Locarno 2: le loup, les gouffres

Suite de l’interrogation initiée dans le premier article sur le Festival de Locarno, à propos de ce qui fait la réussite d’un festival, en deçà ou au-delà de la qualité des films appréciés un par un. Deuxième élément de réponse, plus pessimiste : la réussite de Locarno, au sens du contentement perceptible – et d’ailleurs partagé – de ceux qui y participent, repose sur un mécanisme dangereux. A regarder les films, à écouter ceux qui en parlent, se confirme l’idée qu’il n’y a pas un programme mais plusieurs, qui prennent acte de différences d’attentes importantes entre les festivaliers, et vise à satisfaire chacun dans sa case, mais sans travailler à les rapprocher, à ouvrir le goût des uns aux films des autres.

On trouve à Locarno des films grand public, surtout sur la Piazza grande et parfois en compétition officielle, qui n’ont aucune chance de séduire un spectateur un peu exigeant, et s’en fichent éperdument. Alors qu’on sait que, même si c’est un défi, ce n’est pas une fatalité – la reprise sur la Piazza ce mardi soir de Camille redouble de Noémie Lvovsky, une des belles révélations de Cannes, en administrera la preuve éclatante. On trouve à Locarno une rétrospective cinéphile dédiée à Otto Preminger, exceptionnellement complète et d’une irréfutable pertinence. On trouve aussi à Locarno un ensemble de programmes flirtant de manière plus ou moins poussée avec l’expérimental, sans doute en la matière la programmation la plus exigeante et légitime qu’on puisse trouver dans un grand festival international. Ce qu’on ne trouve pas, ou plutôt ce qu’on ne ressent pas, c’est ce qui ferait circuler les spectateurs entre ces approches. Les supporters de Straub, de Kawase et de Weerasethakul se posent de moins en moins la question d’aller voir une comédie sentimentale ou un film d’action dans les séances grand public, et l’inverse est évidemment encore plus vrai.

Si « les offres » de Locarno recèlent de passionnantes propositions, le pluriel n’est plus ici une qualité. Il est le signal du risque d’une dispersion des forces hétérogènes qui doivent au contraire converger pour assurer la réussite d’un festival, et surtout la relation au cinéma qu’il est supposé promouvoir.

C’est en étant évidemment soi-même sous l’influence de cette caractéristique qu’on s’arrêtera ici sur deux heureuses rencontres au fil des programmes. Deux films français présentés en marge des sélections les plus visibles, deux propositions singulières, très personnelles par le détour de fictions qui jouent avec les codes du film de genre, en se plaçant sous le même signe, celui de la disparition.

Marie-Eve Nadeau dans La Richesse du loup, de Damien Odoul

La Richesse du loup de Damien Odoul est une véritable histoire d’amour à partir de la disparition fictive de son réalisateur. Celui-ci aurait légué ses images et ses mots à sa compagne et monteuse, devenue dès lors aussi la quasi-unique actrice du film, Marie-Eve Nadeau. Voyage dans le temps, la mémoire d’un autre, une histoire à la fois intime et collective – passent les fantômes de la Résistance, de la guerre d’Algérie –, par les filtres de la distance (le Québec, la différence d’âge, l’amour et l’incompréhension). Odoul renouvelle, en se l’appropriant, les ressources du found footage, ce procédé qui confie à des images soi-disant retrouvées la capacité de rappeler au monde des fantômes. Lui et M.-E. Nadeau réussissent ainsi à laisser affleurer des angoisses et des rêves qui sont à la fois d’un homme réel, d’un personnage de récit, et de bien d’autres de manière plus indirecte ou allusive.

Nathalie Boutefeu dans Les Gouffres d’Antoine Barraud

Disparition, aussi, dans Les Gouffres d’Antoine Barraud, et à nouveau solitude d’une femme, jouée par Nathalie Boutefeu parfaite comme toujours, épouse de ce fugace spéléologue évanoui dans des cavités profondes dont rien ne certifie qu’elles se trouvent dans les Andes, ou même dans aucune montagne connue des géographes. Film fantastique jouant avec l’humour, secoué de séismes et d’apparitions, Les Gouffres est une plongée dans les soubassements de l’angoisse de vivre, la terreur de ne pas vraiment vivre, où les ressources d’invocation du cinéma font merveille.

