«Memoria», un film à vivre et à rêver, les yeux et l’esprit ouverts

Jessica (Tilda Swinton) hantée par une absence qui déclenche en elle d’étranges phénomènes. 

Événement du dernier Festival de Cannes, le nouveau film d’Apichatpong Weerasethakul accompagne de la ville à la jungle une femme en deuil et fait éclore un monde immense, où respirent ensemble réalité et imaginaire.

Elle regarde, elle écoute. On ne sait pas pourquoi Jessica est là, ni ce qui est sous ses yeux. Mais nous savons sans le moindre doute l’intensité de ce qui a lieu devant elle, l’orage qui la traverse.

À ce moment-là, une heure après le début du film, nous, ses spectateurs, habitons de plain-pied dans un monde qui a établi en douceur ses propres règles de fonctionnement. Un monde construit avec une multiplicité de présences et d’absences qui, ensemble, ne cessent d’ouvrir vers des récits, des émotions, des souvenirs, des sensations.

Ce qui se trouve devant Jessica n’est pas secret, on le verra d’ailleurs un peu plus tard sans surprise: le quatuor de jazz qu’on entendait. Ce cinéaste, Apichatpong Weerasethakul, sait la différence entre la médiocre mécanique du secret et les infinies puissances du mystère.

Comme dans tous les précédents films de l’auteur de Oncle Boonmee, la Palme d’or de 2010, et de l’hypnotique Cemetery of Splendour, Memoria est sans secret et saturé de mystère.

Qui connaît mal son cinéma aura peut-être mis un moment à entrer dans une proposition qui n’appelle pas de dévoilements ni de révélations, mais offre d’accompagner l’esprit ouvert un cheminement des sensations et de l’imagination.

Pour la première fois en vingt ans et neuf longs-métrages, Joe (ainsi que lui-même se surnomme) n’a pas filmé dans son pays, la Thaïlande, ni filmé des acteurs amateurs ou semi-professionnels proches de lui.

Une actrice magnétique et des explosions dans la tête

Avec Tilda Swinton, cette immense et si singulière actrice, il parcourt un chemin tracé de Bogota à la forêt colombienne, manière sans doute de se décaler lui-même, d’ouvrir plus grand encore les espaces où se logent ses rêves et ses questions, où il accueille les rêves et les questions de ses spectateurs, chacun d’eux.

Au début, dans la pénombre d’une pièce aux fenêtres voilées, tandis que le jour se levait à peine, elle est apparue comme une ombre, Jessica. Elle est, par certains côtés, une ombre, habitée de la mémoire et de la douleur à la suite de la mort de l’homme qu’elle aimait.

Avec Jessica, à l’écoute. | New Story

Elle est aussi une personne très présente, vive, réactive. Et encore, le siège d’un étrange phénomène qui devient, entre malédiction et gag, une sorte de contrepoint rythmique et sensoriel au parcours du film: elle entend des explosions, des «bang» à la fois sourds et puissants.

C’est dans sa tête? Oui, sans doute, mais qu’est-ce que cela veut dire, «dans sa tête»? Sûrement pas que cela n’existerait pas. D’ailleurs peut-être ces explosions ont véritablement lieu, même si personne alentour ne semble s’en apercevoir.

Médium, Jessica? Oui aussi, sans doute –plus tard, quelqu’un lui dira qu’elle est «comme une antenne de radio», percevant des phénomènes réels auxquels les autres sont insensibles.

Jessica, habitée par son deuil et par les phénomènes acoustiques perturbants qui la surprennent, chemine dans un état légèrement déphasé tandis qu’elle croise une archéologue française qui étudie des squelettes d’il y a 6.000 ans, un musicien qui rêve de Tokyo au pied d’une statue de Copernic, une jeune femme accidentée qui est peut-être sa sœur, ou sa belle-sœur (la sœur du mort) et le mari de celle-ci, un homme insomniaque qui lui dit avoir les mêmes rêves qu’elle, ou les mêmes souvenirs d’enfance, et qui est peut-être un extraterrestre. (…)

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Apichatpong Weerasethakul : « Tout est dans la présence »

Tourné en Colombie où il a réuni Tilda Swinton et Jeanne Balibar, Memoria a reçu le prix du jury à Cannes en juillet dernier. À quelques jours de sa sortie sur les écrans et avant que ne se termine « Periphery of the Night », l’exposition qu’il a conçue pour l’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne, Apichatpong Weerasethakul évoque avec minutie ses pratiques artistiques multiples.

