Entretien avec Nicolas Philibert

« Pour moi, un film n’est pas fini quand il est fini »

Le cinéaste et documentariste Nicolas Philibert vient de superviser la numérisation de ses films pour la sortie d’un coffret de 12 DVD. Un travail rétrospectif qui pose des questions techniques et esthétiques liés au passage de l’argentique au numérique, et fait apparaître des liens inattendus entre les films… mais qui comporte aussi un risque : celui de fabriquer une petite boîte qui ressemble à une urne dans laquelle on enferme quarante ans de travail.

Une boîte comme une brique, de 14cmx20x11. Dedans, 11 DVD et un livre de 200 pages, 40 ans de travail, une trentaine de films de toutes durées, dont de mémorables œuvres de cinéma, certaines bien connues – La Ville Louvre, Le Pays des sourds, La Moindre des choses, Être et avoir, De chaque instant – certaines qui méritent d’être découvertes toutes affaires cessantes – Y a pas de malaise, Retour en Normandie, Nénette… – et des explorations, des chemins de traverse, des déplacements du regard. Des centaines d’histoires, toutes cueillies à même la réalité. Toutes plus une, celle de la fabrication de ce coffret qui réunit la totalité de ce qu’à tourné jusqu’à aujourd’hui Nicolas Philibert. Il est une aventure en soi, ce coffret paru chez Blaq out cet été, qui réunit un passionnant travail au long cours, mais cette aventure est aussi la traduction d’un état actuel des œuvres de cinéma, elle met en lumière les problèmes et les dangers qui accompagnent la mutation numérique, en même temps que les possibilités qu’elle ouvre, ou rouvre. JMF

Il existait déjà un coffret DVD de vos films, pourquoi en faire un autre ?
D’une part il manquait les films plus récents, et quelques petits films plus anciens. D’autre part ce qui avait été fait, avec les moyens techniques existants, était une numérisation de basse qualité, pour des éditions DVD de qualité moyenne. Pas formidable pour un usage privé aujourd’hui, et en aucun cas adapté pour des projections numériques, c’est-à-dire pour que les films puissent continuer de vivre, de circuler. Il fallait pouvoir fabriquer des DCP, le format dans lequel les films sont désormais projetés en salle, et pour ça, tout refaire. Le coffret n’est pas de mon initiative, c’est l’éditeur Blaq Out qui me l’a proposé. Une telle opportunité n’est pas si fréquente, il fallait en profiter. Mais si Blaq Out a pu me faire cette proposition il y a un an, c’est parce que je travaillais depuis déjà six ans sur la numérisation de mes films. Le coffret DVD, dont je suis très heureux, est un effet collatéral du travail de numérisation et de restauration que j’ai entrepris en 2012.

À la fin de chaque film dans le coffret figure un carton avec la mention « Restauration et numérisation supervisées par Nicolas Philibert ». Pratiquement cela signifie que vous faites quoi ?
Il faut vérifier le scan qui transforme le négatif en fichier numérique – les labos ne vous le proposent pas, il faut se battre pour y avoir accès. Et ensuite il faut accompagner, vérifier, valider ou pas toutes les étapes d’intervention sur les images et les sons. Certaines questions vieilles comme la restauration d’œuvre d’art demeurent ouvertes, sur la fidélité à l’état original avec ce qui peut être considéré ensuite comme des imperfections, qu’on choisit ou pas de modifier. Mais dans tous les cas il faut refaire l’étalonnage, l’équilibre des couleurs, que le scan fait disparaître. Avec parfois également des bonnes surprises grâce au numérique : j’ai ainsi pu obtenir dans Un animal, des animaux des intensités et des nuances dans les couleurs, des profondeurs dans les noirs, que je n’était jamais parvenu à obtenir en argentique. Il faut tout vérifier également pour le son. En outre, la condition pour recevoir l’aide du Centre National du Cinéma est d’ajouter pour chaque film une audiodescription pour les aveugles et les mal-voyants et des sous-titres en français pour les sourds et mal-entendants, ce qui est très bien. Encore faut-il que cela soit juste : clairement, ceux qui avaient fait l’audiodescription de Trilogie pour un homme seul et mes autres films d’escalade n’avaient jamais mis les pieds en montagne. J’ai dû tout reprendre. C’est aussi l’occasion d’ajouter des sous-titres anglais, espagnols, s’ils existent. Mais dans ce cas il faut les trouver, les payer, et les vérifier à nouveau, on découvre parfois des curiosités… Mais il s’agit là de difficultés techniques, qui sont loin d’être les pires.

