tous les domaines, de la géopolitique à la vie du couple.

Jean-Luc Godard (à droite), le poète Alain Jouffroy (2e gauche) et le poète communiste Eugène Guillevic (3e gauche) en compagnie des membres du Syndicat des acteurs, pendant la grève générale de mai-juin 1968, à Paris le 29 mai 1968. | AFP

En 1968, dans une atmosphère politique et un sentiment de l’état du monde qui sont devenus aujourd’hui quasiment incompréhensibles, Godard casse tout cela. Il le fait au nom d’un espoir et d’un projet qui s’appelle alors –pas sûr que le mot non plus reste compréhensible, du moins au(x) sens qu’il avait– la révolution.

La révolution, cela signifie pour Jean-Luc Godard tout changer. Ne pas cesser de faire des films, mais ne rien garder de l’ensemble des manières de penser et d’agir, de montrer et de raconter, d’utiliser les corps, les machines, les images, les sons, les imaginaires, l’argent, la célébrité, etc. hérités d’un monde qu’il s’agit de renverser.

On peut assurément trouver cela utopique. On peut éventuellement trouver cela ridicule. On ne peut pas nier la cohérence, le courage et l’honnêteté de la démarche, y compris dans des formes ayant pu s’exprimer brutalement, notamment au moment de sa rupture ouverte avec son vieil ami des Cahiers du cinéma François Truffaut.

Ce basculement va non seulement déterminer l’ensemble de l’activité des douze années qui suivent, mais continuer de définir l’esprit des suivantes jusqu’à sa mort, soit la plus grande part d’une trajectoire de quelque soixante dix ans d’activité cinématographique.

Virtuose des formules qui frappent, Godard avait dit qu’être critique aux Cahiers du cinéma dans les années 50, c’était faire du cinéma avec un stylo faute de pouvoir le faire avec une caméra, n’ayant pas accès aux studios de tournage.

Âgé d’à peine plus de 20 ans, il avait rejoint en janvier 1952, soit moins d’un an après sa création, la revue dirigée par André Bazin. En compagnie de Truffaut, d’Éric Rohmer, de Jacques Rivette et de Claude Chabrol, il fait partie desdits «Jeunes Turcs» qui bouleversent alors les valeurs établies du cinéma. Son style inventif et érudit, volontiers farceur et souvent lyrique, l’impose comme une des principales signatures.

Le succès est loin d’être toujours au rendez-vous, mais l’indifférence n’y est jamais.

La continuité entre les aspirations à d’autres manières de filmer que celles qui dominent alors le cinéma français «de qualité» et ce qu’il fera comme réalisateur est évidente. Les porte-drapeaux de la Nouvelle Vague issus des Cahiers ont tous effectivement fait des films avec leurs stylos avant de pouvoir les faire avec des caméras, même si ce sera chacun d’une façon différente. Mais Godard est celui qui tout aussi bien continuera à faire de la critique en étant devenu cinéaste.

Selon des modalités très variées, toute son œuvre comporte cette réflexivité, des interrogations sur les moyens utilisés, la manière dont la nouvelle proposition s’inscrit dans une histoire, etc.

Deux fois un premier film

Après une poignée d’essais en format court qui témoignent d’une liberté dans la recherche et feront ensuite, rétrospectivement, office de signes annonciateurs, À bout de souffle en 1960 est perçu comme un événement majeur.

La Nouvelle Vague existe alors de manière publique depuis un an, depuis la présentation à Cannes en 1959 des 400 Coups de Truffaut et de Hiroshima mon amour d’Alain Resnais. En fait, elle a commencé avec La Pointe courte d’Agnès Varda en 1955, et Le Beau Serge de Chabrol avait tiré avant ses copains.

Qu’importe, c’est bien avec les tribulations comico-policières vers un fatal destin du débutant et rayonnant Belmondo qu’est identifiée toute la nouveauté transgressive et créative du mouvement qui balaie alors le cinéma français, et va devenir une référence dans le monde entier.

À bout de souffle est un film pétaradant d’inventions, de déclarations d’amour au cinéma (américain surtout), et comme tout grand film est aussi un vibrant documentaire sur son époque et sur le Paris d’alors. C’est tout de même encore un film adolescent.

La guerre, la torture, la photo, la réflexion… et l’apparition d’Anna Karina dans Le Petit Soldat. | Société nouvelle de cinématographie / Rome-Paris Films

À certains égards, le vrai premier film de Godard est le suivant, qui commence par cette phrase riche de sens: «Pour moi, le temps de l’action a passé. J’ai vieilli. Le temps de la réflexion commence.» Ce n’est pas qu’il n’y aura pas d’action dans les films de Godard, c’est qu’une certaine innocence, ou prétention à l’innocence dans la possibilité de montrer à l’écran des actes, doit être dépassée.

Le contraire d’un dogme

Cette phrase est au début du Petit Soldat, film incandescent habité par la guerre d’Algérie et la torture, cherchant déjà à inventer ce que le cinéma peut en faire d’autre que les discours militants, moralisateurs ou journalistiques. Le film est immédiatement interdit –le député Jean-Marie Le Pen demandera même alors l’expulsion du Franco-Suisse.

Le public ne pourra donc pas le voir. D’ailleurs, lorsque le film redeviendra visible, la guerre finie, les foules ne se précipiteront pas pour découvrir cette proposition trop complexe, trop ouverte, trop ennemie des simplismes… et donc, pour cela même, cette grande œuvre antifasciste, quoi que certains en aient dit alors.

Le déraillement radical que tente Godard à partir de 1968 n’est pas la trahison qu’une grande partie de ses admirateurs lui reprochera.

Le Petit Soldat marque aussi deux autres dimensions importantes. D’abord il y a ce plan magique, cette pure déclaration d’amour par le cinéma, et donc aussi au cinéma, lorsque Michel Subor voit pour la première fois Anna Karina dans la rue et que la caméra tourne autour d’elle.

Ensuite, on entend dans le film une de ces formules qui seront citées ad nauseam durant les décennies qui suivent: «La photographie c’est la vérité, et le cinéma c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde.»

