«La Fille de Brest»,«La Supplication», «Abluka» à l’épreuve de la réalité

Trois sorties de la semaine mettent en évidence les puissances, ou les limites, d’un cinéma inspiré par des événements qui ont marqué l’actualité. On y distingue en particulier la grande réussite d’«Abluka», signé d’un jeune réalisateur turc.

Des films, il en arrive littéralement de partout. Cette pluralité foisonnante est à la fois la bénédiction du cinéma en France et sa malédiction, quand le flot tend à rendre invisible les plus fragiles, qui ne sont pas forcément les moins intéressants. Et lorsqu’on dit «de partout», ce n’est pas seulement une question d’origine géographique, mais aussi de ce qui leur sonne naissance, du projet, du désir qui les a suscités.

Voyez cette semaine, celle du 23 novembre. 18 nouveaux films –sans compter les reprises, dont un chef-d’œuvre, Freaks de Tod Browning. Des thrillers, des films d’action, d’anticipation, d’animation, d’horreur, des contes, une adaptation littéraire (Une vie d’après Maupassant), un film historique (Seul dans Berlin à l’époque nazie), un documentaire intrigant sur une plage italienne (L’Ultima Spiaggia) et un autre d’activisme social et environnemental (Qu’est-ce qu’on attend?)…

Et au moins trois (1) –les plus notables peut-être à l’exception du dessin animé de Jean-François Laguionie, Louise en hiver, sur lequel on reviendraqui «proviennent» d’événements récents, qui ont marqué ou continuent d’occuper l’actualité. La Fille de Brest reconstitue l’«affaire du Mediator». La Supplication est consacré aux survivants de Tchernobyl. Abluka fait directement écho à la situation en Turquie sous la dictature Erdogan qui se met en place. Ensemble, ils interrogent la capacité du cinéma à faire son office, d’œuvre de spectacle et de réflexion en écho explicite aux événements du monde.

Sidse Babett Knudsen et Benoît Magimel dans « La Fille de Brest » © Haut et Court

À Brest, rien de nouveau (ou presque)

Les deux premiers offrent une intrigante symétrie. Avec La Fille de Brest Emmanuelle Bercot reconstitue pas à pas le dossier du combat du docteur Irène Frachon pour faire reconnaître la nocivité meurtrière du médicament des laboratoires Servier.

C’est à la fois une affaire grave et un scénario déjà bien si bien ficelé dans la réalité que le passage à la «fiction» (réécriture, reconstitution, jeu d’acteurs) est confronté au double risque d’une pure illustration de faits pour l’essentiel connus des spectateurs et d’une dramatisation surjouée.

De fait, le film n’évite ni l’un ni l’autre de ces deux écueils. Pour l’essentiel reenactment de l’affaire prêt à servir à d’innombrables débats, il mise aussi sur quelques atouts purement spectaculaires.

Le premier s’appelle Sidse Babett Knudsen, interprète du personnage principal. Nul doute qu’elle s’attirera des ovations, à une époque où le travail des acteurs est salué à l’aune des performances sportives.

L’autre tient en une séquence, brève mais assez sidérante – et sauf erreur, sans comparaison dans l’histoire du cinéma. On y voit une des patientes de la docteure, qui malgré les injonctions de celle-ci a continué de prendre du Médiator. On a fait connaissance avec cette dame, elle est un personnage et pas seulement une silhouette. Et on la retrouve, morte, sur une table de dissection, tout le haut du corps largement ouvert pour l’autopsie, filmé de face.

L’effet de réel

 

Emmanuelle Bercot, qui fut une cinéaste capable d’audace, surtout à ses débuts, a visiblement cherché un choc, où l’«effet de réel» atteint soudain une dimension à la fois fantastique et factuelle inédite.

Incidemment, on relèvera la proximité cette image avec celle du cœur empoigné à pleines mains dans Réparer les vivants de Katell Quillévéré. Ce sont deux effractions dans le corps humain, très différentes du tout-venant gore mais qui signalent peut-être un rapport nouveau à la frontalité des représentations, synchrones de ce même gore devenu consommation courante comme des images de boucherie humaine disponibles en ligne, notamment à l’initiative de Daech.    

