«Yi Yi», retrouvailles avec un film-monde

Yang-Yang (Jonathan Chang), l’enfant à l’affût des secrets du monde.

Étape de la tardive consécration d’un grand cinéaste, la réédition du chef-d’œuvre d’Edward Yang aux multiples dimensions est d’abord un immense bonheur de spectateur.

a ressortie, en copies magnifiquement restaurées, du dernier film d’Edward Yang, complète le mouvement de retour dans la lumière du grand cinéaste taïwanais, après la distribution en juillet de ses deux précédentes réalisations, Confusion chez Confucius et Mahjong, qui étaient, elles, restées inédites.

Il y a vingt-cinq ans, Yi Yi a valu à son auteur une reconnaissance internationale aussi tardive que méritée, lors de sa présentation au Festival de Cannes en 2000 et de sa distribution dans le monde –sauf à Taïwan, restée à l’époque hostile au plus turbulent de ses grands artistes.

Une ombre de tristesse accompagne dès lors le sentiment d’occasions manquées, après les échecs des six premiers longs-métrages d’Edward Yang –aujourd’hui réhabilités–, avec le couperet du cancer qui allait empêcher le cinéaste de mener à bien un autre projet et finalement l’emporter en juin 2007, à 59 ans.

Mais il reste la splendeur profuse et vibrante de ce film exceptionnel. Il se déploie comme un grand arbre, dont le tronc et les branches maîtresses seraient constitués par les membres d’une famille de la classe moyenne de Taipei: NJ, le père informaticien, la mère, fonctionnaire dépressive, la grand-mère maternelle, bientôt dans le coma et à qui tout le monde vient parler à tour de rôle, et les deux enfants, l’adolescente Ting-Ting et le petit Yang-Yang.

Autour d’eux, les parents et beaux-parents, les amoureux et amoureuses, les voisines, collègues, relations d’affaires et camarades de classe déploient les ramifications d’une multitudes de récits, de scènes, de situations où le burlesque embraye sur la mélancolie, où le passé affleure dans le présent, où la tendresse et la cruauté jouent des parties complexes et incertaines.

Sous l'apparence d'un moment de tendresse entre la grand-mère (Tang Ru-yun) et sa petite-fille (Kelly Lee), l'incertitude et la culpabilité, comme des fantômes. | Capture d'écran Carlotta Films via YouTube

Sous l’apparence d’un moment de tendresse entre la grand-mère (Tang Ru-yun) et sa petite-fille (Kelly Lee), l’incertitude et la culpabilité, comme des fantômes. | Carlotta Films

Et c’est tout un monde qui se déploie, au plus près de gestes de chaque jour comme au fil des tournants qui rythment une existence, dans l’intimité d’une famille et au cœur des mutations économiques planétaires.

Une des caractéristiques d’Edward Yang est d’avoir été le grand cinéaste de la ville contemporaine telle qu’elle s’esquisse en Asie à la fin du XXe siècle, selon des modèles qui se mondialiseront au siècle suivant. Depuis Taipei Story (1985) et The Terrorizers (1986), il a ainsi développé un répertoire visuel qui trouve de nouveaux accomplissements dans Yi Yi (2000).

Ils se manifestent par le jeu des reflets dans les vitres et les surfaces des bâtiments modernes, la durée des plans où les rythmes de la cité deviennent musique vibrante de sens, les géométries coupantes ou complices qui redécoupent l’image, les jeux ironiques ou glaçants autour de l’omniprésence des écrans.

Un réseau de tensions, de désirs, d’angoisses, de séductions

Ingénieur informatique de formation, Edward Yang connecte ensemble selon des relations logiques, toujours lisibles, les multiples composants d’un réseau de tensions, de désirs, d’angoisses, de séductions qui composent un paysage infiniment riche et habité. (…)

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«Confusion chez Confucius» et «Mahjong», résurrection en beauté de deux contes cruels

Amies et rivales, Qiqi et Molly (Chen Shiang-chyi et Ni Shu-chun), deux des personnages-clés de Confusion chez Confucius.

