DVD: la belle moisson

L’Annonce faite à Marie n’est pas seulement l’unique film d’Alain Cuny, c’est véritablement un film unique.

Surfant souvent sur la vague de la restaurations d’œuvres du patrimoine, le DVD offre des rencontres et des retrouvailles réjouissantes et stimulantes, du Moyen Âge réinventé d’un poète visionnaire aux éclats innombrables de la Nouvelle Vague.

(Par ordre d’apparition: La Croisière jaune, Voyage au Congo, 19 courts métrages de la Nouvelle Vague, L’Annonce faite à Marie, John Ford – Premiers Westerns, Memories of Murder, JSA.)

S’il est désormais un produit de niche, le DVD (et sa déclinaison Blu-ray) joue un rôle significatif dans la vie au long cours des films, voire dans leur résurrection, ou offrent la possibilité de comprendre des pans entiers de l’histoire du cinéma. Une de ses vertus reste de laisser accessible –par une existence matérielle qui se manifeste notamment dans les médiathèques– de beaux films passés injustement inaperçus lors de leur sortie en salles.

Parmi ceux du début de cette année 2022, c’est exemplairement le cas de Bruno Reidal de Vincent Le Port, de Magdala de Damien Manivel, de De nos frères blessés de Hélier Cisterne, ou de I Comete de Pascal Tagnati. Ces films sont aussi disponibles en vidéo à la demande (VOD) et c’est heureux, mais les objets physiques continuent de leur donner une présence nécessaire et bénéfique, fut-ce à bas bruit.

Surtout, l’édition DVD occupe désormais une place dans le considérable essor du «cinéma de patrimoine», aussi instable soit cette notion. Le phénomène tient en particulier à la multiplication des canaux de diffusion, gourmands en «contenus», a fortiori si un segment du public a été identifié comme susceptible de s’y intéresser.

Cette tendance s’appuie aussi sur d’incontestables tendances régressives, survalorisant n’importe quelle couillonnade ayant marqué l’enfance ou l’adolescence de chaque génération. Chaînes spécialisées, sites internet et festivals dédiés, le marché est en pleine explosion, comme l’a une nouvelle fois mis en évidence une récente étude. C’est dans ce contexte pas du tout has been qu’apparaissent ou réapparaissent de véritables pépites, bien dignes de faire partie des présents que la période qui commence incite chacun à multiplier.

«La Croisière jaune»

Ce n’est pas seulement un combo (DVD+Blu-ray), mais une très belle édition comportant un livre composé de textes de deux des meilleurs connaisseurs du sujet, Éric Le Roy et Béatrice de Pastre, un très riche matériel photographique, et des documents inédits. Cela (l’objet édité) s’intitule L’Aventure cinématographique de «La Croisière jaune».

Ce titre appelle au moins deux remarques. D’abord, il n’y figure pas, contrairement à l’usage, le nom du réalisateur. Ensuite, il pourrait à bon droit s’appeler «Les Aventures cinématographiques de “La Croisière jaune”», ce pluriel renvoyant entre autres à cette absence de nom d’un auteur du film. Il y a en effet plusieurs aventures. La première, évidente, considérable, passionnante, est celle de l’expédition montée en 1931-1932 par l’industriel André Citroën pour promouvoir ses produits, des autochenilles tout-terrain, en organisant une double équipée, depuis Beyrouth et depuis Pékin, destinées à se retrouver au pied de l’Himalaya.

Les tribulations vécues par les deux équipes, l’une à travers le Moyen-Orient, l’Empire perse, l’Afghanistan et l’Inde, l’autre à travers la Chine en proie à la guerre civile et aux débuts de l’agression japonaise, auraient de quoi nourrir plusieurs albums de Tintin.

Au sein de cette double odyssée se joue une aventure plus proprement cinématographique, celle d’André Sauvage, cinéaste, poète et peintre, ami des surréalistes, à qui a été confié la réalisation du film de l’expédition. Celle-ci faisait suite à une opération similaire quoique de moindre ampleur en Afrique, qui avait donné lieu à un film tout à la gloire des véhicules Citroën et de l’empire coloniale français, La Croisière noire, réalisé par Léon Poirier.

Il y a aussi une aventure du cinéma dans le choix des matériels, les méthodes de tournage et les choix de ce que filme André Sauvage. Et une autre, fort sombre, dans ce qui se produit ensuite, lorsque le cinéaste présente son montage à son commanditaire.

 

En 1931-1932, André Citroën lançait une expédition à l’assaut de l’Himalaya. | Carlotta Films

Mécontent du résultat qui ne se focalise pas assez sur les performances de ses véhicules (et la gloire de la France), André Citroën vire André Sauvage et récupère la totalité des éléments filmés, qu’il confie à Léon Poirier. Celui-ci réalise un montage, un commentaire (et une musique, hélas) conformes aux souhaits du grand patron. Écœuré, André Sauvage abandonne sans retour le cinéma et disparaît des mémoires. Tout le reste devient invisible. La Croisière jaune «de Léon Poirier» est distribué, avec succès.