Où sont, alors, les véritables difficultés ?
Le plus difficile, c’est d’avoir à tout négocier pour que les choses soient faites correctement. Ce travail, je l’ai mené seul, le seul renfort significatif est venu de Régine Vial, la responsable de la distribution aux Films du Losange, qui s’était occupée de la numérisation et de la restauration des films d’Eric Rohmer. Elle m’a aiguillé, et permis d’éviter certaines erreurs. En 2012 je suis allé voir Les Films d’Ici, la société qui a produit la plupart de mes films [1], pour dire qu’il fallait rendre les films diffusables en numérique puisque la projection argentique était en train de disparaître. À l’époque je n’ai pas eu beaucoup de succès, mais j’ai pu avoir accès aux films à condition de m’occuper de tout.

Comment ces opérations sont-elles financées ?
C’est le CNC qui prend en charge le financement, à travers la commission d’aide au patrimoine (de son vrai nom : Aide sélective à la numérisation des œuvres cinématographiques du patrimoine). Sans eux, c’est impossible. Il faut faire des dossiers assez complexes, qui comportent notamment une expertise de l’état des négatifs. Aujourd’hui, les négatifs des films sont loin d’être tous localisés, ou accessibles. Autrefois, les laboratoires conservaient les négatifs des films qu’ils avaient développés et tirés, ils conservaient même les rushes non montés, au moins durant un certain laps de temps. C’est fini, de toute façon pratiquement tous les labos ont fait faillite. Des sociétés ont racheté les négatifs entreposés, et eux font payer si on veut y avoir accès. Encore faut-il qu’ils sachent où se trouve tel négatif dans leurs entrepôts : pour Qui sait ? on a mis un an retrouver le matériel.

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«De chaque instant», le bel envol des blouses blanches

Accompagnant le parcours d’élèves en soins infirmiers, le nouveau documentaire de Nicolas Philibert chemine entre rire et inquiétude, émotion et savoir, et déploie une aventure intensément heureuse.

Chacune cherche son SHA. SHA, ça veut dire solution hydro-alcoolique, ce produit qu’il faut sans cesse utiliser pour éliminer les microbes. Elles se lavent les mains, encore et encore, les élèves infirmières.

Se laver les mains est une règle, et une technique. C’est une technique simple –mais il n’y a pas de technique simple, seulement bien ou mal faite. C’est absolument banal et peut être vital, ou mortel.

On ne voit pas encore leurs visages, juste leurs outils les plus évidents: les mains. Le reste va venir –les outils matériels, gants, seringues, tensiomètre, compresses– et les autres outils humains, le regard, les mots, la voix, le sourire, les mouvements, les connaissances, l’attention. «Outil» est un mot noble.

Mais il importe de commencer par les mains, comme le fait le film de Nicolas Philibert. C’est-à-dire de porter attention à la fois à la présence physique, corporelle, et au geste –au détail du geste, à l’exigence. Il y aura même une machine pour ça, qui fera apparaître par phosphorescence si les détails (du lavage) sont justes. Cette machine bizarre est comme une métaphore du film.

Des héros, maintenant et dans l’avenir

Pas de commentaire, pas de musique. Pas besoin. Ce qui se passe est une immense aventure, avec de multiples personnages, au sens strict: des héros. Il n’est pas utile d’ajouter «modestes».

