Apichatpong Weerasethakul : « Tout est dans la présence »

Tourné en Colombie où il a réuni Tilda Swinton et Jeanne Balibar, Memoria a reçu le prix du jury à Cannes en juillet dernier. À quelques jours de sa sortie sur les écrans et avant que ne se termine « Periphery of the Night », l’exposition qu’il a conçue pour l’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne, Apichatpong Weerasethakul évoque avec minutie ses pratiques artistiques multiples.

Cela s’est passé l’été dernier. Il était environ 17h45 ce 15 juillet, le 74e Festival de Cannes allait bientôt se terminer, et le générique de Memoria, le nouveau film d’Apichatpong Weerasethakul, finissait de défiler sur l’écran géant du Grand Auditorium Lumière, la salle la plus vaste du Palais des festivals. Saluant le réalisateur, ses interprètes et de son équipe, les applaudissements ont été immédiatement très nourris, ce qui n’a rien de rare à la fin de la présentation d’un film en compétition officielle.

Plus inhabituelles sont bientôt apparues l’intensité et surtout la durée de l’ovation, qui semblait ne plus vouloir s’arrêter. Le public saluait un film magnifique, bien sûr, mais c’était aussi comme si, en ce moment si particulier où le cinéma esquissait une renaissance après la longue immobilisation due au Covid, tous les présents, artistes, professionnels, officiels du Festival, critiques, spectateurs en tous genres célébraient une très haute idée de ce que peut être un film, sa richesse, son ambition, sa délicatesse, son étrangeté et sa pertinence. Tandis que le toujours discret « Joe » Weerasethakul frémissait d’embarras d’être l’objet d’une telle ferveur, on put songer alors, aussi étrange que cela puisse paraître, que cette communauté s’applaudissait aussi elle-même, applaudissait l’ensemble des conditions qui rendent possible l’existence d’une œuvre aussi remarquable que Memoria – les festivals et la présence d’un public faisant partie de ces conditions.

Mais incontestablement, ce moment exceptionnel rendait aussi justice à une œuvre exceptionnelle. Avec Memoria, nouveau temps fort dans l’œuvre du cinéaste et artiste visuel thaïlandais consacré à Cannes avec la Palme d’or d’Oncle Boonmee en 2010, l’auteur de Blissfully Yours, de Tropical Malady, de Syndromes and a Century et de Cemetery of Splendour, également concepteur de grandes propositions muséales, dont « Periphery of the Night » qui se tient à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne jusqu’au 28 novembre, venait d’offrir une inoubliable expérience de cinéma. À Bogota, puis dans la campagne colombienne, au fond d’un tunnel et dans une petite ville, le film accompagne le fascinant voyage de Jessica, interprétée par Tilda Swinton. Jessica est hantée par la souffrance de la perte d’un être cher, et elle éprouve ce curieux syndrome d’entendre des explosions, qui se produisent peut-être seulement dans sa tête, et peut-être dans le monde, sans que quiconque paraisse s’en apercevoir. Une succession de rencontres va lui donner accès à d’autres dimensions spirituelles. C’est aussi ce qui est arrivé à chacun des spectateurs cet après-midi là, et ce à quoi invite l’immersion dans cette formidable mobilisation des puissances du cinéma qu’est le neuvième long métrage de cet artiste visionnaire et sensuel, au plus près des enjeux de notre temps. J.-M.F.

Comment décririez-vous les origines de Memoria ?
Elles sont anciennes. Pendant longtemps, il ne s’agissait que d’idées, concernant différents personnages, mais de manière assez dispersée. Le film a pris forme lorsque j’ai été invité dans la ville de Carthagène, en Colombie, pour le festival du film en 2017, où presque tous mes films ont été montrés. Je n’étais pas à l’aise, j’avais l’impression de participer à un hommage posthume, il y avait quelque chose de funèbre, ce à quoi j’ai cherché à échapper en partant voyager. J’ai circulé dans tout le pays, Bogota, Cali, etc., mais aussi des petites villes, dans la campagne, la forêt, et j’ai senti que c’était comme une renaissance. J’ai donc commencé à écrire, en me basant sur mes rencontres avec différentes personnes, notamment des artistes. Je me sentais plus proche des artistes que des cinéastes quand j’étais là-bas, sauf à Cali où il y a une forte communauté de cinéma. Et pendant le processus d’écriture, j’ai eu l’idée d’utiliser ce syndrome que j’ai depuis longtemps, celui d’entendre des sons dans ma tête, comme des explosions.

