Angelica, fatale beauté

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Vous croyez savoir ce qu’est le cinéma ? Vous vous trompez. Vous ne savez rien du tout, que tchi, nib de nib, ouallou !, si vous n’avez pas encore vu L’Etrange Affaire Angelica, le nouveau film de Manoel de Oliveira. Oui, lui, le réalisateur de plus de 100 ans. On s’en fiche de son âge, il ne se voit pas dans ses films. Pendant des dizaines d’années Oliveira a fait des films bizarres et somptueux au milieu d’une indifférence quasi générale, maintenant que sa longévité Guinness size lui vaut une curiosité anecdotique, elle s’interpose à son tour entre lui et ses films. Mais il ne s’agit pas ici des films d’Oliveira en général, de l’œuvre de Manoel de Oliveira, il s’agit juste d’un film, celui qui sort ce mercredi : L’Etrange Affaire Angelica. Film miraculeux dévolu au miracle du cinéma – ou plus précisément au miracle matérialiste de l’image enregistrée, dans ce bas monde où règnent la mort, le désir et le travail.

Est-ce un conte ou un rêve ? C’est un voyage. Un voyage dans un véhicule bricolé par Georges Méliès et réparé par James Cameron pour traverser le pays des frères Lumière, de Robert Rossellini et de Jeannot Vigo. C’est une histoire d’amour comme en aurait raconté Jean Cocteau et dont rêve encore Tim Burton, les nuits où il est en forme. C’est Gene Kelly au moment où il passe de la fausseté du décor de Hollywood à l’hyper-fausseté de la reconstitution de Broadway, mais cette fois pour entrer dans la vérité du labeur des travailleurs de la terre, et la mélancolie brusque des chants de la campagne portugaise. Sur les routes nocturnes et pluvieuses qui pourraient mener à un château des Carpates, le jeune et beau photographe s’en va tirer le portrait de la jeune et belle demoiselle. Elle est morte, hélas. Tout juste mariée, et complètement morte. Mais dans l’objectif du garçon, elle le regarde et lui sourit.

Et dans la scientifique, chimique, irréfutable vérité de la trace enregistrée, enregistrée dans l’âme et le cœur du garçon comme sur sa pellicule – mais qu’est-ce que le négatif du sourire d’une fille morte ? –, dans cette commotion qui permet à Chagall de faire la courte échelle à Boulgakov, Oliveira sculpte de bric réaliste et de broc onirique une parabole envoutante et simple.

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Simple ? Ce qui est simple, très simple, est d’aller à sa rencontre. Comme il est simple d’entrer dans un labyrinthe, aux côtés de ce garçon qui se nomme Isaac et porte les stigmates des exils et des exterminations. Et qui travaille trop, qui aime trop. Il n’en réchappera pas.

Ce qui est simple c’est de s’asseoir à la table de la pension de famille où il réside et où on débat à l’occasion d’antimatière aussi bien, c’est à dire aussi mal, que de politique européenne. C’est d’entrer dans un cycle de vie et de mort qui suggère soudain la proximité de L’Etrange Affaire avec La Jetée, comme si le moment où la morte s’anime dans le viseur du photographe répondait à la poignée de secondes où le visage de la femme se met en mouvement dans le film en images fixes de Marker. Et elle, Angelica, comme elle, la femme d’Orly, sera la Némésis de cet amoureux fasciné, sous le signe d’une catastrophe métaphysique et bien réelle. Un film.

La comète de Marc’O

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C’est une troublante sensation qui nait en regardant ce DVD. Plaisir du film pour lui-même, impression de vivre une résurrection, celle d’une œuvre créée il y a près de 60 ans et presqu’aussitôt disparue, perception d’une place à la fois inconnue et nécessaire dans l’histoire du cinéma français, ou même des formes cinématographiques. Réalisé en 1954 par un jeune homme de 27 ans, Closed Vision, sous-titré 60 minutes dans la vie intérieure d’un homme, ressurgit aujourd’hui grâce à son édition vidéo tel une comète brûlante d’un feu allumé il y a si longtemps, ayant traversé de lointaines ténèbres, jamais éteinte.

