Cahiers du cinéma, le retour

La parution du premier numéro de la revue historique de la cinéphilie depuis son rachat sur fond de polémique est un nouveau départ qui inspire bien des attentes.

À poil et en plein élan dans les rues de Paris, Mathieu Amalric et Omahyra Mota dans le bien nommé Les Derniers Jours du monde des frères Larrieu font la couverture du numéro 766 des Cahiers du cinéma –un numéro singulier à plus d’un titre de la plus ancienne et de la plus prestigieuse revue dédiée au septième art.

Arborant en une la question «Quand est-ce qu’on sort?», il surgit au croisement de deux séries d’évènements à la fois menaçants et peut-être porteurs d’un avenir prometteur.

L’une est évidente et générale: elle concerne les effets de la pandémie de Covid-19 et, parmi ceux-ci, la mise à l’arrêt du cinéma comme dynamique (interruption des tournages, fermeture des salles, annulation des festivals), tandis que les films se réfugiaient un temps entièrement sur la toile et à la télé.

Il reste à voir comment le cinéma, c’est-à-dire la manière dont les films sont faits, montrés, vus, et ce qu’à leur tour ils font, existera et sera transformé par cette situation inédite où, pour la première fois depuis le 28 décembre 1895, se profila la possibilité que tous les projecteurs du monde s’éteignent.

Rachat et rififi

La seconde série d’évènements concerne la revue elle-même. Au début de l’année 2020 était annoncé son rachat par un groupement de dix-neuf investisseurs, ce qui entraîna le départ de la plupart des journalistes –mais pas la totalité, contrairement à ce qui a été répété à l’envi.

Hommes d’affaires et producteurs, les nouveaux acquéreurs ont été dénoncés comme menaçant l’indépendance de la publication.

À quoi l’on pourrait répondre en rappelant d’une part que la situation n’est pas si inédite –les Cahiers sont nés, en 1951, grâce au financement d’un producteur et distributeur, Léonide Keigel–, mais surtout qu’il fallait bien des personnes fortunées pour payer au précédent propriétaire, l’homme d’affaires britannique Richard Schlagman, la somme élevée qui avait auparavant dissuadé d’autres possibles repreneurs, afin d’acquérir un titre qui perd de l’argent et va nécessiter encore d’importants investissements.

Avec dix-neuf propriétaires dont aucun ne détient plus de 12%, le risque est pour le moins dilué.

Peau de chagrin

Il faudra bien que des sommes conséquentes soient mobilisées pour redonner sa place à un titre qui ne désignait pas seulement un mensuel mais de multiples formes de présence dans le monde du cinéma.

Tandis que la précédente rédaction avait fait le choix d’un entre-soi dont on peinait à suivre les lignes de force, les autres activités labellisées «Cahiers» s’étaient étiolées ou avaient entièrement disparu.

Quelques-uns des centaines d’ouvrages publiés par les Éditions des Cahiers du cinéma. | JMF

Ce qui avait été durant trente ans la première maison d’édition de livres de cinéma en France –et sans doute au monde– a été réduit à pratiquement rien. Le site internet qui donnait accès à l’ensemble des archives et produisait des contenus originaux a été rayé de la carte du web, tout comme la traduction chaque mois du contenu de la revue en anglais.

Les ventes de droits des livres Cahiers du cinéma pour traduction en langues étrangères n’existent plus. Les multiples partenariats avec des festivals, des universités, des cinémathèques et autres institutions cinéphiles se sont évanouies, de même que les opérations (à Paris, en régions, à l’étranger) «Semaines des Cahiers» et le «Ciné-club des Cahiers», l’édition de DVD, le partenariat avec des publications dans d’autres langues…

La dimension internationale est ici importante: la revue y dispose d’un capital important. (…)

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En 2018 ou en 1019, neuf DVD et coffrets à ne pas manquer

Marginalisé par les plateformes en ligne, le DVD est de plus en plus l’occasion d’éditions soignées, souvent accompagnées de compléments audiovisuels ou imprimés de qualité.

L’intégrale Nuri Bilge Ceylan, Memento Films

Le cinéaste turc auréolé de la Palme d’or 2014 pour Winter Sleep s’est imposé depuis seize ans (avec Uzak, en 2002) comme une grande figure du cinéma international, et comme le seul représentant de son pays sur la scène mondiale.

La vertu de ce coffret est de permettre d’avoir accès à l’œuvre dans son ensemble, ce qui permet d’en vérifier la cohérence, l’ambition, les innovations du réalisateur au sein de son propre univers, jusqu’au récent Poirier sauvage, qui fut l’un des titres importants de la compétition officielle lors du dernier Festival de Cannes.