À Carthagène, vous aviez aussi rencontré quelqu’un qui semble avoir été une source d’inspiration pour plusieurs aspects du film.
Oui, il s’appelle Joseph, il est français, il a beaucoup voyagé en Asie, mais il était en Colombie à ce moment-là, puis il est retourné en Thaïlande où il vit actuellement. C’est un homme tellement étrange, qui semble se souvenir de tout, et qui ne peut jamais dormir. Je l’ai vu comme un extraterrestre exilé sur terre. Il a inspiré le personnage nommé Hernán dans le film.

Vous partez donc de situations ou des personnes réelles, mais sans relations entre elles. Comment transformez-vous ces éléments en une fiction cohérente ?
Cela se produit peu à peu durant le long processus d’écriture. Le scénario est assez détaillé, avec beaucoup d’éléments factuels, y compris des croquis, des documents photographiques, des vidéos, des story-boards[1]. Mais in fine il s’agit de réduire, de retirer des choses. C’est ce qui permet au film dans son ensemble de prendre forme. Lorsque j’écris les composantes du film, c’est en rapport avec des êtres existants, principalement des lieux, mais aussi dans ce cas, Tilda. Nous nous connaissons bien, depuis longtemps. Je savais dès le départ qu’elle serait dans le film, qui est en grande partie basé sur elle, sur la façon dont je la vois, sur ce que je sais qu’elle peut incarner, et aussi sur sa volonté d’en faire partie, ce dont nous avions longuement discuté durant toutes ces années d’amitié. J’imaginais des scènes, des situations déterminées par elle avant même de savoir où cela se passera, comment elle sera habillée, qui sera avec elle dans la scène.

Vous voulez dire que les lieux de tournage ainsi que l’actrice principale et le personnage sont déjà prêts avant que le scénario ne soit écrit ?
Pour l’essentiel, oui. Le scénario était en fait beaucoup plus complexe, avec plus de rêves, y compris un rêve dans un rêve, plus d’explosions, plus de scènes avec l’archéologue française que rencontre Jessica, et qu’interprète Jeanne Balibar. J’ai donc dû faire beaucoup de choix pour arriver à la forme du film tel qu’il est maintenant. Mais j’aime aussi ajouter des éléments que je découvre pendant les répétitions ou le tournage. Par exemple, l’explosion du pneu du bus s’est réellement produite, et nous l’avons ajoutée dans le film.

Ce processus de réduction est actif pendant l’écriture, pendant le tournage, par rapport à ce qui était écrit dans le scénario achevé, et aussi pendant le montage.
C’est vrai, c’est vrai. Je tourne beaucoup. Il y a des scènes qui ne sont pas dans le montage final et qu’il était crucial de filmer de toute façon. Le tournage lui-même est un processus organique qui exige de passer par diverses situations. Et ensuite, il faut déterminer ce qui doit rester dans la version finale, et ce qui devra être là différemment, pour habiter le film même sans le montrer explicitement.

Ce qui n’est pas dans le montage final peut aussi exister différemment : à la différence de la plupart des autres cinéastes, vous avez également la possibilité d’utiliser le matériel filmé qui n’est pas intégré à la version finale du film dans une œuvre présentée à une galerie d’art ou un musée, puisqu’on retrouve dans les expositions que vous concevez beaucoup d’éléments venus de vos films.
Oui, mais je ne m’y attends pas, ce n’est jamais prévu de cette façon. Ces choix se font après coup. Surtout dans ce film, il aurait été totalement impossible d’anticiper, car les scènes s’influencent mutuellement, une scène rend soudainement une précédente absolument nécessaire ou, à l’inverse, superflue. Le montage de Memoria a été de loin le plus difficile que je n’ai jamais connu, il était vraiment ardu de trouver l’équilibre entre ce qui est montré et ce qui ne l’est pas.

Le fait que vous ayez également une formation d’architecte a-t-il un effet sur votre manière de travailler, sur votre façon de construire vos films ?
Hum… Je ne pense pas. Pas en ce qui concerne le tournage et le montage en tout cas, mais peut-être un peu pendant le processus d’écriture du scénario. Surtout en pensant en termes d’échelles, et de circulations. Mais je pense vraiment à ce que je fais plus un film comme un voyage que comme un bâtiment.

Peut-on dire que la pandémie vous a aidé, ou même forcé à consacrer plus de temps au montage ?
Memoria devait être présenté au Festival de Cannes 2020 et, oui, ce fut une sorte de soulagement lorsque nous avons appris qu’il devait être reporté d’un an, car nous avons pu travailler davantage, mais surtout sur la conception sonore et l’étalonnage. Le montage lui-même était terminé à ce moment et je n’y ai pas retouché.