C’est le film mis en forme par Léon Poirier, qui le signe de son nom, qui est aujourd’hui rendu visible. Mais l’édition comporte aussi des courts métrages, dont un, très beau, qui serait véritablement d’André Sauvage, même si Léon Poirier y a également mis sa signature: Dans la brousse annamite. Les textes d’Éric Le Roy et Béatrice de Pastre, ainsi que le journal de voyage et de tournage d’André Sauvage constitué des lettres à sa femme, aident à mieux comprendre ce qu’il s’est joué.

Cette aventure, qui est aussi un épisode de l’histoire du droit d’auteur en même temps que de celles des techniques, du colonialisme et de l’orientalisme, ou encore de l’ethnographie, avait été racontée dans le livre d’Isabelle Marinone, André Sauvage, un cinéaste oublié, qui rendait justice à cet artiste dont l’œuvre a été irrémédiablement détruite, mais dont les traces et le parcours réapparaissent, aussi grâce à l’action inlassable de sa fille… et de l’éditeur de DVD.

                                                                                                            L’Aventure cinématographie de «La Croisière jaune»

Carlotta Films

Sortie le 6 décembre 2022

40 euros

L’édition DVD + Bu-ray comprend le film La Croisière jaune (1934), d’André Sauvage, le document vidéo inédit L’Autre Croisière d’André Sauvage (2022), sept courts métrages et un livre de 396 pages.

«Voyage au Congo» de Marc Allégret

Il doit moins au hasard qu’à l’environnement très attentif aux restaurations de films évoqué plus haut que soit paru peu avant La Croisière jaune une très belle édition d’un film qui non seulement lui fait pièce, mais qui suggère aussi ce qu’aurait pu être une réalisation par André Sauvage.

Accompagnant son ami et mentor André Gide au cours de cette expédition à travers l’Afrique équatoriale, le tout jeune Marc Allégret s’auto-institue cinéaste pour réaliser ces images, contrepoint visuel du Voyage au Congo de l’écrivain publié à leur retour en 1926 et qui dénonce l’oppression coloniale et les comportements des grandes entreprises françaises.

Le film témoigne d’une interrogation constante sur les distances auxquelles filmer les habitants des régions
traversées, de la nature du regard
qu’il porte sur eux.

Accomplissant un long périple de dix mois dans des conditions souvent difficiles, Marc Allégret se révèle à la fois doté d’un regard d’authentique cinéaste, composant des plans riches en beauté et en signification, et un voyageur capable d’interroger sa propre place et son rapport à ceux qu’il rencontre.

Évidemment, cela se fait dans le cadre et dans les termes de l’époque, dont beaucoup sont obsolètes, voire gênants aujourd’hui. Mais, s’il ne montre rien des exactions des colons que Gide et Allégret dénonceront en rentrant en France, le film témoigne d’une interrogation constante sur les distances auxquelles filmer les habitants des régions (aujourd’hui Congo, République centrafricaine et Tchad) traversées, de la nature du regard qu’il porte sur eux.

 

       Le film du jeune Marc Allégret répond au carnet de voyage de son ami André Gide. | Doriane Films

Attentif à la diversité des situations et des mœurs, il s’intéresse aux architectures et aux usages quotidiens comme aux rituels agraires et aux pratiques cérémoniales, avec une quête permanente de la mise en valeur de la beauté des visages et des corps, des gestes et des comportements.

Magnifiquement restauré, Voyage au Congo est accompagné d’un livret comportant notamment, outre des photos de Marc Allégret et des textes de celui-ci et d’André Gide, une très utile mise en perspective par la grande spécialiste de l’histoire africaine Catherine Coquery-Vidrovitch, judicieusement intitulé «Un précurseur du film ethnologique».

       Voyage au Congo

de Marc Allégret

1927

Doriane Films

Sortie le 28 mars 2022

22 euros

 

«Dix-neuf courts métrages de la Nouvelle Vague»

Un même homme se trouve derrière Voyage au Congo et une véritable malle aux trésors sous l’apparence de deux petites galettes argentées: leur producteur. Pierre Braunberger fut lui aussi, à sa façon, un aventurier qui a, au cours de sa longue et féconde existence, rendu possible de très nombreux projets parmi les plus audacieux.