Malgré leur singularité, les deux films inédits d’Edward Yang sont d’un même élan des visions prémonitoires, des descriptions d’une réalité et des cris de colère.

Depuis une trentaine d’années, ils attendent d’être enfin à la place qui leur revient: sur les écrans des salles de cinéma, notamment en France. Restés inédits depuis respectivement 1994 et 1996, hormis des sélections en festivals ou dans le cadre de rétrospectives, Confusion chez Confucius et Mahjong ont en partie changé de sens, sans rien perdre de leur énergie tonique, comique et critique.

Mais il aura fallu tout ce temps pour que soient enfin reconnues la verve et la lucidité à l’époque en grande partie prémonitoire de leur auteur, cet immense cinéaste en train de finalement conquérir la place qui lui revient près de deux décennies ans après sa mort. Des films d’Edward Yang (1947-2007), surtout Yi Yi, mais pas seulement, apparaissent désormais dans de nombreux classements internationaux des meilleurs films.

Yi Yi ressort en salles lui aussi, le 6 août, dans une magnifique version restaurée. Ce film, le dernier qu’a pu réaliser Edward Yang en 2000, avait finalement commencé de lui valoir le début de la reconnaissance que toute son œuvre méritait depuis son premier long-métrage en 1983. Au sein de cette dernière, encore largement à découvrir, les deux titres qui sortent ce mercredi 16 juillet –Confusion chez Confucius et Mahjong, fort différents entre eux à bien des égards– ont pourtant nombre de points communs.

Un personnage principal nommé Taipei

Comme toute l’œuvre d’Edward Yang, ils ont comme personnage majeur, omniprésent sous des formes diverses, la ville de Taipei. Au début des années 1990, celle-ci est bien davantage qu’une cité du monde chinois.

C’est un laboratoire urbain exceptionnel, où s’élabore de manière brutale et enthousiaste le monde qui vient, le XXIe siècle mondialisé. D’autres grandes villes asiatiques connaissent au même moment une évolution comparable – Séoul, Hong Kong et Singapour–, mais c’est à Taïwan et pas en Corée du Sud, à Hong Kong ou à Singapour que se trouve le cinéaste capable de le voir et de le raconter.

Dans Confusion chez Confucius, l'écrivain face à une ville et un monde, qui le révolte au point d'envisager le suicide. | Capture d'écran Carlotta Films via YouTube

Dans Confusion chez Confucius, l’écrivain face à une ville et un monde qui le révoltent au point d’envisager le suicide. | Carlotta Films

Et c’est ce que font pratiquement tous ses longs-métrages, tous au présent, sauf l’œuvre majeure qui a précédé les deux films qui sortent le 16 juillet, A Brighter Summer Day (1991), qui en racontait les prémices au début des années 1960. À sa suite et de manière plus ample et critique que ne l’avaient fait auparavant Taipei Story (1985) et The Terrorizers, (1986), Confusion chez Confucius et Mahjong décrivent une cité et une société, en train de s’arracher à un univers traditionnaliste, marqué par la longue dictature du parti unique Kuomintang (la «Terreur blanche») et le fantasme de la reconquête du continent chinois après la défaite des nationalistes en 1949.

Tournant brutalement la page de cette longue période à peine terminée (la loi martiale n’a été abolie qu’en 1987), la capitale de Taïwan se métamorphose à toute allure. C’est l’essor des industries et services du futur, où l’informatique et les «nouvelles technologies » jouent un rôle central, qui feront la fortune de ce qu’on appelait alors les «quatre dragons asiatiques». Ce qui se traduit par la transformation des bâtiments et de l’organisation des quartiers, mais surtout des rapports humains, au travail, dans les relations amoureuses, dans les familles, entre générations.

De ces mutations, très connectées à l’international selon des schémas préfigurant la globalisation qui se généralise au tournant des années 2000, Edward Yang, imprégné de culture chinoise mais aussi ingénieur informaticien formé aux États-Unis et grand connaisseur des Nouvelles Vagues européennes, voit les forces et les défauts et invente des formes cinématographiques propres à rendre compte.