Bilge Ceylan est l’auteur d’au moins un chef-d’œuvre, le magnifique Il était une fois en Anatolie (2011). Mais grâce à cette édition, il sera aussi possible de vérifier –ou de découvrir– combien ses deux premiers longs-métrages, peu vus, les très beaux Kasaba (1997) et Nuages de mai (2000), révélaient déjà la puissance d’évocation de son cinéma.

Clint Eastwood, collection de dix films, Warner

Il n’y a pas que les petites maisons courageuses pour continuer de proposer des éditions de qualité de grands cinéastes. Le Studio Warner sort ainsi toute une batterie de coffrets, qui concernent trois cinéastes majeurs. Rien d’inédit ici, mais la possibilité de réunir des pans considérables d’œuvres qui ne le sont pas moins.

Stanley Kubrick, évidemment, avec quatre titres essentiels (mais ils le sont tous): Orange mécanique, Shining, Full Metal Jacket et Eyes Wide Shut.

Une quasi-intégrale de Christopher Nolan, figure majeure de la recherche actuelle au cœur même de l’industrie hollywoodienne, véritable auteur de cinéma au plein sens de la formule.

Et des florilèges, déclinés selon plusieurs formules, du cinéma de Clint Eastwood. Parmi les options, arrêt sur le coffret de dix titres réalisés entre 1993 (Un monde parfait) et 2016 (Sully). On peut dire la carrière du réalisateur Eastwood inégale, elle l’est, mais elle témoigne d’une ambition, d’une diversité, d’une sensibilité à l’époque et à ses enjeux exceptionnelles.

C’est vrai du chef-d’œuvre du western critique et torturé si mal nommé (en français) Impitoyable et de son pendant côté film noir encore plus douloureux Mystic River, vrai du sommet du mélo que reste Sur la route de Madison comme de ce grand film humaniste et démocratique qu’était Gran Torino, ou de ce biopic décalé, histoire d’une certaine Amérique plus que du flic Hoover, J. Edgar. Et c’est aussi vrai d’un titre tenu à tort comme mineur, l’étrange et troublant Créance de sang.

Il ne s’agit pas ici seulement d’ambition concernant les genres ou les sujets, il s’agit d’un style, nerveux, tendu, extrêmement attentif aux rythmes et aux présences humaines, sur des trajectoires très fréquemment au bord du gouffre.

Alors, oui, on peut se passer d’Invictus et d’American Sniper, qui complètent le coffret. Mais on ne peut pas, si on aime le cinéma, se passer de Clint Eastwood, et les huit autres films en portent un imparable témoignage.

René Féret, 40 ans de cinéma, JML Distribution

C’est, si on veut, le contraire du précédent –ou plutôt son symétrique. René Féret, réalisateur de seize films en quarante ans, n’occupe pas le haut de l’affiche. Dans une pénombre plutôt injuste, il a tracé un sillon obstiné et personnel, aussi parce qu’il vivait dans un pays, la France, où des réalisateurs ne rencontrant guère le succès commercial peuvent poursuivre ce que l’on nomme une carrière –avec énormément de difficultés, mais ils peuvent.

Féret s’est fait connaître en 1975 avec le très beau Histoire de Paul, salué par la critique et une forme de reconnaissance. Son deuxième film, en compétition à Cannes, La communion solennelle (1977), semblait devoir établir une place stable pour cet auteur au ton et au regard singuliers, fils de commerçants du Nord resté attaché à l’univers dont il est issu, proche des personnages et des situations, dans une veine qui le rapproche de René Allio et de Robert Guédiguian, dont il a produit certains films. Troublant, Le Mystère Alexina, récit de l’apparition dans l’espace public d’une personne trans* d’après un texte exhumé par Michel Foucault –proche du réalisateur depuis ses débuts–, reste dans les marges de la visibilité.

Ce sera désormais le destin de ses films, produits par sa propre société aux allures de coopérative. Sans stars ni soutiens médiatiques, ils ne retiennent guère l’attention –jusqu’au dernier, l’émouvant Anton Tchekhov 1890, sorti discrètement en 2015, l’année où son auteur s’éteignait à l’hôpital.

Ce cube noir qu’est le coffret réunissant la totalité de ses films est un petit pavé dans la mare d’une indifférence injuste. Il témoigne d’une des raisons d’être du DVD, la possibilité de garder trace, et si possible de ramener à la mémoire, des films ou des ensembles de films qui ne risquent pas d’être souvent recherchés sur internet ou programmés par les télévisions.