Quand, à 21 ans, il produit le premier film de Marc Allégret, il a déjà derrière lui une expérience pleine de rebondissements, y compris aux États-Unis où il a fréquenté les plus grands patrons des majors alors naissantes. On le retrouvera durant les années 1930, notamment aux côtés de Jean Renoir, mais c’est surtout après-guerre qu’il va jouer un rôle décisif. Il sera en effet précurseur dans le soutien à l’émergence d’une génération qu’on n’appellera qu’un peu plus tard la Nouvelle Vague. Le double DVD publié par Les Films du jeudi et Doriane Films annonce dix-neuf courts métrages, ils sont en fait vingt-et-un.

Sont réunies des réalisations ayant marqué les débuts d’Alain Resnais, de Jean-Luc Godard, de François Truffaut, de Jacques Rivette, de Maurice Pialat, ainsi que des relatives raretés signées Jean Rouch. Et si la plupart sont connues, il est bienvenu de les avoir ici rassemblées, alors qu’elles sont d’ordinaire dispersées en bonus sur d’autres DVD. Moins connu et parfaitement réjouissant est le court métrage d’Agnès Varda, Ô saisons, ô châteaux (1958), un des jalons du chemin de cette annonciatrice de la modernité déjà à l’époque signataire de son premier long métrage, La Pointe courte.

 

                                         Bernadette Lafont dans L’Avatar botanique de mademoiselle Flora, de Jeanne Barbillon, révélation du coffret. | Doriane Films

Encore moins connu et absolument saisissant, y compris dans sa dimension documentaire, se révèle le premier court métrage de Jean-Pierre Melville (1946), authentique geste cinématographique aux côtés du clown-star Béby. (…)

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Entretien avec Nicolas Philibert

« Pour moi, un film n’est pas fini quand il est fini »

Le cinéaste et documentariste Nicolas Philibert vient de superviser la numérisation de ses films pour la sortie d’un coffret de 12 DVD. Un travail rétrospectif qui pose des questions techniques et esthétiques liés au passage de l’argentique au numérique, et fait apparaître des liens inattendus entre les films… mais qui comporte aussi un risque : celui de fabriquer une petite boîte qui ressemble à une urne dans laquelle on enferme quarante ans de travail.

Une boîte comme une brique, de 14cmx20x11. Dedans, 11 DVD et un livre de 200 pages, 40 ans de travail, une trentaine de films de toutes durées, dont de mémorables œuvres de cinéma, certaines bien connues – La Ville Louvre, Le Pays des sourds, La Moindre des choses, Être et avoir, De chaque instant – certaines qui méritent d’être découvertes toutes affaires cessantes – Y a pas de malaise, Retour en Normandie, Nénette… – et des explorations, des chemins de traverse, des déplacements du regard. Des centaines d’histoires, toutes cueillies à même la réalité. Toutes plus une, celle de la fabrication de ce coffret qui réunit la totalité de ce qu’à tourné jusqu’à aujourd’hui Nicolas Philibert. Il est une aventure en soi, ce coffret paru chez Blaq out cet été, qui réunit un passionnant travail au long cours, mais cette aventure est aussi la traduction d’un état actuel des œuvres de cinéma, elle met en lumière les problèmes et les dangers qui accompagnent la mutation numérique, en même temps que les possibilités qu’elle ouvre, ou rouvre. JMF

Il existait déjà un coffret DVD de vos films, pourquoi en faire un autre ?
D’une part il manquait les films plus récents, et quelques petits films plus anciens. D’autre part ce qui avait été fait, avec les moyens techniques existants, était une numérisation de basse qualité, pour des éditions DVD de qualité moyenne. Pas formidable pour un usage privé aujourd’hui, et en aucun cas adapté pour des projections numériques, c’est-à-dire pour que les films puissent continuer de vivre, de circuler. Il fallait pouvoir fabriquer des DCP, le format dans lequel les films sont désormais projetés en salle, et pour ça, tout refaire. Le coffret n’est pas de mon initiative, c’est l’éditeur Blaq Out qui me l’a proposé. Une telle opportunité n’est pas si fréquente, il fallait en profiter. Mais si Blaq Out a pu me faire cette proposition il y a un an, c’est parce que je travaillais depuis déjà six ans sur la numérisation de mes films. Le coffret DVD, dont je suis très heureux, est un effet collatéral du travail de numérisation et de restauration que j’ai entrepris en 2012.