«Est-ce que vous m’aimez?» Raymond Devos et Jean-Paul Belmondo dans Pierrot le fou. | Société nouvelle de cinématographie / Rome-Paris Films

Godard n’a jamais cru que la photo ni le cinéma étaient la vérité. L’expression, comme tant d’autres par la suite, et d’une certaine manière comme ses films également, ne se veut ni descriptive ni affirmative, mais suggestive, interrogative, stimulante pour un déplacement, un débat, une remise en jeu. Le contraire d’un dogme, surtout lorsque la forme de l’énonciation paraît dogmatique.

Quatorze longs-métrages scandent la première période de Godard réalisateur, de 1960 à 1967 –c’est énorme. Le succès est loin d’être toujours au rendez-vous, mais l’indifférence n’y est jamais.

Rieur, explosif, tragique, coloriste, musicien, amoureux, sentimental, érudit, Godard met en scène et en question la guerre du Vietnam et l’essor des banlieues, le statut des femmes et la beauté du cinéma muet, la culture polarisée par le marché de la jeunesse et modélisée par les États-Unis, le goût des hommes pour la guerre, la montée et les errements de l’extrême gauche et les formes fossilisées de l’art officiel, l’héritage colonial et l’omniprésence de la voiture, le statut de l’artiste engagé, la société des loisirs et les codes dominants du récit policier, de science-fiction, de la comédie et du mélodrame. Qui d’autre a fait ça? Qui d’autre a fait la moitié ou le quart de ça? Personne.

Sortir vraiment de la route

«Oh le petit con, le petit con», dira/chantera Marianne Karina quand Ferdinand Belmondo fonce dans la mer avec la décapotable volée après avoir échappée aux sbires de l’OAS.

Le petit con Godard sort de la route, fonce dans le bleu. Arthur Rimbaud veille de son mieux, et Raymond Devos. Dans le train de La Chinoise, le professeur courageux essaie de faire la leçon à l’impétueuse révolutionnaire, mais où va le train?

Anne Wiazemsky et Francis Jeanson, le philosophe porteur de valises dans La Chinoise.

Le déraillement radical que tente Jean-Luc Godard à partir de 1968 est un pari perdu, mais ce n’est pas la trahison qu’une grande partie de ses admirateurs des années 60 lui reprochera. (…)

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Jacques Rivette, cinéaste nécessaire pour aujourd’hui

La Cinémathèque française consacre jusqu’au 13 février une vaste rétrospective à l’œuvre de Jacques Rivette, dont plusieurs films sont également distribués en salle et édités en DVD. Critique acéré et érudit, styliste à l’écrit comme à la mise en scène, Rivette était devenu ces dernières années moins en vue que ses complices des Cahiers du cinéma à l’origine de la Nouvelle Vague (Jean-Luc Godard, François Truffaut, Eric Rohmer, Claude Chabrol). Poète politique rêveur et rieur, il est l’auteur d’une œuvre d’une intense actualité.

Un spectre ne hante pas la cinéphilie actuelle, celui de Jacques Rivette. C’est doublement paradoxal. Paradoxal parce que les spectres, les fantômes sous de multiples formes sont si présents dans ses films – sans oublier ce qu’il appela lui même ses films fantômes, films non tournés mais qui habitent de manière subliminale ceux qui ont été réalisés. Et paradoxal parce que bien des aspects majeurs de notre temps entrent en résonance avec ses films, qui furent à certains égards prémonitoires.

Les spectres sont, selon des modalités très variables, présents dans les vingt longs métrages de Jacques Rivette. Au-delà des leurs rôles particuliers dans chaque fiction, ils sont la traduction d’une haute ambition concernant les puissances de la mise en scène, une affirmation à la fois joueuse et sérieuse, théorique et romanesque, du cinéma comme art de l’invisible. Il se pourrait que le trop grand succès de spectres plus explicites, le si prisé désormais carnaval des monstres et succubes du cinéma d’horreur dont il est devenu obligatoire de ressasser l’éloge, ait contribué à marginaliser ces enchantements plus subtils.

Un des traits habituellement associés au cinéma de Rivette est l’importance des complots : de Paris nous appartient (1960) à 36 vues du Pic Saint-Loup (2009), dans la plupart des films « quelque chose » se trame dans l’ombre. Selon les cas, on en saura plus ou moins, on sera plutôt à proximité des comploteurs, de ceux qui font l’objet de ces manigances, ou dans l’incertitude de la réalité des menées. Et le plus souvent le film organisera une circulation entre ces trois positions, au cours de laquelle se jouent de multiples mystères.

Explicitement inspirée par le modèle des Treize, cette confrérie agissant dans l’ombre qui traverse la Comédie humaine de Balzac, et qui apparaît dans Out One et Ne touchez pas la hache, l’existence de forces occultes – qui sont une autre forme des fantômes précédemment mentionnés – se retrouve dans plusieurs autres films, avec des éléments plus ou moins convaincants d’explication – ou pas d’explication du tout.

En cela, ces films travaillent, sur un mode ludique mais stimulant et sans complaisance, ce qui est aujourd’hui devenu le gigantesque dispositif d’orientation des pensées et des actes qu’on désigne par les termes « complotisme » et « fake news ». Chez Rivette, les enjeux de croyance sont identifiés comme tels, reconnus dans leur puissance active dans le monde, contés avec considération pour la sincérité de celles et ceux qui en sont porteurs, tout en restant toujours à interroger.

De tous les échos que l’œuvre filmée de Jacques Rivette éveille avec le présent, un autre est particulièrement significatif. Il concerne la question des formats, question désormais activée par les pôles surpuissants de la série et des plateformes en ligne : de force plus souvent que de gré, mais comme souvent chez lui en inventant des réponses créatives, meilleures que la question posée, Rivette y aura été confronté à plusieurs reprises : le passage des 749 minutes de Out 1 Noli me tangere aux 260 minutes de Out 1 Spectre, et la réponse (contrainte) par La Belle Noiseuse Divertimento (125 minutes) à La Belle Noiseuse (240 minutes), sont deux gestes de cinéaste concevant une forme, un agencement, une proposition complète à partir des exigences de la distribution ou de la diffusion – on ne peut en dire autant de la version amputée de Va savoir qui lui a été imposée, dans ce cas seules les 220 minutes de la version complète font film, font sens.