Jean-Paul Belmondo et Alain Delon, Carlotta

En France aussi, on a des stars. En tout cas, on en a eu, deux d’un coup, en miroir plus qu’en supposés conflits entretenus par les gazettes, mais pas moins complètement différents pour autant.

Jean-Paul Belmondo, formé au théâtre classique et révélé par la Nouvelle Vague naissante, chez Godard, Chabrol et Truffaut, deviendra un Bebel national gouailleur et très peu regardant sur l’intérêt des films dans lesquels il tournera, au-delà du soin apporté à sa figure, sinon à sa statue.

Les six DVD réunis ici sont assez proches du meilleur choix possible pour évoquer son parcours, à partir de sa rampe de lancement des années 1960, avec À bout de souffle, mais aussi le film noir brutal et mélancolique de Jean-Pierre Melville, Le Doulos, le jaillissement du gai luron cascadeur dans L’Homme de Rio, l’adoubement par Gabin (Un singe en hiver) et Ventura (Cent mille dollars au soleil). Ce qui mène au Magnifique, emblème de la gloire déjà établie, du typage du personnage, de ses ficelles et de ses charmes. C’est d’ailleurs le titre du gros album que l’éditeur Carlotta publie avec les DVD, Jean-Paul Belmondo le magnifique, de Sophie Delassein.

Le coffret consacré à Alain Delon est lui doté d’un livre rédigé par Baptiste Vignolet, et porte le titre plus austère d’Une carrière, un mythe. Avec le jeune homme surgi de nulle part et irradiant l’écran, qui deviendra l’acteur français le plus célébré dans le monde (et le reste), on retrouve des parallèles avec Belmondo.

Lui aussi a reçu l’onction de Jean Gabin (Mélodie en sous-sol est réalisé par Henri Verneuil juste après Un singe en hiver), les deux se retrouvant ensuite dans Deux hommes dans la ville, puis dans le cadre du trio générationnel Gabin-Ventura-Delon du Clan des Siciliens. Si Plein soleil est à la fois le long-métrage qui a largement révélé l’acteur et désormais un film culte, même avec le magnifique Cercle rouge de Jean-Pierre Melville (Melville, autre point commun entre les deux acteurs), l’ensemble complété par le racoleur La Piscine est loin de rendre justice ni au mythe, ni à la carrière de celui qui fut inoubliable chez Visconti et Antonioni, Cavalier et Losey, pour s’en tenir là aussi aux seules années 1960 et 1970.

Cinq films de Mikio Naruse, Carlotta

Depuis longtemps reconnu comme le quatrième du carré d’as du grand cinéma classique japonais (avec Mizoguchi, Ozu et Kurosawa), Naruse demeure dans les faits en retrait, comme si la reconnaissance occidentale ne pouvait absorber plus de trois auteurs.

C’est parfaitement injuste, au vu en particulier des cinq films qui composent ce coffret. Délicatesse et cruauté, élégance et vertige des émotions courent tout au long de ces œuvres à la beauté fragile, toutes centrées sur des personnages féminins mémorables.

On a eu l’occasion, grâce à une sortie en salle, de dire tout l’enthousiasme qu’inspire Une femme dans la tourmente (1964), mais du Grondement dans la montagne (1954) à son quatre-vingt-neuvième et dernier film, Nuages épars (1967), l’ensemble proposé par ce coffret permet un premier survol judicieux d’une œuvre qui reste encore à découvrir.

«Taipei Story» et «A Brighter Summer Day» d’Edward Yang, Carlotta

Le deuxième et le quatrième film d’Edward Yang sont deux sommets du cinéma moderne chinois. A Brighter Summer Day (1991) est même désormais reconnu comme l’une des grandes œuvres du cinéma mondial, enfin rendu accessible dans sa version intégrale. Fresque générationnelle, le film démontrait une richesse et une sensibilité dans la mise en scène exceptionnelles.

Mais Taipei Story (1985), dont l’interprète principal est l’autre immense réalisateur taïwanais apparu au début des années 1980, Hou Hsiao-hsien, est un portrait impressionnant de finesse tendue d’un homme à la dérive dans un univers qui bascule, alors que Taipei –et toute une partie de l’Asie– entrait dans un nouveau monde. Là aussi, l’invention formelle et l’intelligence de la composition sont au service d’une compréhension d’un bouleversement à l’échelle d’une société toute entière.

N.B.: l’auteur de ces lignes a contribué à l’un des bonus de ces films.