Cela s’est passé l’été dernier. Il était environ 17h45 ce 15 juillet, le 74e Festival de Cannes allait bientôt se terminer, et le générique de Memoria, le nouveau film d’Apichatpong Weerasethakul, finissait de défiler sur l’écran géant du Grand Auditorium Lumière, la salle la plus vaste du Palais des festivals. Saluant le réalisateur, ses interprètes et de son équipe, les applaudissements ont été immédiatement très nourris, ce qui n’a rien de rare à la fin de la présentation d’un film en compétition officielle.

Plus inhabituelles sont bientôt apparues l’intensité et surtout la durée de l’ovation, qui semblait ne plus vouloir s’arrêter. Le public saluait un film magnifique, bien sûr, mais c’était aussi comme si, en ce moment si particulier où le cinéma esquissait une renaissance après la longue immobilisation due au Covid, tous les présents, artistes, professionnels, officiels du Festival, critiques, spectateurs en tous genres célébraient une très haute idée de ce que peut être un film, sa richesse, son ambition, sa délicatesse, son étrangeté et sa pertinence. Tandis que le toujours discret « Joe » Weerasethakul frémissait d’embarras d’être l’objet d’une telle ferveur, on put songer alors, aussi étrange que cela puisse paraître, que cette communauté s’applaudissait aussi elle-même, applaudissait l’ensemble des conditions qui rendent possible l’existence d’une œuvre aussi remarquable que Memoria – les festivals et la présence d’un public faisant partie de ces conditions.

Mais incontestablement, ce moment exceptionnel rendait aussi justice à une œuvre exceptionnelle. Avec Memoria, nouveau temps fort dans l’œuvre du cinéaste et artiste visuel thaïlandais consacré à Cannes avec la Palme d’or d’Oncle Boonmee en 2010, l’auteur de Blissfully Yours, de Tropical Malady, de Syndromes and a Century et de Cemetery of Splendour, également concepteur de grandes propositions muséales, dont « Periphery of the Night » qui se tient à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne jusqu’au 28 novembre, venait d’offrir une inoubliable expérience de cinéma. À Bogota, puis dans la campagne colombienne, au fond d’un tunnel et dans une petite ville, le film accompagne le fascinant voyage de Jessica, interprétée par Tilda Swinton. Jessica est hantée par la souffrance de la perte d’un être cher, et elle éprouve ce curieux syndrome d’entendre des explosions, qui se produisent peut-être seulement dans sa tête, et peut-être dans le monde, sans que quiconque paraisse s’en apercevoir. Une succession de rencontres va lui donner accès à d’autres dimensions spirituelles. C’est aussi ce qui est arrivé à chacun des spectateurs cet après-midi là, et ce à quoi invite l’immersion dans cette formidable mobilisation des puissances du cinéma qu’est le neuvième long métrage de cet artiste visionnaire et sensuel, au plus près des enjeux de notre temps. J.-M.F.

Comment décririez-vous les origines de Memoria ?
Elles sont anciennes. Pendant longtemps, il ne s’agissait que d’idées, concernant différents personnages, mais de manière assez dispersée. Le film a pris forme lorsque j’ai été invité dans la ville de Carthagène, en Colombie, pour le festival du film en 2017, où presque tous mes films ont été montrés. Je n’étais pas à l’aise, j’avais l’impression de participer à un hommage posthume, il y avait quelque chose de funèbre, ce à quoi j’ai cherché à échapper en partant voyager. J’ai circulé dans tout le pays, Bogota, Cali, etc., mais aussi des petites villes, dans la campagne, la forêt, et j’ai senti que c’était comme une renaissance. J’ai donc commencé à écrire, en me basant sur mes rencontres avec différentes personnes, notamment des artistes. Je me sentais plus proche des artistes que des cinéastes quand j’étais là-bas, sauf à Cali où il y a une forte communauté de cinéma. Et pendant le processus d’écriture, j’ai eu l’idée d’utiliser ce syndrome que j’ai depuis longtemps, celui d’entendre des sons dans ma tête, comme des explosions.

À Carthagène, vous aviez aussi rencontré quelqu’un qui semble avoir été une source d’inspiration pour plusieurs aspects du film.
Oui, il s’appelle Joseph, il est français, il a beaucoup voyagé en Asie, mais il était en Colombie à ce moment-là, puis il est retourné en Thaïlande où il vit actuellement. C’est un homme tellement étrange, qui semble se souvenir de tout, et qui ne peut jamais dormir. Je l’ai vu comme un extraterrestre exilé sur terre. Il a inspiré le personnage nommé Hernán dans le film.

