Glanés en Avignon : Srebrenica, Shakespeare et Shakespeare, Chéreau

Irena Mulamuhic dans HopeIrena Mulamuhic dans Hope 2

Trois jours dans la fournaise avignonnaise à mi-juillet ne permettent en aucun cas de porter un jugement d’ensemble sur la 69e édition du Festival d’Avignon (4-25 juillet), ses quarante entrées au programme officiel, les centaines de spectacles du off et les innombrables manifestations adjacentes, débats et rencontres, qui, ensemble, font la plus grande foire du spectacle vivant au monde. De la dizaine d’éléments auxquels on aura eu accès, un peu par choix, un peu par hasard, quatre temps forts, très forts.

D’abord à la fois un coup de cœur et un coup de fureur. Il est inadmissible, honteux, dégueulasse qu’ait été à ce point ignoré, en France et en Europe, la commémoration du massacre de Srebrenica. Vingt ans après l’assassinat de masse, Srebrenica devait être présent, mis en évidence au cours des célébrations du 14-Juillet, commémoré par des œuvres d’art et des programmes culturels, historiques, universitaires. Il n’en a rien été, tout comme aucun dignitaire français de rang important ne s’est déplacé en Bosnie. Si le sommeil de la mémoire engendre des monstres, nous nous préparons de terribles lendemains.

Il est à l’honneur du Festival d’Avignon de faire exception à cette règle sinistre de l’amnésie du génocide perpétré sur le sol européen il y a vingt ans. Même si on ne peut pas dire que l’installation Hope ait bénéficié de toute l’attention qu’elle méritait – l’absence de couverture de cette œuvre par les médias confirmant le refoulé sinistre qui pèse désormais sur les guerres des Balkans. Et puis des victimes musulmanes…Conçue par le grand dramaturge de Sarajevo Haris Pasovic, Hope est pourtant une réponse d’une force et d’une dignité impressionnantes. Comme toute installation, il est difficile d’en rendre les effets, qui tiennent à l’assemblage dans l’espace d’éléments très hétérogènes. Dans un bâtiment fermé, le visiteur se trouve immédiatement face à face avec une femme âgée, debout dans un halo de lumière au milieu d’un espace sombre. Elle porte un foulard sur la tête et serre contre sa poitrine un cadre où figurent les photos d’hommes de différents âges.

Hope. L’espoir? L’espoir du retour des hommes emmenés par les miliciens serbes il y a vingt ans? Quel espoir? Il y a bien longtemps, Léo Ferré disait que dans désespoir il y a espoir –dans un désespoir dynamique, assumé, armé, vivait l’espoir d’un monde à inventer. Aujourd’hui, ici, en Europe, c’est l’inverse. Dans Hope, il y a le désespoir. On le prend en plein visage. Cette femme, l’actrice la plus célèbre de Bosnie, Irena Mulamuhic, immobile et silencieuse, se tient chaque jour six heures debout dans cette ombre, dans ce halo, dans ce désespoir de la mémoire et du présent.

a suite de l’installation comporte les photos aériennes de certaines des dizaines de fosses communes identifiées, et un film magnifique et terrible qui montre simplement les lieux où ont été retrouvé les corps, ou les fragments humains, depuis vingt ans: espaces bucoliques, ensoleillés, charmeurs, espaces où vivent et travaillent des villageois, écoles communales qui furent transformés en centre de détention et de torture et sont aujourd’hui à nouveaux des écoles, baraquements aux murs couverts de graffiti racistes inscrits par ces militaires néerlandais qui les occupaient et livrèrent à la mort les populations civiles qu’ils avaient la mission, et les moyens, de protéger.

Ce film, dont Haris Pasovic annonce une version plus longue, s’inspire avec intelligence de la réflexion construite autour de Shoah de Claude Lanzmann sur les possibilités d’invoquer une horreur qui continue de hanter le présent. Il devrait prochainement être montré aussi indépendamment de l’installation telle qu’elle est présentée, à Avignon, dans le bâtiment de l’Espace Louis Pasteur.

De ce bâtiment, on vit sortir Leila Shahid bouleversée, l’ancienne représentante des Palestiniens en Europe remerciant avec émotion le dramaturge bosnien d’avoir su faire ce dont les Palestiniens avaient été incapables après Sabra et Chatila. Puisque Hope, clairement, dans son inscription très précise dans les faits qui se sont produits en juillets 1995 à Srebrenica, mobilise aussi la mémoire des crimes de masse perpétrés, ailleurs, et depuis.