 

«Daïnah la métisse» de Jean Grémillon, Gaumont

Signé d’un des plus grands cinéastes français (l’auteur de Remorques et de Lumière d’été, entre autres), ce film de 1932 est à la fois sidérant de beauté et passionnant pour les enjeux qu’il mobilise. Racontant un crime à bord d’un paquebot de luxe en route vers les tropiques, il a pour héros des personnages totalement exclus du cinéma français de l’époque, une jeune femme métisse et son mari noir (joué par Habib Benglia, le seul acteur noir du cinéma français d’avant-guerre).

La splendeur des images, composées par le peintre Henri Page et sublimement restaurées par les orfèvres de l’Immagine ritrovata de Bologne, se déploie aussi bien dans les scènes documentaires de la vie à bord, notamment dans la salle des machines ou lors du «passage de la ligne», que dans les compositions proches du surréalisme, en particulier l’incroyable bal masqué, ou les tours de magie renversants qu’exécute le mari de Daïnah.

Autour de celle-ci, c’est une troublante sarabande de séduction, de jeux des apparences, de passion physique aux limites de la transe, de désir, de violence et de mort qui se déploie dans ce film bref (52 minutes) d’une intensité rare. Si sa brièveté tient en partie à ce que des éléments ont été perdus, cela n’affaiblit nullement l’intérêt du film, où le son alors naissant joue un rôle important –notamment la musique et les bruits du navire.

Daïnah la métisse n’est pas seulement la révélation d’un objet plastique de toute beauté, c’est aussi un cas sans équivalent de transgression des codes coloniaux d’alors, avec deux personnages principaux «de couleur», un assassin blanc (la seule vedette du générique, Charles Vanel) et un jeu d’une richesse étonnante avec les références –en matière de races, de classes, de genres– tout autant qu’avec les formes.

La mort de Pierre Rissient, gentleman globe-trotter du cinéma

Disparu le 6 mai 2018 à 81 ans, il n’était ni une star ni un réalisateur célèbre. Pourtant il incarne toute une phase de l’histoire du cinéma.

(Photo: Pierre Rissient en conversation avec de jeunes critiques, Festival de Locarno 2013)

À 20 ans, il participe à l’activisme cinéphile parisien, dans le cercle des «mac-mahoniens» (du nom du cinéma Mac Mahon près de la Place de l’Étoile qui est leur quartier général), défenseurs passionnés de certains grands cinéaste hollywoodiens – Raoul Walsh, Otto Preminger, Josef Losey et l’œuvre américaine de Fritz Lang en particulier.

Pierre Rissient sera l’assistant de Jean-Luc Godard sur le tournage d’À bout souffle en 1959, attaché de presse, critique, réalisateur de courts métrages, et plus tard de deux longs, Alibis (1977) et Cinq et la peau (1982) dont la version restaurée ressort le 30 mai. Il fut aussi un conseiller écouté du Festival de Cannes durant près de 40 ans.

Une figure du microcosme cinéma

Ce parcours est celui d’un homme aussi célèbre dans le milieu du cinéma pour son érudition que pour sa faconde, généreux dans ses amitiés et tranchant dans ses jugements. Ses connaissances étaient d’ailleurs loin de se limiter au seul cinéma, il était en particulier un admirable connaisseur des littératures françaises et américaines, et un amateur de poésie raffiné.

 
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Silhouette de Bouddha ornée de T-shirts folkloriques, infatigable voyageur même quand des problèmes de santé rendront ses déplacements difficiles, durant la dernière phase de sa vie, il aura aussi consacré beaucoup de temps à partager son immense savoir avec des jeunes cinéastes, des jeunes critiques, des jeunes programmateurs.

Mais Pierre Rissient n’est pas uniquement une figure attachante du monde du cinéma. Il en incarne à certains égards l’histoire depuis un bon quart de siècle. Il aura en effet accompagné de toute son énergie, son entregent, ses connaissances, son amour et le cas échéant sa mauvaise foi, deux des mutations majeures du septième art à partir de la fin des années 1970.

Le pygmalion de Clint Eastwood

La première concerne des pans entiers de ce qu’on appelle le «Nouvel Hollywood» (la génération Scorsese -dont il a fait découvrir Mean Street à Cannes-, De Palma, Spielberg, Lucas, jusqu’à son ami Tarantino), mais surtout la construction patiente de la reconnaissance de Clint Eastwood comme figure majeure de l’art du cinéma.