A la fin des années 40, le tout jeune Marc-Gilbert Guillaumin, pas encore Marc’O, est au cœur des mouvements artistiques les plus radicaux. Il crée le journal Le Soulèvement de la jeunesse, et la revue Ion – dont le contenu a été très opportunément édité en volume fac-similé en 1999 (Jean-Paul Rocher Editeur). On peut y lire le premier texte publié par Guy Ernest Debord, Prolégomènes à tout cinéma futur, et les pamphlets du groupe lettriste emmené par Isidore Isou. Si la littérature est alors le « front principal » pour ces insurgés de l’art, le cinéma les mobilise grandement, et c’est encore Marc’O qui se retrouve producteur du Traité de bave et d’éternité, film de combat esthétique d’une fulgurante beauté réalisé par Isou (récemment édité en DVD chez RE :VOIR).

Image 7Le jeune homme décide de passer à son tour à la réalisation, avec ce projet singulier dont le résultat sera présenté à Cannes 1954 par deux prestigieux parrains, Luis Buñuel et Jean Cocteau. Le projet de Marc’O est de construire une transcription cinématographique de ce qui pourrait se former comme images mentales chez un personnage imaginaire, dont nous ne saurons rien d’autre que ces représentations. Nous saurons en revanche selon quel principe est conçu le film, un préambule en explicitant les idées, et les procédures de réalisation. Avant le surgissement par association libre de scènes oniriques, érotiques, grotesques ou angoissantes, cette mise à distance critique, ou même pédagogique, est l’un des aspects qui distingue Closed Vision du cinéma d’art des années 20 et 30, sous l’influence des surréalistes. Le film de Marc’0 apparaît ainsi comme une sorte de chainon manquant entre d’une part Le Chien andalou et Le Sang d’un poète, œuvres de ses parrains cannois, mais aussi  A propos de Nice de Jean Vigo ou La Coquille et le clergyman de Germaine Dulac, et d’autre part ce que feront, selon des approches différentes, Jean-Luc Godard, Alain Resnais et Chris Marker : l’interrogation des processus mentaux de représentation par le cinéma selon des approches à la fois poétiques et critiques. Déjà à l’époque, l’essai cosigné par Resnais et Marker, Les Statues meurent aussi, exact contemporain de Closed Vision, lui fait en partie écho.

Les conditions de naissance de ce film sont elles-mêmes une histoire incroyable, difficilement imaginable aujourd’hui : le milliardaire Howard Hughes, alors patron du studio RKO, avait dépêché en Europe des émissaires chargés de trouver de jeunes artistes de cinéma prometteurs. L’un d’entre eux croisa le chemin de Marc’0, et décida de financer cette réalisation du coup étrangement soignée, aux plans d’un noir et blanc très composé, et qui d’emblée exista en versions française et anglaise – ce bilinguisme étant incorporé avec élégance dans la construction « psychique » supposée organiser le film. Se voulant à la fois manifeste et œuvre inspirée par les idées que proclame ce manifeste (double statut qui pèse un peu sur l’œuvre), Closed Vision explore des voies qui seront, bien plus tard, celles que parcourra notamment le David Lynch d’Ereserhead, de Lost Highway ou de Inland Empire.

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Marc’O, lui, partira poursuivre ses expérimentations au théâtre, où il participera à la révolution des années 60 et permettra l’éclosion d’une génération de comédiens (Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon, Michelle Moretti…), auxquels il offrira aussi un tremplin vers le cinéma, en réalisant en 1967 Les Idoles, une des plus précises et des plus toniques préfiguration d’un mois de Mai qui venait.

Le DVD Closed Vision est édité par Les périphériques vous parlent

Il n’y a pas d’événement sans image

Image 9Une image de Shoah de Claude Lanzmann

Existe-t-il une impossibilité de montrer ? Parce que ce serait matériellement impossible ? Ou parce que ce serait moralement inadmissible ? –  deux questions complètement différentes, mais souvent confondues. La question de l’imontrable revient sans cesse, et il est souhaitable qu’elle revienne. Ça n’empêche pas d’y apporter une réponse – la mienne, seulement la mienne.

