À voir au cinéma : «Les Enfants rouges», «L’Effacement», «Leila et les loups», «Soudan, souviens-toi»

 
L’élan de joie libératrice qui a traversé le mouvement populaire ayant renversé une dictature, dans Soudan, souviens-toi.

Les films de Lotfi Achour, Karim Moussaoui, Heiny Srour et Hind Meddeb s’étendent des montagnes arides du Sud tunisien aux quartiers chics d’Alger, de l’histoire longue des femmes arabes en lutte à la révolution soudanaise.

Le dernier mercredi avant l’ouverture du Festival de Cannes, qui a lieu le 13 mai, est une des moins bonnes dates de sortie pour un film. Est-ce faire preuve de mauvais esprit que de remarquer que c’est ce 7 mai que se retrouvent quatre films dont les auteurs et autrices sont arabes?

Sur les écrans, les réalisations de Lofti Achour, de Karim Moussaoui, de Heiny Srour et de Hind Meddeb s’inscrivent dans des styles, des approches et des thématiques extrêmement variés. Et ce qui définit ces cinéastes ne se résume certainement pas à une quelconque étiquette, ni même à une origine nationale, ou à une «appartenance» régionale, culturelle ou linguistique.

Inscrits dans des territoires et dans des processus historiques, ces films signés de réalisateurs et réalisatrices ouverts sur la complexité du monde et la multiplicité des enjeux sont d’autant plus dignes de se faire écho que rien ne leur serait plus contraire que de les enfermer dans un même sac ou une même case.

Dans la contiguïté plus ou moins fortuite de la distribution en salle, ils n’en composent pas moins, de facto, une impressionnante vision kaléidoscopique d’un monde, le nôtre, marqué de formes multiples de violence, d’inscriptions diverses et toutes dramatiques dans l’histoire, histoire au long cours comme histoire contemporaine.

«Les Enfants rouges» de Lotfi Achour

Seul le cinéma est capable de rendre à ce point sensible ce qui relie des choses, des humains, des comportements et des situations. À la fois miraculeuse et comme évidente est la matérialité commune des paysages arides de la montagne du Sud tunisien, des corps de ceux qui y vivent, du dénuement de leurs villages, de la rudesse des rapports entre les parents et les enfants, les hommes et les femmes, les aînés et les cadets.

Les hommes en chemin pour une funeste mission, dans un paysage saturé par la violence des éléments et celle des humains. | Nour Films

Les hommes en chemin pour une funeste mission, dans un paysage saturé par la violence des éléments et celle des humains. | Nour Films

Alors que le jeune berger Nizar et son petit frère Achraf mènent le maigre troupeau de leur famille parmi les rocs et les épineux, c’est immédiatement cette âpreté des êtres et des relations qui se ressent, et à laquelle appartiennent aussi les jeux et les rêves des deux adolescents.

Elle marquera ensuite l’ensemble des rapports entre les autres membres de cette petite collectivité, heurtée de plein fouet par deux formes de brutalité extrêmes, bien qu’apparemment opposées.

La rencontre des jeunes bergers avec un groupe de djihadistes ultraviolents, plus tard l’irruption dans leurs habitations déshéritées de la police et des médias enfin venus d’une ville, d’un monde qui les ignore, et continue de les mépriser même si une tragédie les a frappés, trament la tension intense qui parcourt le deuxième long métrage du réalisateur tunisien, film qui fut une des belles découvertes du Festival de Locarno l’été dernier.

Achraf, l'enfant survivant, et l'amie qui essaie de lui redonner goût à la vie. | Nour Films

Achraf, l’enfant survivant, et l’amie qui essaie de lui redonner goût à la vie. | Nour Films

Dans le désert, dans la montagne, dans le hameau isolé se déploie un intense tissage de relations amicales, familiales, sociales, qui donne aux corps, aux pierres, aux lumières, aux mouvements, une force vive, habitée de peurs et de désirs, de fureur et de tendresse.

Plus encore que l’événement atroce, et qui fait écho à des faits effectivement advenus, autour duquel se déploie Les Enfants rouges, c’est ce cosmos brûlant et complexe, vibrant de vie, à la limite de la rupture, d’espoirs ténus et de pressions de forces hostiles de différentes natures, qui porte le film au-delà de la chronique des violences ordinaires que subissent, là comme en tant d’autres lieux, les plus démunis.

Ici le réalisme extrême et le fantastique ne sont pas des catégories esthétiques ou des genres cinématographiques. Ce sont des composants effectifs d’une manière d’exister que la mise en scène sait faire advenir pour ce qu’elle est, jusque dans l’épreuve sanglante qui la frappe.