Dans quelle mesure une comparaison entre la Thaïlande et la Colombie aurait-elle un sens pour vous ?
Je n’ai jamais eu l’impression d’utiliser la Colombie comme une métaphore de la Thaïlande. J’étais vraiment connecté avec ce pays, d’autant plus que la plupart de l’équipe était colombienne. Ils m’ont beaucoup aidé à établir un lien avec les endroits où nous tournions, avec l’histoire de la région, ils ont certainement influencé la façon dont j’ai dépeint des situations et des relations spécifiques, au-delà de la présence réelle d’objets et de lieux. La langue est également très importante ici. Je ne parle pas vraiment espagnol même si j’ai quelques notions, donc les membres de l’équipe colombienne ont joué un rôle décisif à cet égard. J’avais écrit le scénario en anglais, en partie en Thaïlande et en partie en Colombie, mais tout cela devait être « digéré » en espagnol.

Comment le fait d’être un étranger en Colombie a-t-il affecté votre façon de travailler ?
Cela a certainement changé ma position en tant que réalisateur, et je pense que cela a été finalement très fructueux, même si parfois cela prend plus de temps et plus de travail. Mais, au-delà des questions de langues ou de différences culturelles, ce à quoi je peux encore m’identifier de manière directe, ce sont les silences, les rythmes, traiter cet aspect comme de la musique, alors je me suis concentré sur cela.

Et le fait d’avoir des personnages principaux non colombiens, joués par Tilda Swinton et Jeanne Balibar, a pu créer des effets spécifiques.
Exactement ! Le look même de Tilda est déjà un élément perturbateur dans ce contexte, cette grande femme blanche, très pâle et blonde qui marche dans les rues de Bogota a l’air vraiment surréaliste, il est évident qu’elle n’est pas à sa place. Comme moi, elle est manifestement étrangère. Avant le tournage, j’ai rencontré le producteur de Ciro Guerra, qui m’a dit que mon projet ne pouvait pas marcher, que ça ne marche jamais quand on place un acteur dans un environnement totalement différent, où il ou elle n’a pas du tout sa place. J’ai pris son avertissement au sérieux et j’ai essayé de le développer.

Diriez-vous que la façon de jouer de Tilda Swinton, de Jeanne Balibar mais aussi des acteurs colombiens est différente de vos expériences précédentes avec des acteurs thaïlandais ?
Oui, parce que les acteurs avec lesquels j’ai travaillé en Thaïlande interprétaient des personnages très proches d’eux-mêmes. Nous utilisions généralement leurs vrais noms, je connais leur histoire. La plupart du temps les films se développent à partir de leur histoire personnelle. Memoria est différent, j’essaie de me connecter à quelque chose de plus abstrait, au deuil, à des réminiscences du personnage de Jessica Holland dans I Walked with a Zombie, le film réalisé par Jacques Tourneur en 1943[2]. La relation entre les personnages et les acteurs est donc très différente. Nous avons accordé beaucoup d’attention, Tilda et moi, à la construction du personnage, principalement à travers son langage corporel, à travers de minuscules détails dans les gestes et les expressions du visage. La vraie Tilda Swinton est très différente de Jessica. Il y a aussi une différence de vitesse, les acteurs thaïlandais se déplacent généralement beaucoup plus lentement, tandis que Tilda ou Jeanne bougent assez rapidement. Nous avons modifié cela en fonction des situations et de la définition des personnages. Dans le film, Tilda a une présence qui n’est pas tout à fait naturelle, aussi parce que le son de sa voix n’est pas parfaitement synchronisé, afin de créer un léger sentiment d’étrangeté.

Vous connaissez Tilda Swinton depuis longtemps, mais qu’en est-il de Jeanne Balibar ?
Nous sommes devenues amis ici, au Festival de Cannes, en 2008, lorsque nous étions tous deux membres du jury du Festival. Mais le travail avec les deux actrices a été très différent. Tilda est extraordinairement malléable, elle est comme de l’eau, mais Jeanne est très solide, elle est vraiment elle-même. Je ne peux l’imaginer qu’à Paris – la façon dont elle bouge, la façon dont elle fume. Au début, c’était un peu difficile, mais à la fin, je me suis dit : « Ok, je vais suivre Jeanne. Je vais travailler avec Tilda pour sculpter cette Jessica, et juste laisser Jeanne être Jeanne ».