Avec Shakespeare, on est évidemment encore à proximité des tragédies de l’histoire et des enjeux de représentation. Avoir la chance de découvrir, deux soirs de suite, le Richard III mis en scène par Thomas Ostermeier et Antonio e Cleopatra de Tiago Rodrigues en témoignaient admirablement, comme ils attestaient de l’étendue des registres théâtraux capables de prendre en charge le legs artistique, historique et politique du Barde. Au plus juste du travail qui est celui d’un grand festival. (…)

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Trois coups de théâtre à Avignon

I am the Wind, Mademoiselle Julie, Jan Karski. Trois soirs, trois pièces, qui n’ont à peu près rien en commun, sauf de poser chacun d’une manière singulière la question du théâtre.

width= »364″ height= »500″ />Tom Brooke et Jack Laskey dans I Am the Wind de Jon Fosse

mis en scène par Patrice
Chéreau

Avec I Am the Wind, Patrice Chéreau, accompagné du chorégraphe Thierry Thieû Niang, propose la réponse la plus
souveraine. On peut en détailler les composants.

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Nicolas Bouchaud et Juliette Binoche dans Mademoiselle Julie mis en scène par Frédéric Fisbach.

Laurent Poitrenaux dans Jan Karski (Mon nom est une fiction) mis en scène par Arthur Nauzyciel.

Festival expérience

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La star du Festival de La Rochelle: son public

On le sait, les festivals sont devenus durant l’été une pratique de masse. Les grandes manifestations drainent des dizaines, voire des centaines de milliers de spectateurs, tandis qu’une myriade de propositions plus modestes, en taille sinon forcément en ambition, attirent chaque année des quantités d’estivants en proportions au moins comparables. Tous ne sont pas des festivaliers assidus, beaucoup « picorent » au gré des opportunités et des envies. Aussi la plupart des comptes rendus et commentaires de la presse sur ces festivals rendent-ils comptent davantage de la nature du projet de programmation des organisateurs que du vécu des festivaliers lambda. Moi qui ai souvent « couvert » aussi méthodiquement que possible des festivals, et compte bien le faire à nouveau, me suis cette année trouvé en situation de les traverser de manière dilettante. Les sensations retirées de deux des principales manifestations de ce début d’été, le festival de cinéma de La Rochelle (2 au 11 juillet) et le festival de théâtre d’Avignon (7 au 27 juillet) nourrissent aussi la compréhension de ce phénomène.

affiche-2010La Rochelle, depuis 38 ans, a imposé un style particulier au moins parmi les festivals de cinéma : pas de compétition, pas de palmarès, pas de thématique. La programmation d’un éclectisme revendiqué fait voisiner nouveautés en avant-première, grands auteurs classiques, œuvres expérimentales, découvertes de cinématographies méconnues, films pour enfants, rencontres novatrices avec des objets lointains, venus du temps du muet ou d’horizons exotiques. Le risque serait un programme fourre-tout, c’est le grand talent des deux programmatrices du Festival, Prune Engler et Sylvie Pras, d’en faire au contraire un tressage fertile, où les différences se fond écho ou contraste sans se nuire. Ce n’est pas (seulement) moi qui le dit, c’est le public, et surtout qui le prouve, d’abord par le nombre considérable de spectateurs qui se pressent à l’entrée des salles, pour retrouver l’œuvre d’un géant du western, vivre la projection de films muets accompagnés live au piano, découvrir un expérimentateur vidéo…

En écoutant les conversations dans les files d’attente, il est évident que ces spectateurs, dont beaucoup sont des habitués, loin de se focaliser sur un seul axe de programmation, butinent, composent leur propre menu, voire que des groupes se partagent les films pour explorer des hypothèses différentes, à partager ensuite. Le contrepoint de cette construction de choix individuels parmi les innombrables agencements possibles à l’intérieur du programme se trouve dans les conversations sans fin à l’issue des projections, aux tables de restaurant, à la terrasse des bistrots. Cette curiosité et cette envie de débattre sont confirmées par la présence massive lors des rencontres organisées par le festival, en présence de la quasi-totalité des auteurs des films présentés. A ceux-ci se mêlent souvent des cinéastes ou comédiens venus les années précédentes, et qui reviennent en amis, vacanciers prêts à partager une conversation individuelle ou collective lorsque l’occasion s’en présente.