Interlocuteur régulier de la star hollywoodienne devenue figure majeure la mise en scène, ami et conseiller, Rissient aura accompli avec celui qui a été d’abord été assigné à la seule violence de l’Inspecteur Harry une des plus éclatante traductions des idées défendues dès les années 50.

L’entrée d’Eastwood au panthéon des grands cinéastes contemporains signe en effet l’importance des ressources du film de genre comme œuvre, idée désormais acquise, voire dévoyée par beaucoup d’autres en survalorisation des nanars de tout poil, machine de guerre contre le cinéma d’auteur – que Rissient, lui, n’a jamais cessé de défendre. Exemplaire serait à cet égard son soutien indéfectible à la grande cinéaste Jane Campion, qu’il aura accompagnée jusqu’à la Palme d’or de La Leçon de piano, et ensuite.

Pierre Rissient et Abbas Kiarostami, Festival de Cannes 2012 (©Frodon)

La deuxième et peut-être la plus importante concerne la reconnaissance des cinématographies «du Sud», principalement asiatiques mais pas uniquement. (…)

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«Le lion est mort ce soir», joyeuse aventure de cinéma aux franges du surnaturel

Grâce à Jean-Pierre Léaud, acteur médium, Nobuhiro Suwa raconte une histoire joueuse et émouvante où se résout comme à l’évidence l’affirmation selon laquelle le cinéma, c’est la vie.

Les amoureux du cinéma connaissent la formule magique: «Quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre.» Le nouveau film de Nobuhiro Suwa est un film de fantômes, et très précisément des fantômes de l’amour de cinéma.

 

Au cinéma, les fantômes sont aussi réels que les chauffeurs de taxi ou les avocats –peut-être même un peu plus. Mais pour qu’ils existent pleinement, il faut une magie, et un médium.

Un médium nommé Léaud

Il s’appelle ici Jean-Pierre Léaud. Il est à l’écran comme habité de tous les rôles inoubliables qu’il a interprétés, hanté des grands films auxquels il a participé.

Irma Vep d’Olivier Assayas, Le Pornographe de Bertrand Bonello, Et là-bas quelle heure est-il? de Tsai Ming-liang convoquaient déjà ce pouvoir aux franges du surnaturel.

On dira que les grands acteurs d’un certain âge portent avec eux leurs histoires à l’écran. C’est vrai, mais très peu le font comme Léaud. Sans doute parce que sa manière d’exister dans les images de cinéma a, étrangement, toujours été médiumnique. Et ce depuis son apparition dans Les 400 Coups, où ce gosse de 14 ans était à la fois le petit Léaud, le petit Truffaut et cet Antoine Doinel qui allait traverser, comme être de fiction, deux décennies, pour se réincarner chez Godard, chez Eustache et chez Garrel.

Il faut bien l’avouer, il existe un bonheur incomparable à entrer dans ce film pour qui a cheminé peu ou prou aux côtés de l’histoire du cinéma français depuis soixante ans (même en étant né bien après la sortie d’À bout de souffle).


Pauline Etienne et Jean-Pierre Léaud

Histoire de fantôme au sens littéral  –un vieil acteur retrouve dans une maison vide le spectre de celle qu’il a tant aimée 50 ans plus tôt–, Le Lion est mort est un pur bonheur d’harmoniques et d’assonances avec une longue et magnifique histoire du cinéma. Ou plutôt d’un certain cinéma, qui va jusqu’au récent et bouleversant La Mort de Louis XIV d’Albert Serra, auquel ce film fait à la fois pendant et contraste, aussi solaire et tonique que celui du cinéaste catalan était crépusculaire et poignant.

Dans Le lion est mort ce soir, Les MistonsLe Mépris et Céline et Julie, mais aussi les frères Lumière et Pagnol, Renoir et Moonfleet, La Belle et la bête et L’Intendant Sansho font cortège aux retrouvailles amoureuses du vieil homme.

Est-ce à dire qu’il s’agit d’un film de cinéphile pour cinéphiles? Ce ne serait pas un défaut, mais non, ou pas seulement. Parce que la lumière. Parce que le rire. Parce que les enfants. (…)

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Quelques DVD pour les fêtes

Hitchcock, Varda, Garrel, un Goncourt cinéaste… quelques indispensables parmi les nouveautés DVD de fin d’année.

À l’heure des cadeaux, y compris à se faire à soi-même (ou à se faire offrir), les véritables amateurs de cinéma continuent d’enrichir leur DVDthèque, que ne sauraient en aucun cas remplacer les plateformes en ligne, quelle que soit leur utilité par ailleurs. Parmi les nouveautés de cette fin d’année, un petit florilège.