Pourtant, Confusion chez Confucius et Mahjong ne sont pas des films descriptifs et analytiques. L’un est un vaudeville burlesque, l’autre un polar onirique et sentimental. Et les deux, au-delà du comique et de la sensualité –et grâce à eux– sont aussi deux cris de colère. C’est la puissance intacte de chaque film d’être délibérément dérangeant, irréconcilié avec ce qui est alors en train de se produire.

La bande de Mahjong dans la ville, terrain d'aventures et de rapines, le long du métro aérien interminablement (pas) construit par une grande société française qu'évoque le nom de la jeune héroïne, Française elle aussi. | Capture d'écran Carlotta Films via YouTube

La bande de Mahjong dans la ville, terrain d’aventures et de rapines, le long du métro aérien interminablement (pas) construit par une grande société française qu’évoque le nom de la jeune héroïne, Française elle aussi. | Carlotta Films

«Confusion chez Confucius», soap opera au vitriol

Le premier adopte délibérément les codes d’un soap opera consacré aux amours et rivalités de jeunes membres de la classe moyenne émergente à Taipei. Travaillant dans l’informatique ou la communication, mais aussi la culture, les multiples personnages sont pris dans un maelström d’affects, de discours, de jeux d’ombre où le burlesque et le pathétique rebondissent l’un sur l’autre.

Scandé d’aphorismes écrits à même l’écran, portraiturant avec cruauté et humour les codes et les trucs de chacune et chacun, Confusion chez Confucius ne se résume pourtant pas uniquement à une charge dénonciatrice. Plusieurs de ses protagonistes, surtout féminins, sont aussi regardés avec une forme de tendresse, attentive à laisser percevoir les angoisses et les espoirs qui vibrent sous les carapaces de businesswomen conquérantes.

Famille et cité, au bord de la crise de nerfs quand le jeu des passions et des intérêts, des séductions et des angoisses échappe au contrôle de toutes et tous. | Carlotta Films

Famille et cité au bord de la crise de nerfs quand le jeu des passions et des intérêts, des séductions et des angoisses échappe au contrôle de toutes et tous. | Carlotta Films

Le sens plastique d’Edward Yang ménage des moments de suspense infiniment délicats, d’une confondantes beauté, qui travaillent de l’intérieur la matière vibrante, saturée de mensonges et d’illusions, que pétrit cette comédie humaine électrique. (…)

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En 2018 ou en 1019, neuf DVD et coffrets à ne pas manquer

Marginalisé par les plateformes en ligne, le DVD est de plus en plus l’occasion d’éditions soignées, souvent accompagnées de compléments audiovisuels ou imprimés de qualité.

L’intégrale Nuri Bilge Ceylan, Memento Films

Le cinéaste turc auréolé de la Palme d’or 2014 pour Winter Sleep s’est imposé depuis seize ans (avec Uzak, en 2002) comme une grande figure du cinéma international, et comme le seul représentant de son pays sur la scène mondiale.

La vertu de ce coffret est de permettre d’avoir accès à l’œuvre dans son ensemble, ce qui permet d’en vérifier la cohérence, l’ambition, les innovations du réalisateur au sein de son propre univers, jusqu’au récent Poirier sauvage, qui fut l’un des titres importants de la compétition officielle lors du dernier Festival de Cannes.

Bilge Ceylan est l’auteur d’au moins un chef-d’œuvre, le magnifique Il était une fois en Anatolie (2011). Mais grâce à cette édition, il sera aussi possible de vérifier –ou de découvrir– combien ses deux premiers longs-métrages, peu vus, les très beaux Kasaba (1997) et Nuages de mai (2000), révélaient déjà la puissance d’évocation de son cinéma.

Clint Eastwood, collection de dix films, Warner

Il n’y a pas que les petites maisons courageuses pour continuer de proposer des éditions de qualité de grands cinéastes. Le Studio Warner sort ainsi toute une batterie de coffrets, qui concernent trois cinéastes majeurs. Rien d’inédit ici, mais la possibilité de réunir des pans considérables d’œuvres qui ne le sont pas moins.