Une manière d’être à la fois subie et revendiquée, terriblement dure et riche de formes de rapports à soi-même, aux autres et à ce qui, bêtes et arbres, chaleur torride et ombres, insiste de toute sa vie corporelle, de son imaginaire et de son énergie, rebelle aux forces de mort comme le sont les chiens et les sources aux conditions climatiques infernales.

Les Enfants rouges
de Lotfi Achour
avec Ali Helali, Wided Dadebi, Yassine Samouni
Durée: 1h38
Sortie le 7 mai 2025

«L’Effacement» de Karim Moussaoui

Fils d’un cacique d’une nomenklatura sclérosée, Reda habite la somptueuse villa d’un quartier chic d’Alger, mi-profiteur du statut de son père, mi-serviteur de celui-ci. Incertain de sa place et de ses désirs, rétif aux comportements de jouisseur parasite et désinvolte de son frère comme au rigorisme de façade d’une société verrouillée, il finit par disparaître à ses propres yeux, faute de trouver un sens à son existence.

Reda (Sammy Lechea) et Malika (Zar Amir), celle qui pourrait changer le cours de sa vie –ou pas. | Ad Vitam

Reda (Sammy Lechea) et Malika (Zar Amir), celle qui pourrait changer le cours de sa vie –ou pas. | Ad Vitam

Seules des expériences extrêmes, dans un cadre particulier –le service militaire, la guerre contre les djihadistes–, semblent pouvoir lui offrir des réponses, aussi brutales que sans issue, avant la rencontre d’une femme incarnant une autre manière d’être au monde que ce qu’il a connu toute sa vie. Mais avec possiblement d’autres illusions, ou d’autres erreurs.

Fable philosophique autant que chronique sociale, le nouveau film longtemps attendu du réalisateur des Jours d’avant et d’En attendant les hirondelles observe la dégénérescence de l’organisation sociale algérienne, dans le sillage de la trahison des idéaux de l’indépendance par les élites qui en sont issues, et les impasses auxquelles est confrontée la génération suivante.

Riche de multiples notations sur des réalités plus complexes que les clichés qui en circulent, le film effleure le domaine du fantastique, avec le reflet de Reda qui n’apparait plus dans les miroirs, du film de guerre avec les épisodes d’affrontement dans le désert, et du thriller très noir avec un final pétaradant. (…)

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«Chambre 999», «The Old Oak», «(A)nnées en parenthèses 2020-2022», les accordéons du temps

Le lyrisme, l’histoire et les signes.Bien lire ce qui figure sur la bannière des mineurs.

L’avenir du cinéma, la situation sociale en Angleterre, le Covid, la liberté… Sur des thèmes ô combien différents, Lubna Playoust, Ken Loach et Hejer Charf empruntent des chemins singuliers qui font résonner le passé et le présent.

Que le cinéma soit un véhicule permettant de voyager dans le temps, on le sait depuis longtemps. Cela ne change rien à l’émerveillement suscité par l’infinie diversité des moyens employés par ces expéditions en images et sons, qui organisent des virées dans le passé pour un peu éclairer le présent, ébaucher un fragment d’avenir.Fiction associant mémoire de luttes ouvrières et situation de migrants actuels, dispositif questionnant, sous un éclairage venu de quarante ans plus tôt, l’état actuel et à venir du cinéma, montage poétique d’éclats issus de la période des confinements sont cette semaine trois procédés parfaitement différents qui, chacun, recèlent des puissances d’émotion, d’imagination et de compréhension.

«Chambre 999», de Lubna Playoust

Il faut, d’abord, en rire. Durant le Festival de Cannes 1982, Wim Wenders installait successivement, devant la même caméra, seize des réalisateurs présents sur la Croisette, et leur demandait de répondre à la question «Le cinéma est-il un langage en train de se perdre, un art qui va mourir?». Cette question était d’emblée placée sous un signe funeste, énoncé en préambule par l’auteur des Ailes du désir, avec la symbolique d’un vieil arbre qui, disait-il, était né avant le cinéma et serait encore là quand celui-ci serait mort. L’arbre est aujourd’hui coupé, mais le cinéma…

Ce n’est pas que le cinéma n’est pas mort, c’est qu’il va très bien. Qu’on fait plus de films que jamais. Et que ces films sont vus par plus de gens que jamais. Et même que, dans le monde, on ouvre plus de salles de cinéma qu’on n’en ferme, même si les films sont aujourd’hui davantage vus ailleurs que dans des salles. Bref, que cette sempiternelle affaire de la mort du cinéma est, prise au pied de la lettre, une vaste blague. Quand bien même elle aura servi à poser d’utiles questions et à manifester une attention inquiète à un être aimé.

Reprenant le dispositif de Wim Wenders quarante ans après –quarante ans! On voit combien le septième art était moribond en 1982–, la jeune réalisatrice Lubna Playoust installe à son tour une caméra dans une chambre d’un palace cannois, pendant l’édition 2022 du festival. Elle y convie deux fois plus de cinéastes invités sur la Croisette pour répondre à la même question.

