Emilia Pérez : sous le masque transgressif, un film dangereusement straight

Succès du box-office promis à une pluie de Césars et Oscars ces prochains jours, Emilia Pérez, le film de Jacques Audiard centré sur un personnage qui effectue une transition de genre en même temps qu’une inversion de ses comportements moraux, est pourtant tout le contraire du film trans qu’il prétend être.

Commencée au Festival de Cannes 2024 avec l’accueil très majoritairement enthousiaste de la critique et deux prix (prix du jury, prix d’interprétation féminine), la carrière d’Emilia Pérez a continué avec un considérable succès public en salles (un million deux cent mille entrées) et une trajectoire semée de promesses des plus hautes récompenses, aux César (douze nominations, résultat le 28 février) et aux Oscar (treize nominations, résultat le 2 mars), après une consécration par les Golden Globes, le 5 janvier. Depuis, ce bel unanimisme a connu quelques accrocs, avec deux polémiques distinctes.

La première vient du Mexique, pays où est supposé se dérouler le film tourné dans les studios de Bry-sur-Marne, avec des interprètes dont aucun·e n’est mexicain·e. De très nombreux commentateurs mexicains se sont émus de la manière dont le film utilise une tragédie nationale, les crimes de masse perpétrés par les cartels de la drogue, pour en faire le ressort d’une comédie musicale complètement irréaliste. Ces reproches ont été largement relayés sur Internet, dans toute l’Amérique latine, comme exemple particulièrement outrancier d’appropriation culturelle qui utilise des stéréotypes exotiques pour raconter n’importe quoi.

Les médias français ont fini par s’en faire l’écho à partir de la mi-janvier, non sans donner la parole à des actrices du film d’origine mexicaine ou à d’autres personnalités mexicaines du cinéma, qui ont toutes en commun d’avoir une carrière dépendant entièrement d’Hollywood.

Quant à Jacques Audiard, ses réponses se placent sous le signe de cette affirmation : « Du moment que ça me sert à raconter une bonne histoire et à pouvoir la financer grâce à la présence de stars étatsuniennes, le reste je m’en fiche. » Le réalisateur témoigne d’un souci de la seule efficacité qu’on sera en droit de trouver cynique, ou, du moins, témoin d’une approche d’entrepreneur de la fiction pour qui ne se pose aucune question éthique. On se souviendra comment Audiard a, par le passé, systématiquement botté en touche lorsque lui a été posée la question de la présence de citations du Coran dans Un prophète ou de la réalité des violences dans les banlieues avec Dheepan. Audiard incarne à l’extrême une forme d’extractivisme de la fiction, qui considère qu’on peut se servir sans scrupules dans les réalités et les histoires des autres au service de la réussite de son projet.

À « l’affaire mexicaine », s’est ensuite ajoutée une « affaire Karla Sofía Gascón », du nom de l’actrice espagnole qui tient le rôle principal, après qu’ont été révélés des tweets racistes postés en 2017. Si l’opération ressemble fort à une entreprise de déstabilisation d’un concurrent sérieux dans la course aux Oscar, elle a, en tout cas, enflammé les réseaux sociaux américains, avec cascades de justifications, d’excuses et de prises de distance de l’intéressée et d’autres personnes liées au film, à commencer par Selena Gomez et Zoe Saldana, les deux autres têtes d’affiche. Au point que Netflix, qui s’occupe de la carrière commerciale du film aux États-Unis, a exclu Karla Sofía Gascón de la campagne de promotion en vue des Oscar.

Différentes, ces deux affaires sont loin de prendre en considération l’ensemble des questions que soulève le film. Parmi les rares voix discordantes à la sortie d’Emilia Pérez, figurait celle du philosophe Paul B. Preciado, fulminant, dans un texte publié par Libération, « Sauver “Emilia…” du film d’Audiard ». Invoquant « besoin de deuil et devoir de rage », il affirme qu’il faut « sauver Emilia de la violence du regard binaire au cinéma », ajoutant : « Je voudrais vous expliquer pourquoi les films qui vous amusent nous tuent. » C’est un euphémisme de dire que son explication, pourtant convaincante, n’a guère été écoutée. Mais ce n’est pas tout. Souscrivant entièrement à ce qu’explicitait l’auteur de Dysphoria Mundi, on voudrait ajouter, ici, à ce plaidoyer pour la reconnaissance de la réalité de l’expérience trans et des menaces mortelles qui les assiègent une réflexion similaire à propos du cinéma lui-même.