Stanley Kubrick, évidemment, avec quatre titres essentiels (mais ils le sont tous): Orange mécanique, Shining, Full Metal Jacket et Eyes Wide Shut.

Une quasi-intégrale de Christopher Nolan, figure majeure de la recherche actuelle au cœur même de l’industrie hollywoodienne, véritable auteur de cinéma au plein sens de la formule.

Et des florilèges, déclinés selon plusieurs formules, du cinéma de Clint Eastwood. Parmi les options, arrêt sur le coffret de dix titres réalisés entre 1993 (Un monde parfait) et 2016 (Sully). On peut dire la carrière du réalisateur Eastwood inégale, elle l’est, mais elle témoigne d’une ambition, d’une diversité, d’une sensibilité à l’époque et à ses enjeux exceptionnelles.

C’est vrai du chef-d’œuvre du western critique et torturé si mal nommé (en français) Impitoyable et de son pendant côté film noir encore plus douloureux Mystic River, vrai du sommet du mélo que reste Sur la route de Madison comme de ce grand film humaniste et démocratique qu’était Gran Torino, ou de ce biopic décalé, histoire d’une certaine Amérique plus que du flic Hoover, J. Edgar. Et c’est aussi vrai d’un titre tenu à tort comme mineur, l’étrange et troublant Créance de sang.

Il ne s’agit pas ici seulement d’ambition concernant les genres ou les sujets, il s’agit d’un style, nerveux, tendu, extrêmement attentif aux rythmes et aux présences humaines, sur des trajectoires très fréquemment au bord du gouffre.

Alors, oui, on peut se passer d’Invictus et d’American Sniper, qui complètent le coffret. Mais on ne peut pas, si on aime le cinéma, se passer de Clint Eastwood, et les huit autres films en portent un imparable témoignage.

René Féret, 40 ans de cinéma, JML Distribution

C’est, si on veut, le contraire du précédent –ou plutôt son symétrique. René Féret, réalisateur de seize films en quarante ans, n’occupe pas le haut de l’affiche. Dans une pénombre plutôt injuste, il a tracé un sillon obstiné et personnel, aussi parce qu’il vivait dans un pays, la France, où des réalisateurs ne rencontrant guère le succès commercial peuvent poursuivre ce que l’on nomme une carrière –avec énormément de difficultés, mais ils peuvent.

Féret s’est fait connaître en 1975 avec le très beau Histoire de Paul, salué par la critique et une forme de reconnaissance. Son deuxième film, en compétition à Cannes, La communion solennelle (1977), semblait devoir établir une place stable pour cet auteur au ton et au regard singuliers, fils de commerçants du Nord resté attaché à l’univers dont il est issu, proche des personnages et des situations, dans une veine qui le rapproche de René Allio et de Robert Guédiguian, dont il a produit certains films. Troublant, Le Mystère Alexina, récit de l’apparition dans l’espace public d’une personne trans* d’après un texte exhumé par Michel Foucault –proche du réalisateur depuis ses débuts–, reste dans les marges de la visibilité.

Ce sera désormais le destin de ses films, produits par sa propre société aux allures de coopérative. Sans stars ni soutiens médiatiques, ils ne retiennent guère l’attention –jusqu’au dernier, l’émouvant Anton Tchekhov 1890, sorti discrètement en 2015, l’année où son auteur s’éteignait à l’hôpital.

Ce cube noir qu’est le coffret réunissant la totalité de ses films est un petit pavé dans la mare d’une indifférence injuste. Il témoigne d’une des raisons d’être du DVD, la possibilité de garder trace, et si possible de ramener à la mémoire, des films ou des ensembles de films qui ne risquent pas d’être souvent recherchés sur internet ou programmés par les télévisions.

Jean-Paul Belmondo et Alain Delon, Carlotta

En France aussi, on a des stars. En tout cas, on en a eu, deux d’un coup, en miroir plus qu’en supposés conflits entretenus par les gazettes, mais pas moins complètement différents pour autant.