Vous partez donc de situations ou des personnes réelles, mais sans relations entre elles. Comment transformez-vous ces éléments en une fiction cohérente ?
Cela se produit peu à peu durant le long processus d’écriture. Le scénario est assez détaillé, avec beaucoup d’éléments factuels, y compris des croquis, des documents photographiques, des vidéos, des story-boards[1]. Mais in fine il s’agit de réduire, de retirer des choses. C’est ce qui permet au film dans son ensemble de prendre forme. Lorsque j’écris les composantes du film, c’est en rapport avec des êtres existants, principalement des lieux, mais aussi dans ce cas, Tilda. Nous nous connaissons bien, depuis longtemps. Je savais dès le départ qu’elle serait dans le film, qui est en grande partie basé sur elle, sur la façon dont je la vois, sur ce que je sais qu’elle peut incarner, et aussi sur sa volonté d’en faire partie, ce dont nous avions longuement discuté durant toutes ces années d’amitié. J’imaginais des scènes, des situations déterminées par elle avant même de savoir où cela se passera, comment elle sera habillée, qui sera avec elle dans la scène.

Vous voulez dire que les lieux de tournage ainsi que l’actrice principale et le personnage sont déjà prêts avant que le scénario ne soit écrit ?
Pour l’essentiel, oui. Le scénario était en fait beaucoup plus complexe, avec plus de rêves, y compris un rêve dans un rêve, plus d’explosions, plus de scènes avec l’archéologue française que rencontre Jessica, et qu’interprète Jeanne Balibar. J’ai donc dû faire beaucoup de choix pour arriver à la forme du film tel qu’il est maintenant. Mais j’aime aussi ajouter des éléments que je découvre pendant les répétitions ou le tournage. Par exemple, l’explosion du pneu du bus s’est réellement produite, et nous l’avons ajoutée dans le film.

Ce processus de réduction est actif pendant l’écriture, pendant le tournage, par rapport à ce qui était écrit dans le scénario achevé, et aussi pendant le montage.
C’est vrai, c’est vrai. Je tourne beaucoup. Il y a des scènes qui ne sont pas dans le montage final et qu’il était crucial de filmer de toute façon. Le tournage lui-même est un processus organique qui exige de passer par diverses situations. Et ensuite, il faut déterminer ce qui doit rester dans la version finale, et ce qui devra être là différemment, pour habiter le film même sans le montrer explicitement.

Ce qui n’est pas dans le montage final peut aussi exister différemment : à la différence de la plupart des autres cinéastes, vous avez également la possibilité d’utiliser le matériel filmé qui n’est pas intégré à la version finale du film dans une œuvre présentée à une galerie d’art ou un musée, puisqu’on retrouve dans les expositions que vous concevez beaucoup d’éléments venus de vos films.
Oui, mais je ne m’y attends pas, ce n’est jamais prévu de cette façon. Ces choix se font après coup. Surtout dans ce film, il aurait été totalement impossible d’anticiper, car les scènes s’influencent mutuellement, une scène rend soudainement une précédente absolument nécessaire ou, à l’inverse, superflue. Le montage de Memoria a été de loin le plus difficile que je n’ai jamais connu, il était vraiment ardu de trouver l’équilibre entre ce qui est montré et ce qui ne l’est pas.

Le fait que vous ayez également une formation d’architecte a-t-il un effet sur votre manière de travailler, sur votre façon de construire vos films ?
Hum… Je ne pense pas. Pas en ce qui concerne le tournage et le montage en tout cas, mais peut-être un peu pendant le processus d’écriture du scénario. Surtout en pensant en termes d’échelles, et de circulations. Mais je pense vraiment à ce que je fais plus un film comme un voyage que comme un bâtiment.

Peut-on dire que la pandémie vous a aidé, ou même forcé à consacrer plus de temps au montage ?
Memoria devait être présenté au Festival de Cannes 2020 et, oui, ce fut une sorte de soulagement lorsque nous avons appris qu’il devait être reporté d’un an, car nous avons pu travailler davantage, mais surtout sur la conception sonore et l’étalonnage. Le montage lui-même était terminé à ce moment et je n’y ai pas retouché.

Dans quelle mesure une comparaison entre la Thaïlande et la Colombie aurait-elle un sens pour vous ?
Je n’ai jamais eu l’impression d’utiliser la Colombie comme une métaphore de la Thaïlande. J’étais vraiment connecté avec ce pays, d’autant plus que la plupart de l’équipe était colombienne. Ils m’ont beaucoup aidé à établir un lien avec les endroits où nous tournions, avec l’histoire de la région, ils ont certainement influencé la façon dont j’ai dépeint des situations et des relations spécifiques, au-delà de la présence réelle d’objets et de lieux. La langue est également très importante ici. Je ne parle pas vraiment espagnol même si j’ai quelques notions, donc les membres de l’équipe colombienne ont joué un rôle décisif à cet égard. J’avais écrit le scénario en anglais, en partie en Thaïlande et en partie en Colombie, mais tout cela devait être « digéré » en espagnol.