Si Emilia Pérez semble faire place à d’autres mœurs que celles promues par l’oppression capitalisto-patriarcale, il reconduit, en fait, les stéréotypes qui en assurent la reproduction.

Les Oscar, et, à leur suite, les autres récompenses pour les films dans les différents pays, sont distribués par des organismes qui s’autoproclament, par exemple, Académie des arts et techniques du cinéma[1]. Pour ce qui concerne la technique, technique narrative, technique d’efficacité dramatique, voire technique commerciale de manipulation du public (ce qu’on appelle le marketing), Jacques Audiard, depuis ses débuts, et Emilia Pérez en particulier en relèvent à l’évidence et méritent amplement les récompenses qui y seraient associées. Pour ce qui est de l’art, ou des arts…

Rappelons que le film raconte l’histoire d’un homme extraordinairement méchant, chef cruel d’un cartel de la drogue mexicain, qui devient, ensuite, une femme extraordinairement bonne et généreuse. Cette mécanique dramatique, fondée sur une opposition binaire homme/femme si stabilisée qu’elle est propre à satisfaire les pires ennemis de toute interrogation sur le genre et sur une opposition tout aussi binaire entre le Bien et le Mal propre à satisfaire les moralistes les plus indifférents aux réalités du monde, fait de ce que d’aucuns ont voulu voir comme une avancée en faveur de la remise en question des identités sexuelles verrouillées une caricature de film cis. Le texte de Paul B. Preciado en explicite les effets délétères envers toutes les personnes vivant quelque remise en question que ce soit des définitions genrées imposées. Quant à la polarisation simpliste sur le plan moral, on en connaît depuis longtemps les apories et les impasses.

Mais ce redoublement de simplismes est aussi machine de guerre contre tout ce qui, dans toute œuvre d’art, par exemple, en principe, dans un film, relève nécessairement du trouble, de l’incertitude, de l’ouverture faisant place à la liberté de chacune et chacun de se l’approprier, de le compléter. Toute œuvre d’art est trans, toute œuvre digne de ce nom est trans par nature, au sens où la pensée queer a depuis longtemps, au moins depuis Monique Wittig et Judith Butler, mis en évidence les puissances de questionnement qui y sont associées et qui concernent l’ensemble des formes de vie et des manières de les appréhender, bien au-delà du seul « domaine de la sexualité ». (…)

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À voir au cinéma: «Miséricorde », «Barbès, Little Algérie», «Le Sentier des absents»

Au fond des bois de Miséricorde, les rencontres aux multiples enjeux entre Jérémie (Félix Kysyl) et le curé (Jacques Develay) –et les champignons.

Grande œuvre aux apparences modestes, le nouveau film d’Alain Guiraudie trouve d’étranges et beaux échos chez ceux de Hassan Gerrar et Eugénie Zvonkine.

Parmi les dix-sept nouveaux longs-métrages qui sortent dans les salles françaises ce mercredi 16 octobre figurent trois œuvres particulièrement mémorables. Elles sont complètement incommensurables l’une à l’autre; seul le hasard du calendrier les rapproche.

Parmi eux, à l’évidence, figure le septième long-métrage d’Alain Guiraudie, cinéaste auquel il aura fallu une durée injustement longue pour que s’impose qu’il est un des réalisateurs les plus importants de sa génération (on n’a pas dit seulement «réalisateurs français»). Miséricorde est une merveille singulière de modestie et d’immense ampleur, dont on ne comprend toujours pas qu’elle ait été reléguée dans une section parallèle au dernier Festival de Cannes.