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Éloge du DVD aux temps des films en ligne

Pourquoi, alors que de nouvelles pratiques dominantes de consommation des films cherchent à s’imposer, le DVD offre une précieuse relation avec le cinéma. Et quelques conseils de nouveautés pour accompagner l’été.

L’affaire est entendue. Le DVD, qui fut la grande nouveauté en terme d’accès aux films au tournant du siècle, rebattant les cartes distribuées par la VHS comme alternative à la salle et à la télévision, n’est plus et ne sera plus un outil dominant de diffusion du cinéma. Est-ce à dire qu’il est obsolète? C’est loin d’être sûr.

S’il n’est plus le support par excellence de circulation des blockbusters, il conserve, sur le plan de la qualité ce qu’il a perdu sur le plan de la quantité. On parle ici de la qualité du rapport au cinéma, pas nécessairement, hélas, de la qualité technique des images et des sons, laquelle reste très inégale – on ne s’attarde pas ici non plus sur les différences, parfois significatives, entre DVD et Blu-ray, et bien sûr entre différentes éditions du même film.

Un autre rapport aux films

La question principale est, en effet, celle du rapport au film –et dans de nombreux cas, de l’accès au film. La logique du DVD est aujourd’hui, sans coût particulièrement élevé, une logique de la distinction, mot à entendre de manière positive.

La distinction, on a autrefois appelé ça la liberté, consiste à échapper aux logiques écrasantes, réductrices et addictives du marché, telle qu’elles s’exercent avec une violence et une efficacité encore jamais connues, sur les trois supports dominants, la salle, les télévisions et les services VOD.

Les ravages de l’hypermarché Netflix

Avec la domination arrogante de Netflix, la SVOD affiche les apparences de la diversité, exactement du même type que l’offre d’un hypermarché. Et c’est en fait à un écrasement des goûts et des curiosités sans précédent qu’on assite.

Hormis quelques services de niche, les télévisions, en perte de vitesse, sont pour l’essentiel à la remorque du box-office, avec une dimension familialiste accrue.

Quant aux salles, si, en France tout au moins, elles maintiennent une considérable diversité de l’offre, la force d’occupation des blockbusters est telle, et souvent le manque d’engagement des exploitants, que l’immense majorité des films ne sont visibles que dans quelques salles, à quelques séances, durant quelques jours. L’écart ne cesse de se creuser entre l’offre théorique (ce qui sort effectivement au cinéma) et l’offre réelle, ce qu’il est possible de voir à un instant donné.

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Dans l’île de Bergman, pieds nus sur la terre sacrée

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La saison est propice aux festivals, il en est de toutes natures, de toutes tailles et de toutes qualités qui prolifèrent avec les beaux jours. Pourtant, parmi les festivals de cinéma, ou du moins inspirés par le cinéma, on n’en trouve guère de comparables à la Bergmanveckan (la Semaine Bergman) qui se tient dans l’ile de Farö, en Suède, depuis 13 ans.

Comme le savent tous les familiers de l’œuvre du cinéaste suédois, cette île est le décor de plusieurs de ses films. Il fut aussi l’endroit où il choisit de s’installer, et fit construire sa maison, aménageant plusieurs autres bâtiments pour tourner, monter, sonoriser, projeter, visionner chaque jour un film, accueillir amis et collaborateurs. C’est également ici qu’il est enterré, aux côtés de sa très aimée dernière épouse, Ingrid.

persona-bibi-andersson-liv-ullmannLiv Ullmann et Bibi Andersson dans Persona

De tous les films de Bergman, un des plus importants, sans doute le plus mystérieux, le plus inventif, le plus provocant, celui qui a inspiré le plus de commentaires et trouvé des échos dans le plus grands nombres d’autres films de par le monde est assurément Persona.

Le tournage à Farö du face-à-face conflictuel et fusionnel entre Liv Ullmann et Bibi Andersson fut aussi le moment où il décida de s’installer dans l’ile, qu’il avait découverte 5 ans plus tôt en tournant A travers le miroir.

Cette année est celle du cinquantenaire de Persona, il était donc très logique que cette édition de la Bergman Week soit en grande partie dédiée à ce film.

Mais ce qui se joue durant cette manifestation coordonnée de maîtresse main par une jeune avocate brésilienne devenue suédoise de cœur et ordonnatrice des célébrations bergmaniennes, Helen Beltrame-Linné, va au-delà de la simple célébration d’une grande œuvre et d’un cinéaste essentiel.