Cette année, parmi les nombreuses opportunités (l’intégrale Pierre Etaix, une ample rétrospective Elia Kazan, tous les films du Roumain Lucian Pintilié, un panorama du jeune cinéma indien, les œuvres complètes du cinéaste kazakh Serguei Dvortsevoy dont tant de gens ont cru que le beau Tulpan était le premier film, le cinéaste expérimental suisse Peter Liechti), j’avais pour ma part choisi Rohmer, les films muets de Greta Garbo et Ghassan Salhab. Revoir quelques uns des grands films de l’auteur des Contes moraux sur grand écran était un bonheur peut-être renforcé par le fait que tous les longs métrages et une grande partie des courts et produits TV existent en DVD. En bonus inédit à La Rochelle, un film consacré au cinéaste qui l’a révélée par l’actrice Marie Rivière. Tourné durant les derniers mois de la vie du cinéaste, En compagnie d’Eric Rohmer montre celui-ci joyeux, érudit, farceur, intraitable sur les principes, prêt à discuter de tout, étincelant d’intelligence : un grand artiste, mais aussi un penseur important de son temps, et un homme d’une courtoisie enjouée qui faisait le bonheur de qui avait la chance de passer un peu de temps avec lui.

Les Garbo muets, signés Moritz Stiller, Victor Sjöstrom, Jacques Feyder ou Clarence Brown, auront révélé une sensualité, une liberté de présence à l’écran, et une modernité d’écriture de certains de ceux qui la filmèrent avec lesquels jouait affectueusement le clavier expert du pianiste Jacques Cambra. Quand aux films de Ghassan Salhab, beyrouthin dans l’âme bien que né à Dakar, ils révélaient au public combien les puissances d’invocation du cinéma, qui est aussi art des fantômes et des ruines, pouvait contribuer à repenser, poétiquement, politiquement, les tragédies du Liban et du Moyen-Orient. Aux confins du film fantastique, du documentaire et du journal intime, Beyrouth Fantôme, Terra Incognita, 1958, Le Dernier Homme, (Posthume) dessinent une géographie imaginaire qui est aussi une carte précise des emballements, impasses, catastrophes, illusions qui ont martyrisé le pays, la région et la génération de Ghassan Salhab.

Faut-il ajouter que La Rochelle est la démonstration par excellence de la possibilité de bâtir une programmation propre à attirer un large public sans démagogie ni racolage? Aucune étude d’opinion, aucune statistique sur Internet, aucun suivisme vis-à-vis du goût dominant, jamais, ne mènerait à la liste des films évoqués ci-dessus. Voilà le travail d’un festival: convertir en goût partager, commun au plus beau sens du mot, des choix personnels et sans complaisance.

Digression 1. Un festival comme La Rochelle, ce sont aussi des rencontres professionnelles, des collaborations avec le milieu scolaire, les associations de quartiers, les actions culturelles en milieu carcéral, des résidences d’artistes. En marge du Festival, je suis ainsi invité à animer une partie d’un colloque organiser par des profs de droit de l’Université de La Rochelle passionnés de cinéma. Le thèmes de leurs journées « Droit et cinéma » est cette année la présence de l’enfance. Moment exceptionnel grâce l’intervention de la vice-présidente du tribunal pour enfants de Lille, Laurence Bellon, qui en un argumentaire lumineux montrait à partir d’extraits des 400 Coups et de La Vie de Jésus de Bruno Dumont l’évolution de rapports au langage, au corps, à la notion d’autorité, en relation directe avec ce qui se passe chaque jour dans son bureau.

Digression 2. Sans égard pour la géographie, mon chemin de La Rochelle à Avignon passe par Angers, où Jeanne Moreau organise chaque année les Ateliers Premiers Plans, destinés à de jeunes réalisateurs en train de préparer leur premier long métrage. Outre les exercices pratiques sur le scénario, la réalisation et la production, des rencontres sur des sujets plus généraux sont organisés, je dois intervenir dans ce cadre, pour une journée de réflexion sur le phénomène actuel de la 3D. Je reviendrai sur ce sujet, mais l’important ici est que ces rencontres, ouvertes au public, attirent en plus des stagiaires des Ateliers un nombre significatif de spectateurs, choisissant de passer la journée enfermés dans une salle à écouter conférences et débats. Des profs, étudiants et magistrats de La Rochelle aux quidams curieux d’Angers, il y a sous des formes variées un désir de découvrir, d’apprendre, de réfléchir, dont on ne cesse de prétendre qu’il a disparu, dont je ne cesse de vérifier au contraire la vitalité et la diversité, pour peu qu’il y ait, dans chaque endroit, quelqu’un pour en organiser les conditions, en créer l’envie.