Un concours de circonstances a fait qu’en quelques jours je me suis trouvé convié dans deux prestigieuses assemblées, pour intervenir sur ces mêmes enjeux, bien que formulés différemment. D’abord dans le cadre du colloque « La Mémoire, l’histoire, l’oubli 10 ans après » organisé du 2 au 4 décembre pour célébrer l’ouverture du fond Paul Ricoeur, où j’étais invité à intervenir sur le thème « La Shoah et sa représentation ». Ensuite au colloque « La Shoah. Théâtre et cinéma aux limites de la représentation ? » organisé du 8 au 10 décembre par l’Université de Nanterre et l’Institut Nationale d’Histoire de l’Art. Je suis très reconnaissant aux organisateurs, d’autant que j’ai conscience d’avoir été, ici comme là, un « élément extérieur », n’étant pas universitaire mais critique de cinéma – c’est surtout le fait d’avoir dirigé le livre collectif Le Cinéma et la Shoah qui m’aura valu ces invitations.

En effet ces deux occasions mobilisaient les interrogations sur les enjeux sur les possibilités de faire image à partir de la Shoah, ce qui est bien légitime : comme Ricoeur l’avait si bien explicité en parlant à son propos d’ « événement limite », revendiquant le paradoxe d’une « unicité exemplaire », la Shoah aura poussé à l’extrême la question des possibilités et des conditions de l’image d’un événement. C’est bien à propos de la Shoah que s’est construite cette thèse de « l’inmontrable ». Elle résulte selon moi d’un grave malentendu. Sans l’avoir prévu, je me suis trouvé faire deux fois de suite le même plaidoyer, contre l’inexistence ou l’inutilité des images, contre l’idée d’une « limite » au-delà de laquelle on ne pourrait pas ou on n’aurait pas le droit de faire des images.

Comme on le sait, un film, Shoah de Claude Lanzmann, a cristallisé les enjeux des relations entre image, histoire et génocide, y compris sous forme de polémique fiévreuse. Mais la manière dont Lanzmann a réalisé Shoah témoigne, à cet égard, simultanément de deux choses : on peut faire des images de la Shoah, et : il faut constamment se demander : quelles images ?

Parce que Shoah, c’est 9 heures 30 d’images. D’images fortes, bouleversantes, belles, cruelles, douces, vibrantes, d’images pensées comme images. Les partis pris de mise en scène de Lanzmann, et notamment son refus de l’archive comme inadéquate à ce sujet, participent de l’impérieuse interrogation « quelles images ? », ils n’annulent pas la possibilité de l’image, bien au contraire !

Image 10Filip Müller dans Shoah

Avec ce film, le cinéaste accomplissait la requête formulée par un de ses protagonistes, le survivant du Sonderkommando Filip Müller disant, au terme de l’éprouvante description de ce qui fut son travail, c’est-à-dire récupérer les corps gazés et les brûler dans les crématoires : « il faut imaginer ». Imaginer, ce n’est pas regarder des photos. Imaginer, c’est ce que nous faisons dans notre tête, chacun, à partir de ce que nous sommes, et à partir des éléments qu’on met à notre disposition, et notamment de ce que les artistes mettent à notre disposition, en stimulant notre imagination. Cette imagination n’appréhendera jamais l’entièreté de l’abomination qui s’est accomplie à Auschwitz ? Evidemment ! Mais à nouveau c’est là l’intensification à l’extrême de notre rapport au réel : notre imagination n’appréhendera jamais l’entièreté de la complexité du monde. Y compris à l’occasion d’événements moins immensément tragiques. Pas même la complexité du monde quotidien, lorsqu’il ne se passe rien d’ « historique ». Mais les œuvres, pas des moyens différents, et les œuvres d’images au premier chef, nous permettent de nous en construire des représentations imaginaires. C’est ce qu’a fait Lanzmann, c’est ce que d’autres aussi ont fait et feront, autrement. Les voies de l’art sont multiples, à condition de ne jamais se départir de l’inquiétude du « comment ? ».

Comment je montre, qu’est-ce que je cache en montrant aussi, quel type d’illusion je produis ? Là se pose encore une autre question, qui est celle du naturalisme, des effets d’une représentation qui au contraire se donne pour la réalité, qui vise à effacer la distance, l’inquiétude, le trouble du processus de représentation. Là commence le risque de l’obscène. Cela a été souligné à juste titre dans certaines représentations relatives à la Shoah, mais son questionnement concerne en fait toute représentation qui se nie comme représentation, et ainsi vise à priver celui qui la regarde de sa place réelle.