«La Supplication» de Pol Cruchten © La Huit

Vitrification par le style

Aux antipodes du réalisme illustratif de La Fille de Brest, La Supplication prend le parti d’une extrême stylisation. Du livre éponyme de Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature 2015, composé à partir de témoignages de personnes ayant eu affaire à la catastrophe de Tchernobyl, Pol Cruchten fait une composition où la splendeur des images et l’affichage du dispositif (des acteurs disent les témoignages comme si cela leur était arrivé) finissent par créer une distance, un sentiment d’artifice.

 Les images sont belles, et à un moment cette beauté joue contre le film

C’est impondérable, et c’est comme ça. Les images sont belles, et à un moment cette beauté joue contre le film –exactement comme dans cette autre sortie de la semaine, Theeb de l’anglo-jordanien Naji Abu Nowar, où les paysages sublimes du désert et la «poésie» de la vie des Bédouins basculent inexorablement dans une imagerie exotique.

La recherche d’écriture de cinéma est indéniable, elle ne devient jamais organique au film –exactement comme dans Une vie de Stéphane Brizé, autre sortie de ce 23 novembre, où les «gestes» de mise en scène visant à déstabiliser la trop sage illustration du roman de Maupassant restent de purs artefacts, sans charme ni nécessité.

Une fable violente, un cauchemar réaliste

Dans un tel environnement la réussite, puissante, complexe, d’Abluka n’en paraît que plus éclatante. Le deuxième film du réalisateur turc Emin Alper (après le déjà remarquable Derrière la colline) est une fable violente, un cauchemar réaliste, quelque part en Turquie, hier, aujourd’hui, dans une semaine ou dans un an.

C’est affaire de récit, composé de narrations entrecroisées, où les violences asymétriques de l’État et de ceux qui le combattent, le réalisme cru et l’onirisme tissent un écheveau de relations et de situations qui toujours racontent plus qu’ils ne montrent. C’est affaire de présence, ces corps et ces visages d’hommes à la limite d’être trop présents à force de machisme, de malheur, de volonté et de terreur d’exister. Et parmi eux, unique femme, l’actrice Tülin Özen explosive de féminité.

C’est affaire de couleurs, désaturées, charbonneuses, hivernales et râpeuses. C’est affaire de lumière, blême, et d’utilisation dramatique de nuits où rodent des monstres bien réels, des fantômes auxquels il serait très imprudent de ne pas croire. Et c’est affaire de rythme, scansions heurtées et glissades rêveuses. Bref, c’est affaire de mise en scène, sous toutes ses formes.

Écrit et réalisé avant le durcissement du régime Erdogan de l’été dernier, quoique dans un contexte déjà très tendu de violence politique, de répression et de paranoïa, Abluka (titre qui signifie «soupçon» ) assemble des éléments hétérogènes, y compris venus du film fantastique ou du film d’action, pour documenter un état de la collectivité, des rapports entre les individus, des fantasmes et des phobies.

Aux côtés des deux frères, l’ex-taulard  qui fouille les poubelles au service de la police et celui qui a pour emploi de tuer les chiens errants, sous l’influence de pulsions que manipulent les différents pouvoirs ou qui entrent brutalement en conflit avec eux, jusqu’à la folie, au désespoir, le film résonne de multiples manières avec la réalité. Turque, mais pas que. 

La Fille de Brest d’Emmanuelle Bercot, avec Sidse Babett Knudsen, Benoît Magimel, Charlotte Laemmel.

Durée : 2h08. Sortie le 23 novembre.

La Supplication de Pol Cruchten, avec Dinara Drukarova, Iryna Voloshyna, Vitaliy Matvienko.

Durée: 1h20. Sortie le 23 novembre.

Abluka – Suspicions d’Emin Alper, avec Mehmet Özgur, Müfit Kayacan, Tülin Özen.

Durée: 1h59. Sortie 23 novembre

Cannes/9 Cinéma français: les enfants gâtés

Premier bilan mitigé du cinéma français en lice sur la Croisette: quelques grands films et découvertes mais surtout des longs métrages qui font preuve d’une paresse rembourrée par les moyens conséquents dont ils disposent.url-2Vincent Lindon dans La Loi du marché de Stéphane Brizé

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Les affiches de Mon roi de Maïwenn, Marguerite et Julien de Valérie Donzelli et Les Deux Amis de Louis Garrel.