Le contexte du moment (montée en puissance des plateformes de streaming et pandémie de Covid) s’y prêtait, avec les discours catastrophistes dont se repaissent les chroniqueurs ignorants qui adorent les mauvaises nouvelles. Fort heureusement, ce que font de la question les trente intervenants du film de Luna Playoust est autrement riche et réjouissant qu’une battle entre pessimistes nostalgiques et optimistes volontaristes. Et c’est ce qui permet la réussite de ce qui s’avère non l’enregistrement d’une enquête d’opinion, mais un véritable film. Soit un espace-temps où les corps et les visages, les voix et les silences, la durée et le hors champ comptent autant que ce qui s’énonce.

Le plus important de ce qui éclot dans la chambre 999, ce ne sont pas les avis et les pronostics sur le présent et l’avenir du cinéma. Outre le côté réjouissant de s’inquiéter autant pour ce qui se porte si bien –ce qui ne signifie pas du tout qu’il faudrait cesser d’en prendre soin, au contraire!–, le meilleur de ce que disent David Cronenberg et Claire Denis, Cristian Mungiu et Olivier Assayas, Alice Rohrwacher et Baz Luhrmann, Arnaud Desplechin, Kirill Serebrennikov, Clément Cogitore, Ayo Akingbade et les autres, tient à l’assemblage de leurs interventions.

Il s’y éprouve la puissance d’un dispositif rhétorique pour faire réfléchir chaque spectatrice et spectateur. Ce dispositif désintègre le risque de se trouver soumis à un surplomb d’expert, grâce à l’artifice assumé de la situation et à la saine fragilité de celles et ceux qui s’y sont prêtés.

C’est un remarquable exercice de démocratie efficace, pas entre les membres de la communauté qui s’exprime, mais à l’attention de celle devant l’écran.

Ce que déroule Chambre 999, c’est la richesse d’un miroitement de points de vue tenus, à égalité, par des grandes figures et des jeunes arrivants, avec l’énergie singulière de chacune et chacun. Il y a mieux. Un tel procédé pouvait être une accumulation étouffante sur un sujet finalement pas majeur. C’est au contraire un remarquable exercice de démocratie efficace, pas entre les membres de la communauté qui s’exprime à l’écran, mais à l’attention de celle, autrement plus vaste et plus importante, susceptible de se trouver devant cet écran.

Bien sûr que le film est consacré à l’état du cinéma, et bien sûr que le thème compte beaucoup pour celles et ceux qui parlent (et pour celui qui écrit ces lignes). Mais la véritable expérience singulière, efficace, agissante, ludique et stimulante, c’est celle de l’organisation d’une multiplicité de points de vue où se mêlent explicitement affects, opinions, engagements, savoirs. Et cela est bien précieux, bien au-delà du cas du cinéma, aujourd’hui plus que jamais peut-être.

Chambre 999 de Lubna Playoust. Durée: 1h25.  Sortie le 25 octobre 2023

Séances

«The Old Oak», de Ken Loach

Là aussi il y a un vieil arbre, le chêne qui donne son nom au pub qui sera au centre de l’histoire. Mais celui-là n’a non seulement pas été coupé mais, aussi abîmé soit-il, il trouvera moyen de repousser, grâce à une greffe singulière.

Présenté à la fin du dernier Festival de Cannes, un peu à la sauvette –ce qui est très injuste–, The Old Oak s’inscrit dans le droit fil des deux précédents films de Ken Loach, tournés dans la même région du nord-est de l’Angleterre, jadis terre de mineurs et de solidarité ouvrière.

Situé en 2016, au plus fort de l’arrivée de réfugiés syriens fuyant la terreur infligée à son peuple par le régime de Bachar el-Assad, le film se déroule dans une ancienne ville minière du comté de Durham, riche d’un puissant héritage syndical mais tombé dans la détresse, le désespoir et les tentations de la version locale du racisme et du fascisme dont on connait ailleurs de multiples autres traductions.

Là débarquent au début du film quelques familles de réfugiés, attisant les colères, les rejets, mais aussi les mouvement d’entraide. Aux côtés du tenancier du pub qui donne donc son nom au film et d’une jeune photographe syrienne, The Old Oak suit les méandres et les possibilités que se rencontrent, ou pas, la mémoire écrasée par l’époque Thatcher et ses suites, et les possibilités d’intégration de migrants dans une société déjà en grande détresse.

Grâce aussi aux archives de la vie ouvrière, que le cinéaste avait déjà mis en valeur par le passé avec des documentaires (Les Dockers de Liverpool, L’Esprit de 45) et à la présence physique de ces hommes et femmes des quartiers pauvres d’une Angleterre à l’abandon, The Old Oak réussit à rendre très charnel, très vécu, ce récit au service d’engagements nécessaires.