Jean-Paul Belmondo, formé au théâtre classique et révélé par la Nouvelle Vague naissante, chez Godard, Chabrol et Truffaut, deviendra un Bebel national gouailleur et très peu regardant sur l’intérêt des films dans lesquels il tournera, au-delà du soin apporté à sa figure, sinon à sa statue.

Les six DVD réunis ici sont assez proches du meilleur choix possible pour évoquer son parcours, à partir de sa rampe de lancement des années 1960, avec À bout de souffle, mais aussi le film noir brutal et mélancolique de Jean-Pierre Melville, Le Doulos, le jaillissement du gai luron cascadeur dans L’Homme de Rio, l’adoubement par Gabin (Un singe en hiver) et Ventura (Cent mille dollars au soleil). Ce qui mène au Magnifique, emblème de la gloire déjà établie, du typage du personnage, de ses ficelles et de ses charmes. C’est d’ailleurs le titre du gros album que l’éditeur Carlotta publie avec les DVD, Jean-Paul Belmondo le magnifique, de Sophie Delassein.

Le coffret consacré à Alain Delon est lui doté d’un livre rédigé par Baptiste Vignolet, et porte le titre plus austère d’Une carrière, un mythe. Avec le jeune homme surgi de nulle part et irradiant l’écran, qui deviendra l’acteur français le plus célébré dans le monde (et le reste), on retrouve des parallèles avec Belmondo.

Lui aussi a reçu l’onction de Jean Gabin (Mélodie en sous-sol est réalisé par Henri Verneuil juste après Un singe en hiver), les deux se retrouvant ensuite dans Deux hommes dans la ville, puis dans le cadre du trio générationnel Gabin-Ventura-Delon du Clan des Siciliens. Si Plein soleil est à la fois le long-métrage qui a largement révélé l’acteur et désormais un film culte, même avec le magnifique Cercle rouge de Jean-Pierre Melville (Melville, autre point commun entre les deux acteurs), l’ensemble complété par le racoleur La Piscine est loin de rendre justice ni au mythe, ni à la carrière de celui qui fut inoubliable chez Visconti et Antonioni, Cavalier et Losey, pour s’en tenir là aussi aux seules années 1960 et 1970.

Cinq films de Mikio Naruse, Carlotta

Depuis longtemps reconnu comme le quatrième du carré d’as du grand cinéma classique japonais (avec Mizoguchi, Ozu et Kurosawa), Naruse demeure dans les faits en retrait, comme si la reconnaissance occidentale ne pouvait absorber plus de trois auteurs.

C’est parfaitement injuste, au vu en particulier des cinq films qui composent ce coffret. Délicatesse et cruauté, élégance et vertige des émotions courent tout au long de ces œuvres à la beauté fragile, toutes centrées sur des personnages féminins mémorables.

On a eu l’occasion, grâce à une sortie en salle, de dire tout l’enthousiasme qu’inspire Une femme dans la tourmente (1964), mais du Grondement dans la montagne (1954) à son quatre-vingt-neuvième et dernier film, Nuages épars (1967), l’ensemble proposé par ce coffret permet un premier survol judicieux d’une œuvre qui reste encore à découvrir.

«Taipei Story» et «A Brighter Summer Day» d’Edward Yang, Carlotta

Le deuxième et le quatrième film d’Edward Yang sont deux sommets du cinéma moderne chinois. A Brighter Summer Day (1991) est même désormais reconnu comme l’une des grandes œuvres du cinéma mondial, enfin rendu accessible dans sa version intégrale. Fresque générationnelle, le film démontrait une richesse et une sensibilité dans la mise en scène exceptionnelles.

Mais Taipei Story (1985), dont l’interprète principal est l’autre immense réalisateur taïwanais apparu au début des années 1980, Hou Hsiao-hsien, est un portrait impressionnant de finesse tendue d’un homme à la dérive dans un univers qui bascule, alors que Taipei –et toute une partie de l’Asie– entrait dans un nouveau monde. Là aussi, l’invention formelle et l’intelligence de la composition sont au service d’une compréhension d’un bouleversement à l’échelle d’une société toute entière.