On avait, avant même l’ouverture du Festival, pointé le nombre anormalement élevé de films français sélectionnés cette année à Cannes, et notamment en compétition –5 titres plus le film d’ouverture et le film de clôture, soit un record absolu et un déséquilibre flagrant dans une sélection de seulement 21 titres. Ce constat purement quantitatif se devait bien sûr d’être révisé à la lumière des films eux-mêmes, considérés un par un lorsqu’il aurait été possible de les voir.

En attendant les derniers participants, notamment en compétition ceux signés Guillaume Nicloux et Jacques Audiard, on peut tirer un premier bilan, très mitigé. À ce jour, il y a bien eu de grands films français à Cannes, à la Quinzaine des Réalisateurs (L’Ombre des femmes, de Philippe Garrel, et Trois souvenirs de ma jeunesse, d’Arnaud Desplechin), et de belles découvertes aussi, à la Semaine de la critique (Ni le ciel ni la terre, de Clément Cogitore) et à l’Acid (De l’ombre il y a, de Nathan Nicholovitch). Et la sélection officielle alors? Ben oui…

Signalons d’abord n’avoir pas tout vu de ce qui est montré à Un certain regard. Soulignons ensuite avec force la présence de deux titres tout à fait honorables, et qui d’ailleurs se ressemblent. On a déjà mentionné les qualités du film d’ouverture, La Tête haute, d’Emmanuelle Bercot, on fera volontiers de même avec La Loi du marché, de Stéphane Brizé (sorti le 20 mai).

Porté de bout en bout par Vincent Lindon, impeccable, on y retrouve la prise en charge rigoureuse d’un problème majeur de la société contemporaine, le chômage, et ses effets destructeurs sur les personnes. La Loi du marché est conçu comme une succession de pages arrachées à une sorte de journal intime d’un ouvrier dont l’usine a fermé. Sans grande phrase ni grands gestes, l’homme se bat simultanément pour retrouver du travail, pour permettre à son fils de faire des études, pour ne pas laisser la situation détruire sa famille et lui faire perdre toute estime de lui-même.

Le film est d’une rigoureuse et bienvenue sécheresse, il se révèle d’autant plus émouvant qu’il est précis et sans enjolivures romanesques ni sentimentales. Entouré d’acteurs non professionnels, l’acteur participe d’une proposition qui à la fois affirme et questionne sans cesse, avec une sorte de modestie butée du meilleur aloi.

Le contraste est frappant avec les deux autres titres déjà présentés en compétition. (…)

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Cannes/1 «La Tête haute», une juge et une cinéaste aux côtés de la vie

tete-haute-paradot«La Tête haute» d’Emmanuelle Bercot. Avec Rod Paradot, Catherine Deneuve, Benoit Magimel, Sara Forestier, Diane Rouxel. Durée: 2h02. Sortie le 13 mai.

Présenté en ouverture du Festival de Cannes, mercredi 13 mai, le jour même de sa sortie en salles, le nouveau film d’Emmanuelle Bercot est une bonne surprise à plus d’un titre. Il tranche en effet avec ce qu’on a le plus souvent en guise de séance inaugurale du Festival, attrape-paparazzi où le glamour de l’affiche aura trop souvent été préféré à l’intérêt des films (il y a eu des exceptions, mais pas beaucoup). Certes, la présence de Catherine Deneuve assure un certain rayonnement au baromètre du star-sytem, mais il s’agit assurément d’un film voulu et accompli pour d’autres motifs que les séductions people. Surtout, il s’agit, tout simplement, d’une réussite de cinéma –même avec un bémol.

Reconnaissons avoir nourri les pires inquiétudes à l’annonce de cette Tête haute, moins du fait des précédents films d’Emmanuelle Bercot que de sa participation, comme coscénariste et comme actrice, au racoleur Polisse de Maïwenn. Si, après la brigade des mineurs cette histoire de juge pour enfants était de la même eau complaisante, le pire était à craindre. Il ne faut pas longtemps pour s’apercevoir que ce n’est en aucun cas comparable, voire que La Tête haute est le contraire du précédent.

Passée la séquence introductive, située 10 ans avant le récit principal et qui atteste combien les enjeux qui l’habitent sont ancrés dans la durée, le film ne quittera plus son protagoniste principal, ce Malony incarné avec une présence, une énergie et une complexité remarquables par le jeune Rod Paradot.

Celui-ci tient sans mal la distance face à Deneuve, remarquable en juge inventant dans l’instant la moins mauvaise réponse à une succession de situations catastrophiques, sans jamais trahir les exigences de sa fonction.

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