Cet enjeu proprement critique de la construction imaginaire ne cesse d’être reconduit, vis à vis des événements, souvent des tragédies plus récentes, soumises à la double menace soit de la distorsion spectaculaire, qui les rend invisibles en les engloutissant dans un « déjà-vu » trompeur, soit des différentes sortes de censure, d’occultation dont l’indifférence médiatique n’est pas la moindre. Cela n’invalide en rien ni la possibilité matérielle ni la possibilité éthique de construire la visibilité d’un événement. Mais c’est un travail, une construction complexe et sensible. Oui le cinéma enregistre le réel, mais non jamais cet enregistrement à lui seul suffit.

inglourious_basterds_02Inglourious Basterds de Quentin Tarantino

Désolé, ce n’est pas encore fini. Parce que cette visibilité construite, aujourd’hui encore plus qu’hier, ne passe pas par un rapport simple entre réalité et représentation même pensée. Il se joue sur un terrain, notre imaginaire, habité de multiples représentations préexistantes, représentations (références, images mentales, analogies…) dont le rapport avec l’événement réel est plus ou moins pertinent. Ces images pré-existantes, diffusées, ces clichés et ces archétypes que nous avons tous déjà dans la tête au moment d’imaginer un autre événement, sont le support sur et avec lequel nous construisons l’imaginaire d’un événement, lorsque les éléments nouveaux entre en collision et en combinaisons avec elles.

Ce matériau imaginaire, différent chez chacun mais massivement produit collectivement, est donc un enjeu majeur, qui peut lui-même faire l’objet d’un travail artistique. C’est exemplairement le cas d’Inglourious Basterds de Quentin Tarantino. Dire qu’il s’est trouvé des gens fort intelligents pour croire que le film se passe en 1944, et du coup se plaindre qu’il donnait une image fausse de l’histoire ! Alors qu’évidemment le film se passe aujourd’hui, non pas dans la France occupée par les Allemands mais dans nos esprits occupés par 60 ans d’images de guerre.

Il est possible de faire des images d’un événement, de tout évènement – et c’est difficile, même quand on a accès aux faits, même en direct, sans doute surtout dans ces cas-là. D’où que nous voyons en effet beaucoup d’images indignes, qui dissimulent et humilient, qui méprisent ce qu’elles montrent et ceux à qui elles montrent. Mais il ne sert à rien d’édicter des interdits généraux, ils seront toujours faux, et souvent dangereux. Seule la conscience critique de chacun face à des propositions d’image particulières (un film, mais aussi bien le Journal télévisé) est à même de dire, pour elle-même, si elle perçoit une ouverture sur le monde et sur la pensée ou un asservissement aux clichés, à l’ignorance et à la soumission. Et alors c’est en effet, pour celui qui regarde et qui pense, l’abjection dont parlait, il y a près de 50 ans, le critique Jacques Rivette.

Les reflets ont les yeux rouges

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Je retourne voir Oncle Boonmee celui qui se souvient de ses vies antérieures, le film thaïlandais que j’avais tant aimé à Cannes, au point de me débrouiller pour assister à deux séances. A cette époque, l’idée qu’Apichatpong Weerasthakul pourrait avoir la Palme d’or aurait semblé à blague un peu absurde, un peu douloureuse… Maintenant il sort en salles, mercredi prochain 1er septembre.

C’est le début du film, voici le grand buffle noir qui rompt la corde, qui court dans le champ, et entre dans la forêt. Il est comme un personnage de conte, mais on ne sait pas s’il est dangereux ou lui-même en danger, c’est un gros quadrupède un peu maladroit, c’est un monstre de puissance, c’est peut-être un symbole mais de quoi ? Les plans sont élémentaires, très lisibles en même temps que riches de sens possibles, dont aucun n’est compliqué. L’homme retrouve le buffle, tire sur la corde pour le ramener. A un moment, l’animal ne veut plus avancer, l’homme fait un mouvement étrange qui remet la bête en marche, c’est gracieux et banal, donnant en même temps l’impression d’un curieux mouvement de danse et du geste connu de quelqu’un dont c’est le métier de s’occuper des buffles. Je repense à ces commentaires hostiles, hargneux, après le palmarès cannois.