Post Scriptum: Il y a un fantôme commun à ces deux films: Mathieu Amalric, qui joue un rôle nopn proportionné à sa présence à l’image dans Les Gouffres, et est le coproducteur de La Richesse du loup.

Locarno 1 : Le festival, et puis, Chiri

Uno et Naomi Kawase dans Chiri

Petite question métaphysique : jusqu’à quel point un festival peut-il être réputé réussi si les films qu’on y voit sont d’un intérêt moyen ? Les quelque dix films découverts depuis l’ouverture du 65e Festival de Locarno, mercredi 1er sur la célèbre Piazza grande, sont de qualité variable, certains présentant des qualités sur lesquelles on espère avoir l’occasion de revenir, mais il faut bien dire que l’impression au sortir de la plupart des séances est plutôt réservée. En quoi le festival est-il pourtant réussi ? En ce que, pour l’instant du moins, l’impression générale reste étonnamment positive – sentiment personnel partagé avec pratiquement tous les festivaliers auxquels on a eu l’occasion d’adresser la parole.

Il y aura eu l’hommage affectueux et légitime rendu à Léos Carax lors de la remise de son Léopard d’honneur devant les 8000 spectateurs de la Piazza, avec l’impression de réparer un peu de l’injustice idiote du palmarès cannois. Il y aura eu la qualité des conversations publiques avec des cinéastes, à commencer par le même Carax, précis et sincère, ou le président jury, Apichatpong Weerasethakul, pensant à haute voix son propre parcours avec une modestie et une clairvoyance remarquables. Il y a la rétrospective Preminger, réserve de trésors disponibles, et les films des membres des jurys, retrouvailles bienvenue avec des œuvres de Weerasethakul, les deux films de Roger Avary, Daratt de Mahmat Saleh Haroun… sans oublier le si réjouissant Camille redouble, nouveau film de Noémie Lvovsky. Il y a la réunion de jeunes cinéastes venus de toute l’Afrique de l’Ouest, avec ces projets de films passionnants pour beaucoup, dans le cadre du dispositif d’aide à l’écriture et à la coproduction Open Doors. Il y a de l’amour et du respect pour le cinéma dans la composition du programme, amour et respect qui s’affirment quand bien la « réussite » de nombre des films sélectionnés demeure problématique. Malgré une météo passée de « canicule étouffante » à « pluie entrecoupée d’averses », la bonne humeur générale et l’envie de participer ne paraît nullement entachée au bout de quatre jours… même si il est clair que ce miracle ne pourra durer éternellement.