Mais la structure en diptyque de Jeanne la pucelle est elle aussi une approche de construction filmique en dehors du seul schéma classique du long métrage. Avec la complicité des coscénaristes Pascal Bonitzer et Christine Laurent qui ont accompagné le très libre et singulier processus des films durant toute la seconde partie de son parcours comme cinéaste (Bonitzer depuis L’Amour par terre en 1984, rejoint par Christine Laurent depuis La Bande des quatre en 1989) s’élabore, entre jeux de rimes et de contrastes, bien autre chose que la césure d’un long film, ou la fabrication de deux épisodes.  

Rivette aura aussi incarné, à un degré sans équivalent, la possibilité de travailler avec les actrices.

Une autre caractéristique majeure du cinéma de Rivette concerne le rôle décisif des femmes, à l’écran et hors écran. La Religieuse, Céline et Julie, le triptyque des « Filles du feu », Le Pont du nord, La Bande des quatre, L’Amour par terre, Jeanne la pucelle, Haut bas fragile, Secret défense, Va savoir sont entièrement construits autour d’une ou plusieurs héroïnes – et dans les autres films, les personnages féminins occupent une place très importante, même si des hommes y sont aussi des figures de premier plan.

Évidente statistiquement, cette importance des femmes dans les fictions se double de la richesse des approches, de la diversité des tonalités mobilisées. Cette situation est assurément à rapprocher de la présence très importante des femmes dans la conception des films. Suzanne Schiffman, Marilù Parolini, Christine Laurent, Nicole Lubtchansky sont ici les noms les plus importants, avec des contributions qui excèdent pratiquement toujours une fonction réduite à un poste technique (scénariste, monteuse, assistante réalisatrice). Sans oublier, indéfectiblement fidèle à partir de Hurlevent en 1986, la productrice Martine Marignac.

Mais Rivette aura aussi incarné, à un degré sans équivalent, la possibilité de travailler avec les actrices, de faire d’elles des partenaires de création à part entière. Si Bulle Ogier occupe une place essentielle dans ce parcours depuis L’Amour fou, Juliet Berto, Bernadette Lafont, Dominique Labourier, Géraldine Chaplin, Maria Schneider, Pascale Ogier, Fabienne Babe, Jane Birkin, Emmanuelle Béart, Sandrine Bonnaire, Jeanne Balibar, les jeunes femmes de la Bande des quatre et le trio – Nathalie Richard, Marianne Denicourt, Laurence Côte – de Haut bas fragile constituent non pas une succession de noms d’actrices, mais une communauté de travail, par-delà les années et les différences.

Cette quête d’autres manières de suscite et de bénéficier des ressources créatives de la collectivité de travail autour d’un film participe de ce qu’a réfléchi la manière de filmer de Rivette depuis le début. Elle a donné lieu à l’une des plus fortes traductions, dans la pratique cinématographique elle-même, des remises en question et des tentatives issues de Mai 68, comme le cinéaste le racontait dans un entretien mémorable paru dans les Cahiers du cinéma en septembre de la même année[1].

Il ne serait pas absurde de dire que la fabrication de chaque film de Jacques Rivette aura été une petite ZAD.

Au risque de l’anachronisme, il ne serait pas absurde de dire que la fabrication de chaque film de Jacques Rivette aura été une petite ZAD. Profondément interrogés par les pratiques venues du théâtre, et en particulier la notion de troupe si explicitement active dans ce que montrent beaucoup de ses films, les tournages de Rivette ont été dès le début, puis dans la proximité importante avec la bande de Marc’O à laquelle appartenait aussi Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon, des utopies en acte, et très fécondes malgré les nombreuses et ô combien réelles difficultés.

Joueurs et radicaux, habités de la mémoire des contes de l’enfance, de culture théâtrale et picturale, les films de Rivette sont, toujours, électrisés par le présent – le présent de la politique, le présent de l’existence des corps, des voix, des matières. En témoignent d’autant mieux que de façon contre-intuitive les films en costumes adaptés de grandes œuvres littéraires, La Religieuse, Hurlevent, Ne touchez pas la hache, et de manière exemplaire cette version sublimement concrète et actuelle d’un épisode historique qu’est Jeanne la pucelle. (…)

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Jean-Paul Belmondo, deux fois trois décennies pour construire le Bébel national

Jean-Paul Belmondo, à jamais inoubliable dans Pierrot le Fou.

Vedette incontestée du cinéma français, l’acteur, révélé par Godard et célébré pour ses multiples rôles de justicier acrobate, aura accompli un étonnant parcours, à la fois plein d’éclats, de charme et de faux-semblants.

À l’heure où ce texte sera mis en ligne, nul n’ignorera plus que Jean-Paul Belmondo est décédé, le 6 septembre, à l’âge de 88 ans, ni qu’il convient de saluer en lui un monument national. Dont acte.

Mais de quoi est fait au juste ce monument? Figure en vue d’une génération brillante de jeunes acteurs de théâtre frais émoulus du conservatoire (Jean Rochefort, Jean-Pierre Marielle, Bruno Cremer, Pierre Vernier…), Belmondo aura quitté la scène pour l’écran à la fin des années 1950 et mis très longtemps à retrouver les planches.

Lorsqu’il le fera, à la fin des années 1980, sa carrière triomphale est en déclin. Un déclin qui est aussi celui d’une époque, et pas seulement une époque du cinéma français dont il aura été la vedette la plus bankable durant trois décennies.

La principale nouvelle à l’heure de sa disparition est peut-être que, soixante ans après, l’organe officiel de Hollywood annonce la disparition de Bébel comme étant celle de l’acteur de À bout de souffle.

Le titre du périodique Variety annonçant le décès de l’acteur. | Capture d’écran via Variety

Pour le monde entier, hors la France, c’est Michel Poiccard, et le Ferdinand de Pierrot le Fou, qui restent associés à la figure de Jean-Paul Belmondo: celle d’un jeune homme rebelle, en phase avec l’énergie moderne qui a irradié le cinéma à l’enseigne de la Nouvelle Vague.

Il y a là un intrigant décalage avec ce qu’incarne en France celui qui est devenu assez vite, et durablement, une valeur sûre du cinéma commercial français dans ce qu’il a pu avoir de plus répétitif, de plus convenu. Plus qu’un décalage, un symptôme.

