Dans Les Prières de Delphine, une héroïne du quotidien se raconte.
Le film de Kei Ishikawa, qui fait muter les genres, et les deux films de Rosine Mbakam, où résonnent imaginaires et documentaires autour de deux figures féminines inoubliables, fraient des chemins singuliers par lesquels le cinéma aide à s’interroger et à comprendre.
Il s’en passe des choses parmi les sorties de la semaine. On avouera ici sa perplexité au moment du télescopage entre le film de Gilles Perret, La Ferme des Bertrand, récit documentaire de trois générations d’agriculteurs sur la même exploitation au pied des Alpes, et l’actualité de la révolte paysanne.
On choisira de passer son tour sur la manipulation, qui plaît à tant de gens, de la mémoire de la Shoa avec dispositif rusé qui aurait pu faire l’objet d’un court-métrage cruel et qui, sur la durée, tourne très vite au procédé douteux de La Zone d’intérêt, consacré à la vie bourgeoise et «normale» de la famille du commandant d’Auschwitz dans sa belle villa mitoyenne du camp.
On saluera avec affection et enthousiasme la rétrospective dédiée à l’esprit libre, joyeusement rebelle et toujours inventif de Luc Moullet. On mentionnera cette rareté qu’est –autre télescopage avec l’actualité– un film venu du Yémen, Les Lueurs d’Aden, qui a au minimum pour mérite de rendre visible le quotidien d’une ville et de ses habitants, dans une région de la planète qui n’existe aux yeux du monde que lorsque les terribles conflits qui la ravagent perturbent le commerce international. Mais Aden est une ville où les hommes et les femmes, les femmes plus que les hommes, ont aussi des problèmes quotidiens.
Parmi les dix-huit nouveautés de la semaine, avec regret que le dessin animé They Shot the Piano Player ne soit pas à la hauteur de la belle et terrible histoire de musique et de dictature qu’il évoque, on choisira de porter attention aux deux plus remarquables propositions de cinéma qu’on a trouvées parmi les sorties de ce 31 janvier 2024, venues respectivement du Japon et du Cameroun.
«A Man» de Kei Ishikawa
Un film, deux films, trois films. Sous ce titre d’une radicale (mais trompeuse) simplicité, A Man, plusieurs manières de faire cinéma viennent à la vie. Le premier tiers est une très belle chronique affectueuse, amoureuse, provinciale, autour du rapprochement entre une jeune femme veuve et un garçon arrivé on ne sait d’où. Elle tient la papeterie locale, il dessine durant ses heures de loisirs. Il et elle sont un peu en marge, très seuls.
Le cinéma japonais, mieux que les autres, sait raconter ce genre d’aventure du quotidien, avec une justesse attentive aux détails, aux objets, aux signes mineurs. Il pourrait, cette fois encore, y consacrer un film entier dans cette tonalité, qui se regarderait avec bonheur. Mais ça casse, violemment.
Commence un autre mouvement, d’une tonalité toute différente, du côté du film noir, d’une énigme qui fait bientôt affleurer d’autres anomalies dans le cours des jours et des relations.
Il y aura, plus tard, un deuxième virage, qui mène du côté d’une forme de fantastique réaliste, avec face à un avocat d’origine coréenne menant une enquête sur des emprunts d’identité aux conséquences imprévues, l’irruption d’un personnage d’escroc emprisonné, mais détenteur d’une puissance magnétique de distorsion de la réalité.

Quand l’avocat Akira Kido (Satoshi Tsumabuki) enquête sur le passé d’un mort mystérieux. | Art House Films
Virtuose quant à la construction et très convaincant grâce à l’interprétation, A Man est signé d’un cinéaste, Kei Ishikawa, dont c’est le quatrième long-métrage sans avoir été jusqu’à présent remarqué en Europe. Son film se déploie bien au-delà de cette excellence de bon élève.
À l’image du tableau de René Magritte que paraphrasent les plans d’ouverture et de fermeture, l’enchâssement des récits et des tonalités engendre un questionnement à la fois plus abstrait et plus concret. En donnant au titre du film son sens le plus général, il interroge l’idée même d’identité, de ce qui qualifie chacun et chacune comme ce qu’il ou elle est, tout en interrogeant les manières dont les enjeux identitaires sont activés et manipulés dans le monde actuel, avec des effets destructeurs, pour la collectivité comme pour les individus.
«Les Prières de Delphine» et «Mambar Pierrette» de Rosine Mbakam
Deux films, une offre de cinéma. Chacun peut être vu indépendamment, il est impressionnant de force et de présence. Leur sortie simultanée compose un ensemble qu’on dirait stéréoscopique, tant chaque film augmente la profondeur de l’autre. Les Prières de Delphine est un documentaire tourné à Bruxelles en 2021, Mambar Pierrette une fiction tournée à Douala (Cameroun) en 2023. Au cœur de chacun se trouve une femme, l’existence quotidienne et les combats de cette femme, que chaque titre nomme.
L’écart documentaire/fiction, l’écart Afrique/Europe, l’écart Pierrette/Delphine produisent ce sidérant effet de relief, qui augmente encore l’intensité des réalités évoquées. Face caméra, sur son lit, dans un dispositif qui évoque à plus d’un titre l’immense Dans la chambre de Vanda, film fondateur de Pedro Costa, Delphine se raconte. (…)