Pendant le processus d’écriture, montrez-vous ce que vous faites à d’autres, en discutez-vous avec des interlocuteurs ?
La seule personne à qui je montre toujours mon travail en cours est mon producteur, Simon Field[3]. Nous en parlons beaucoup. Il connaît très bien mon travail, ses commentaires m’aident. Beaucoup plus tard, j’ai montré le scénario à Tilda, lorsque nous nous sommes rencontrés à Doha où nous étions tous deux invités, puis elle est venue en Thaïlande. Nous avons beaucoup parlé de son expérience de la perte – son père venait de mourir. Nous avons également parlé de cette expérience sonore, les « bangs », qui joue un rôle majeur dans le film. Elle est très intéressée par les phénomènes biologiques, et, parmi eux, par la place spécifique de l’auditif dans notre relation au monde. Mais avec elle, la véritable collaboration a commencé lorsqu’elle est arrivée à Bogota pour le tournage. Entre-temps, rentrée chez elle en Écosse, elle avait beaucoup travaillé sur son style, elle avait accepté de laisser pousser ses cheveux bien qu’elle ne les aime pas, elle continuait à m’envoyer des photos. Et elle a appris l’espagnol.

De quoi parlez-vous avec elle ?
Nous n’avons jamais discuté des motivations du personnage, ni de l’explication psychologique. Durant la préparation, les personnes chargées des costumes ou des accessoires posaient des questions comme : quand son mari est-il mort ? A-t-elle des enfants ? Quel type de voiture elle conduit ? Et je répondais : Je ne sais pas. Je m’en moque. Et Tilda avait la même attitude, c’est ce que j’aime chez elle. Tout est dans la présence, pas dans des chaînes d’explications. (…)

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Trop de films en France, oui, mais lesquels ?

Désormais relayée par les grands médias, l’idée se répand que trop de films seraient produits en France. Sous cette affirmation se dessinent d’inquiétantes stratégies.

Elle l’a dit au détour d’une phrase, mais Le Monde a cru bon d’en faire le titre de l’entretien, et de mettre la citation à la Une de son édition du 24 avril. Relayant ce qui se répète désormais fréquemment dans la profession, Catherine Deneuve accompagnant la sortie de L’Adieu à la nuit d’André Téchiné énonce un constat de bon sens : « On tourne trop de films en France ».

Mais sous cette affirmation d’ensemble, les hommes d’affaires du cinéma français ont entrepris d’inquiétantes grandes manœuvres.

Le phénomène à présent dénoncé ne date pas d’hier. C’est au cours des années 1990 que le volume moyen de production de longs métrages dits « d’initiative française » (production complètement ou majoritairement française) a doublé, passant d’une moyenne quasi stable depuis des décennie d’une centaine de titres par an à toujours plus de 200 à partir de 2010 – ils sont 237 en 2018.

Ce « boom », à nombre d’écrans pratiquement constant, et avec une bien réelle augmentation du public mais dans des proportions nettement plus faibles, s’explique principalement par des possibilités de financements accrus.

Politiques publiques quantitatives

Ces augmentations de ressources, qui vont se poursuivre, sont dues aux politiques publiques, avec notamment l’ajout aux anciennes sources du compte de soutien géré par le Centre national du cinéma (CNC) (taxe sur les billets, sur les télévisions et sur la vidéo) de la taxation des fournisseurs d’accès à internet, les apports des nouveaux services télévisuels (chaînes de la TNT, Orange), l’ajout de financements régionaux, le crédit d’impôt.

Ardemment soutenus, sinon suggérés par la profession, ces changements ont pratiquement tout misé sur le quantitatif. Selon la doxa gestionnaire, les statistiques disaient la santé du cinéma national: ça augmentait donc c’était bon.

Le ventre mou de comédies et de polars fabriqués à la chaîne a gonflé, encombrant écrans et dispositifs de soutien.

À l’époque, et l’auteur de ces lignes en a fait à plusieurs reprises la cuisante expérience pour l’avoir affirmé il y a plus de dix ans (en particulier en 2006 et 2007), il ne faisait pas bon dire qu’on produisait trop de films en France: les porte-parole de la profession ne manquaient pas de se draper dans l’étendard de la liberté d’expression (mieux cotée dans ces milieux que la liberté d’entreprendre) et de dénoncer la censure qui voulait empêcher de s’exprimer les grand·es artistes du présent et du futur.

Il en résulte que le nombre de films où peut se déceler une ambition artistique n’a pas bougé et que le ventre mou de comédies et de polars fabriqués à la chaîne a gonflé, faisant de l’ombre aux précédents, encombrant les écrans et les dispositifs de soutien.