Quant aux deux premiers films de Hassan Guerrar et d’Eugénie Zvonkine, une fiction et un documentaire, ils sont, chacun dans son registre propre, de réels et très heureux accomplissements.

Ah, mais attendez… Rien à voir entre eux, ces trois films? Mais si, bien sûr. Le premier est tourné par Guiraudie dans sa région natale en revendiquant l’inspiration de souvenirs personnels, le deuxième réalisé dans et à propos du quartier qui permet à Guerrar de dire beaucoup de son histoire et de son rapport au monde, le troisième directement issu d’une très douloureuse expérience vécue par Eugénie Zvonkine.

Ils sont trois manières très cinématographiques, quoique complétement différentes, non pas de parler de soi, mais de partir d’une intimité vécue pour déployer des manières de percevoir et de raconter le monde. Trois formes de mobilisation du «je», cette ressource inépuisable du cinéma, souvent de regrettables et narcissiques façons. Cette fois, ces trois fois, pour le meilleur.

«Miséricorde» d’Alain Guiraudie

Jaunes, ocres, brunes, les feuilles mortes jonchent le sol. Elles ont commencé de se mêler à la terre. Détrempées par les pluies, des branches tombées se décomposent, les matières se mêlent. C’est l’automne. C’est l’humus. C’est un grand processus d’où va renaître la vie, plus de vie encore.

Se mêler pour plus de vie est le grand principe de tout le cinéma d’Alain Guiraudie. Son nouveau film en donne une traduction magique et terrienne, amusée et émue, inquiétante et burlesque. Sous cette terre, d’où vont jaillir avec une coquine turgescence des morilles, il y a aussi un cadavre.

On a vu la violente bagarre, et le coup mortel porté par Jérémie à Vincent. On a perçu autre chose aussi, tandis que les deux hommes se tapaient dessus. Chez Guiraudie, c’est toujours ainsi, il y a plus que ce qu’on voit. Entre Jérémie et Vincent circulent la haine et la fureur, mais aussi du désir et une mémoire avec des moments très joyeux. Ce qui n’arrange rien.

Jérémie est de retour dans ce village d’Aveyron où il a grandi, où il a été l’ami d’enfance de Vincent et l’apprenti de son père, le boulanger de Saint-Martial. Il est revenu à l’occasion de la mort de cet ancien patron, qui ne fut pas qu’un patron. Il est accueilli à bras très grand ouverts par Martine, la veuve. Mais pas par l’ancien camarade.

Le reste de la famille, et Walter le voisin, observent. Mais pas le plus proche de Martine, le curé. C’est peu de dire qu’il s’en mêle. Tel un personnage de dessin animé, il semble être partout, surgir au milieu de la nuit, apparaître dans la forêt, en toute situation prêt à délivrer ce qui semble parole d’évangile, mais toujours très adaptée à la situation précise, avec une sorte d’ironie aussi incisive que douce.

Pourtant, malgré sa soutane d’un autre temps, le prêtre n’est pas un personnage de dessin animé ni une figure abstraite, mais un homme de chair et de sang, d’émotions et de pulsions. Comme elle et ils le sont tous –l’essentiel se jouant entre une femme (Martine) et cinq hommes (Jérémie, Vincent, Walter, le curé, auxquels s’ajoute le gendarme venu enquêter sur l’absence de Vincent).

Entre eux se met en place un trafic intense et trouble de regards, de gestes, de suggestions où les mots «amour» et «désir» circulent comme les lourds nuages de novembre, crèvent en orages des sens ou s’effilochent en jeux de dupes, en menaces, en sous-entendus. Où est Vincent? Pourquoi Walter tire-t-il au fusil sur Jérémie? Sombre thriller, comédie des bois et fable sensuelle entre table de cuisine et confessionnal, Miséricorde mêle les registres comme l’eau et les feuilles se mêlent à la terre.