N.B.: l’auteur de ces lignes a contribué à l’un des bonus de ces films.

 

«Daïnah la métisse» de Jean Grémillon, Gaumont

Signé d’un des plus grands cinéastes français (l’auteur de Remorques et de Lumière d’été, entre autres), ce film de 1932 est à la fois sidérant de beauté et passionnant pour les enjeux qu’il mobilise. Racontant un crime à bord d’un paquebot de luxe en route vers les tropiques, il a pour héros des personnages totalement exclus du cinéma français de l’époque, une jeune femme métisse et son mari noir (joué par Habib Benglia, le seul acteur noir du cinéma français d’avant-guerre).

La splendeur des images, composées par le peintre Henri Page et sublimement restaurées par les orfèvres de l’Immagine ritrovata de Bologne, se déploie aussi bien dans les scènes documentaires de la vie à bord, notamment dans la salle des machines ou lors du «passage de la ligne», que dans les compositions proches du surréalisme, en particulier l’incroyable bal masqué, ou les tours de magie renversants qu’exécute le mari de Daïnah.

Autour de celle-ci, c’est une troublante sarabande de séduction, de jeux des apparences, de passion physique aux limites de la transe, de désir, de violence et de mort qui se déploie dans ce film bref (52 minutes) d’une intensité rare. Si sa brièveté tient en partie à ce que des éléments ont été perdus, cela n’affaiblit nullement l’intérêt du film, où le son alors naissant joue un rôle important –notamment la musique et les bruits du navire.

Daïnah la métisse n’est pas seulement la révélation d’un objet plastique de toute beauté, c’est aussi un cas sans équivalent de transgression des codes coloniaux d’alors, avec deux personnages principaux «de couleur», un assassin blanc (la seule vedette du générique, Charles Vanel) et un jeu d’une richesse étonnante avec les références –en matière de races, de classes, de genres– tout autant qu’avec les formes.

«A Brighter Summer Day», un chef-d’œuvre pour l’été

Fresque historique, histoire d’amour, de musique et de mort, le film d’Edward Yang inédit dans sa version complète est à la fois un sommet de l’invention moderne du cinéma chinois et d’ores et déjà un classique du cinéma mondial.

Photo: Lisa Yang et Chang Chen, entre vert paradis des amours de jeunesse et couple fatal.

Distribué pour la première fois dans sa version intégrale qui lui rend enfin justice (une version amputée d’une heure a été distribuée en France en 1992), le quatrième long-métrage d’Edward Yang est un chef-d’œuvre. Rien que ça? Oui, oui.

C’est quoi un chef-d’œuvre ? Il y a trop de réponses à cette question, à laquelle il nous est arrivé d’essayer de répondre, pour entrer ici dans les détails. Disons que, comme L’Aurore, La Règle du jeu, Citizen Kane, Vertigo, La Dolce Vita, À bout de souffle, La Jetée ou Shoah, c’est un film que devrait avoir vu quiconque s’intéresse au cinéma.

Oui mais un Chinois? Exactement, un Chinois. Plus précisément un réalisateur taïwanais, figure majeure du renouvellement du langage cinématographique venu d’Extrême-Orient à partir du début des années 1980. Ce renouvellement est né au sein du mouvement du Nouveau Cinéma Taïwanais tel qu’il s’est développé avec cet auteur et Hou Hsiao-hsien comme figures de proue. Yang signe là le film qui à la fois cristallise et magnifie l’importance de ces apports.

Edward Yang, le futur auteur de Yiyi, a 44 ans en 1991 lorsqu’il termine son quatrième long-métrage. Mais il en a conçu le projet aussitôt après la levée de la Loi martiale en 1987, pour raconter une histoire qui est à la fois celle de sa génération et celle de son pays. Une histoire interdite, qui continuait alors de faire l’objet d’une omerta collective dans le pays.

L’histoire d’un pays, et d’une génération.