Des héros parce qu’ils se préparent à agir pour le bien de tous, des héros parce qu’ils suivent un parcours initiatique semés d’embûches et de défis, des héros parce que chacune et chacun reste singulier dans le regard de celui qui nous conte leur histoire, le cinéaste Nicolas Philibert. Des héros maintenant et, grâce à maintenant, plus tard.

Une des forces singulières de De chaque instant est d’être passionnant et émouvant, à la fois pour ce qu’il s’y passe, et pour ce qu’engage, dans un avenir que nous ne verrons pas, ce qu’il s’y passe. Une aventure à la fois au présent et au futur.

Combien sont-elles, les élèves dans cette école d’infirmières, un des 330 Instituts de formation en soins infirmiers que compte la France? On ne sait pas, des dizaines, pas non plus des foules. Il y a des hommes aussi, mais bien moins nombreux, il est légitime de parler du groupe au féminin.

Le film s’organise en trois chapitres, qui font écho aux trois années d’apprentissage que nécessite le diplôme d’infirmière.

Surtout, ces trois parties donnent accès à trois dimensions de ce parcours: la formation théorique et pratique, les stages en situations réelles (et variées), les retours de stage, discussion avec des responsables de formation, où se disent –et parfois se taisent– l’expérience vécue, et la manière dont le métier en train d’être appris interagit avec les autres dimensions de l’existence de ces personnes qui ne sont pas, qui ne sont jamais seulement des élèves infirmières. (…)

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Ecouter voir, entendre, attendre

La Maison de la radio de Nicolas Philibert

Le nouveau film de Nicolas Philibert, La Maison de la radio, sort en salles ce mercredi 3 avril, accompagné d’un accueil très favorable, qui n’a cessé de s’amplifier depuis sa présentation au Festival de Berlin devant un public enthousiaste. De telles réactions ne peuvent que me réjouir, moi qui, depuis La Ville Louvre (1990) considère le travail de ce réalisateur comme exemplaire des puissances du cinéma, qu’il met en jeu dans le champ documentaire. Et aussi, pourquoi le cacher ?, moi qui, m’honore d’être devenu l’ami d’un homme dont j’admire le travail et dont je partage les principes qui guident sa pratique artistique et professionnelle comme ses engagements politiques. Et voilà que je ne partage pas l’approbation quasi-générale que semble susciter La Maison de la radio.

Essayer d’en écrire ici signifie donc à la fois interroger le film lui-même, sa place dans l’œuvre de son auteur, et mon propre regard sur l’un et l’autre. Toutes interrogations qui font, de fait, partie de l’activité critique, dès lors qu’on se refuse à réduire celle-ci aux rôles médiocres de supplétif publicitaire ou de conseil au consommateur.

Epousant le déroulement d’une journée-type, La Maison de la radio circule dans le grand bâtiment circulaire qui lui donne son nom, accompagnant tour à tour nombre des professionnels qui y exercent leur métier, journaliste, animateur, ingénieur du son, documentaliste, technicien, musiciens, responsable de programme, etc. Ce voyage à l’intérieur d’un monde par l’addition de « moments » laisse apparaître le double projet du film : raconter un phénomène singulier, l’activité radiophonique (singulière, notamment, du fait qu’il s’agit d’une activité « invisible », dont le fonctionnement ne passe pas par la production d’images) et décrire un système, celui que forment les stations du service public de la radio en France (c’ est se colleter avec une autre  forme d’invisible, pour donner à percevoir ce qui, au-delà des pratiques quotidiennes, au-delà du plan d’occupation de l’immeuble circulaire de l’Avenue du président Kennedy ou de l’organigramme de Radio France, « fait système », et avec quels effets).

