Au Festival de Berlin, la question des migrants fait (souvent) du bon cinéma

boat_0Fuocoamare de Gianfranco Rosi

Le problème politique des réfugiés influe de nombreux films présentés à la Berlinale, qui a lieu du 11 au 21 février. De manière indirecte (Mort à Sarajevo de Tanis Tanovic, Cartas de guerra d’Ivo Ferreira, mais aussi L’Avenir de Mia Hansen-Løve ou Quand on a 17 ans d’André Téchiné) ou très frontale (Fuocoamare de Gianfrancoo Rosi, Ta’ang de Wang Bing, Between Fences d’Avi Mograbi).

C’est compliqué. Et comment ne le serait-ce pas? Une chose est, en effet, de placer le Festival sous le signe de l’accueil des migrants, avec vigoureuse déclaration du directeur de la Berlinale, Dieter Kosslick, soutien explicite de la présidente du jury, Meryl Streep, et  de la première star invitée sur le tapis rouge, George Clooney, venu défendre Avé César des frères Coen, film d’ouverture. Il est également possible de sélectionner, dans les multiples sections et sous-sections, un nombre important de films en rapport avec cette thématique –ce qui fut fait.

Mais une autre chose est de percevoir comment la vision effective d’un film, dans le cadre d’un festival de cinéma, entre en interférence avec les enjeux complexes et fort peu festifs de la tragédie mondiale que sont devenus les phénomènes migratoires, sous l’effets des guerres, des dictatures insupportables, de la misère atroces et des catastrophes environnementales.

Ce nécessaire et troublant télescopage est exactement ce qui s’est produit avec la premier film en compétition officielle, le très puissant et subtil documentaire Fuocoammare de Gianfranco Rosi. Le film est entièrement tourné sur la désormais tristement célèbre île de Lampedusa, destination d’innombrables embarcations tentant de traverser la Méditerranée depuis sa côte Sud. Il débute aux côtés d’un garçon de 11 ans, habitant de l’île, ses jeux, sa vie de famille, ses copains, il continuera d’accompagner cette chronique tout en y mêlant des séquences rendant compte des procédures d’accueil, des tentatives de sauvetage, du travail des secouristes, des pompiers, des policiers, du médecin, de la prise en charge des vivants et des morts.

Et c’est cette manière extraordinairement attentive, pudique, précise, de ne pas séparer le «phénomène» –gigantesque, monstrueux, répété comme un cauchemar sans fin– du «quotidien», cette manière de faire éprouver combien ces damnés de la terre contemporaine et ces habitants d’une petite cité européenne appartiennent à un seul monde, le nôtre, qui fait la force et la justesse du film. Y compris dans un contexte aussi singulier qu’un grand festival de cinéma.

Fuocoammare peut sans mal être situé au sein d’une galaxie de films également présentés au début de cette 66e Berlinale. Ainsi, toujours dans le registre documentaire, du très beau Ta’ang de Wang Bing, dont le titre désigne une ethnie birmane en but aux exaction de l’armée et obligée de chercher refuge en Chine. Ou Entre les frontières (Between Fences) d’Avi Mograbi, réflexion sur les puissances de représentation du cinéma et du théâtre face à une crise migratoire et humaine, celle des réfugiés éthiopiens et érythréens en Israël, parqués dans des camps sans pouvoir obtenir aucun statut. Mais aussi bien la fiction composée par le Bosnien Danis Tanovic, Mort à Sarajevo.(…)

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«Dheepan»: Audiard fait son marché dans les malheurs du monde

dheepancopieDheepan de Jacques Audiard, avec Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine Vinasithamby, Vincent Rottiers, Marc Zinga. Durée: 1h49. Sortie le 26 août.

Jacques Audiard semble d’abord changer de registre, et de focale. Lui qui a toujours cultivé le romanesque près de chez vous (de chez lui, en tout cas) paraît prendre du champ, ouvrir son regard, avec deux grands axes inédits de sa part, les violences qui enflamment la planète sans pour autant faire les grands titres de nos médias et la réalité des quartiers les plus gravement frappés par l’injustice sociale.

Mieux, les premiers ressorts scénaristiques font appel à deux idées riches de sens. La première concerne la mise en relation de ces deux domaines du malheur contemporain, le lointain et le proche, le tiers monde et les cités, via l’adoption comme personnages principaux de figures en train de devenir centrales dans nos sociétés, les migrants. La seconde porte sur la mise en question de la famille comme un donné, un cadre de référence préétabli. Dheepan débute en effet en évoquant le sort des Tamouls du Sri Lanka après la défaite des Tigres de l’Eelam, début 2009. On voit un combattant, Dheepan, se défaire de son uniforme et essayer de se fondre parmi les civils dans un camp de réfugiés, afin d’échapper à la terrifiante répression qui a suivi la défaite des Tigres au terme de la guerre civile qui a ravagé le Sri Lanka durant un quart de siècle.