Le cinéma d’auteur en France, qui est –il faut apparemment le rappeler– la raison d’être des dispositifs publics relevant d’un ministère de la Culture, s’en est moins bien porté, la situation des meilleur·es cinéastes français·es est plus difficile aujourd’hui qu’il y a quinze ans et on a du mal à voir émerger de nouveaux cinéastes dignes de ce nom. (…)

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Face à l’afflux de nouveaux films, le piège mortel de l’e-cinéma

e-vod

Petit à petit, l’e-cinema fait son nid. À mesure que les semaines passent, on voit se multiplier les annonces de films sortant directement sur les plateformes VOD ou S-VOD. L’offensive est menée par les deux grands promoteurs du système en France que sont TF1 Video et Wild Bunch. Et, avec un autre modèle de diffusion, par l’américain Netflix, qui vient d’acheter les droits de distribution d’Aloha de Cameron Crowe après s’être offert la comédie St Vincent ou la trilogie The Disappearance of Eleanor Rigby avec Jessica Chastain.

Wild Bunch avait frappé un grand coup l’an passé avec le très remarqué Bienvenue à New York d’Abel Ferrara, avec Gérard Depardieu en Dominique Strauss-Kahn, film médiocre mais opération promotionnelle réussie à laquelle le Festival de Cannes 2014 avait servi de rampe de lancement.

À la différence de la VOD classique, même s’il utilise les mêmes plateformes de diffusion, le e-cinema désigne des films qui sont distribués directement en ligne, sans être passés par la salle ni par la télévision.

Le grand nettoyage?

Depuis le coup d’éclat du Ferrara, aucun des titres n’a beaucoup attiré l’attention. Il est possible que l’offre de films de genre, dont un slasher signé d’un petit maître de l’horreur, Elie Roth (Green Inferno, annoncé pour le 16 octobre), et une comédie horrifique des Australiens Taika Waititi et Jemaine Clement (Vampires en toute intimité, le 30 octobre), améliorent les scores, malgré un tarif, 6,99€, qui reste peu attractif –sauf si on regarde à plusieurs. Ce qui mène à s’interroger sur les effets du dispositif, s’il trouve à se pérenniser.

À terme, il ne s’agira plus seulement de trouver un débouché à quelques produits atypiques laissés de côté par un marché qui, pour le reste, continuerait de fonctionner de la même manière. Bien au contraire, le risque est considérable que le e-cinéma se transforme en arme fatale d’un grand nettoyage, dont il y a tout lieu de s’inquiéter.

Le lancement de l’e-cinéma en France est présenté par ses promoteurs comme une solution à un problème grave, qui possède la caractéristique d’être nié par l’ensemble de la profession: trop de films sortent sur les écrans français (663 nouveautés en 2014). Cet embouteillage calamiteux est aggravé par l’occupation d’un nombre trop élevés d’écrans pour les films présumés «porteurs», ou dont les distributeurs sont assez puissants pour imposer des vastes combinaisons y compris pour des ratages manifestes.

Le tabou du trop de sorties

Un tel déferlement, avec presque tous les mercredis quinze nouveautés ou plus, éjecte mécaniquement les films de la semaine précédente qui avaient besoin de temps pour s’installer, ou simplement qui ne bénéficiaient pas d’une publicité massive au moment d’atteindre les écrans. Ces nouveautés elles-mêmes, à l’exception de 2 ou 3 titres valorisés par le marketing ou la critique, se font de l’ombre et se détruisent les uns les autres. Ils sortent en salles et puis sortent des salles sans que pratiquement personne s’en soit rendu compte.(…)

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«En Chine, le sentiment d’être surveillé est omniprésent, sans qu’on sache forcément où sont les limites» (Vivian Qu, réalisatrice de «Trap Street»)

vivian-qu(1)Entretien avec la productrice de «Black Coal» qui livre avec son premier film comme réalisatrice une peinture à la fois subtile et très transgressive sur les formes modernes du contrôle dans la Chine actuelle.

Productrice de Black Coal, Ours d’or au Festival de Berlin 2014 et rare succès du cinéma d’auteur chinois dans son pays, réalisatrice d’un premier film à la fois subtil et très transgressif sur les formes modernes du contrôle dans la Chine actuelle, Vivian Qu est une figure centrale du jeune cinéma indépendant chinois.

Le récit de son parcours semé d’embuches policières et financières est aussi exemplaire de la manière dont les plus talentueux réussissent à s’appuyer sur les festivals internationaux, les aides étrangères et la reconnaissance critique pour se frayer un accès à leur public national.

Pouvez-vous résumer votre parcours?

Je n’ai pas étudié le cinéma mais les arts visuels, j’ai fait beaucoup de peinture et de photo à Pékin, où j’ai grandi. J’ai eu la possibilité d’aller à New York à la fin des années 1990 poursuivre dans cette voie, et j’y ai découvert le cinéma, dans les salles «art et essai» de la ville, au Moma, au Lincoln Center.