Rien de passionnant à se mettre sous les yeux jusqu’à présent ? Si ! Un film, bouleversant et bizarre. Chiri est le plus récent opus d’un ensemble de réalisations documentaires que Naomi Kawase consacre à sa propre histoire familiale, marquée par le fait d’avoir été à la naissance abandonnée par ses parents, et élevée par une tante âgée, Uno Kawase, qui l’adoptera et qu’elle appelle « grand mère », à cause son âge, même si elle est devenue sa mère après l’avoir officiellement adoptée, bien plus tard. A 20 ans, la future cinéaste lui consacrait son premier court métrage, Ma seule famille (1989), elle n’a cessé depuis de creuser sa relation à cette vieille dame et à l’absence de ses véritables parents, de manière plus ou moins indirecte dans ses fictions (notamment Suzaku, 1997, Shara, 2003, La forêt de Mogari, 2007, ou Hanezu, 2011) comme dans un étonnant travail documentaire intimiste, dont Locarno a réuni quelques étapes marquantes : Embracing (Dans ses bras, 1992) où elle part à la recherche du père jamais vu, Katatsumori (1994), très beau portrait au quotidien de grand’mère Uno,  Kya Ka ra Ba A (Dans le silence du monde, 2001), déchirant parcours vers une forme particulièrement intime et douloureuse de retrouvailles avec le père décédé entre-temps, Tarachime (Naissance et maternité, 2006), dont les « héros » sont la grand’mère Uno mais aussi l’enfant de Naomi Kawase qu’on voit naître lors d’une séquence frontale d’une rare puissance d’émotion. Kawase filme non pas partout et toujours comme quelqu’un de scotché à sa caméra vidéo – elle préfère le 16mm, qui oblige à choisir et limite la durée des prises – mais dans des circonstances où pratiquement personne ne le ferait. Ces films, dont des plans voyagent d’un titre à l’autre, à la fois rappel (c’est la même histoire, celle de la même personne) et remise en jeu de manière différente (cette histoire et cette personne, Naomi Kawase, ont changé), ces films construisent une quête de soi où les notions habituelles d’intimité ou d’impudeur sont non pas abolies (pas du tout !), mais remises en question, déplacées, à vrai dire renforcées et magnifiées – comme dans ce plan incroyable sur le corps nu de la très vieille dame, corps marqué et « déformé » (?) que la cinéaste transforme en une sorte de temple de chair regardé avec vénération et tendresse, en faisant partager vénération et tendresse par les spectateurs.

Le long métrage Chiri (2012), dont le titre se traduirait approximativement pas « Cendres », ou « Poussières », accompagne la fin de vie et la mort d’Uno. Il semble prendre au pied de la lettre, pour le contredire, la formule selon laquelle le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face, faisant l’un et l’autre avec un aplomb troublé et inquiet. La manière singulière qu’a Naomi Kawase d’utiliser le gros plan comme une caresse prend ici une puissance d’évocation déployée par les réapparitions de la grand’mère filmée dans les films précédents mais aussi le rapport à la nature, à l’espace, aux changements de lumière, au long de plans souvent d’une grande beauté, parfois d’une inhabituelle crudité – plus exactement, d’une inhabituelle cruauté, mais au sens élevé du « théâtre de la cruauté », de l’affrontement direct de ce qui est humain chez les humains. Expérience troublante, parfois déstabilisante, Chiri porte à incandescence la promesse, connue mais si rarement tenue, d’un partage ouvert à tous à partir de ce qu’il y a de plus personnel, de plus intérieur.

(Post scriptum: un ami érudit me fait remarquer que la phrase exacte serait « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement« . En fait cette phrase, une des Maximes de La Rochefoucauld, est une paraphrase d’Héraclite, qui disait bien, lui, « en face ». Ce n’est pas important, ce qui compte c’est qu’en effet, si elle les regarde « en face », sans détourner le regard, Naomi Kawase ne regarde ni le soleil ni la mort « fixement »: elle construit le mouvement, les déplacements, le tremblement, bref la mise en scène de cinéma qui permet d’affronter ce qui brule et aveugle. en quoi elle est aux antipodes de l’obscène.)

Tahrir-Locarno : ce que voit le cinéma

A mi-parcours, et malgré une météo peu clémente, le Festival de Locarno soixante-quatrième du nom peut d’ores et déjà être considéré comme un succès. Le complexe assemblage d’inédits, de grands classiques, de films extrêmement audacieux, de témoignages significatifs de diverses tendances contemporaines et de réalisations plus consensuelles – en particulier pour la Piazza grande – produit un sentiment d’ensemble de grand plaisir cinématographique. Cette impression où se combinent convivialité et aventures de spectateur excède les opinions, bien sûr diverses, que peuvent inspirer tel et tel film en particulier. Parmi ceux-ci, on reviendra sur les belles découvertes que sont, parmi les films français, Les Chants de Mandrin de Rabah Ameur Zaïmeche, Low Life de Nicolas Klotz, La Dernière Séance de Laurent Achard rejoignant Un amour de jeunesse de Mia Hansen-Løve, mais aussi les américains Terri d’Azazel Jacobs et Red State de Kevin Smith, le japonais Tokyo Park de Shinji Aoyama, les courts métrages de Spike Jonze, Claire Denis, Jean-Marie Straub… Sans parler des excellentes rétrospectives dédiées à Vincente Minnelli et aux classiques du cinéma indien.