Il n’oublie pas que ce fut aussi une période dramatique pour la génération précédente, qui a subi directement la Terreur blanche instaurée par la dictature de Tchang Kaï-chek après sa défaite face à Mao, dans ces années 1950-1960 où le régime a usé systématiquement de l’humiliation et de la torture, sans parler des milliers d’exécutions. Une fois le film achevé, Yang publiera une sorte d’agenda qui en retrace les principales étapes, et qui s’ouvre par la mention: «Ce livre est dédié à mon père et à sa génération. Ils ont beaucoup souffert pour que nous ne souffrions plus».

Sur cette base autobiographique, le cinéaste s’inspire pour le scénario d’un fait divers, le meurtre d’une lycéenne par un de ses condisciples, sur fond d’affrontements entre bandes adolescentes. La presse s’en était alors emparée pour dénoncer la perte des valeurs traditionnelles et stigmatiser l’influence de références étrangères qui sont pourtant celles de l’allié et protecteur américain, mais sous les espèces fort peu respectables du rock’n roll et de la nouvelle culture adolescente.

A Brighter Summer Day est une œuvre complexe, dans sa construction narrative et par les thèmes qu’elle mobilise, et pourtant un film d’une grande lisibilité. (…)

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Les ombres et les lumières de la ville

The Terrorizers d’Edward Yang (1986)

C’est un film majeur qui sort cette semaine pour la première fois, 25 ans après sa réalisation. Troisième long métrage du cinéaste taïwanais Edward Yang, The Terrorizers est exemplaire de cette invention originale de la modernité du cinéma chinois, en phase avec les bouleversements de la société dont il est l’exact contemporain.  Edward Yang est considéré par ceux qui ont pu découvrir son oeuvre comme une figure majeure du changement de siècle, mais il demeure largement méconnu du fait de l’inccessibilité de ses films, à l’exception du dernier, Yiyi, venu trop tard affirmer l’importance du réalisateur que la mort devait emporter en 2007. Ayant publié l’an dernier, à l’occasion de l’intégrale présentée par la Cinémathèque française, « Le Cinéma d’Edward Yang » (Editions de l’éclat), je reproduis ici le début du chapitre consacré à ce film.

Il y a des gangsters dans The Terrorizers, et peut-être un meurtrier (qui n’est pas un gangster), mais pas de terroristes au sens qu’on donne ordinairement à ce mot. Le sens du titre, outre sa puissance d’évocation abstraite, se traduirait plus précisément par « les agents de la terreur ». Mais la terreur dont il est ici question est celle qui se trouve au principe de l’existence dans un monde anxiogène, plutôt que l’effet d’une stratégie délibérée d’individus particuliers. La terreur contemporaine dont le film tente la mise en évidence tient notamment à la perte de distinction entre réalité et fiction, entre réalité et images. The Terrorizers est un film sur ce que d’autres ont appelé « la société du spectacle » (Guy Debord) ou « le règne du simulacre » (Jean Baudrillard). « Film-cerveau » au sens donné à cette expression par Gilles Deleuze à propos des films d’Alain Resnais, The Terrorizers ne se contente pas de jouer sur le caractère aléatoire des connections mentales pour créer un vertige narratif. Il en fait clairement un dispositif critique sur la réalité sociale contemporaine.

