The Lebanese Rocket Society. L’Etrange Histoire de l’aventure spatiale libanaise.
De Joana Hadjithomas et Khalil Joreige.

Oyez oyez ! En des temps si lointains que nul n’en garde trace, il y eut des savants sérieux et rêveurs pour vouloir faire voler une fusée vers les étoiles, lancée depuis (et par) un petit pays dont le nom ne signifierait bientôt plus que guerre et troubles. Ça ne vous dit rien ?
Ce sera donc l’histoire d’un oubli. L’oubli d’une entreprise qui fut célèbre en son temps, et puis effacée des mémoires. L’histoire d’un rêve, et du rêve qui a rêvé ce rêve. C’est l’histoire, au présent et au passé, de nos regards, et de comment ils voient ce qu’ils voient, c’est à dire comment des formes appartiennent à des histoires, suscitent des associations d’idées, des peurs et des espoirs.
La forme en question, donc, est celle d’une fusée. Une fusée qui court à travers le film, telle qu’en elle-même l’Histoire, la science, l’armée libanaise, les services de sécurités israéliens, des artistes, des journalistes, des archivistes, des badauds la changent. Et des aussi cinéastes bien sûr, celle et celui qui ont entrepris de raconter cette « étrange aventure ».


Nonobstant leurs voix off du début, « raconter » n’est d’ailleurs sans doute pas le terme le plus approprié. S’il y a bien un récit, il se fait par assemblage d’éléments composites, qui suivent bien un fil dramatique, mais en ne cessant de le tisser de matériaux nouveaux, dont l’hétérogénéité fait la richesse du film, à partir de son point de départ historique.
C’est ainsi que The Lebanese Rocket Society prend en charge le projet de construction spatiale né à l’université arménienne Haigazian de Beyrouth en 1962, sa mise en œuvre progressive avec le soutien, qui va devenir envahissant, de l’armée pour la construction et le lancement des fusées Cedar, le blocage de l’expérience suite à des pressions internationales de la part de pays (les Etats-Unis, l’Union soviétique, la France) qui ne veulent pas que des petits viennent jouer dans la cour des grandes compétiteurs de la course à l’espace.
Mais grâce à sa composition, le film raconte aussi combien cette aventure aura cristallisé les espoirs du panarabisme d’alors – le rêve nassérien, le rêve de la révolution arabe, composant du rêve tiers-mondiste qui aura porté les années 60. Et il raconte combien l’échec du projet Cedar est synchrone de l’effondrement du projet panarabe après la défaite de la Guerre des 6 Jours en 1967. Il est aussi l’occasion de faire ressurgir d’autres images d’histoire contemporaine totalement balayées des mémoires collectives – qui se souvient que les Etats-Unis ont envahi le Liban pour y imposer leurs vues, 15 000 marines débarquant à Beyrouth en 1958 ?
Empruntant le ton d’un thriller, il montre une enquête qui mène jusqu’aux Etats-Unis justement, à Tampa en Floride. Là enseigne l’initiateur du projet Cedar, le professeur Manoug Manouguian. Et c’est le miracle des archives, le vieux prof a tout gardé, les photos, les films en 16 et 8 mm, les journaux, et ses propres souvenirs. Et ce n’est pas seulement sa propre entreprise qui ressurgit et, c’est une représentation beaucoup plus ample de ce qu’a été le Liban d’avant la guerre civile.
Toute une histoire, donc, et à nouveau son imaginaire, indissolublement tramé dans les documents et les faits. Hadjithomas et Joreige en poussent la logique au-delà, grâce à une séquence de dessin animé qui développe l’uchronie d’un pays du Cèdre qui ne se serait pas entre-massacré durant 15 ans, de 1975 à 1990. Ils imaginent et réalisent ce qu’aurait pu être un autre Liban, inventent le Golden Record qu’aurait emporté vers les étoiles une fusée Cedar, ce « disque d’or » comme en emporteront les sondes Voyager au début des années 70, présentant à l’univers les trésors de l’humanité… Jouant avec audace mais sans faux)semblant avec les « si », le film fait aussi percevoir comment ce qui a passionné une nation peut être ensuite refoulé, enfoui dans un oubli total.
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ne sont pas historiens. Ils ne décrivent pas seulement ce qui s’est produit. Ils travaillent ce qui vibre aujourd’hui autour et à cause de cette histoire. Cinéastes, les deux auteurs sont aussi plasticiens, ils ont le sens de la fabrication d’objets et de la mise en place de situations qui, différemment du cinéma, provoquent eux aussi des émotions, et de la pensée. Le film The Lebanese Rocket Society, L’Etrange Histoire de l’aventure spatiale libanaise est d’ailleurs l’élément « film » d’un diptyque dont l’élément plastique, The Lebanese Rocket Society, Hommage aux rêveurs, vient d’être exposé à Paris, Marseille et New York.

Entre leur travail de cinéastes et de plasticiens, pas de barrière : c’est en artistes qu’ils cherchent une réponse politique à la question dont reste porteuse l’aventure spatiale libanaise. Ils entreprennent donc de faire refabriquer aujourd’hui à l’identique une fusée Cedar IV, objet d’art, statue à la mémoire de ceux qui rêvèrent. Mais une fusée aujourd’hui à Beyrouth, personne ne la voit comme une fusée. Dans tous les regards, une fusée c’est un missile. Tous les regards ? Bravant les innombrables obstacles officiels, administratifs, militaires, policiers, logistiques, y compris les objections israéliennes à l’existence de quoique ce soit qui ressemble à un projectile chez ses voisins, les artistes entreprennent de faire traverser la capitale par la fusée, sur un camion découvert, sous les regards de la population.
Cette opération, qui dans le champ artistique relève de la performance et de l’installation, est filmée, la séquence correspondante dans le film redéploie à nouveau tous les échos selon des directions nouvelles, contemporaines. Comique et dangereux, le cheminement de la fusée vers le campus de l’université Haigazian où elle sera finalement installée à demeure devient une retraversée onirique d’un immense espace temps (pas les galaxies lointaines, mais l’histoire du Moyen Orient au 20e siècle) sous les éclairages à la fois instables et acérés d’une actualité dangereuse elle aussi, mais qui n’a hélas rien de comique.