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Papes en goguettes dans la Cour d’honneur d’Avignon, merci Marthaler

Arrivée à Avignon, le lendemain de l’ouverture. Sous le brouhaha sympathique des parades du off bruisse la rumeur d’une bronca lors de la soirée inaugurale au Palais des Papes. Hormis la belle et juste lettre des gens de spectacle apostrophant le ministre sur l’écroulement par pans entiers de la politique culturelle nationale, faute de volonté et de perspectives plus encore que de financements, il n’y aurait eu à en croire la rumeur (et la presse du lendemain) qu’ennui lors de la représentation inaugurale. Le deuxième soir, pour ce donc décrié Papperlapapp de Christoph Marthaler, les gradins sont combles, ce qui ne prouve rien puisque les places sont achetées à l’avance. Le public est cette fois celui des représentations ordinaires, on entend aux commentaires avant la pièce la défiance suscitée par les échos de la veille.

Pièce bizarre en effet, déroutante, qui met le spectateur de guingois sur son siège en plastique. Ironique, onirique, opératique, l’œuvre créée par le dramaturge suisse spécialement pour la Cour d’honneur construit une architecture visuelle et sonore où tout l’espace disponible est sans cesse sollicité, sans cesse abandonné pour être réinvesti autrement, créant une attente, une curiosité, une palpitation où la déflation compte autant que l’intensification. Explosion burlesque. Purs moments de grâce musicale et vocale. Longues périodes de doute : qui fait quoi ? Où sont-ils ? D’où cela va-t-il réapparaître ? En quelle langue ? Dans quel registre ? Le vide, oui, est une composante importante de ce théâtre-là. En ce monde de saturation, de trop plein de tout, il est un salutaire parti-pris – et peut-être le principe même d’un art moderne.

Des spectateurs sont partis durant la représentation, mais combien ? Moins de 5% assurément. Ce théâtre ne veut pas plaire à tout le monde, en simple statistique locale il aura plu à l’évidence au plus grand nombre de ceux qui étaient là, et qui ont longuement applaudi  à la fin, faisant taire les sifflets, bien audibles eux aussi. Proposition radicale, à n’en pas douter, Papperlapapp m’a semblé recueillir sinon l’approbation de tous, du moins la disponibilité de beaucoup à une expérience inhabituelle, qui occupait l’espace de la Cour d’honneur comme nul ne l’avait fait auparavant, cherchait aux  frontières du théâtre, de l’opéra, du cabaret des territoires de beauté et de sens encore inexplorés.

Pas question de dérouler ici mes opinions sur chacun des autres spectacles vus à Avignon, mais encore un mot pour insister sur cette dimension mal repérée des festivals, les espaces de paroles et d’échanges, d’écoute et de réflexion partagée qu’ils ouvrent. C’était cette fois, à l’université d’Avignon, une rencontre avec le metteur en scène Ludovic Lagarde, animée par Florence March qui vient de lui consacrer un livre (Un théâtre pour quoi faire, éditions Les Solitaires intempestifs) : rien de scolaire dans la manière de l’homme de théâtre de raconter son travail avec l’homme de lettres Olivier Cadiot, l’autre artiste invité de cette édition du festival (avec Marthaler). Précision et matérialité de la description du travail, pour laisser entendre comment d’une œuvre (un livre de Cadiot) nait une autre œuvre (une pièce mise en scène par Lagarde, ou deux : à Avignon, Un nid pour quoi faire et Un mage en été). Lagarde parle volontiers, pour mieux se faire comprendre, en référence, au cinéma. Et on songe à ce terme de cinéma, le montage, pour décrire le travail complexe et multiple que font les festivals lorsqu’ils ne sont ni foires promotionnelles ni gadgets folkloriques : des constructions d’éléments dissemblables créant des interstices entre leurs composants, pour ouvrir un espace à l’émotion, à la pensée, à l’inattendu.