La trace Nouvelle Vague, essentielle et minime

L’association, dans de nombreux esprits, de Belmondo et de la Nouvelle Vague est largement illusoire. Si son premier grand rôle est bien aux côtés d’un ancien critique des Cahiers du cinéma, Claude Chabrol pour À double tour (1959), et si sa participation inoubliable de liberté insolente à À bout de souffle (1960), film immédiatement identifié comme une œuvre majeure du nouveau cinéma, est assurément un moment-clé, c’est quand même sur une autre voie qu’il construira l’essentiel de sa carrière.

Le véritable début, la construction du Bébel national, se produit en 1962. À ce moment, il est déjà célèbre. Grâce à Godard, avec qui il tourne à nouveau la comédie musicale colorée et faussement joyeuse Une femme est une femme, il a croisé la route de deux autres figures majeures du cinéma français, Claude Sautet, autre débutant, pour Classe tous risques et Jean-Pierre Melville pour qui il a fait merveille en curé pétillant de vitalité dans Léon Morin, prêtre et en gangster manipulateur dans Le Doulos.

Deux greffes décisives

Mais ensuite, il y a Cartouche et Un singe en hiver, toujours en 1962. Chacun des deux opère, à sa manière, une greffe décisive.

Ce qui a changé? Les corps, les intonations, la gestuelle… Bogart fait davantage référence que le Prince de Hombourg, Belmondo prend le relai d’un héros très français du genre dit de cape et d’épée, genre encore florissant, mais avec un parfum au goût du jour. Avec une grande énergie et un incontestable sens du show, L’Homme de Rio (1964) en déploiera bientôt les ressources.

Aussitôt après Cartouche, il y aura Un singe en hiver, l’adoubement. Le vieux patron des écrans français, Jean Gabin, partage et transmet à son véritable successeur, pour le meilleur et pour le plus conventionnel, le plus macho, le plus réactionnaire aussi, le flambeau de la tête d’affiche.

Bébel et Delon

Toujours sous la direction d’Henri Verneuil, Gabin fera d’ailleurs exactement de même aussitôt après avec l’autre prétendant à sa couronne, Alain Delon, dans Mélodie en sous-sol (1963).

Le box-office enregistrera des succès en série pour l’un et l’autre au cours des années 1970 et 1980, et le marketing entretiendra savamment leur supposée rivalité, jusqu’à organiser deux fois des retrouvailles à l’écran, aussi nulles en 1970 (Borsalino) qu’en 1998 (Une chance sur deux). Mais ce sont en réalité deux profils très différents, deux persona presque antagonistes. (…)

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La preuve par trois de la jeunesse – à propos de « Made in Hong Kong » et autres surgissements

La sortie en DVD de Made in Hong Kong, le film de Fruit Chan en écho à la rétrocession de Hong Kong à la Chine, redonne vie à ce jaillissement d’énergie cinématographique face à un futur opaque et inquiétant. Et, dans le contexte d’autres éditions DVD récentes (Les Rebelles du dieu néon de Tsai Ming-liang, Judo de Johnnie To), attire l’attention sur les continuités et les mutations de certaines formes d’invention dans le cinéma, qui se sont depuis 30 ans notamment beaucoup manifestées dans le monde chinois.

Signé d’un réalisateur alors inconnu, et aujourd’hui plus qu’à demi oublié, surgi d’un moment historique particulier, voilà un film-éclair, et qui, réapparu grâce à une excellente édition DVD, brille toujours d’un éclat singulier. En 1996, Fruit Chan a 37 ans, il a réalisé pour l’industrie du cinéma hongkongais – où il travaille depuis plus de 10 ans comme assistant – deux longs-métrages de genre dont il est le premier à affirmer la médiocrité, et qui ont été des échecs commerciaux. En 1996, il reste quelque mois avant la rétrocession de Hong Kong à la République populaire de Chine.

Lui, et lui seul, va réaliser le film d’un basculement dans un inconnu écartelé entre révolte contre le vieux monde, angoisse et appel du futur. Cela s’appelle Made in Hong Kong. Saturé par la situation très précise dont il est issu, le film est pourtant propulsé par une énergie parfaitement reconnaissable, et qui vient des « nouvelles vagues » qui, depuis les années 60, ont parcouru la planète, y compris le monde chinois au cours des années 80 – Taïwan au premier chef depuis le surgissement des Garçons de Fengkuei de Hou Hsiao-hsien en 1983, Hong Kong avec As Tears Go By de Wong Kar-wai en 1988, le continent différemment avec les premiers films de Chen Kaige et Zhang Yimou.

Un quart de siècle plus tard, le film de Chan n’a pas pris une ride. Il vibre d’un tonus adolescent intact, et singulièrement en phase avec les situations actuelles, qu’il s’agisse des modalités les plus informelles de révolte contemporaine, ou de la situation dramatique qu’a connu Hong Kong récemment. Tourné avec des bouts de ficelle, des acteurs dont aucun n’est professionnel, et la complicité de copains et de collègues, le film fonce à perdre haleine à travers les codes du thriller.

On y suit les méfaits et grands gestes d’un petit gangster prénommé Mi-août, lévrier efflanqué qui protège un grand zouave handicapé mental. Bientôt il tombe amoureux de la fille de celle à qui il devait faire rembourser ses dettes pour le compte d’usuriers mafieux. Il est, surtout, l’incarnation désordonnée d’une force vitale sans repère face au mur de l’avenir, mur devenu spectaculairement visible dans le contexte politique du moment.

Fruit Chan reprend les chemins de traverse explorés auparavant par ses ainés allemands, japonais ou tchécoslovaques.

À l’exception d’un clin d’œil final, il n’est jamais question du retour de Hong Kong sous l’autorité de Pékin dans le film, supposé se dérouler durant l’été 1997. Mais son horizon, monde stressé et violent, claustrophobie des grands buildings et unique échappée à l’air libre dans un cimetière géant, démultiplie et simultanément inscrit dans une réalité précise la dynamique venue de la modernité du cinéma.