Franchir les seuils

Réussir ainsi ce mélange de matérialité quotidienne, d’érotisme, d’humour, d’angoisse et de fantastique est une prouesse de mise en scène, d’interprétation et de construction narrative. Mais pas seulement. C’est la traduction en langage de cinéma de ce qu’orchestre Guiraudie depuis ses débuts, déjà les moyens-métrages Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge en 2001.

Depuis, le cinéaste de L’Inconnu du lac et de Rester Vertical n’a cessé, dans le registre du conte, le plus souvent en lien avec ce Sud-Ouest rural d’où il est issu, et désormais en réinventant pour l’écran des fragments de son roman-fleuve Rabalaïre, d’exalter les remises en cause des limites.

Ces remises en cause n’impliquent pas nécessairement la provocation transgressive, mais en revendiquent la possibilité. Elles concernent le fait de traverser, de franchir des bornes qui passent pour naturelles. Concernant l’ensemble des rapports aux êtres, et entre les êtres, elles sont la mise en acte de ce dont est porteur l’idéal trans, comme rapport au monde bien au-delà de la seule identité genrée.

Modeste histoire entre une demi-douzaine de personnages dans un coin paumé du Rouergue, Miséricorde est aussi une ample parabole cosmique et politique. Où l’humus évoqué au début est une matérialisation des puissances fécondes de ces interactions de toutes natures.

Face à celui qui est arrivé de l'extérieur, le cercle local autour de Martine (Catherine Frot), et les regards convergents de Walter (David Ayala), des gendarmes (Sébastien Faglain et Salomé Lopes) et de la femme de Vincent (Tatiana Spivakova). | Les Films du Losange

Face à celui qui est arrivé de l’extérieur, le cercle local autour de Martine (Catherine Frot), et les regards convergents de Walter (David Ayala), des gendarmes (Sébastien Faglain et Salomé Lopes) et de la femme de Vincent (Tatiana Spivakova). | Les Films du Losange

Deux autres gestes récurrents dans Miséricorde sont d’autres manifestations très concrètes, très quotidiennes, de ces puissances. On n’a peut-être jamais vu un film qui montre autant des personnages, surtout Jérémie, l’agent actif venu de l’extérieur, passer des seuils. Entrer ou sortir d’une maison, ou d’une pièce, d’une église, d’une cuisine ou d’une sacristie, occupe une place aussi inhabituelle que significative, alors qu’une des règles d’or de l’écriture classique de scénario est de les bannir systématiquement. Un unique seuil occupe une place à part: le bord de la falaise où le personnage se rend avec un funeste projet.

Ces seuils ne sont bien sûr pas seulement des lieux architecturaux, ils valent pour tous les autres sens qu’on leur associe. De même que les multiples échanges de vêtements et le fait de se déshabiller ou pas devant un ou une autre participent de la possibilité de jouer avec des apparences qui sont des marqueurs d’identité, voire de la possibilité d’en changer.

La formule qui a couru à Cannes lors de la présentation du film était que Miséricorde est «un film de cul où personne ne baise». Ce n’est pas faux, avec toute la dimension humoristique que cela implique. Mais ce n’est qu’une dimension de ce grand déplacement, de cet hymne à la reconfiguration, à l’hospitalité aux autres y compris dans leurs dimensions de troubles, hymne que le choix des corps, le choix des cadres et des lumières, et la vivacité faussement nonchalante de la réalisation magnifient scène après scène. Car Miséricorde est aussi, ou d’abord, un immense plaisir de cinéma.

Miséricorde
d’Alain Guiraudie
avec Félix Kysyl, Jacques Develay, Catherine Frot, Jean-Baptiste Durand, David Ayala
Durée: 1h43
Sortie le 16 octobre 2024

«Barbès, Little Algérie» de Hassan Guerrar

Au début de ce film aussi débarque un homme jeune, venu de l’extérieur et pourtant lié par de multiples attaches à ce qui est autant un milieu qu’un lieu. Ici aussi, la proximité entre le réalisateur et ce lieu, et celle entre le réalisateur et ce personnage, se devinent immédiatement.