Mais la plus belle rencontre peut-être à Locarno, la plus impressionnante, la plus cinématographique aura sans doute été avec un film intitulé Tahrir, place de la libération. Ce documentaire à été entièrement tourné au Caire durant les événements de janvier et février 2011, jusqu’au départ du président Hosni Moubarak. Il a été tourné  par un homme seul, Stefano Savona, armé de ce fameux appareil photo Canon 5D Mark II devenu entre des mains aussi diverses qu’expertes (récemment le très beau Road to Nowhere de Monte Hellman, après Ruber de Quentin Dupieux) un très fécond outil de cinéma. Savona connait bien le Moyen-Orient, où il a réalisé deux films mémorables, Carnet d’un combattant kurde et Plomb durci. Il connaît bien l’Egypte, où il se rend pratiquement chaque année. Ce savoir lui permet de comprendre dès le début du mouvement de contestation égyptien qu’il se passe quelque chose d’exceptionnel. Il fonce sur place. Mais, visiblement, il connaît encore quelque chose d’autre, de plus difficile à définir.

C’est ce « quelque chose » qui impose très rapidement la singularité de son film. Pour qui a suivi avec un peu d’attention la déferlante d’images engendrée par les événements de Tunisie et d’Egypte, un peu aussi de Bahrein et de Sanaa (les cas libyens et syriens étant assez différents), et même en remontant aux manifestations iraniennes de 2009-2010, pour qui a vu ce tsunami d’enregistrements sur les réseaux de partages vidéo et les chaines de télévision à commencer par Al Jezeera, la singularité du travail de Savona s’impose comme une évidence. Sens du placement et de l’organisation des points de vue, capacité à articuler l’individuel et le collectif, à inscrire l’individuel dans le collectif, à prendre en compte et à situer les contradictions internes du mouvement. Sens de la profondeur de champ et sens de la durée, à la fois pour ce qu’ils concernent la composition des plans et le montage, mais aussi la « profondeur de champ » et «  le sens de la durée » qui marquent l’intelligence politique et humaine d’une situation infiniment complexe, infiniment mouvante.

Au centre du film de Savona : des personnes, des humains, et ce qui les définit comme humains : la parole. Y compris quand le réalisateur retrouve le souffle des grandes chorégraphies de masse, de Eisenstein à Kurosawa (et à Le Masson), lors d’impressionnantes scènes d’affrontements.

Voir-entendre-comprendre, il faudrait forger un seul verbe, tant il semble que ce soit un seul acte que met en œuvre le réalisateur italien, durant ces 18 jours où il partage les jours et les nuits de manifestants qui inventent leur propre pouvoir, avec passion, parfois avec inquiétude ou remise en doute. Pas plus qu’eux ou que quiconque, Stefano Savona ne comprend tout ce qui se passe, mais avec eux  il découvre dans l’enchainement des instants, des cris, des débats, des peurs, des découragements, des élans, des joies et des réflexions, la singularité d’une dynamique commune et complexe.

Ce qui s’est passé Place Tahrir s’inscrit dans l’histoire longue des grands mouvements populaires, cela s’inscrit aussi dans le contexte très particulier des « printemps arabes », et cela possède des singularités irréductibles à aucune autre situation. La manière de filmer, image et son, de Stefano Savona prend acte de ces multiples dimensions. Il construit des plans qui, eux aussi, « viennent de quelque part » – d’une histoire des images. Mais ce faisant il ne réduit pas le neuf à l’ancien, au contraire. Il donne à percevoir ce qui s’invente, ou se réinvente dans l’improbable mélange assemblé sur la place de la capitale égyptienne, l’incroyable scénario qui s’y est joué.