Que des gens n’aiment pas le film, c’est bien leur droit. Mais qu’est-ce qui a suscité une telle agressivité ? Un mot, comme une marque infamante, revenait : « intellectuel ». On avait récompensé un film intellectuel ! ou «un film pour intellectuels » – ils disent « pour intellos », moi je ne veux pas employer ce mot, pas plus que je ne dis « négro » ou « bicot » ou « youpin », j’y entend le même racisme, la même haine de soi pervertie en haine de l’autre, la même misère.

Le film est commencé depuis 5 minutes, pour la première fois, un grand être noir et velu aux yeux rouges luminescents apparaît. Il fait peur, un peu. Il fait rire, plutôt. Il est beau, aussi. Tout ça en un plan bref, avec une grosse peluche sur laquelle on a collé deux ampoules de lampe de poche, et qui n’a nul besoin de faire semblant d’être autre chose. Une image de cinéma, comme venue de chez Méliès, une vision de carnaval tropical.

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Intellectuel ? L’attaque est tordue, malsaine. Parce qu’elle accuse faussement, et de surcroît elle accuse au nom de ce qui n’a rien de condamnable. Nulle part la soumission au marché ne se dit plus ouvertement que dans le mépris asséné à longueur de messages médiatiques contre l’activité de l’intelligence : ne pensez pas, ressentez ! Ne réfléchissez pas, suivez votre instinct. Soyez comme des enfants, comme des animaux, obéissez aux pulsions, laissez parler ce qu’il y a de primitif en vous. Que règnent la jouissance et la peur. Les effets se calculent en milliards de milliards, dans toutes les monnaies du monde, et en indigence du politique. Le meilleur des mondes.

Il y a des films ennuyeux, creux, prétentieux, inutilement bavards, bêtement didactiques, asservis à des théories fumeuses… autant de travers qui méritent d’être dénoncés. Mais que des films mobilisent l’intelligence ? Comme si l’intelligence s’opposait à l’émotion, alors qu’on sait depuis une éternité que seules les émotions peuvent mettre en mouvement l’intelligence – ou au contraire la bloquer. Une éternité peut-être pas, mais quand même 2300 ans et des poussières, un certain Aristote nous avait expliqué tout ça plutôt clairement. Un intellectuel, lui aussi.

Donc c’est débile et dégoutant de reprocher à un film d’être intellectuel. Mais en plus, ce n’est particulièrement pas adapté à Uncle Boonmee. En quoi est-ce « intellectuel » de regarder une vache dans un champ ? Ou un buffle ? On peut y trouver bien des sujets de réflexion, d’accord – d’ailleurs c’est le cas avec le film. Mais en soi il n’y a là rien qui requiert ni entrainement des méninges, ni accumulation de savoir abstrait. Et c’est comme ça pendant tout le déroulement de cette expérience entièrement placée du côté des sensations physiques, des rêves, de l’imaginaire.

Oncle Boonmee est malade des reins, il sait que malgré les dialyses il n’en a plus pour longtemps. Dans sa ferme, où il pratique l’apiculture à proximité de la forêt tropicale, il organise le travail en fonction de ses problèmes de santé, avec le contremaitre, un immigré laotien qui a bravé la politique discriminatoire qui a cours en Thaïlande (aussi). La belle-sœur de Boonmee et son grand fils viennent s’occuper de lui. Le soir, à table, on papote quand sur une chaise vide se matérialise la femme de Boonmee, morte depuis plus de 10 ans. Et puis voici que débarque un géant aux yeux rouges, entièrement recouvert d’une hirsute toison noire. Il dit être le fils de Boonmee, parti sans explication il y a des années, à la recherche des singes fantômes que, photographe intrépide, il voulait attraper avec son appareil. Ce sont eux qui l’ont attrapé, et surtout l’une d’entre elle, à laquelle il s’est uni pour pénétrer le mystère de ces êtres surnaturels, et est devenu l’un d’eux. Il raconte tout ça comme il dirait qu’il est allé acheté du riz chez l’épicier du coin.