À la fin de chaque film dans le coffret figure un carton avec la mention « Restauration et numérisation supervisées par Nicolas Philibert ». Pratiquement cela signifie que vous faites quoi ?
Il faut vérifier le scan qui transforme le négatif en fichier numérique – les labos ne vous le proposent pas, il faut se battre pour y avoir accès. Et ensuite il faut accompagner, vérifier, valider ou pas toutes les étapes d’intervention sur les images et les sons. Certaines questions vieilles comme la restauration d’œuvre d’art demeurent ouvertes, sur la fidélité à l’état original avec ce qui peut être considéré ensuite comme des imperfections, qu’on choisit ou pas de modifier. Mais dans tous les cas il faut refaire l’étalonnage, l’équilibre des couleurs, que le scan fait disparaître. Avec parfois également des bonnes surprises grâce au numérique : j’ai ainsi pu obtenir dans Un animal, des animaux des intensités et des nuances dans les couleurs, des profondeurs dans les noirs, que je n’était jamais parvenu à obtenir en argentique. Il faut tout vérifier également pour le son. En outre, la condition pour recevoir l’aide du Centre National du Cinéma est d’ajouter pour chaque film une audiodescription pour les aveugles et les mal-voyants et des sous-titres en français pour les sourds et mal-entendants, ce qui est très bien. Encore faut-il que cela soit juste : clairement, ceux qui avaient fait l’audiodescription de Trilogie pour un homme seul et mes autres films d’escalade n’avaient jamais mis les pieds en montagne. J’ai dû tout reprendre. C’est aussi l’occasion d’ajouter des sous-titres anglais, espagnols, s’ils existent. Mais dans ce cas il faut les trouver, les payer, et les vérifier à nouveau, on découvre parfois des curiosités… Mais il s’agit là de difficultés techniques, qui sont loin d’être les pires.

Où sont, alors, les véritables difficultés ?
Le plus difficile, c’est d’avoir à tout négocier pour que les choses soient faites correctement. Ce travail, je l’ai mené seul, le seul renfort significatif est venu de Régine Vial, la responsable de la distribution aux Films du Losange, qui s’était occupée de la numérisation et de la restauration des films d’Eric Rohmer. Elle m’a aiguillé, et permis d’éviter certaines erreurs. En 2012 je suis allé voir Les Films d’Ici, la société qui a produit la plupart de mes films [1], pour dire qu’il fallait rendre les films diffusables en numérique puisque la projection argentique était en train de disparaître. À l’époque je n’ai pas eu beaucoup de succès, mais j’ai pu avoir accès aux films à condition de m’occuper de tout.

Comment ces opérations sont-elles financées ?
C’est le CNC qui prend en charge le financement, à travers la commission d’aide au patrimoine (de son vrai nom : Aide sélective à la numérisation des œuvres cinématographiques du patrimoine). Sans eux, c’est impossible. Il faut faire des dossiers assez complexes, qui comportent notamment une expertise de l’état des négatifs. Aujourd’hui, les négatifs des films sont loin d’être tous localisés, ou accessibles. Autrefois, les laboratoires conservaient les négatifs des films qu’ils avaient développés et tirés, ils conservaient même les rushes non montés, au moins durant un certain laps de temps. C’est fini, de toute façon pratiquement tous les labos ont fait faillite. Des sociétés ont racheté les négatifs entreposés, et eux font payer si on veut y avoir accès. Encore faut-il qu’ils sachent où se trouve tel négatif dans leurs entrepôts : pour Qui sait ? on a mis un an retrouver le matériel.

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Le retour de la belle morte

Une femme douce de Robert Bresson

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Dominique Sanda dans Une femme douce

44 ans que ce film fulgurant n’avait pu être distribué. Sans être tout à fait inaccessible (quelques rétrospectives l’ont présenté, il en existe une version VHS aux Etats-Unis, Gentle Woman disent-ils), le film n’en était pas moins presqu’impossible à voir, qui plus est dans des conditions correctes – les copies existantes étaient en piteux état, ne rendant pas justice notamment au travail du maestro Ghislain Cloquet, le chef opérateur assisté d’un autre grand de la partie, Emmanuel Machuel.

Coproduction franco-américaine, le film était resté ensuite bloqué dans cet entre-deux, suite à un blocage sur les droits d’exploitation – une mésaventure subie aussi par d’autres films de Robert Bresson, effet pervers des très difficiles conditions de production qu’aura eut à affronter, du moins à partir des années 60, un des plus grands cinéastes du monde. Enfin tiré de ce long exil dans les limbes juridiques, restauré sous la sourcilleuse surveillance de Mylène Bresson, la veuve de l’auteur, le film devrait désormais pouvoir exister non seulement en France mais dans le monde, non seulement en salles, où est exploitée la version en copie numérique, mais on l’espère bientôt aussi en DVD.

Premier film en couleur d’un cinéaste qui avait d’abord été peintre, et qui semblait avoir, des Dames du bois de Boulogne au Journal d’un Curé de campagne et de Pickpocket à Mouchette, exploré toutes les ressources et toutes les splendeurs du noir et blanc, Une femme douce est un film d’une terrible beauté, d’une fureur glaçante. Placé sous le signe de la mort brutale de son héroïne, dans le violent contraste de la légèreté de son écharpe qui flotte encore et de la stridence des bruits de la ville, ce long flashback sur le malheur d’un amour placé sous le signe de la marchandise, de la réduction de toute chose à son prix, est d’une modernité visionnaire, qui ne doit pas grand chose à la nouvelle de Dostoievski dont pourtant il s’inspire directement, La Douce.