Ni journalistique ni historien, son geste proprement artistique est exemplaire des possibilités de penser le présent grâce aux ressources spécifiques du cinéma. Ces possibilités-là sont si rarement mises en œuvres : nous avons des archives filmées des grands événements du siècle, mais bien peu d’œuvres de cinéma élaborées dans le temps même de leur survenue. Après, plus tard, il y aura des films, bien sûr, parfois des grands films. Ce pourra être passionnant, ce sera autre chose. Il y a les films de Santiago Alvarez et ceux de Chris Marker, certains de Robert Kramer, Mai 68 filmé par William Klein dans Grands soirs et petits matins, la révolution iranienne de 1979 filmée si différemment par Abbas Kiarostami (Cas n°1, cas n°2) et Amir Naderi (La Recherche)… La liste peut sans doute accueillir encore quelques exemples, il sont extraordinairement rares, alors qu’il y a des caméras partout depuis 120 ans, et des cinéastes, souvent.  C’est aussi à cette aune qu’il faut mesurer l’importance du geste de Stefano Savona.

Cartes postales de Locarno (en attendant +)

Dans la rue principale, en arrivant…

C’est exactement ce que raconte le film…

Vendredi soir sur la Piazza grande

Il en faut plus pour décourager le vaillant public

Et BEAUCOUP plus pour doucher Rocking Abel, qui a célébré son Léopard d’honneur de quelques rocks bien enlevés de sa composition (pour Chelsea Hotel, un must), sur scène quoique sous la pluie. Grand moment de joie.

Locarno Experience

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Sur la scène et sur l’écran de la Piazza grande, Olivier Père, italianophone habile et programmateur inspiré

Vétéran du genre (il en est à sa 63e édition), le Festival de Locarno qui se tient du 4 au 14 août a la particularité d’être le premier sous la direction artistique d’Olivier Père, auparavant responsable de la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes, à laquelle il a redonné dynamisme et rigueur. Pas besoin de passer très longtemps sur la rive du Lac Majeur pour comprendre que le nouveau direttore a d’ores et déjà gagné son pari. Servi par une météo bienveillante – donnée importante dans une manifestation dont le climax quotidien est la projection en plein air sur l’écran géant de la Piazza grande devant 9000 spectateurs – le déroulement des opérations se fait dans une ambiance chaleureuse et assidue, un public toujours aussi nombreux se pressant dans les salles.

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Chaque soir face à lui-même, le public du Festival

Ce public est à la fois la chance et le souci du programmateur : véritable trésor constitué au cours des éditions précédentes, il est suffisamment disparate pour que le choix de ce qui lui sera montré constitue un véritable casse-tête. Si des cinéphiles exigeants convergent chaque été de toute l’Europe vers Locarno, on y trouve aussi en grand nombre estivants en famille, professionnels aux intérêts divergents, et riches résidents permanents ou temporaires d’une des régions les plus huppées du monde. A ce défi, Olivier Père a répondu par la vigoureuse revendication de son ambition, appuyée sur quelques habiletés tactiques. La plus visible de celles-ci aura été le choix, cinéphiliquement irréprochable, d’une intégrale Lubitsch : bonheur intact de découvrir ou revoir une œuvre portée par la finesse et l’élégance, véritable opportunité pour beaucoup de découvrir les films réalisés en Allemagne avant l’émigration à Hollywood en 1923, base de repli rassurante face à certaines propositions dans les autres programmes susceptibles de déconcerter les festivaliers timorés.

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Après le thé, Jia-Zhang-ke recevra une statuette dorée à l’image du félin fétiche de la manifestation, et l’admiration sincère de tous les amoureux du cinéma

Autre choix tactique judicieux, la distribution de statuettes honorifiques et autres titres, selon un assemblage à même d’envoyer d’utiles signaux diplomatiques : aux Suisses avec un Léopard d’or à Alain Tanner, aux toujours entreprenants voisins italiens avec un autre à Francesco Rosi, en gage de reconduction du lien traditionnel avec les cinémas asiatiques en rendant un vif hommage à Jia Zhang-ke et en dédiant les journées de bourse aux projets aux cinématographies d’Asie centrale, sans oublier un petit salut au jeune cinéma d’auteur français en la personne de Chiara Mastroianni.  En outre, il a été fort remarqué qu’Olivier Père effectuait toutes ses présentations en italien, contrant ainsi le soupçon toujours très présent, surtout chez les Suisses alémaniques et les Tessinois, contre l’impérialisme culturel français.