L’une des originalités de l’approche d’Edward Yang est de prendre en compte explicitement qu’il est lui-même homme de spectacle, fabricant de fictions et d’images, et que donc son interrogation sur les processus d’aliénation, au sens strict de perte de soi, qu’il décrit, le concernent lui aussi. Dans le film, les personnages du photographe et de la femme écrivain sont deux figures du cinéaste, deux incarnations d’une inquiétude sur le sens et les conséquences de sa propre activité (…). Plus généralement, The Terrorizers instaure un doute sur la « réalité » de ce qu’on voit : le film contient en permanence l’hypothèse que ce qui se produit à l’écran n’est « que » ce qu’invente la romancière à mesure qu’elle réécrit sans fin son livre. Une telle déconstruction critique du dispositif cinématographique est une première dans le cinéma taïwanais, et un cas d’espèce dans le cinéma non-occidental.
Si depuis toujours Edward Yang aime construire des récits complexes, et qui font intervenir de multiples personnages en même temps qu’ils nouent plusieurs fils narratifs, The Terrorizers est le premier à être composé autour d’un nombre important de personnages principaux. Il y a le jeune photographe, qui cherche à réussir un scoop pour s’imposer professionnellement, malgré l’opposition de sa compagne, inquiète des risques qu’il prend. Il y a le médecin qui intrigue pour devenir chef de service à l’hôpital, et sa femme écrivain, malheureuse dans son couple depuis l’échec de sa maternité. Il y a la jeune arnaqueuse surnommée White Chick, et encore, un peu en retrait, le flic ami d’enfance du docteur, le jeune truand amant de White Chick avec qui elle dépouille les michetons, le rédacteur en chef ancien soupirant de la femme écrivain…
Mais l’essentiel est moins la multiplicité ou le nombre exact des protagonistes que la nature des relations que le film instaure entre eux. D’un point de vue formel, The Terrorizers peut être défini comme un film cubiste. Pas seulement parce que les formes géométriques carrées ou rectangulaires en sont un leitmotiv entêtant, mais parce que, comme la peinture cubiste, la construction du film cherche à rendre perceptible une autre représentation du monde, plus juste et plus profonde même si de prime abord moins descriptive. C’est ainsi qu’Edward Yang fait le pari d’un montage en aplats narratifs disjoints, montrant successivement des personnages et des situations que rien ne paraît relier. Le jeune photographe assiste à un échange de coups de feu entre gangsters puis avec la police, voit s’enfuir une jeune femme blessée, prend des photos qui provoqueront la rupture avec sa fiancée. Nous voici dans le bureau du directeur de l’hôpital où le jeune médecin ambitieux manigance l’élimination de ses rivaux, puis dans la salle de conférence du journal où le rédacteur en chef offre un emploi à la femme écrivain, puis chez la mère de White Chick qui séquestre sa fille rescapée de la fusillade.
L’arbitraire de ces assemblages est revendiqué explicitement par les mécanismes qui font que le photographe, parti de chez son amie, s’installera dans l’appartement où a eu lieu l’échange de coups de feu, que White Chick n’ayant d’autres contacts avec le monde que le téléphone s’en sert pour monter des canulars cruels où elle envoie ses victimes dans ce même appartement, que la femme écrivain sera ainsi amenée à croire que son mari la trompe, qu’elle tirera de cette mésaventure à la fois la solution pour écrire le roman sur lequel elle peine et l’énergie pour quitter son mari qu’elle n’aime plus, etc. Au lieu de se donner du mal pour rendre vraisemblables les chevilles narratives qui font avancer l’action, Edward Yang en explicite l’artifice en choisissant des déplacements ou des comportements arbitraires ou fortuits.
Arbitraire ne veut pas dire gratuit : en rendant ainsi visible son intervention de scénariste, Edward Yang « se mouille » dans sa propre histoire, dont les péripéties ne cessent  d’interroger les notions d’apparence et d’illusion. Notions auxquelles l’architecture ultramoderne du quartier d’affaires de Taipei, avec ses immeubles miroirs, ses bureaux design aux lignes géométriques épurées et ses perspectives urbaines offrent bien plus qu’un décor. L’utilisation «expressionniste» des clichés du jeune photographe – énormes agrandissements où les visages sont au bord de se dissoudre dans le grain de l’image photographique, portraits fractionnés en de multiples éléments ou déclinés vertigineusement – participe de cette déconstruction, en écho aux choix des architectures et des accessoires. (…)

The Terrorizers convoque avec brio les talents qu’Edward Yang manifesta dès l’enfance, comme peintre et comme musicien. Il s’agit en effet ici de composition, au sens que possède ce mot dans ces deux arts, tant la capacité à maintenir l’attention, à stimuler l’intérêt, tient à la force des assemblages et des rythmes plutôt qu’au suspens classiquement construit par un déroulement romanesque. (…)