Un homme raconte, en voix off, ce que fut sa vie avec la femme qu’il aimait, et qui s’est tuée à cause de lui. La cruauté de la situation est comme accusée par les tons d’une pâleur funèbres de l’image et notamment du visage de l’héroïne, une débutante nommée Dominique Sanda, d’une beauté de noyée préraphaélite, prémonition d’Ophélie bien avant qu’on assiste à une représentation de Hamlet. Celle-ce sera une des occasions pour Bresson d’exprimer un autre enjeu du film, sa réflexion très critique sur les arts de son temps (musique, théâtre, peinture, cinéma), réflexion en relation directe avec la montée du pouvoir de l’argent qui est au centre du récit. Etonnant récit tout en embardées, digressions et plongées, et qui grâce à une mise en scène d’une incroyable liberté, parvient à l’intérieur d’une tonalité générale d’une grande noirceur à réussir des moments burlesques, ou sensuels, ou aux limites du fantastique, qui loin de faire dévier ce rigoureux cauchemar de son chemin, le renforcent encore davantage.

 

Caméra ouverte

Entretien avec Pierre Lhomme, co-réalisateur et chef opérateur du Joli Mai

Tournage du Joli Mai, Pierre Lhomme est à la caméra, à sa droite Antoine Bonfanti et EtienneBecker, à sa gauche Pïerre Grunstein. Photo de Chris Marker.

Au moment où Chris Marker décide de consacrer un film au mois de mai 1962, personne ne pouvait savoir ce qui se passerait, ou viendrait de se passer lorsqu’on tournerait.

C’est vrai, il y a une part d’intuition, et aussi de pari. Mais on est dans une période pleine d’événements, en pleine finalisation de l’accord qui va donner l’indépendance à l’Algérie. Même si personne ne pouvait savoir que les Accords d’Evian seraient signés le 18 mars,  on savait que cela allait arriver dans un avenir proche. Cette signature et le référendum qui les valide en avril permettent à Chris de parler de premier printemps de paix. Jusque là, toute l’après Deuxième Guerre mondiale avait été sous le signe des conflits de la décolonisation.  Et puis il est vrai que le mois de Mai est souvent riche en événements, évidemment ce mois-là n’est pas choisi par hasard… Chris avait rédigé une note d’intention, qui devait servir à trouver une aide au CNC, et où on trouve ces phrases magnifiques : « Ce film voudrait s’offrir comme un vivier aux pêcheurs du passé de l’avenir. A eux de tirer ce qui marquera de ce qui n’aura été inévitablement que l’écume. »

 

Comment avez-vous été associé au projet ?

Par un coup de téléphone de Chris Marker, à la toute fin de 1961. On se connaissait un peu, mais c’est surtout je crois parce que j’ai beaucoup travaillé, comme assistant, avec Ghislain Cloquet, qui avait lui-même beaucoup travaillé avec Chris. Il a dû demander à Cloquet qui lui semblait convenir pour travailler à la main et en souplesse. Il se trouve que, tout en étant chef opérateur, j’ai aussi toujours beaucoup aimé le reportage. Et on a tout de suite parlé de la manière dont il voulait tourner ce film.

 

Quels ont été les principes qui ont guidé ce tournage ?

Le principe essentiel c’était la modestie dans le rapport aux personnes interviewées. Le seul précédent auquel on pouvait se référer, c’était Cinq Colonnes à la Une, le magasine de reportage de la télévision, où il y avait des choses extraordinaires. Pour nous il s’agissait d’éviter cette espèce de psychodrame que la caméra déclenche presque toujours. Il fallait une modestie, une non-agressivité de la caméra et du micro. Plus tard, dans un beau texte paru sous le titre « L’objectivité passionnée » (publié par Jeune Cinéma en 1964), Chris dira : « Nous nous sommes interdit de décider pour les gens, de leur tendre des pièges » Nous étions très méfiants à l’égard du pittoresque et du sensationnel.

 

En quoi la méthode de tournage était-elle nouvelle ?

C’était la première fois qu’on pouvait tourner en son direct. Le son s’était libéré depuis quelques années déjà grâce à l’arrivée de nouveaux magnétophones, les Perfectone puis les Nagra, mais l’image, elle, n’était pas libérée : les caméras étaient beaucoup trop lourdes et bruyantes, on les appelait les machines à coudre. Et images et sons n’étaient pas synchronisés. Enfin, je parle de la France, les Américains étaient en avance, Richard Leacock avec Primary, les frères Maysles, Michel Brault au Canada avaient commencé d’explorer ces nouvelles possibilités. Ils avaient réussi à synchroniser la caméra et le magnétophone avec une montre à diapason. Alors que pour Le Joli Mai, Antoine Bonfanti (l’ingénieur du son) et moi nous étions reliés par des câbles, un véritable écheveau dans les rues, sur les trottoirs… A ce moment, la grande découverte pour un jeune opérateur comme moi concerne l’importance décisive du son. Je ne pouvais plus utiliser ma caméra de la même manière, et j’ai donc très tôt demandé à Bonfanti un casque pour entendre ce qu’il enregistrait. Un câble de plus… J’ai réalisé que l’opérateur devait être toute oreille et l’homme du son tout regard.