Le rapprochement s’arrête là, même s’il y a un intrigant effet miroir entre le tissu de relations dans la France rurale de l’un et dans le quartier parisien extrêmement cosmopolite qu’est Barbès.

Préfecture (Khaled Benaïssa) et Malek (Sofiane Zermani), dans le mouvement incessant des élans, des joies et des drames du quartier. | Jour2fête
Préfecture (Khaled Benaïssa) et Malek (Sofiane Zermani), dans le mouvement incessant des élans, des joies et des drames du quartier. | Jour2fête

Franco-Algérien, Malek s’installe donc dans un nouvel appartement rue Affre, entre les métros La Chapelle et Barbès-Rochechouart, tout près de l’église Saint-Bernard. Il découvre ses nouveaux voisins et ses nouvelles voisines. Beaucoup sont de même origine que lui, pas tous ni toutes. Surtout, ils et elles sont loin de se ressembler, ni de lui ressembler. (…)

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«Orlando», épopée trans et manifeste pour tout le cinéma

L’un·e des «Orlando» de Virginia Woolf dans le film.

Ludique et pugnace, la «biographie politique» de Paul B. Preciado s’empare du livre de Virginia Woolf pour une mise en jeu radicale des codes identitaires de toutes natures.

Les hasards de la distribution font que le film de Paul B. Preciado sort en salles une semaine après deux autres films en relation directe avec des expériences de vie trans. On écrit ici délibérément «trans», et pas «transsexuel», car si le changement de genre est bien un déplacement décisif pour toutes les personnes concernées ou évoquées par ces films, ceux-ci et singulièrement Orlando ne concernent pas uniquement le passage d’un corps genré à un autre, fut-ce sous des formes elles-mêmes très variées et pas nécessairement stabilisées.

C’est un peu compliqué? Eh oui. En tout cas plus complexe que la «transition» réduite au passage du A (mâle alpha) au B (femelle féminine), ou l’inverse –contrairement à ce que fait mine de croire, par exemple, Jacques Audiard dans son Emilia Perez tant célébré au récent Festival de Cannes, film tout en simplisme binaire.

Exactement ce contre quoi l’auteur du Manifeste contra-sexuel, écrit à l’époque où il se prénommait Beatriz, et d’Un appartement sur Uranus déploie la joyeuse et vigoureuse machine de guerre de sa Biographie politique.

S’appuyant sur le récit romanesque imaginé par Virginia Woolf en 1928 autour d’un·e héro·ïne traversant quatre siècles d’histoire et de patriarcat, Preciado imagine une suite de sketches qui jouent, chacun et par leur assemblage, à mettre du trouble dans toutes les catégories qui verrouillent les identités.

Cela vaut pour l’ample éventail d’apparences sexuées, mais aussi d’âge et de manières de se construire en relation avec de multiples références politiques, oniriques, érotiques, littéraires, picturales, des celleux qui tour à tour se présentent sous leur nom et annoncent être, «dans ce film, l’Orlando de Virginia Woolf».

C’est-à-dire ce personnage né homme à la fin du XVIe siècle en Angleterre et devenu femme au XVIIIe siècle pour poursuivre son existence jusqu’aux années 1920. Chacun·e des protagonistes du film est au centre d’une saynète joueuse et rêveuse, porteuse d’une façon d’être qui interroge les normes de multiples manières.

Cette organisation du rapport aux histoires, aux personnages, aux interprètes se veut aussi mise en jeu des formes cinématographiques. À sa façon, pamphlétaire, déclarative, Orlando s’affirme film trans, égrenant quelques échos de la formidable puissance d’impureté critique du grand livre de Preciado qu’est Dysphoria Mundi, conçu dans la même période, qui fut aussi celle des confinements.

Vingt-sept Orlando de tous âges

«Objet cinématographique non binaire», selon la formulation du réalisateur, Orlando le film projette, à tous les sens du mot, l’Orlando de Virginia Woolf dans des environnements récents et actuels ou dans des univers fantasmatiques, traversés de diverses mythologies.