À l’enseigne du vieux chêne se rejoignent des personnes aux histoires différentes. | Le Pacte

Ainsi, autour des pintes locales et des plats venus de l’autre côté de la Méditerranée, selon des cheminements où des grands sujets savent trouver des traductions concrètes et quotidiennes, la question du maintien de l’espoir face aux catastrophes actuelles et à venir est ouvertement posée.

The Old Oak de Ken Loach avec Dave Turner, Ebla Mari, Claire Rodgerson, Trevor Fox

Durée: 1h53. Sortie le 25 octobre 2023

Séances

«(A)nnées en parenthèses 2020-2022», de Hejer Charf

C’était… c’était un poème filmé, étonnamment vivant quand la mort le traverse et le scande.

Au début des deux ans de réclusion plus ou moins permanente par fait de pandémie, Hejer Charf, cinéaste d’origine tunisienne installée à Montréal, demandait à des amis de lui envoyer des images, des sons, des mots. À ces envois, elle entretisse des souvenirs, des extraits de l’actualité vue à la télévision, des fragments de rencontres. (…)

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Le chemin de « Fatima »

fatimaFATIMA de Philippe Faucon, avec Soria Zeroual, Zita Hanrot, Kenza Noah Aïche. Durée : 1h19. Sortie le 7 octobre

Au début, il y a ce qu’on pourrait appeler un programme, et il se repère fort bien: le film sera la chronique de l’existence de trois femmes arabes, une mère et ses deux filles. Fatima, la mère (Soria Zeroual), ne sait ni lire ni écrire le français, elle fait des ménages et élève Nesrine (Zita Hanrot), qui commence des études de médecine, et Souad (Kenza Noah Aïche), adolescente révoltée. Cela se passe en France, aujourd’hui.

 De ce point de départ, Philippe Faucon fait un chemin, un beau chemin. Même s’il advient de multiples péripéties au cours du film, celles-ci sont toujours comme un développement possible, logique, organique, dudit point de départ. Et sans cesse, minute après minute, le film est émouvant et stimulant.

Ainsi s’installe une forme particulièrement efficace de suspense, un suspense qui ne tiendrait pas au surgissement d’on ne sait quel gadget de scénario, rebondissement dramatique fabriqué pour faire peur, rire ou pleurer. La peur, le rire, les larmes sont là, non pas en plus, par un artifice de mauvais cinéma, mais comme ils sont là dans la vie.

Ce suspense consiste à devoir en permanence déjouer deux menaces symétriques: l’ajout d’artifices qui couleraient le sens même de ce projet, et la difficulté à rendre intéressant un quotidien qui n’a guère de relief particulier, n’est ni proche de celui de la plupart des spectateurs, ni exotique pour autant.

Ce suspense porte le film tout entier, avec une force étrange et qui ne se dément pas. La raison est simple. Tout suspense tient à la connaissance d’une menace. Mais ici, la menace pèse à la fois sur les personnages et sur le film lui-même.

Ce suspense consiste à devoir en permanence déjouer deux menaces symétriques: l’ajout d’artifices qui couleraient le sens même de ce projet, et la difficulté à rendre intéressant un quotidien qui n’a guère de relief particulier, n’est ni proche de celui de la plupart des spectateurs, ni exotique pour autant.

Elles sont en danger, ces trois femmes. Quoiqu’il arrive à Fatima, Nesrine et Souad, ce ne pourra être qu’un péril, puisque chacune vit sur une sorte de ligne de crête, au bord d’un gouffre: à la limite de ses capacités –matérielle et affective– de mère pour la première, en tension extrême pour réussir sa première année de médecine pour la deuxième, sur la frange de la délinquance pour la troisième. (…)

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Bon travail d’arabe

Ce n’est pas la soirée des Césars, mais une réunion à la préfecture d’un département de banlieue –le 9-9– où est intronisée une nouvelle promotion de flics. Tous blancs-gaulois. Donc quand même un peu comme dans les films français.

Djamel Bensallah continue son salutaire travail de modification de ce que les écrans français réfractent de la société actuelle, y compris des publics qui s’assoient devant eux. La discrimination positive, le réalisateur de Le Ciel, les oiseaux et… ta mère! y est passé depuis plus de dix ans. Ce qui ne l’empêche pas d’en voir aussi les travers et les ridicules. Avec Beur sur la Ville, son sixième film en douze ans (si on compte le mémorable Neuilly ta mère, qu’il n’a pas réalisé mais écrit et produit), il poursuit sans faiblir la mise à jour du cinéma français.

Du cinéma français, pas du cinéma beur, ni du cinéma des banlieues.

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