 

Comment décidiez-vous qui interviewer ?

Le principe c’était la liberté totale. Nous étions peu nombreux, Chris, Antoine, Etienne Becker mon assistant, Pierre Grunstein (« l’homme à tout faire ») et moi. On se baladait et quand on voyait quelqu’un qui nous semblait intéressant on allait le voir. Enfin… plus exactement, il y a eu deux méthodes. Chris avaient rencontré à l’avance certaines personnes, celles-là ont été filmées de manière plus installée, cela se sent bien dans la deuxième partie « le retour de Fantômas »: le prêtre ouvrier, le jeune ouvrier algérien, l’étudiant dahoméen… Et puis des rencontres, auxquelles il fallait être très disponibles. Le tailleur qui est au début du film a été la première personne qu’on a interviewée, on ne le connaissait pas même si sa boutique était à côté du local de la production, rue Mouffetard. En filmant cette première conversation, j’ai compris que ce qu’on mettait en place pouvait nous mener très loin. Pour la première fois, nous avions des magasins de pellicule de plus de 10 minutes, en 16 mm. Et le rechargement était très rapide, j’avais toujours des magasins de rechange prêts. On n’en a pas conscience aujourd’hui, mais c’était un véritable bouleversement dans les possibilités de filmer sur le vif.

 

La caméra que vous utilisiez était nouvelle est aussi ?

Oui, c’était un prototype de chez Coutant, la KMT. Il n’en existait que deux, Rouch avait eu l’autre pour Chronique d’un été. Elles appartenaient au Service de la Recherche de l’ORTF, elles ont été perdues. Leurs principales nouveautés tenaient à la légèreté , et au faible bruit et à la possibilité de synchronisation avec un magnétophone.

 

Comment perceviez-vous ce que vous voyiez et entendiez au cours de ces conversations ?

Nous allions d’étonnement en étonnement, Chris et les autres tout autant que moi. Nous étions partis à la découverte des Parisiens, et ce que nous découvrions nous sidérait. A l’époque, les gens avaient encore moins qu’aujourd’hui la parole. Nous ne nous attendions ni à ce qu’ils disaient, ni à la manière dont ils le disaient – une manière étonnamment directe et sincère, où ils ne cherchent pas à séduire la caméra. Et où se révélait bien d’autres perceptions de la situation que celles auxquelles nous nous attendions.

 

La répression meurtrière à Charonne le 8 février 1962 et la grande manifestation en réponse le 13 février ont fait irruption dans le projet.

Ce sont les seules séquences qui n’ont pas été tournées au mois de mai. Elles ne sont pas tournées par moi, les images de la manifestation ce sont les actualités, et un autre opérateur était à la manifestation du 13.

 

Comment êtes-vous devenu non pas le chef opérateur du film mais son co-réalisateur ?

C’est le résultat de l’intégrité absolue de Chris. Après des centaines d’heures passées sur les rushes pendant le montage, il en est arrivé à la conclusion que le film était aussi le résultat du travail de son opérateur. Il a décidé tout seul de m’ajouter comme co-réalisateur, ce n’était pas du tout prévu, ça ne figure pas dans le contrat. Lorsque je suis venu vérifier la première copie d’exploitation, au cinéma Le Panthéon, j’ai découvert à l’écran que j’étais devenu co-réalisateur. Je vous laisse imaginer l’émotion… elle est encore présente aujourd’hui. Cela a joué sur tout mon itinéraire, après avoir travaillé avec un homme de cette qualité, on devient exigeant avec les autres.

 

Dans quelle mesure les questions posées dans le film étaient-elles préparées à l’avance ?

Il y avait quelques questions de départ, comme celle sur la nature du bonheur, qui visait à comprendre la relation entre les gens et les événements, leur perception du cours du monde. Toujours en y allant doucement. Nous étions accompagnés de deux intervieweurs, 2 amis, Henri Belly et Henri Crespi. Quand la caméra tournait, Chris était un peu à l’écart mais il écoutait tout, il lui arrivait souvent d’intervenir. Il fallait surtout être réactif, ne pas rester collés aux questions prévues, il fallait surtout répondre à l’honnêteté des gens en face de nous. Et jamais les entretiens ne sont saucissonnés au montage, qui respecte toujours la parole dans la continuité.