Dans l’un des bonus, Marco Muller, qui comme directeur à l’époque du Festival de Locarno avait fait découvrir Made in Hong Kong en Occident, a raison de citer une des formules célèbres de Jean-Luc Godard. Et plus encore, il a raison de la citer de manière erronée. Dans son deuxième film, Le Petit Soldat, Godard faisait dire à Michel Subor « le cinéma c’est la vérité 24 fois par seconde ». Ce qui est évidemment faux : les formules de Godard, surtout celles qui deviennent des slogans, sont le plus souvent inexactes ou bancales si on les prend au pied de la lettre, mais elles sont capables de faire réfléchir et discuter mieux que des affirmations plus « sensées ». Et Muller a raison de reformuler la maxime en : le cinéma doit filmer la vérité 24 fois par seconde.

C’est exactement ce que s’évertue à faire Made in Hong Kong, dans sa débauche de réactivité visuelle, sonore, rythmique et dramatique à une réalité sur laquelle elle ne possède aucune prise savante, théoricienne, politicienne. Tandis que l’action rebondit de course échevelée en baston maladroite, d’intimidation en trompe-l’œil en exploration des ruelles de Kowloon, l’effet – politiquement formaliste et stratégiquement perturbant – est de ne jamais se reposer sur aucun conformisme narratif, émotionnel, moral, de n’offrir aucune zone de confort consensuel.

Paradoxal et naïf, combattif comme un set de free jazz et rétif à toute binarité comme un cheval sauvage éperonné par les couleurs et les désirs, le film de Fruit Chan recroise Monika et Touki Bouki, L’As de pique et Contes cruels de la jeunesseL’Amour est plus froid que la mort, La Plage du désir et Accatone. En fait tout ce qu’on a appelé « Nouvelle Vague »… sauf peut-être, aussi étrange que cela puisse paraître, le cinéma qui a été à l’origine de cette formule, le jeune cinéma français de la fin des années 50 et du début des années 60. Celui-ci est en effet le seul dont les personnages n’ont pratiquement pas été concernés par ce phénomène mondial dont les Nouvelles Vagues du monde entier ont été un des principaux témoins, l’irruption de l’adolescence comme âge et comme type de comportement.

Antoine Doinel dans Les 400 Coups est un enfant, les personnages principaux des premiers Godard, Rohmer, Varda, Resnais ou Chabrol sont des adultes, et même le trio d’Adieu Philippine a une relation à l’existence, à la famille et au travail qui ne relève pas de ce qu’incarnent Harriet Andersson chez Bergman, puis Marlon Brando et James Dean à la fin des 50’s. Belmondo, Brialy, Bernadette Lafont, Jeanne Moreau, Catherine Deneuve n’ont jamais joué des adolescent(e)s – Jean Seberg dans À bout de souffle, Jean-Pierre Leaud dans un sketch de L’Amour à 20 ans sont sans doute les figures qui s’en rapprochent le plus, c’est maigre. Encore s’agit-il d’adolescents sages, loin de ces transgressions où petite délinquance, violence gratuite et sexualité précipitent de manière spectaculaire pour caractériser un moment de l’existence des individus dans un état particulier de la société.

Nous voici loin de Hong Kong à la fin du 20e siècle ? Pas tant que ça. (…)

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En souvenir de la vie prodigieuse de Michel Piccoli, artiste moderne

Michel Piccoli en décembre 2005

L’acteur et cinéaste est mort le 12 mai à l’âge de 94 ans. Son parcours d’une époustouflante richesse condense et magnifie tout un pan de l’histoire du cinéma.

C’est ennuyeux. Quand les gens meurent, il faut toujours en dire du bien. Les éloges à l’artiste et à l’homme Piccoli sembleront donc convenus, injustice flagrante à propos de quelqu’un d’aussi peu conventionnel. Mais pour avoir eu la joie de passer en plusieurs occasions un peu de temps avec lui, il faut tout de même bien dire la merveille d’homme, d’humain qu’il fut.

Dire l’incroyable disponibilité aux autres, la curiosité toujours en éveil, le souci du monde et de celles et ceux qui le peuplent qui s’éprouvaient immédiatement, et sans faille, en le fréquentant.

Quand les Cahiers du cinéma lui dédièrent, en 2005, un numéro spécial, les deux personnes avec lesquelles il souhaita s’entretenir n’étaient ni gens de pouvoir ni figures de sa corporation, mais une grande artiste photographe, Sophie Ristelhueber, et un historien, Paul Veyne. Et cela n’a rien d’anecdotique.

Michel Piccoli était acteur. Sur le grand écran, il était déjà remarquable en 1949, à 24 ans, dans Le Point du jour de Louis Daquin. Et cela faisait alors trois ans qu’il avait débuté au théâtre. Soixante ans durant, il n’aura pas cessé d’être acteur, merveilleusement.

Mais il aura aussi été un cinéaste très original, injustement peu et mal considéré, avec cinq titres de films courts ou longs, dont deux merveilles qui disent beaucoup de lui, Alors voilà (1997) et C’est pas tout à fait la vie dont j’avais rêvé (2005), écrit avec la scénariste Ludivine Clerc, son épouse depuis 1978.

Il est mort le 12 mai d’un AVC à 94 ans.

Lui qui fut le plus grand acteur de sa génération (au moins), mais ni star ni monstre sacré, n’aura jamais fait comme les autres.

À une époque où ce n’est pas courant, il devient une vedette populaire grâce à un mémorable Don Juan réalisé par Marcel Bluwal pour une télévision qui, en ces temps (1965), faisait son travail. Il ne ressemblait pas du tout à Delon, à Belmondo ni à Maurice Ronet, encore moins à Gérard Philippe. Il ne ressemble à personne, d’ailleurs.

La séduction, la finesse, quelque chose d’animal mêlé à quelque chose d’infiniment civilisé, dangereux peut-être, attirant sûrement. Tout est là.

Buñuel plus encore que Godard

À ce moment, en 1965, il a tenu trente rôles déjà, dont deux inoubliables: Paul Javal dans Le Mépris de Jean-Luc Godard, bien sûr, face à Brigitte Bardot, mais aussi le patron de Jeanne Moreau dans Le Journal d’une femme de chambre de Luis Buñuel, tous les deux en 1963.

Le Mépris est un film si important, et Piccoli y était si parfait d’ambivalence maladroite, à la fois lâche, amoureuse et malheureuse, qu’on n’en dira pas davantage ici, c’est à bon droit l’un des films qui a suscité le plus de glose, et de reprises à l’écran plus ou moins avouées, qu’on n’en finirait plus. Et puis le plus significatif, c’est sans doute l’autre.