Les vingt-sept Orlando de tous âges s’emparent chacun·e d’un fragment du texte de Virginia Woolf, le jouent ou jouent avec, sans aucune prétention à reconstituer le «fil du récit» –récit qui était déjà chez l’écrivaine loin d’être linéaire, même s’il suivait une chronologie à travers les siècles.

Les trois plus jeunes Orlando aux manettes –partagées avec d’autres– de la fabrication du film. | Jour2fête

À tour de rôle, comme se passant le relais, les interprètes s’affublent de la collerette qui sert d’accessoire témoin, cette fraise venue du XVIe siècle qui fait le lien à la fois avec le livre et entre les personnages, tout en contribuant à expliciter l’artifice. Les coulisses et procédés du spectacle sont d’ailleurs sans cesse rappelés dans le trafic revendiqué entre différents niveaux de «réalité» et de représentation.

Carnaval et tragédie

Outre ses vingt-sept incarnations, Orlando est aussi bien sûr Paul B. Preciado lui-même, qui apparait brièvement à l’écran collant une affiche militante et poétique tandis qu’il énonce la formule qui sert de slogan au film: «Ma biographie existe, et c’est fucking Virginia Woolf qui l’a écrite en 1928.»

Mais Preciado est aussi et surtout présent par la voix off ciselée, pugnace et ludique, avant que le film ne fasse place également à une mise en scène grandguignolesque de son opération de changement de sexe, épicée d’un clin d’œil pas seulement comique au discours psychanalytique corrompu incarné par un Frédéric Pierrot décalant son rôle dans En Thérapie.

Paul B. en action: collage poétique, collage politique, préfiguration de la grande opération de montage comme geste cinématographique et condition d’existence. | Capture d’écran Les Films du Poisson via YouTube

Bien entendu, le carnaval qu’est explicitement le film fait –comme tout carnaval digne de ce nom– toute leur place aux dimensions dramatiques et tragiques des enjeux évoqués. Sous les fards et les costumes extravagants, pas question d’oublier que les effets du formatage patriarcal sont une histoire de violence et de souffrance.

Et si Orlando, ma biographie politique peut se voir comme une déclinaison cinématographique de l’esthétique drag, il se déploie aussi en accueillant le souvenir de celleux qui ont marqué la longue lutte, loin d’être achevée, pour échapper aux assignations identitaires. (…)

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«La Belle de Gaza» et «Anhell69», lumières trans dans la nuit

Quand la rue Hatnufa, le quartier de prostitution trans de Tel-Aviv, devient aussi un lieu de récits et de souvenirs, dans La Belle de Gaza de Yolande Zauberman.

Les documentaires de Yolande Zauberman et de Theo Montoya accueillent dans leur mise en scène la richesse émotionnelle et les puissances critiques de celles et ceux qui vivent et meurent de mettre en question les frontières genrées.

Ce mercredi 29 mai, sortent sur les écrans deux films qui se font écho de multiples manières. Pas seulement parce qu’ils concernent l’un et l’autre des personnes marginalisées par les normes sociales et qu’ils sont l’un et l’autre situés dans des environnements particulièrement violents.

Mais aussi parce que, entièrement filmés de nuit, chacun invente des réponses de cinéma, disponibles aux réalités intimes complexes qu’ils évoquent, attentives à ne pas enfermer des figures dans des clichés, y compris ceux souvent mobilisés par des membres de la communauté LGBT+ ou qui veut les soutenir. Ils sont eux-mêmes, par leur mise en scène et de façon chaque fois singulière, des films trans.

«La Belle de Gaza» de Yolande Zauberman

Une lumière dans la nuit. La lumière qui irradie littéralement de cette femme à la spectaculaire beauté dans une rue de Tel-Aviv, personne qui fut d’abord un garçon arabe. On la retrouve, Talleen Abu Hanna. Elle parle, elle raconte, elle rit. C’est vivant et chaleureux, dans un étonnement qui est à la fois celui de celle qui parle, de celle qui filme et de qui regarde.