Epicentre d’un projet plus vaste, qui utilise les différents bâtiments composant le «Bergman Estate» comme résidences d’artistes de toutes disciplines durant les 6 mois où la lumière l’emporte sur la nuit et le froid, la Bergman Week est une manifestation très représentative des possibles variations autour du modèle classique de festival.

Il y entre une part de «culte de la personnalité» autour du Maestro défunt, avec visite guidée des lieux de tournage des 5 longs métrages tournés dans l’ile. Cette célébration s’associe avec la possibilité de voir ou revoir les films de Bergman dans plusieurs lieux y compris sa propre salle de projection (en 35mm!) – où son fauteuil reste désormais systématiquement vide, selon un des petits rituels soigneusement entretenus.

Le cinéma perso d'IB (avec son fauteuil où il est interdit de s'asseoirLIRE LA SUITE

Cinetek, la VOD d’auteurs

Capture d’écran 2015-11-10 à 11.26.57Se connecter sur la Cinetek donne la possibilité de visionner, en streaming ou en téléchargement[1], des centaines de films. Le meilleur du cinéma mondial des origines à l’an 2000? Personne ne peut dire de manière définitive quel serait ce «meilleur» mais cette liste en fournit une assez bonne approximation. D’autant mieux qu’elle est en permanent enrichissement.

La singularité de cette offre, parmi toutes celles aujourd’hui disponibles en ligne, légalement ou non, est de résulter d’un choix. Un choix à la fois ouvert, exigeant et personnalisé. Le catalogue de la Cinetek résulte en effet de listes établies par des cinéastes français et du monde entier. Ils sont aujourd’hui vingt-six, d’Assayas à Varda et de Desplechin à Costa-Gavras, de James Gray à Apichatpong Weerasethakul en passant par Lynne Ramsay, Bong Joon-ho et Cristian Mungiu[2]. Un nouveau nom doit s’ajouter chaque mois.

En proposant chacun cinquante titres, les réalisateurs font deux choses: mettre en avant une liste à la fois conséquente et diversifiée, et offrir une sorte d’autoportrait intime et indirect. La plupart ont d’ailleurs eu à cœur de se décaler de leur image de marque, composant in fine des assemblages très variés, et pourtant d’une incontestable légitimité.

Inévitablement, tous les films choisis par les réalisateurs (aujourd’hui 1.300) ne sont pas immédiatement disponibles: à choisir entre l’accessibilité réelle des copies et des droits et le désir des cinéastes, les concepteurs de Cinetek ont judicieusement choisi la deuxième option.

On trouve donc sur le site la liste exhaustive des choix de chaque réalisateur, accompagnée d’un descriptif de la situation de chaque film: déjà en ligne, en cours de négociation, hors d’atteinte ou introuvable pour le moment. Les quelque 350 titres effectivement en ligne forment déjà une offre de très très haut niveau. Et si, sans surprise, les noms de Chaplin, Godard, Bergman, Resnais, Fellini, Pialat, Lubitsch, Truffaut ou Renoir figurent parmi les réalisateurs les plus cités, on trouve aussi des auteurs beaucoup plus inattendus, des origines géographiques très variées, du cinéma de genre en tous genres, etc. En revanche, les films par exemple de John Ford ou Yasujiro Ozu, cités par de nombreux réalisateurs, sont visiblement difficiles d’accès.

1300 films, a fortiori 350, ce n’est finalement pas beaucoup, quand quasiment tout le cinéma mondial est accessible en ligne pour qui sait chercher. Tant mieux. Il n’y a aucun sens à ajouter une méga-offre de plus. Bien au contraire, face à la pléthore de la possibilité, le besoin ne cesse de grandir de propositions construites, qui accompagnent la circulation de chacun dans cet immense magma d’image qu’est devenue la toile. C’est, en fait, une autre proposition que celles du marché et du marketing, qui, elles, fonctionnent à plein régime. Avec cet effet qui ne surprend que les naïfs: plus il y a de films disponibles, plus ce sont toujours les mêmes qui sont regardés. (…)

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1 — Les films seront disponibles à la location (48 heures) ou à l’achat selon la grille tarifaire suivante: location format SD: 2,99€ TTC; location format HD: 3,99€ TTC; achat format SD: 7,99€ TTC; achat format HD: 9,99€ TTC. Retourner à l’article