 

Ce qu’on voit dans Le Joli Mai représente quelle proportion de ce qui a été filmé ?

Très peu, il y avait plus de 50 heures de rushes. En travaillant au montage, Chris était parvenu à une version qui correspondait à ce qu’il voulait faire, et qui durait 7 heures. Cette version n’a été projetée qu’une fois, chez le producteur Claude Joudiou. Chris aurait aimé pouvoir continuer de la montrer, mais c’était en contradiction avec toutes les habitudes de la distribution. Il a donc fallu diminuer encore beaucoup, pour que le film puisse être exploité en salles. Mais le pire est que tous les rushes non montés ont été détruits. Ça a été une grande douleur. Chris appelait ça « l’euthanasie du Joli Mai ». Par exemple, on avait tourné toute une journée dans un taxi, avec Bonfanti dans le coffre et moi à côté du chauffeur, qui nous avait été signalé comme loquace, curieux et bon interlocuteur. On avait tourné avec tous les clients qui montaient. Chris, qui bien sûr n’était pas présent dans la voiture, avait été emballé quand il avait découvert les rushes. Il y avait de quoi faire un film entier, on avait eu la chance de rencontrer une dizaine de personnages formidables… Mais tout a disparu.

 

Comment sont apparus les plans de chats ?

Il est arrivé que ce mois de mai-là avait lieu une exposition, un concours de beauté féline. On a demandé à un collègue d’aller faire des plans de chats. Chris avait déjà à l’époque cette relation unique aux chats, ils étaient pour lui le regard de la sagesse et de la liberté. Je le savais, et pendant les entretiens, chaque fois qu’un chat passait par là bien sûr je le filmais. Même s’il a fallu d’énormes efforts pour raccourcir le film à sa durée actuelle, jamais il n’aurait enlevé les plans de chats.

 

Pourquoi avoir choisi Yves Montand pour la voix off ?

C’était un ami de longue date de Chris, d’abord à cause de son amitié de jeunesse avec Simone Signoret. Ils étaient très liés, plus tard, en 1974, nous avons fait ensemble un film que j’aime énormément, La Solitude du chanteur de fond, où Chris a filmé Montand chez lui, en répétition et en concert, c’est un petit bijou ! Notamment le montage. Dans Le Joli Mai, la voix de Montand donne une proximité au texte, comme une chanson populaire, le contraste est très évident avec la voix de Chris lorsqu’il dit La Prière sur la Tour Eiffel de Giraudoux.

 

Comment Michel Legrand a-t-il conçu la musique ?

Lors d’une séance à la Cinémathèque en 2009, nous avons présenté le film ensemble, Michel Legrand et moi. A cette occasion, il a affirmé qu’à l’époque, Chris lui avait donné des indications sur les séquences, et des durées, mais qu’il n’avait jamais vu le film. Ni alors, ni depuis. J’ignore la part de légende de cette histoire, en tout cas la musique correspond exactement. Même au moment de la scène de danse en boite de nuit, le soir même du procès de Salan, la musique est de Legrand, elle a été ajoutée. Il était impossible d’enregistrer la musique originale dans les conditions de tournage où nous étions.

 

Comment s’est passé le travail de restauration ?

Grâce à un financement du CNC, il a été possible d’effectuer cette restauration en même temps que le transfert sur support numérique de bonne qualité – en 2K dont on fera les DCP pour les sorties en salles et les HD pour l’exploitation vidéo. Mais je n’ai pas voulu effacer toutes les traces du temps, ce que j’appelle « les rides ». L’image n’a pas été nettoyée à fond, aseptisée comme on le fait trop souvent maintenant. On peut garder des imperfections du tournage, du développement, des accidents, tant que ça ne nuit pas à la vision. Les gens de chez Mikros sont repartis de la pellicule 16mm inversible d’époque, en bien meilleur état que les tirages 35mm qui ont été faits ensuite. Mais il a fallu aussi établir un « montage définitif », qui à vrai dire n’existe pas. Le film était sorti de manière précipitée, pour respecter les dates prévues avec les exploitants. Dès la sortie Chris a commencé à faire des coupes. Le souci est que les copies du Joli Mai ne sont pas toutes identiques. Nous avons convenu avec le Service des Archives du Film qu’il y aurait une restauration conforme au film qui est sorti en 1963, la version longue, et que celle-ci figurerait en « supplément » dans l’édition DVD. C’est une archive très utile pour des chercheurs. Mais ce n’était pas la version restaurée que Chris avait voulu voir distribuée.

En 2009, à l’occasion de la projection de la copie restaurée à la Cinémathèque, Chris a exigé que ses coupes soient respectées, ce qui a été fait. Dans la version aujourd’hui distribuée, nous avons respecté son souhait. Il n’aura pas eu le temps ni l’énergie de le faire lui-même.