C’est là que j’ai compris que tout ce qui m’intéressait dans les autres arts, y compris également la littérature, était concentré dans les grands films. Cela a été une sorte de coup de foudre.

 J’ai décidé de travailler dans le cinéma, ce qui à ce moment ne signifiait pas nécessairement faire des films. A l’époque, tourner un long métrage était cher, je ne savais pas si j’aurais un jour les moyens de la faire. Cela a bien changé depuis.

Le romancier, scénariste et réalisateur Wang Shuo, qui a notamment écrit In the Heat of the Sun de Jiang Wen, était alors aussi aux Etats-Unis, il m’a convaincue de rentrer en Chine. A Pékin, des amis m’ont présentée à des réalisateurs, j’ai commencé en occupant de nombreux postes, j’ai écrit des scénarios, j’ai fait du montage, j’ai été assistante de production. Le fait que je parle anglais et que j’ai vécu à l’étranger m’a permis d’aider des cinéastes à nouer des contacts hors de Chine et à faire circuler leurs films.

Ensuite vous êtes devenue productrice.

En 2005, j’ai rencontré Diao Yinan[1], qui cherchait à financer son deuxième film, Night Train. Il galérait depuis assez longtemps. J’ai décidé de créer ma société de production pour accompagner ce projet.

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Claire Denis: «“Les Salauds”, c’était un saut dans l’inconnu»

Le film, avec Chiara Mastroianni, Vincent Lindon et Lola Créton, avait divisé le Festival de Cannes. Il sort ce 7 août. Entretien avec la réalisatrice.

Les Salauds de Claire Denis, avec Chiara Mastroianni, Vincent Lindon, Lola Créton… Sortie le 7 août 2013. Durée: 1h40

Depuis 25 ans (Chocolat, 1988), Claire Denis suit une trajectoire unique dans le cinéma français, qui doit beaucoup à un parcours plus ouvert sur le monde qu’aucun de ses collègues. Elevée en Afrique, ayant travaillé aux Etats-Unis (notamment aux côtés de Wenders et de Jarmusch), elle réalise des films traversés de mystères venus d’autres rythmes et d’autres espaces, qu’ils se déplacent sur la planète (Beau Travail, L’Intrus, White Material) ou s’imprègnent des courants qui métissent la société française (S’en fout la mort, J’ai pas sommeil, 35 rhums). Cet esprit inspiré d’une magie noire du cinéma souffle aussi dans des films sans référence cosmopolite comme Nénette et Boni, Vendredi soir ou le sombre et troublant Les Salauds qui, après avoir divisé le Festival de Cannes, sort ce mercredi 7 août.

ENTRETIEN

D’où vient Les Salauds?

CLAIRE DENIS L’origine se trouve début 2012. J’avais des projets de longue haleine, et en même temps je sentais que ces projets me pesaient, ne me portaient plus en avant. Un jour, Vincent Maraval [producteur, l’un des fondateurs de la société de distribution et de ventes internationales de films Wild Bunch, NDLE], qui s’en rendait compte, me propose: «Tu n’as qu’à faire un truc, comme ça, à l’arrache. Ça te redonnera de l’élan.» Je n’y croyais pas, ce n’est pas ma manière de faire. Mais il m’a dit: «Je te donne une semaine pour écrire un synopsis, on décide après.» Ma propre défiance envers ce défi m’a humiliée, et du coup j’ai voulu, contre ma réaction initiale de peur, tenter le coup. Vincent Lindon s’y est mis lui aussi, sans calcul ni recul, il a lancé: «Si tu écris, je joue dedans.» Bref, pas possible de se défiler. En rentrant chez moi, j’ai repensé au titre d’un film de Kurosawa, Les salauds dorment en paix. Ces mots m’ont plu, ils contenaient une rage que je ressens. Je suis partie de là, d’un homme solide et sûr comme Toshirô Mifune qui, dans cette série de films noirs de Kurasawa, est à la fois le héros et la victime, en tout cas le jouet de forces qu’il ne maîtrise pas, qu’il ne comprend pas.

Comment travaillez-vous à partir de ce point de départ inattendu?

