«Pacifiction», splendeur et trouble aux antipodes

Le commissaire de la République De Roller (Benoît Magimel) en compagnie du/de la mahu Shannah (Pahoa Mahagafanau)

Le nouveau film d’Albert Serra compose un thriller paranoïaque. Entre comique et menaces bien réelles, un envoûtement qui déplace tous les codes.

Le ciel est rouge sur l’atoll. La marine nationale veille –y compris autour d’un verre, en galante compagnie tarifée, dans un night-club clinquant. Un notable en complet blanc glane les hommages intéressés et distribue les petites phrases à demi-diplomatiques, à demi-venimeuses.

Pacifiction, le nouveau film du réalisateur de Honor de Cavalleria et de La Mort de Louis XIV, Albert Serra, ne ressemble à rien de connu, y compris parmi les précédentes œuvres du cinéaste catalan.

Aux côtés du pontifiant et matois officiel français à qui tout le monde donne du «Monsieur le commissaire», le film déambule avec une nonchalance essorée par la chaleur, les cocktails, les manigances entre lagon et flamboyants, les clichés touristiques et la pauvreté de la plupart des habitants.

À Tahiti, où Benoît Magimel, impérial, c’est le cas de le dire, interprète le plus haut représentant de la République française, nommé là-bas commissaire général et non préfet, les temporalités ne sont pas les mêmes pour tous. Les mots ne signifient pas la même chose en diverses circonstances, les formules officielles, les blagues lourdaudes et les invocations de la tradition servent d’autres objectifs que ce qu’il y paraît.

Ami ou ennemi de qui?

Louvoyant avec une dignité lasse, de sbires en chefs de clans, de patron de boîte de nuit en écrivaine nationale venue faire retraite pour un prochain chef-d’œuvre, d’amiral pontifiant en entraîneuses pas dupes, l’officiel souvent en costume immaculé se révèle peu à peu à la fois comme le protagoniste principal et comme l’un des objets de cette comédie aussi cruelle qu’allusive. Ses soliloques traduisent ses éclairs de lucidité, ses plages d’incompréhension, son désarroi devant une situation fuyante.

Autour du commissaire, notables locaux et émissaire d’une puissance alliée pas forcément amie poussent leurs pions avec une courtoisie hérissée de poignards. | Les Films du Losange

Il n’y a pourtant pas forcément de quoi rire. Il est question de colonialisme et d’influences hostiles de puissances étrangères, de misère endémique et de destruction de la nature. Et même de la possible reprise d’essais nucléaires. Dans les paradisiaques eaux proches, on croise ce qui est peut-être une barque de pêche, et peut-être la partie émergée d’un sous-marin. Ami ou ennemi? Et ami ou ennemi de qui?

Avec un humour gracieux et une sensibilité extrême aux ambiances, aux vibrations, aux rythmes des choses et des êtres, Albert Serra compose ce qui est à vrai dire un vigoureux pamphlet contre les impasses multiples créées par l’occupation française de la Polynésie. Mais il le fait en déjouant sans cesse, avec la complicité frémissante d’ambiguïté de son acteur principal, tout ce qui d’ordinaire ressemble à un pamphlet. Ou d’ailleurs à une comédie.

Un grand film queer

Nul, sans doute, n’incarne mieux l’esprit du film que Shannah (Pahoa Mahagafanau), figure du troisième genre issue d’une tradition de l’île, celle des Māhū, mais personnage très actif et très contemporain. (…)

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«Laila in Haifa», les champs de force de la nuit

Gil (Tsahi Halevi) et Laila (Maria Zreik), amants semi-clandestins.

Politique et sensuel, le film d’Amos Gitaï reste à l’intérieur d’un lieu clos mais hybride, boîte de nuit qui accueille et stimule, autour de figures féminines mémorables.

Tout de suite, ça explose. La violence sans phrase, sur ce parking noyé de pluie, la nuit. De l’autre côté du grillage, un train passe –le monde est là, il y a un ailleurs.

Salement tabassé, l’homme s’est relevé de la boue, aidé par une jeune femme en chemisier de soie et talons hauts. Il s’est relevé comme une renaissance, une entrée dans l’arène.

L’arène, ce sera cet endroit dont le film ne sortira plus, étrange lieu, bistrot branché, galerie d’art, boîte de nuit. Étrange endroit aussi autrement, en Israël, mais tenu par des Palestiniens.

L’établissement existe réellement. Le Fattouch est un espace de croisements, de mélanges, de défis, de séduction, de vertiges et d’affirmations, entre Juifs et Arabes, hommes et femmes, travestis et machos, artistes et fêtards, notables et marginaux, voisins et touristes. Juste devant, le train passe à nouveau.

Flux de désirs et de violence

Toute la nuit, le 40e film d’Amos Gitaï circule parmi ces flux de désirs et de violence, de domination et de mises en scène de soi, ludiques, sensuelles, désespérées.

La caméra d’Éric Gautier circule comme une danseuse souple et précise entre les très différents espaces qui composent cet endroit unique et multiple, caméra aimantée successivement par les quatre femmes qui sont les forces motrices, et perturbatrices, de cette expédition amoureuse et guerrière.

Au mur de l’espace blanc très éclairé qui jouxte directement les ombres du night club, les grandes photos visualisant l’oppression sioniste, prises par un grand gaillard juif, Gil. C’est lui qu’on a vu se faire méchamment casser la gueule d’entrée de jeu, puis très vite après, entraîner dans une étreinte avide et sans tendresse sa jeune maîtresse arabe, la Laila du titre, épouse d’un notable palestinien de la ville, et supposée organisatrice de l’exposition.

Jeux de masques entre Laila et son riche mari (Akram J. Khoury). | Epicentre

Mais personne dans le film ne fait ce qu’il devrait, ne joue le jeu selon les règles établies. Il y a souvent de l’absurde, beaucoup de malaise, une constante beauté des gestes et des actes qui déplacent les codes et les clichés, dans la circulation des affects et des impulsions.

Dans la partie galerie, Gil le photographe et sa demi-sœur Naama (Naama Preis), et dans le fond, le train. | Epicentre

Laila in Haifa est un poème physique, une élégie brutale et tendre des corps et des regards. Khawla, éperdument rétive au destin écrit d’avance que lui offre l’homme que, pourtant, elle aime, au risque de s’autodétruire. Naama, la demi-sœur de Gil, en quête d’une échappatoire à la fatalité d’une relation amoureuse et familiale devenue un carcan. Bahira qui se la joue super-héroïne d’une BD exaltant la résistance palestinienne.

Khawla (Khawla Ibraheem), combative et angoissée, lancée dans une course éperdue contre le sort que tous autour d’elle lui réservent. | Epicentre

Elles et Laila sont comme des champs de force qui animent ou déstabilisent aussi le couple mixte (judéo-arabe) d’amants gays, ou le vieux cacique de la communauté arabe de la ville. (…)

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