Buñuel, qui avait déjà fait appel à lui pour La Mort en ce jardin en 1956, a réalisé six films avec Piccoli, dont deux où celui-ci occupe une place décisive, Le Journal et Belle de jour. La connivence de l’intelligence et de la sensualité qui se déploie comme un champ magnétique entre le réalisateur et l’interprète sont d’une évidence dont on trouve peu d’autres exemples.

Après, il y a plus de 200 films, dont une longue traînée de merveilles. Pas forcément besoin du premier rôle d’ailleurs, on l’a vu chez Buñuel. Le Monsieur Dame des Demoiselles de Rochefort (1966) de Jacques Demy est inoubliable, tout comme l’est le mari de Dominique Sanda dans Une chambre en ville du même auteur, seize ans plus tard.

Avec Françoise Dorléac dans Les Demoiselles de Rochefort, 1967.

Piccoli, qui a joué pour des dizaines de réalisateurs, est aussi un homme de fidélité. La plus évidente concerne Claude Sautet. Les Choses de la vie reste le plus repéré mais, loin des emplois de grand bourgeois qu’un certain cinéma français assez convenu lui attribuera à répétition dans les années 1970 et 1980, son plus beau rôle pour ce réalisateur est sans doute dans Max et les Ferrailleurs. On ne saurait non plus oublier sa relation au long cours avec le délicat Michel Deville.

Toutefois, le cinéaste avec lequel il a le plus souvent travaillé est bien différent. Marco Ferreri peut être regardé à bien des égards comme le successeur de Buñuel. Le rôle hallucinant de Dillinger est mort (1968) ouvre un compagnonnage où les frasques de La Grande Bouffe (1973), la vaillance iconoclaste de Touche pas à la femme blanche puis quatre autres films tous d’une grande audace composent l’une des îles principales de l’immense archipel de ses présences à l’écran.

L’équipe de La Grande Bouffe de Marco Ferreri (à droite), le cinéaste avec lequel Michel Piccoli a le plus souvent tourné.

 

Le monde moins Hollywood

Sans lien familial avec l’Italie (son patronyme vient d’un ancêtre tessinois), il aura souvent travaillé dans la péninsule après Le Mépris, aux côtés de Marco Bellocchio surtout, mais aussi de Vittorio De Seta, de Liliana Cavani, de Sergio Corbucci, d’Elio Petri, de Luciano Tovoli –pour le très beau Général de l’armée morte, dont il fut aussi coscénariste et producteur–, d’Ettore Scola, de Sergio Castellitto.

Et c’est chez Nanni Moretti qu’il aura offert son ultime grand rôle, la foudroyante interprétation du pontife qui ne voulait pas l’être de Habemus Papam (2011), où se dessine une dernière fois toute une morale du jeu d’acteur aux antipodes de la performance et de l’effet.

Lui qui était prêt, lorsqu’elles avaient un sens, à toutes les transgressions ne fut jamais un histrion, comme le cinéma français en compte tant, y compris parmi les noms les plus révérés. (…)

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Jean-Pierre Mocky, mort d’un Desperado de cinéma

Jean-Pierre Mocky, en 2002, au cinéma Le Brady, qu’il avait acquis, à Paris.

À défaut de poches, son linceul est plein de trous, de poux, de hiboux et de cailloux dans les chaussures de toutes les orthodoxies.

Le chiffre qui compte, ce n’est pas l’âge qu’il avait, 86 ou 90 ans, mais ça: 60 films en 60 ans. Qui dit mieux? Personne. Et encore, le premier grand film de Jean-Pierre Mocky n’est pas dans la liste, c’est La Tête contre les murs, qu’il a écrit et interprété, mais qu’a réalisé Georges Franju, fort bien d’ailleurs. C’était en 1959, se levait ce qu’on commençait à appeler la Nouvelle Vague, Mocky en était comme Jourdain prosateur, et un dénommé Godard Jean-Luc ne s’y méprenait pas, qui consacrait en rafales trois articles à cette «histoire de fous racontée par des fous, donc follement belle».

Mocky, né Jean-Paul Mokiejewski peut-être un 6 juillet 1933 ou bien quatre ans plus tôt –son père l’aurait vieilli pour lui permettre de voyager et d’échapper aux rafles sous l’Occupation– avait des antécédents dans les asiles psychiatriques et dans le cinéma, italien surtout, ayant débuté comme acteur chez Antonioni et comme assistant de Visconti et de Fellini. Pas mal.

Sans affiliation, y compris aux groupes constitués de la Nouvelle Vague, Mocky appartient de plain-pied à cet élan de liberté et de transgression qui va balayer le cinéma français, et mondial, dans les années 1960. Avec une nette prédilection pour la comédie grotesque, il ne cessera d’explorer les ressources inexploitées des différents genres cinématographiques –fantastique (La Cité de l’indicible peur, Litan), film noir (Un linceul n’a pas de poches, Ville à vendre), thriller politique (L’Albatros), policier (Agent trouble)… Virtuose de l’adaptation de polars plus ou moins obscurs, il fabriquera très vite les conditions d’une indépendance aussi sourcilleuse que souvent impécunieuse.

Les plus grands acteurs avec lui

Ayant fait de l’irrévérence une vertu cardinale, il s’en prend aux totems et tabous de la société française avec une verve qui ne s’embarrasse pas de nuances: les notables de tout poil, l’Église, les politiciens, les machos, les supporters de foot, les magistrats, les médias, la télévision en particulier font les frais d’une gouaille qu’auront adoré servir les plus grands acteurs et les plus grandes actrices.

Michel Serrault, Catherine Deneuve, Michel Simon, Jeanne Moreau, Jean Poiret, Bourvil, Jacques Villeret, Anouk Aimée, Francis Blanche, Michael Lonsdale, Michel Galabru, Jacques Dutronc, Charles Vanel, Gérard Depardieu, Jacqueline Maillan, Pierre Arditi, Philippe Léotard, Michel Blanc, Josiane Balasko, Emmanuelle Riva, Richard Bohringer, Bernadette Lafont, Pierre Richard, Darry Cowl… ce n’est plus un casting, c’est l’annuaire de trois générations au moins de comédiens français·es, aussi bourré·es de talent que différent·es, et souvent employé·es, pour leur plus grande joie, à contre-emploi.