Comment le fait d’être un étranger en Colombie a-t-il affecté votre façon de travailler ?
Cela a certainement changé ma position en tant que réalisateur, et je pense que cela a été finalement très fructueux, même si parfois cela prend plus de temps et plus de travail. Mais, au-delà des questions de langues ou de différences culturelles, ce à quoi je peux encore m’identifier de manière directe, ce sont les silences, les rythmes, traiter cet aspect comme de la musique, alors je me suis concentré sur cela.

Et le fait d’avoir des personnages principaux non colombiens, joués par Tilda Swinton et Jeanne Balibar, a pu créer des effets spécifiques.
Exactement ! Le look même de Tilda est déjà un élément perturbateur dans ce contexte, cette grande femme blanche, très pâle et blonde qui marche dans les rues de Bogota a l’air vraiment surréaliste, il est évident qu’elle n’est pas à sa place. Comme moi, elle est manifestement étrangère. Avant le tournage, j’ai rencontré le producteur de Ciro Guerra, qui m’a dit que mon projet ne pouvait pas marcher, que ça ne marche jamais quand on place un acteur dans un environnement totalement différent, où il ou elle n’a pas du tout sa place. J’ai pris son avertissement au sérieux et j’ai essayé de le développer.

Diriez-vous que la façon de jouer de Tilda Swinton, de Jeanne Balibar mais aussi des acteurs colombiens est différente de vos expériences précédentes avec des acteurs thaïlandais ?
Oui, parce que les acteurs avec lesquels j’ai travaillé en Thaïlande interprétaient des personnages très proches d’eux-mêmes. Nous utilisions généralement leurs vrais noms, je connais leur histoire. La plupart du temps les films se développent à partir de leur histoire personnelle. Memoria est différent, j’essaie de me connecter à quelque chose de plus abstrait, au deuil, à des réminiscences du personnage de Jessica Holland dans I Walked with a Zombie, le film réalisé par Jacques Tourneur en 1943[2]. La relation entre les personnages et les acteurs est donc très différente. Nous avons accordé beaucoup d’attention, Tilda et moi, à la construction du personnage, principalement à travers son langage corporel, à travers de minuscules détails dans les gestes et les expressions du visage. La vraie Tilda Swinton est très différente de Jessica. Il y a aussi une différence de vitesse, les acteurs thaïlandais se déplacent généralement beaucoup plus lentement, tandis que Tilda ou Jeanne bougent assez rapidement. Nous avons modifié cela en fonction des situations et de la définition des personnages. Dans le film, Tilda a une présence qui n’est pas tout à fait naturelle, aussi parce que le son de sa voix n’est pas parfaitement synchronisé, afin de créer un léger sentiment d’étrangeté.

Vous connaissez Tilda Swinton depuis longtemps, mais qu’en est-il de Jeanne Balibar ?
Nous sommes devenues amis ici, au Festival de Cannes, en 2008, lorsque nous étions tous deux membres du jury du Festival. Mais le travail avec les deux actrices a été très différent. Tilda est extraordinairement malléable, elle est comme de l’eau, mais Jeanne est très solide, elle est vraiment elle-même. Je ne peux l’imaginer qu’à Paris – la façon dont elle bouge, la façon dont elle fume. Au début, c’était un peu difficile, mais à la fin, je me suis dit : « Ok, je vais suivre Jeanne. Je vais travailler avec Tilda pour sculpter cette Jessica, et juste laisser Jeanne être Jeanne ».

Pendant le processus d’écriture, montrez-vous ce que vous faites à d’autres, en discutez-vous avec des interlocuteurs ?
La seule personne à qui je montre toujours mon travail en cours est mon producteur, Simon Field[3]. Nous en parlons beaucoup. Il connaît très bien mon travail, ses commentaires m’aident. Beaucoup plus tard, j’ai montré le scénario à Tilda, lorsque nous nous sommes rencontrés à Doha où nous étions tous deux invités, puis elle est venue en Thaïlande. Nous avons beaucoup parlé de son expérience de la perte – son père venait de mourir. Nous avons également parlé de cette expérience sonore, les « bangs », qui joue un rôle majeur dans le film. Elle est très intéressée par les phénomènes biologiques, et, parmi eux, par la place spécifique de l’auditif dans notre relation au monde. Mais avec elle, la véritable collaboration a commencé lorsqu’elle est arrivée à Bogota pour le tournage. Entre-temps, rentrée chez elle en Écosse, elle avait beaucoup travaillé sur son style, elle avait accepté de laisser pousser ses cheveux bien qu’elle ne les aime pas, elle continuait à m’envoyer des photos. Et elle a appris l’espagnol.