Tout aussi adroit aura été la création d’un lieu pour noctambules, boîte de nuit à ciel ouvert qui s’est aussi révélée espace convivial où croiser sans restrictions beaucoup de personnalités invitées, rapidement devenues des habitué(e)s.

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Rubber de Quentin Dupieux et Curling de Denis Côté

Naturellement ces à-côtés ne valent qu’au nom du principal, le choix des films sélectionnés. Il me semble que s’il fallait définir d’un mot la ligne éditoriale, ce serait avec le mot « expérience ». Non pas qu’il s’agisse de ce qu’on appelle des « films expérimentaux », mais parce que la sélection parie sur la singularité et l’intensité de ce qui est susceptible d’être vécu, séance par séance, par ceux qui assistent au Festival, plutôt que sur la construction d’un discours général sur l’état du cinéma mondial. La provocation y a sa place (le porno gay et gore L.A. Zombie de Bruce LaBruce sur la Piazza a fait jaser, c’était prévu pour), comme l’invitation à des rencontres avec des formats inhabituels, par leur durée, leur approche ou leur support. Concevoir ainsi son programme, c’est chercher non une uniformisation ou un affichage, mais la mise en œuvre d’un esprit, qui puisse trouver projection après projection à s’incarner en avatars aussi mémorables qu’extrêmement différents entre eux.

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Homme au bain de Christophe Honoré et Foreign Parts de Verena Paravel et JP Sniadecki

L’esprit fut-il là ? Il m’a semblé que oui. Oui avec la présentation sur la Piazza Grande de Rubber de Quentin Dupieu, réjouissante variation sur le film d’horreur où le monstre est un bon gros pneu semant la mort en Californie. Oui avec le très suggestif et émouvant Foreign Parts de Verena Paravel et JP Sniadecki, qui réinvente le documentaire ethnographique dans un quartier déshérité du Queens en mettant en scène l’intimité organique des habitants et des véhicules qui peuplent cette immense casse à bagnoles et à êtres humains, dans une mise en scène où la comédie, le pamphlet et l’installation d’art contemporain communiquent selon des voies inattendues. Oui avec la très drôle et très touchante dérive amoureuse et érotique, dérive dédoublée entre Gennevilliers et New York par Christophe Honoré, dans son si libre Homme au bain. Oui avec Winter Vacation du Chinois Li Hong-qi, qui repousse les limites du comique slowburn en décrivant le quotidien de quelques adolescents dans un paysage urbain d’un désespoir grand comme le désert de Gobi. Oui avec le conte noir finlandais Rare Import : A Christmas Tale de Jalmari Helander, disséminant sur le grand écran de la Piazza une nuée de Pères Noël aussi nus que vindicatifs. Oui avec le sublime court métrage de Vincent Parreno Invisibleboy qui fait apparaître des fantômes grattés à même la pellicule autour d’un enfant chinois de New York. Oui avec le nouveau film d’Isild Le Besco, déjà impressionnante dans le premier rôle d’Au fond des bois de Benoît Jacquot, qui a fait l’ouverture – et beaucoup d’effet sur le public : avec Bas-Fonds, cette fois comme réalisatrice, elle confirme après Charly sa capacité à s’approcher par des voies inédites du plus trouble de ce qui travaille les humains. Et oui encore avec l’inclassable Curling du Québécois Denis Côté, histoire toute simple et qui bouleverse dans la seconde même où elle fait sourire, bienheureux geste de confiance dans les puissances multiples du cinéma.

Pas grand chose en commun entre ces films, mais chaque fois une proposition qui à la fois tend la main et défie. Et, finalement, un étrange et stimulant courant qui circule entre tous ces moments vécus, véritablement vécus.

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Invisibleboy de Philippe Parreno