Elles seront cinq, chacune différente, chacune avec des drames et des joies, des difficultés et des défis, chacune avec une énergie singulière. Quatre sont arabes, une est juive, qui a été mariée à un rabbin qui ignorait qu’elle avait été un homme.

Yolande Zauberman les a rencontrées en suivant une légende, à la recherche de cette femme trans qui serait venue à pieds de Gaza. Ce qui est impossible maintenant était déjà impossible depuis des décennies, depuis que Gaza c’est l’enfer, un enfer bouclé, bien avant d’être désormais écrasé en permanence sous les bombes.

Cette belle de Gaza est une héroïne, qui a peut-être existé et a peut-être été fantasmée. Mais les fantasmes sont du même tissu dont sont faites les existences de ces femmes, en butte aux violences des hommes, pour ce qu’elles sont et veulent être, pour la façon dont elles sont vues. Elles sont aussi très différentes entre elles et très différentes des clichés les concernant.

Avec ce film, la cinéaste française poursuit sa recherche des envers d’un décor qui est celui de la nuit à Tel-Aviv, mais ouvre sur des manières d’exister infiniment plus vastes, recherche qu’elle avait commencé d’explorer avec les formidables Would You Have Sex with an Arab? (2012) et M (2018).

Dans le quartier de prostitution trans, elle interroge celles qui survivent en faisant le trottoir. Elle demande après cette héroïne, certaines l’ont vue et d’autres n’y croient pas. Mais bientôt, à partir de cette question romanesque, se déploient des récits personnels, extraordinairement précis, intimes, individuels.

L’image de la possible héroïne d’un impossible trajet, montrée à l’une des belles de la nuit trans à Tel-Aviv. | Pyramide Distribution

On y découvre la complexité des relations, intenses, à la famille et à la religion, surtout chez les quatre femmes arabes. Il s’y produit aussi des partages sidérants de respect et d’affection. Ainsi, ce moment entre Nathalie et son ami d’enfance, qui ont été deux copains d’école palestiniens et sont aujourd’hui des adultes, liés par une tendresse indestructible.

Il y aussi Talleen Abu Hanna et son père, par-delà l’immense et abrupt fossé qui sépare celle qui a remporté le prix de beauté trans israélien et ce chauffeur de bus arabe au volant de son véhicule. La manière dont est filmé leur échange est une merveille de justesse respectueuse de chacune et chacun.

Inutile de tergiverser, ce film tourné à Tel-Aviv bien avant le début de la guerre qui ravage la bande de Gaza à la suite des attentats du 7 octobre 2023 et qui ne cesse de mentionner l’enclave palestinienne, ne peut pas être regardé comme il l’aurait été avant les massacres en cours.

La connaissance de ce qui s’y produit peut s’interposer entre les spectateurs et ce que montre le film, quand le contexte est si tragique. Elle peut aussi décupler l’attention aux émotions, aux personnes pour elles-mêmes, au maintien de l’espoir dans la construction d’autres manières d’être que la violence identitaire qui engendre des monstruosités, comme l’actualité en est en ce moment témoin.

De Yolande Zauberman
Durée: 1h16
Sortie le 29 mai 2024

«Anhell69» de Theo Montoya

«À Medellín, on ne peut pas voir l’horizon.» La formule, attestée par un plan magnifique de la grande cité colombienne, offre d’emblée la traduction matérielle et spatiale du no future qui est ici bien plus qu’un slogan. Theo Montoya est à la place du mort, littéralement, c’est-à-dire dans un cercueil (comme dans un plan célèbre de Vampyr, ou l’étrange aventure de David Gray de Carl Theodor Dreyer).

Il est le réalisateur du film qu’on regarde et le réalisateur d’un autre film, de vampires, qui devait aussi s’appeler Anhell69 et qui n’existera pas. Parce que les vampires sont morts. C’est-à-dire, comprend-on peu à peu, ceux qui devaient jouer les vampires, dont l’acteur principal, Camilo Najar. (…)

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