 

(NB : Une version différente de cet entretien a été publiée dans le dossier de presse réalisé pour la réédition du film)

 

 

 

Les habits neufs des vieux Enfants

Briqué à neuf par sa restauration numérique 4K, entouré des honneurs d’une grande expo à la Cinémathèque française, soutenu par un effort promotionnel exceptionnel pour un «film du patrimoine» (honni soit qui dira «vieux film») par la société Pathé, plus habituée des Ch’tis et d’Astérix, revoilà Les Enfants du paradis.

Le film réalisé par Marcel Carné en 1945 n’avait pas disparu, loin s’en faut. Labellisé fleuron du classicisme à la française, il n’a au contraire cessé d’être montré et encensé. La vaste opération aujourd’hui en cours avec les sorties salles et DVD, la parution d’ouvrages et la manifestation à la Cinémathèque, qui célèbre aussi le rapatriement des archives Carné après un long exil aux Etats-Unis, vise un double objectif.

Il s’agit de hisser le film sur un nouveau socle, d’en faire l’irréfutable archétype d’une excellence artistique, une sorte de référence dominante, quelque chose comme l’équivalent cinématographique des Misérables ou de la Joconde. Et il s’agit en même temps d’en faire l’exemple princeps de la vaste stratégie de restauration des films d’un patrimoine qui comprend d’ailleurs des films très récents.

La quatrième édition d’une manifestation entièrement dédiée à cette idée, le Festival Lumière, vient de se tenir à Lyon du 15 au 21 octobre, avec un impressionnant succès public. Le CNC a mis en place une importante stratégie de restaurations-numérisations, puisqu’il semble que les deux opérations soient obligatoirement liées, ce qui mériterait débat –le 4K des Enfants du paradis est une norme numérique de haute qualité.

Cette passion restauratrice, relayée par de nombreux festivals dans le monde, a son prophète mondial, Martin Scorsese, fondateur de la World Cinema Foundation, très active surtout pour les films des cinématographies en difficultés. Elle a sa Mecque et son grand officiant, le laboratoire l’Immagine Ritrovata de Bologne et son directeur Gianluca Farinelli, qui organise aussi le festival Cinema ritrovato, le plus connu sinon le plus ancien.

Elle a son réseau de temples, les cinémathèques du monde entier, répercutant beaucoup mieux qu’autrefois les efforts des uns et des autres. Doctes chercheurs et cinéphiles érudits y contribuent, dans un environnement dont le dynamisme s’explique par le nouvel épanouissement d’un marché du film du patrimoine auquel les grands détenteurs de catalogues portent de plus en plus intérêt.

Et le film, dans tout ça? Revoir, sur grand écran, Les Enfants du paradis remis à neuf et éclairé de nouveaux feux souligne ses qualités comme ses limites.

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DVD: un écrin pour de rares joyaux de cinéma

Coffret World Cinema Foundation. Carlotta. Avec Le Voyage de la hyène (Touki Bouki) de Djibril Diop Mambety (Sénégal); La Flute de roseau d’Ermek Shinarbaiev (Kazakhstan); Transes d’Ahmed El Maanouni (Maroc); Les Révoltés d’Alvarado de Fred Zinnemann et Emilio Gomez Muriel (Mexique).

Cette deuxième proposition de DVD concerne des films fort différents, mais réunis dans un unique coffret. Coffret remarquable en lui-même, puisqu’il est la première matérialisation accessible sous cette forme de l’activité menée depuis 2007 par la World Cinema Foundation.

Fondée et présidée par Martin Scorsese, cette institution travaille avec un grand nombre de réalisateurs importants du monde entier (Stephen Frears, Abbas Kiarostami, Cristi Puiu, Walter Salles, Abderrahamne Sissako, Elia Suleiman, Wim Wenders, Wong Kar-wai…), qui aident ses responsables et notamment son directeur, le critique Kent Jones, à identifier les grands films devenus difficiles d’accès ou en danger de disparition.

Ce sont ainsi des trésors du patrimoine mondial, représentatifs de la créativité du cinéma sur tous les continents, qui sont arrachés à l’oubli. Ces films (16 à ce jour) font systématiquement l’objet de restauration, mise en œuvre par les experts du laboratoire L’immagine ritrovata de la Cinémathèque de Bologne. Ce sont quatre de ces films qui composent le premier coffret édité par Carlotta, qui annonce la suite.

Noble entreprise, donc, qu’il convient de saluer et d’encourager. Mais ensuite, les films, on les regarde un par un, et les conditions dans lesquelles ils nous parviennent comptent peu au regard de ce qu’ils sont, chacun tel qu’en lui-même. Les quatre titres choisis ici relèvent à cet égard de registres assez différents, à vrai dire ils n’ont même en commun que leur totale singularité.

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