Catherine Deneuve et Pierre Arditi dans Agent trouble.

Mais cela ne suffirait pas à expliquer leur présence, et souvent à de nombreuses reprises, pour des cachets qui n’avaient rien à voir avec ceux auxquels ces comédiens pouvaient prétendre.

Fidélité sans faille d’un excellent cinéaste

Parce que oui, assurément, Mocky était un farceur et un provocateur. Mais c’était d’abord un excellent cinéaste. Un cinéaste inventif, intuitif, libre d’improviser avec les codes narratifs et de mise en scène, très sensible à ce que jouer veut dire –lui qui avait commencé comme interprète, sur scène et devant la caméra, et serait très souvent acteur dans ses propres films.

D’une fidélité sans faille à ses amis et à ses idées, il était un orchestrateur de chaos qui aura très bien su ce qu’il faisait –et avec qui. (…)

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Agnès Varda, la grande vie

©JM Frodon

Bernardo Bertolucci, qui fut un prince du cinéma en Europe

Le cinéaste italien laisse derrière lui une œuvre inégale mais marquée par quelques films inoubliables.

Il est mort le 26 novembre, à l’âge de 77 ans. C’est la triste fin d’une histoire triste.

Une histoire qui se décline en quatre grands épisodes aux tonalités diverses, mais qui tireront vers le sombre, bien trop tôt.

Jeunesse audacieuse

Bernardo Bertolucci a 23 ans lorsqu’il devient une figure publique importante du cinéma italien –soit, à bien des égards, du cinéma alors le plus fécond du monde. Rossellini et De Sica sont toujours là, Fellini a atteint le sommet qu’il ne quittera plus pendant près de vingt ans, le règne de Visconti est établi, et Sergio Leone arrive. Deux génies à la modernité plus tranchante, Michelangelo Antonioni et Pier Paolo Pasolini, sont déjà reconnus pour leur apport essentiel –sans parler de nombreuses autres personnalités importantes.

À 23 ans, le fils de poète signe son deuxième film, après avoir commencé aux côtés du cinéaste et lui aussi poète Pasolini comme assistant sur Accatone, puis avoir tourné son premier film, La Commare Secca (que personne n’a jamais appelé de son titre français Les Recrues), d’après un scénario de l’auteur de Mamma Roma.

En 1964, au sein de cette exceptionnelle galaxie de talents, Bertolucci fait entendre une musique différente, dérangeante, inventive, qui s’inspire explicitement de la Nouvelle Vague française et surtout de Jean-Luc Godard, avec une approche politique plus explicite.

Juste avant Les Poings dans les poches et La Chine est proche de son compère Marco Bellocchio, Prima della Rivoluzione impose Bernardo Bertolucci comme figure d’une jeunesse audacieuse, qui pousse plus loin les ruptures avec les formes dominantes et les pouvoirs établis.

Bande-annonce de Prima della rivoluzione

Cette approche du cinéma comme arme formelle se traduira par le geste expérimental et agressivement transgressif qu’est Partner (1968), happening filmique aujourd’hui très daté, et la participation au collectif La Contestation (1969), aux côtés notamment de Godard, Pasolini et Bellocchio.

Mais l’autre grand film de l’époque signé par Bertolucci est sans doute le trop peu connu et passionnant La Via del Petrolio (1967), enquête documentaire sur les chemins du pétrole, du golfe Persique aux pompes à essence européennes, d’une lucidité géopolitique remarquable à l’époque –et très significative de l’intelligence et du sens narratif de son auteur.

Chemins obscurs

Les années 1970 s’ouvrent avec le déploiement d’une œuvre ample et profonde, grâce à trois films majeurs, La Stratégie de l’araignée et Le Conformiste, tous les deux en 1970, et Le Dernier Tango à Paris, en 1972.

Bertolucci y explore les chemins obscurs de la fascination, du pouvoir, des formes de domination où l’héritage du fascisme, la domination masculine, l’appel du vide et de la mort construisent, très différemment, des paysages qu’aucune explication simpliste ne saurait contenir et encore moins résoudre.

Tout le monde se souvient du scandale du Dernier Tango –on y reviendra–, qui en aura occulté la complexité esthétique et la profonde tristesse, comme il rejette dans l’ombre la richesse à multiples entrées de La Stratégie, et surtout la puissance glaciale du Conformiste, sans doute le premier véritable chef-d’œuvre de son auteur, avec un Trintignant inoubliable.

Puis, grâce à l’extraordinaire succès du Dernier Tango, Bertolucci réalise avec d’importants moyens sa plus grande œuvre, la fresque 1900épopée italienne, épopée européenne, épopée révolutionnaire.

Récit du basculement dans le XXe siècle d’un monde violent et sensuel, ancré dans la campagne de l’Émilie-Romagne et emporté par un souffle à décorner les manuels d’histoire, 1900 est simultanément étude inspirée des imaginaires et des représentations, des imageries et des idéologies qui y naissent et traverseront les temps, jusqu’au présent de la réalisation.

Sorti à une époque qui réclamait des discours plus carrés, 1900 est un échec public aussi injuste que douloureux pour le réalisateur.

D’une ambition baroque et opératique, les deux films «italo-italiens» qui closent la période, La Luna (1979) et Tragédie d’un homme ridicule (1981), connaissent un destin en demi-teinte. Les temps ont changé.

Fastes orientaux

Les années 1980 voient Bertolucci se lancer, après une longue éclipse, dans sa grande trilogie «orientale»: Le dernier empereur (1987), Un thé au Sahara (1990) et Little Buddha (1993). Orientaux par les lieux où ils sont situés (Chine, Maroc, Tibet), ces films sont surtout des productions internationales fortement marqués par Hollywood. (…)

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«Le Départ» à fond la caisse

Jean-Pierre Léaud et Catherine Duport dans Le Départ de Jerzy Skolimowski

Réédité en copie neuve, le premier film tourné hors de Pologne par Skolimowski reste un joyau du cinéma moderne des années 60.