2 — Liste complète: Olivier Assayas, Jacques Audiard, Bertrand Bonello, Bong Joon-ho, Laurent Cantet, Costa-Gavras, Arnaud Desplechin, Jacques Doillon, Pascale Ferran, Christophe Gans, James Gray, Michel Hazanavicius, Christoph Hochhäusler, Jean-Pierre Jeunet, Cedric Klapisch, Hirokazu Kore-Eda, Patricia Mazuy, Luc Moullet, Cristian Mungiu, Lynne Ramsay, Christian Rouaud, Ira Sachs, Céline Sciamma, Bertrand Tavernier, Agnès Varda, Apichatpong Weerasethakul. Retourner à l’article

 

 

Les dons de Manoel de Oliveira

oliveira-venise-07-frodonA Venise en 2007 (photo JMF)

Sa longévité n’impressionne que ceux qui n’ont pas vu ses œuvres. Les autres se souviendront d’un poète de la mise en scène, amoureux des mots et des corps, détenteur d’un savoir mystérieux qui faisait de ses films des miracles.

Il est mort le 2 avril. Il était âgé de 106 ans –au moins: plusieurs sources laissent entendre que cet homme coquet avait un peu triché sur son âge, qu’il était en fait plus âgé. Le décompte n’importe pas tellement, de toute façon.

Pour ses 100 ans, en 2008, le Festival de Cannes lui avait rendu hommage. Rieur et combattif, il avait alors souligné qu’il aurait préféré être salué pour ses films que pour son âge –le Festival l’ayant souvent traité avec désinvolture, lui refusant notamment la compétition officielle pour un de ses chefs d’œuvre, le sublime Val Abraham (1993) –qui triompha à la Quinzaine des réalisateurs.

Des films, il en a réalisé 36. Le premier est un magnifique documentaire de la fin de l’époque du muet, Douro Faina fluvial (1931), une des plus belles réussites de ce genre particulier qu’est le film portrait d’une cité, dans l’esprit de Berlin Symphonie d’une grande ville: une œuvre formaliste, au sens où elle invente des propositions formelles afin de rendre sensibles les singularités de l’existence d’une ville et de ses habitants.

La ville, c’est Porto, sa ville. Celle où il est né, où il a vécu, où il est mort. Celle à laquelle il consacrera 70 ans plus tard le tout aussi beau et complètement différent Porto de mon enfance (2001).

Entre les deux, une longue vie d’homme, et une étrange trajectoire de cinéaste.

Le deuxième film d’Oliveira, Aniki Bóbó (1942), autour d’un groupe d’enfants des faubourgs, est un précurseur isolé du néo-réalisme qui fleurira peu après en Italie. Mais au Portugal règne une dictature bigote et archaïque, celle de Salazar, qui écrase les artistes comme toutes autres formes de vitalité démocratique et de modernité.

Durant trente ans, Manoel de Oliveira aura une vie bien remplie, une vie sportive, mondaine, familiale, professionnelle à la tête d’une petite entreprise –il n’est, socialement, nullement un paria ni un reclus. Le cinéaste, lui, ronge son frein, il tourne quand il peut des courts métrages où toujours se devinent son immense talent et sa liberté d’esprit, mais dans des cadres confidentiels. Jusqu’au magnifique La Chasse (1962), censuré, et dont il est obligé de retourner la fin, puis un documentaire inspiré, le premier long depuis si longtemps, consacré à un rituel populaire mettant en scène la Passion du Christ, Acto de Primavera (1963).

Enfin arrive le début des années 1970, Salazar est mort, son successeur sera bientôt éjecté par la Révolution des œillets.

Manoel de Oliveira trouve les moyens de reprendre un fil si longtemps interrompu, il réalise Le Passé et le présent (1972) et Benilde ou la Vierge mère (1975), deux adaptations littéraires, qui deviendront les deux premiers volets d’une «tétralogie des amours frustrées». Il rencontre alors un compatriote, cinéphile aventureux installé à Paris, programmateur de salle art et essai prêt à de nouvelles entreprises, Paulo Branco.

C’était comme si, après avoir été si longtemps empêché de filmer, un cinéaste dans l’âme se libérait sur le tard avec une puissance décuplée. Ensemble, Oliveira et Branco vont donner son envol à une œuvre immense, complexe et dérangeante. Amour de perdition (1979) et Francisca (1981), respectivement d’après le grand écrivain romantique Camilo Castelo Branco et la romancière contemporaine Augustina Bessa Luis, qui deviendront deux des principales sources d’inspiration du cinéaste, sont deux coups de maître, d’une folle inventivité. Oliveira y remet en jeu naturalisme et théâtralité, rythme et distanciation, ironie et fascination selon des codes inconnus. (…)

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