De quoi parlez-vous avec elle ?
Nous n’avons jamais discuté des motivations du personnage, ni de l’explication psychologique. Durant la préparation, les personnes chargées des costumes ou des accessoires posaient des questions comme : quand son mari est-il mort ? A-t-elle des enfants ? Quel type de voiture elle conduit ? Et je répondais : Je ne sais pas. Je m’en moque. Et Tilda avait la même attitude, c’est ce que j’aime chez elle. Tout est dans la présence, pas dans des chaînes d’explications. (…)

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Cannes 2021, jour 10: éloge des (non) maîtres du temps

Tilda Swinton, à l’écoute d’un monde invisible qui est peut-être aussi menaçant, dans Memoria.

Deux films splendides, «Memoria» d’Apichatpong Weerasethakul et «Serre moi fort» de Mathieu Amalric, mais aussi deux premiers films chinois, s’affranchissent de la continuité du récit.

Alors qu’il se dirige paisiblement vers son terme, voilà que le Festival est illuminé de deux films bouleversants, propositions de cinéma d’autant plus belles que tout superlatif, genre «maîtrise» ou «magistral», leur serait absolument étranger, eux qui sont tout entiers du côté de la liberté.

Très différents au demeurant, Memoria d’Apichatpong Weerasethakul, en compétition officielle, et Serre moi fort de Mathieu Amalric, dans la nouvelle section officielle Cannes Première, ont l’un et l’autre fait l’objet d’une interminable ovation à l’issue de leur projection.

Les applaudissements semblaient vouloir ne jamais finir à l’issue de la séance de Memoria. Au centre, Apichatpong Weerasethakul, à gauche le délégué général du Festival, Thierry Frémaux. | JM Frodon

Il y avait de la gratitude, et une affirmation un peu bravache en l’avenir d’une très haute idée du cinéma, tout autant qu’une bien légitime admiration, dans ces minutes qui ne voulaient pas s’interrompre où des centaines de spectateurs, à l’orchestre et au balcon, ont ovationné des artistes qui, à Cannes, sont alors au milieu du public et non pas sur scène ou sur un tapis rouge.

L’invitation au voyage

Le cinéaste thaïlandais récompensé il y a onze ans d’une Palme d’or pour Oncle Boonmee s’est cette fois géographiquement aventuré très loin de son territoire, en Colombie, mais artistiquement, il explore toujours les mêmes espaces expressifs et suggestifs.

Tilda Swinton, parfaite comme toujours, interprète une femme qui entend des explosions inaudibles à tout autre et, de Bogota à la jungle, en passant par une fouille archéologique, en cherche la cause.

Cette quête et cette recherche sont l’occasion de rencontres et de situations qui ne forment pas ce que nous avons l’habitude de nommer un récit, mais composent un archipel de temps habité de vibrations qui ne cessent de produire des images mentales, des émotions. Une invitation au voyage baudelairienne, même si tout ici n’est pas qu’ordre et luxe, loin s’en faut, mais beauté et volupté oui, d’une très singulière façon.

Le temps –mot qui concerne à la fois la durée, la chronologie, les interférences éventuelles entre ce que nous désignons comme passé, présent et avenir– est ici une argile travaillée avec amour, avec humour, avec tendresse, avec attention pour tous les êtres, humains, animaux, végétaux, minéraux, ciels et météores.

À la fois dans le fil direct de son œuvre depuis Mysterious Objects at Noon à l’aube de ce siècle et tout à fait singulier, y compris dans une relation inédite et mutine au fantastique, son huitième long-métrage est une invitation à un voyage dans les sensations et l’imagination, qui trouve son inépuisable énergie, renouvelable à l’infini, dans cette liberté absolue que s’est offert le cinéaste dans sa relation au temps.

Na Jiazuo et Wen Shipei aussi

Même en se méfiant de toute généralisation de type «cinéma asiatique», force est de constater que cette liberté à l’égard du temps, de l’organisation temporelle de récits, est aussi ce qui caractérise deux films chinois en sélection officielle. (…)

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Les affiches des deux films chinois en sélection officielle.

Les Nuits de Zhenwu (à Un certain regard), premier film du jeune musicien Na Jiazuo, et Are You Lonesome Tonight?, premier film de Wen Shipei, ont en commun une façon de circuler dans le temps de manière non linéaire.