Pour se faire, Philibert recourt à ses outils habituels. Ce sont d’abord une disponibilité aux nuances, une attention aux détails, une sorte d’affection retenue, attentive, pour ceux qu’il filme. C’est la certitude qu’il y a toujours davantage à percevoir que ce qu’on voit d’habitude. C’est aussi une idée du montage qui vise à construire un espace mental plus qu’une recomposition de la disposition géographique des lieux filmés ou la chronologie. Et de fait, nombre des personnes filmées par Philibert sont attachants, nombre des situations sont intéressantes, amusantes, parfois émouvantes.

A toute heure du jour et de la nuit et sur toutes les antennes du service public, les composants sont d’une grande variété – la négociation entre rédacteurs pour le sommaire d’un journal, l’enregistrement d’un morceau par les chœurs de Radio France, la récitation psalmodiée de la météo marine, la formation d’un aspirant présentateur, l’entretien avec un écrivain comme une parenthèse musicale en apesanteur, l’effort pédagogique d’un scientifique cherchant à parler de sa recherche, le ping-pong entre animateurs et invités rivalisant de deuxième degré… Il arrive aussi qu’on sorte de la maison ronde, le temps d’un reportage à moto sur le Tour de France ou d’un enregistrement de « sons seuls » au fond des bois – volonté de montrer que tout ce qu’émet la radio n’est pas produit at home, ce qu’on sait bien, et qui tend à augmenter le sentiment d’émiettement qui émane de l’ensemble du film au-delà de la qualité de ses composants.

Parce que cette variété, ce foisonnement, ne fait pas sens au-delà du constat de son existence – constat que chacun peut faire en allumant sa radio. Et cette absence de sens dérange. L’intelligence cinématographique de Nicolas Philibert a toujours consisté à filmer ce qui se trouve au-delà des apparences, mais sans aucune logique du dévoilement, de la révélation d’un secret derrière le rideau – il n’y a pas de secret, simplement l’infinie complexité du monde, et la possibilité pour le cinéma quand il fait ce qu’il a à faire, d’en donner à ressentir un peu plus, un peu mieux.

Exemplaire était à cet égard le film de Philibert le plus directement comparable à celui-ci, La Ville Louvre et son exploration sensible, intuitive, du monde réel dont le grand musée ouvert aux visiteurs n’est qu’une surface visible – une sorte d’écran, ou de vitre-miroir, transparente et réfléchissante à la fois comme le sera 20 ans plus tard la cage de Nénette au Jardin des plantes.

A ce moment, l’honnêteté oblige à poser la question de l’attente vis-à-vis du film. De La Ville Louvre, qui concerne un sujet qui m’intéresse beaucoup, je n’attendais rien de particulier. Idem du Pays des sourds, de La Moindre des choses, d’Etre et avoir, de Nénette, au-delà de leur grande diversité. Je ne voulais rien attendre non plus de La Maison de la Radio, j’étais d’accord pour accompagner le regard du cinéaste au gré de ses propres choix et intuitions. Mais il semble que cela (me) soit impossible. La relation au dispositif radiophonique, et aussi à ce que Radio France parvient encore à incarner d’un véritable service public, cette relation intime, sensorielle et quotidienne, suscite une demande forte, même informulée, même refoulée. J’entends que d’autres n’ont pas attendu ainsi le film, ou ont trouvé leur attente satisfaite. Tant mieux.

Mais ce que fait la radio, sa manière particulière d’engendrer cette relation incomparable aux voix, aux images, aux corps, aux événements, aux idées par le biais de ce dispositif technique, je ne le sais pas plus après avoir vu ce film. Ce que fait le service public de Radio France, comment malgré des forces contraires jusqu’à la tête de cet organisme, sa collectivité continue pour l’essentiel de faire exister cet esprit de confiance dans l’intelligence des auditeurs qui l’établit de facto en réponse à la médiocrité médiatique ambiante, et en particulier à ce qu’est devenu le service public de télévision, je ne le sais pas plus après avoir vu ce film. Tant pis pour moi.