 

« Mieux vaut mieux un coiffeur vivant qu’un pilote mort ! » dit le collègue raisonnable.  Ce n’est ni l’avis de Marc, ni celui du jeune Jerzy Skolimowski lorsqu’il réalise en 1966, à 28 ans, Le Départ, foudroyant et rigolard hymne à la jeunesse, à la vitesse, à la transgression.

Marc, Jean-Pierre Léaud imitant génialement et prémonitoirement Louis Garrel, garçon coiffeur à son corps défendant, n’exerce de toute évidence l’activité passionnée de pilote de rallye amateur que comme traduction d’un appétit de vitesse, de danger, de changement de statut dans l’existence.

Tout vibre et vit

Marc passe d’une Porsche à l’autre au fil de péripéties abracadabrantes au cœur des rues de Bruxelles fantastiquement filmé, capitale éminemment parisienne et absolument polonaise. Tout vibre et vit dans Le Départ,  les images somptueuses de Willy Kurant se distrayant entre Godard et Orson Welles aussi bien que la musique de l’étonnant jazzman Komeda.

Et bien entendu les acteurs, l’épatante Catherine Duport (mais pourquoi ne l’a-t-on plus revue depuis ce film et Masculin féminin où elle était simultanément la partenaire de Léaud), et Léaud lui-même, juvénile, tonique, keatonien, aussi maladroit avec la belle de ses pensées qu’habile avec un volant. Il est comme le corps vif, fulgurant et immature d’un cinéma en train de se réinventer.

52 ans plus tard, autant dire un siècle, ce n’est pas que Le Départ n’a pas pris une ride, c’est que sa jeunesse semble encore plus éclatante, de résonner incongrument dans le paysage du cinéma actuel.

A l’époque, il raflait l’Ours d’or à Berlin, et sonnait comme un des plus puissants coups de trompette de cette nouvelle vague aux multiples ressacs qui balayait le monde, et particulièrement l’Europe de l’Est, et notamment la Pologne où surgissaient aussi le surdoué mais aussi surcoté Polanski, lequel dissimulera indûment l’importance de Skolimowski.

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Déjà repéré pour Signe particulier : néant (1964) et Walkover (1965), croisant cette fois ouvertement le chemin de ses cousins par alliance stylistique Godard et Truffaut, le futur auteur de Deep End (1970), de Travail au noir (1982) et du Bateau phare (1985), dont on redécouvre peu à peu l’importance grâce à une série de rééditions, faisait exploser sa joie de filmer métabolisée en joie de conduire et d’aimer de Marc Léaud.

Après une éclipse qui durant la dernière décennie du 20e siècle et presque toute la suivante a fait croire à sa disparition, on a retrouvé Skolimowski toujours aussi inspiré, grâce à Quatre nuits avec Anna (2008) et Essential Killing (2010). Des années 60 aux années 2000, le rythme a changé, l’esprit d’aventure et de création, non.

C’est aussi ce dont témoigne la retrouvaille avec Le Départ, film qui avait à peu près disparu, et qu’il est très heureux qu’un distributeur audacieux ramène à sa juste place : en pleine lumière.

(Cet article a été publié sur Slate.fr lors de la première ressortie du film en septembre 2011. Il reparait à l’occasion de la réédition en copie restaurée ce 21 novembre 2018).

Em memória de Nelson Pereira Dos Santos, éclaireur du cinéma moderne

Le cinéaste brésilien est mort le 21 avril, à l’âge de 89 ans. Il fut le premier à incarner un moment essentiel de cette modernité dont la Nouvelle Vague française deviendra le symbole.

Dès son premier long métrage, Rio, 40° en 1956, Nelson Pereira Dos Santos affirme un style inspiré du néoréalisme italien pour raconter la vie des différents quartiers de la métropole brésilienne, aux côtés de gosses des favelas.

La même ambition de description «à fleur de réel» –cette fois par les ressources de la fiction– de l’existence des classes populaires urbaines se retrouve dans Rio Zone Nord (1957), avec des moyens plus complexes, les chants et danses de l’univers de la samba et la présence d’un extraordinaire acteur et chanteur, déjà grande vedette au Brésil, Grande Otelo.

Mais c’est son quatrième long métrage, situé dans la région désertique du Sertao, au nord du pays, qui imposera sur la scène internationale le nom du réalisateur, et avec lui l’avènement de ce que la critique, notamment française, salue sous le nom de Cinema Novo.

Primé à Cannes en 1964, Vidas Secas est un repère majeur, avec son réalisme cruel et son fantastique halluciné par la profondeur de la misère et la violence des conditions physiques et sociales que subissent les paysans.

Un mouvement collectif d’artistes singuliers

Le film joue un rôle décisif dans la reconnaissance d’un mouvement où s’expriment au même moment la figure la plus célèbre du Cinema Novo, le flamboyant Glauber Rocha, également dans le Sertao avec Le Dieu noir et le diable blond (et plus tard Antonio das Mortes), mais aussi dans le monde urbain et les milieux politiques avec Terre en transe.

En quelques années s’affirment également Ruy Guerra, évoquant la violence de la répression dans les régions rurales (Os Fuzis) comme le trouble d’une jeunesse des villes rétive aux codes sociaux et aux mœurs dominants (La Plage du désir), Carlos Diegues avec Ganga Zumba à la gloire du chef d’une révolte d’esclaves noirs, Paolo Cesar Saraceni en milieu urbain, alors à la pointe d’une modernité à rapprocher d’Antonioni avec O Desafio, Leon Hirzsman, surtout documentariste, ou Joaquim Pedro De Andrade, à qui on doit le délirant Macunaïma.

La grande variété des thèmes et des styles s’inscrit sur un horizon clairement politique, où le coup d’État militaire de 1964 instaurant une dictature qui durera vingt ans est un séisme de première magnitude. C’est encore Nelson Pereira Dos Santos qui signera le grand film marquant la sortie de ces années noires, et leur évocation la plus explicite, avec le magnifique Mémoires de prison, en 1984.

Mais si le Cinema Novo, dont Eryk Rocha –le fils de Glauber– a remarquablement raconté l’histoire dans son documentaire du même nom, est un phénomène culturel majeur au Brésil, il est aussi un événement important à l’échelle mondiale. Il s’agit sans doute du premier mouvement cinématographique collectif reconnu internationalement. (…)

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