On s’est mis au travail avec Jean-Pol Fargeau, le coscénariste de la plupart de mes films, au bout d’une semaine, on a trouvé une entrée dans quelque chose qui nous plaisait beaucoup: l’histoire d’un homme qui est le plus solide, sur lequel on peut s’appuyer et qui, par devoir, va être jeté, balayé par des éléments qu’il ne pouvait même pas imaginer. Entre les lignes est venue l’idée de la vengeance, d’une rage impuissante finalement. D’emblée ce personnage, ce Marco, était un marin. La marine, c’est très particulier; pour moi c’est une bonne manière d’être un homme. Quelqu’un qui a un idéal, qui est aussi un métier, qui a donc de quoi vivre, qui peut entretenir une famille mais de loin, sans subir les contraintes du quotidien. Il est loin.

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A la place des éléphants

Paroles de Miguel Gomes

Les phrases qui suivent sont extraites d’une conversation publique avec Miguel Gomes organisée le 6 juillet 2012 durant le 40e Festival de La Rochelle, à l’occasion d’une intégrale de ses films et d’une avant-première de Tabou.

A chacun de mes films, à un moment du tournage, le producteur se dirige vers moi et me dit: «il n’y a pas l’argent pour faire ce qui tu avais écrit». C’est arrivé aussi sur le tournage de la seconde partie de Tabou. A ce moment, je deviens un peu fâché. Il y a alors deux options : soit je reste fâché et j’exige qu’il trouve l’argent manquant, soit je continue à être un peu fâché mais quand même on cherche un compromis, on jette le scénario à la poubelle et on va trouver comment faire autrement.

Dans le scénario de Tabou, il y avait des éléphants. Mais par manque de moyen, on n’a pas pu les filmer. Les éléphants sont partis du film, mais d’autres choses sont arrivées. Pour moi le cinéma résulte toujours de ce croisement entre un désir et la réalité. Il faut toujours négocier, parfois la négociation est rude, et on risque de perdre des choses importantes.

La recherche de ce compromis fait partie du film, il m’est arrivé du coup de l’inviter dans le film lui-même: dans Ce cher mois d’août, je montrais un affrontement et une négociation avec le producteur. Mais ce que je montrait n’était pas ce qui s’était vraiment passé, c’était une manière d’utiliser cet affrontement pour nourrir le film. Il ne s’agit pas de «révéler la vérité du tournage», c’est de la fiction, mais une fiction née de ce qui s’est passé. Une fiction qui devient positive, qui construit et nourrit le film.

Je n’aime pas les films de dénonciation, les films qui viennent dire aux spectateurs: ça c’est mauvais. Je préfère montrer ce que j’aime. Même les aspects sombres ou difficiles, j’essaie de trouver une manière de la filmer qui n’adresse pas un discours négatif, de garder un rapport de plaisir au fait de les filmer.

Il y a toujours un scénario au départ, mais le film n’y ressemble pas forcément. Le scénario est là où s’inscrivent les envies qui sont à l’origine du film. Si on ne peut pas, en suite, filmer exactement cela, il faut construire la transformation qui garde la mémoire de ses désirs. Je ne dis pas que tous les films doivent être faits comme ça, Hitchcock tournait exactement ce qu’il avait écrit et cela faisait des bons films. Mais sans doute avait-il un producteur qui savait mieux compter que le mien, il avait un producteur américain, pas portugais, c’est déjà un avantage.

Mais au fond j’aime cette négociation avec la réalité, peut-être qui si un jour un producteur me disait: c’est bon, tu peux filmer tout ce que tu as écrit, je commencerai à inventer des problèmes. L’enjeu réel est de renouveler le désir qui est au principe d’un film. Il faut comprendre que c’est long de faire un film, qu’il y a des moments où il ne se passe rien, où on attend. Notamment pendant que le producteur cherche l’argent. Au bout de 15 jours ou un mois, il appelle et dit: «c’est bon on a trouvé une partie du financement, mais ce n’est pas assez pour commencer à tourner, je vais encore chercher le complément ». Dix jours après il appelle et dit «bon on a perdu une coproduction dans un pays, il faut repartir d’un peu plus loin». Etc. Le risque est grand alors de perdre l’élan, l’énergie du début.

Je ne suis pas un cinéaste réaliste, je n’aime pas me contenter de reproduire la réalité, je préfère inventer un autre monde mais avec des connections au nôtre. Les deux parties de Tabou viennent peut-être du Magicien d’Oz, un film que j’aime beaucoup: à un moment on vit dans un monde organisé selon certains règles, ensuite on entre dans un monde régi par d’autres règles. Le vrai film, c’est la 3e partie, qui n’existe que dans la tête du spectateur, c’est celle qui résulte de l’assemblage des deux premières.