Pour pouvoir émigrer, Dheepan se transforme en père de famille en «recrutant» dans le camp une femme et une petite fille, alors qu’aucun lien du sang ne lie ces trois personnages –sinon le sang versé par le conflit. Ils arrivent en France, où il sont pris en charge, de manière montrée là aussi de façon plutôt schématique (on peut douter que les fonctionnaire de l’Ofpra se reconnaissent dans l’image qu’en donne le film), et envoyés vivre dans une cité peuplée presqu’uniquement d’immigrés de toutes origines, où règnent des gangs violents et le trafic omniprésent de la drogue. Dheepan, le «père», y officie comme gardien d’immeuble, sa «femme» s’occupe d’un handicapé, leur «fille» va à l’école.

Mise en place à grands traits, la situation permet au film de suivre un temps un chemin intéressant, celui de la construction d’une famille dans un milieu hostile mais pas forcément sans issue, construction qui passe par un tissage complexe de liens réels et de croyance voulue, ou acceptée, par chacun.

Ce jeu concerne les trois protagonistes principaux, mais aussi certaines figures auxquelles ils ont affaire, notamment parmi les habitants de la cité et à l’école. Depuis Regarde les hommes tomber et surtout Un héros très discret, Audiard a toujours été intéressé par ces systèmes de représentation où le masque des uns trouve un répondant dans la crédulité, éventuellement volontaire, des autres. Mieux que dans aucun de ses précédents films, flotte un moment l’idée que de ce consensus élaboré au fil de trafics, d’aveuglements, de contraintes subies, de complicités qui peuvent devenir amitié ou affection, pourrait naître un vivre ensemble, aux antipodes de la délétère notion d’identité collective (nationale, etc.).

Cette croyance volontariste bricolant la possibilité d’un espace co-habitable est remise en question dans le film par une autre approche, beaucoup plus discutable, mais pas dépourvue d’intérêt: celle de la présence du mal dans le vaste monde, et de la possibilité de pourtant s’y construire un espace. Le grand ensemble décrit par le film est trop artificiel pour qu’il soit possible de savoir s’il s’agit là d’une conception sociale (les cités, c’est l’enfer, les pauvres, c’est tout de la racaille violente, le karcher ne va sûrement pas suffire) ou morale (le monde est pourri, le Mal règne). Toujours est-il que cette vision paranoïaque pourrait encore, en entrant en interaction avec la précédente, donner une dynamique intéressante.

Alors que se multiplient les violences dans la cité selon un scénario qui emprunte davantage aux mécanismes convenus de la série B qu’à l’observation, cette tentative de constituer une distance est matérialisée par la fenêtre à travers laquelle la famille observe les agissements des racailles comme sur un écran de cinéma, puis par la tentative de Dheepan de tracer une illusoire ligne de démarcation délimitant une zone préservée.

Il existe de multiples réponses possibles à la question de la possibilité de construire une distance avec la violence, et d’inventer des possibilités de vivre ensemble à l’intérieur de ce monde où règnent injustice, brutalité et domination. Mais, positives ou négatives, les réponses à ces interrogations mises en place par le film supposent une forme de sincérité vis-à-vis des personnages et des situations, même si elles sont stylisées. Or, il s’avère qu’au fond le réalisateur s’en fiche de tout ça, ou qu’en tout cas, ça ne fait pas le poids face à la possibilité de rafler la mise sur le terrain de l’esbroufe spectaculaire.

Survivant d’une véritable guerre, qui a fait des centaines de milliers de morts, Dheepan est plongé dans une situation présentée par le scénario comme l’équivalent dans une cité de la province française. On n’est plus dans la stylisation mais dans l’abus pur et simple. Un abus dont la seule raison tient aux avantages du côté du film d’action violent que permet ce dérapage très contrôlé. Bazardant tout ce avec quoi il avait paru construire son film (ce jeu complexe de réglages successifs entre les protagonistes), Audiard se jette avec délectation dans le flingage à tout va. Ce défoulement racoleur d’un shoot them up auquel le spectateur est explicitement convié par le truchement d’un héros investi d’un droit de tuer fabriqué de toutes pièces et d’un savoir-faire en la matière tout aussi trafiqué n’est pas ici simple convention. C’est le déni de tout ce que le film a prétendu être. (…)

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