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C’est loufoque, mais certainement pas compliqué. C’est rigolo, avec en permanence tout un environnement d’échos que viennent enrichir d’innombrables notations, notamment sur le passé de guerre civile de la région – Boonmee croit que sa maladie est une punition pour avoir naguère « tué trop de communistes », quand l’armée enrôlait les paysans comme supplétifs pour traquer les guérilleros dans la jungle. Plus tard nous verrons des photos, peut-être prises par le fils, du temps où il ne ressemblait pas encore à King Kong. On y voit de jeunes gens en uniformes de rangers, traces de cette présence de la guerre loin d’être remisée dans le passé. Ils jouent. Ils posent pour l’appareil avec le grand singe aux yeux rouges.

Puisque dans ce monde intensément hanté – et à l’occasion joyeusement hanté – rien n’est remisé à l’écart, rien n’est exclu. Tout circule, franchit les limites du temps, les barrières entre la vie et la mort, entre passé et présent, entre humains, animaux, esprits et choses. C’est une idée d’un monde ouvert, utopique sans doute mais c’est aussi une idée du cinéma dans un rapport organique à la réalité, que j’ai proposé de rapprocher de l’animisme. Apichatpong Weerasethakul y puise aussi la possibilité de s’exprimer cinématographiquement avec d’autres moyens que la caméra.

Est-ce cette perte de repères qui a tant énervé les adversaires du film ? C’est possible, et ce serait compréhensible. Parce que malgré son humour, et ce qui m’apparaît comme une souveraine élégance, un sens de la composition et du mouvement marqué en permanence du signe de la beauté (mais ça, je ne peux pas le prouver, je peux seulement le revendiquer pour moi, et espérer le partager avec d’autres), malgré les innombrables éléments d’inscription du réel dans ce film, il y a, à n’en pas douter, quelque chose de déroutant à regarder Oncle Boonmee. La réponse facile est de dire qu’il est dans la nature des œuvres d’art de dérouter, et que ceux qui n’aiment pas ça aillent se faire foutre, comme disait Michel Belmondo. La réponse un peu plus exigeante, si on a formé le projet de ne pas traiter les contempteurs du film avec le mépris qu’eux-mêmes manifestent pour lui et ceux qui l’aiment, est de dire qu’en effet, c’est un curieux chemin que le cinéaste thaïlandais nous invite à emprunter. Un chemin où on peut circuler à la fois ici et là, à pied et en songe, où on peut rester assis dans la chambre à regarder la télé et aller manger au restau, être moine et un beau jeune homme plein de vigueur, une princesse au visage disgracié et un fils prodigue.

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« Les reflets sont réels » dit le poisson-chat qui sait donner du plaisir aux femmes affligées. Les reflets sont réels, c’est une définition du cinéma. Les fantômes qui y viennent à notre rencontre, selon la formule définitive de Wilhelm Murnau dans Nosferatu, il y a à peu près aussi longtemps qu’Aristote, appartiennent à notre monde eux aussi, pour la très bonne raison que de monde, il n’y en a qu’un. Et qu’on y est (jusqu’au cou, si j’ose dire). Et bon, ça, d’accord, ça peut énerver.

C’est bientôt fini maintenant, Boonmee va mourir. Avant une grande expédition mystique et enfantine dans une grotte utérine au fond de la jungle, on voit quelques plans qui rappellent un court métrage sidérant de Weerasethakul, qui s’appelait Vampire, un film d’horreur né du seul rayon d’une lampe torche dans les branches de la forêt – et toutes les puissances de la nuit semblaient invoquées dans le hors champ, un hors champ qui se trouvait dans le cadre, l’occupant presque en entier, hormis l’espace éclairé. C’est ainsi que nous tournons en rond dans la nuit, et que les feux nous consument, selon la formule à double sens qui dit nos existences bien réelles, bien quotidiennes, en même temps qu’elle désigne la mélancolie de l’embrasement du vieux monde.

Oncle Boonmee qui se souvient de ses vies antérieures, c’est la lanterne magique des frères Lumière rallumée dans la jungle de nos angoisses et de nos désirs, reflets réels. Réincarnations innombrables de très vieilles histoires, toujours actives, inquiétantes, amusantes, cycles de ce cinéma permanent où, dans la matérialité des changements de formes, se rejouent sans fin ce qui rapproche et ce qui sépare. Mystérieux et si simple, voici un film chargé de ressources pour essayer d’habiter la vie, ici et maintenant.

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