Je n’ai pas de relations personnelles avec l’Afrique, même si ma mère est née en Angola, elle est venue très jeune au Portugal, et cette origine n’a pas beaucoup compté. L’Afrique du film vient de la mythologie coloniale portugaise et de la mythologie du cinéma. La 2e partie est comme un cadeau aux 3 femmes de la 1re partie: des crocodiles romantiques, pas d’éléphants mais quand même des singes, du rock, des amours interdites, toutes ces choses romanesques, qui font contrepoids à la 1re partie, qui est pour moi une situation qu’on peut appeler de post-mélodrame: tout a déjà été joué.

On ne fait pas des films « sur » mais avec, avec les sensations des choses, de ce qui est resté en nous, de ce qui nous a touché : un film de Murnau, un souvenir de vacances…

Il y a pratiquement toujours des chansons dans mes films, les chansons permettent à un personnage de dire en 3 minutes des choses décisives de manière condensée et gracieuse. Si j’en avais été capable, j’aurais été musicien plutôt que cinéaste.

Il y a aujourd’hui ce qu’on appelle en français les «docteurs de scénario», en anglais script doctors, ce sont des soi-disant scientifiques qui traitent le scénario comme une formule figée. Ça c’est une idée sinistre du cinéma. Ils croient qu’ils défendent une idée classique du cinéma, mais c’est une idée morte. Les vrais classiques passaient leur temps à transgresser les règles.

Pensez à la manière dont surgit une chanson chantée par Dean Martin au milieu de Rio Bravo, lorsque les héros attendent l’attaque de la prison par les méchants. C’est très beau, ces hommes qui ont peur, qui attendent l’attaque des ennemis, et qui chantent.

Et après, qu’est-ce qu’ils font? Ils chantent une autre chanson!

ça ce n’est pas raisonnable. Jamais un script doctor ne laisserait deux chansons de suite dans une situation de tension dramatique maximum. Une chanson, déjà, ce serait un problème. Howard Hawks fait ça pourquoi ? Pour le plaisir ! C’est aussi la raison pour laquelle je fais appel à des chansons.

Cinéma français: le meilleur des mondes?

Le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) vient de publier le bilan de la production de films en France en 2011. Cette publication, qui a lieu chaque année, sonne cette fois comme un communiqué de victoire, sinon de triomphe. Les chiffres sont «historiques», ils traduisent une vitalité exceptionnelle en des termes statistiques qui viennent confirmer et soutenir le sentiment d’euphorie qui a accompagné au début de l’année le succès en salles d’Intouchables et l’impressionnante moisson de récompenses de The Artist.

Il est bien normal que l’organisme public chargé du cinéma glorifie ces résultats, d’autant que ses actions y sont pour beaucoup, notamment les dispositifs réglementaires constamment ajustés et renégociés, tandis que —il faut le rappeler sans cesse— ce n’est pas l’argent de la collectivité nationale qui est utilisé pour soutenir le cinéma, mais des sommes prélevées à l’intérieur du «secteur» (salles, chaînes de télévision, éditeurs vidéo, fournisseurs d’accès à Internet) qui sont réaffectées.

En outre, ces résultats élevés résonnent comme une revanche sur l’époque pas si lointaine où on prédisait l’effondrement de la fréquentation, et rien moins que la mort du cinéma.

Bilan triomphal

Donc, le CNC est dans son rôle. Est-ce à dire pour autant que tout est idyllique au pays du cinéma? Et ne faut-il pas s’étonner en revanche que les commentateurs n’aient fait que recopier ce dont se réjouissent l’administration et ceux parmi les professionnels qui, étant les bénéficiaires les plus directs de la situation, ne lui trouvent en effet que des vertus?

A ce bilan triomphal, on se propose d’opposer ici des inquiétudes et des réserves qui ne devraient en aucun cas être balayées sous le tapis de louanges ni noyées dans le champagne des célébrations. Bien des points noirs subsistent, ou le plus souvent surgissent, effets pervers ou hors champ dangereux de ce qui est mis en lumière.

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Ce que le cinéma fait avec Internet

Ouvroir The Movie, by Chris Marker

Du 28 au 31 mars, La fémis, la grande école des métiers du cinéma, a organisé un séminaire destiné à tous les élèves de l’école et également ouvert au public, sur le thème «Ce que le cinéma fait avec Internet». Sont intervenues des personnalités représentatives de toutes les facettes de la relation complexe entre cinéma et internet. Nous avons réorganisé en 5 «chapitres» les extraits des huit séances qui ont composé ces rencontres, intégralement filmées par les élèves de l’école.

Si les enregistrements ne montrent guère que des « têtes qui parlent » (celles des intervenants qui se sont succédés à la tribune), ces textes comporteront des liens permettant de visionner certains des éléments auxquels il est fait référence.

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