«C’est pas moi» et «Les Premiers jours», poème intime et poème cosmique

À la fois conteuse et fée, Nastya Golubeva Carax.

Les films de Leos Carax et Stéphane Breton inventent chacun une forme hybride, sensorielle et rêveuse.

Rien à voir entre eux, ces deux films qui sortent sur les écrans ce mercredi 12 juin? Pas si sûr… Leos Carax, transformant la commande d’un état de ses lieux en ode à ce qui le meut, à ce qui l’émeut, dans les films et dans la vie, fait acte de poète avec les moyens du cinéma. Des chiens passent.

Stéphane Breton, livrant sa caméra d’ethnologue aux vents et marées d’une côte où des humains survivent dans des conditions extrêmes, fait acte de poète avec les moyens du cinéma. Des chiens passent.

Un monde imaginaire devient concret, un monde réel devient légendaire, ces films esquifs, dans leur extrême singularité, voguent vers des horizons formidablement généreux et inspirants.

«C’est pas moi» de Leos Carax

Comme souvent, il faut écouter ce qui s’énonce de plus évident. «C’est pas moi», dit Leos Carax, et le film qui porte ce titre n’est ni une autobiographie, ni un autoportrait. Pas même au sens, déjà fort diffracté, qu’avait donné quelqu’un de très présent dans le film de Leos Carax, Jean-Luc Godard, avec son JLG/JLG, autoportrait de décembre, il y a bientôt trente ans.

Pourtant, le film est né d’une commande du Centre Pompidou pour figurer dans la série «Où en êtes-vous…», dont chaque réalisation est demandée à un cinéaste devant être accueilli pour une exposition et une rétrospective. Il n’y eut finalement pas d’exposition ni de rétrospective. Le «Où en êtes vous Leos Carax» est devenu C’est pas moi.

Le titre évoque une dénégation enfantine, pour se défendre d’une accusation, dans des termes qui laissent à penser que celui qui la réfute en serait bien en effet coupable. C’est pas moi, m’sieur, qui à force d’avoir beaucoup rêvé avec les films des autres, ai foutu le feu au cinéma français des années 1980. Et qui depuis la comète Boy Meets Girl, cours et cabriole et tombe et me relève hors des sentiers battus. Modern Love qui peut la vie.

«But I try.» Il essaie, oui, avec C’est pas moi quand même à nouveau un film d’amour –comme tous ses autres films.

Ce n’est certainement pas de lui-même que le réalisateur de Holy Motors est amoureux: cette fois il s’agit plutôt de ce que lui-même a aimé, aimé en tant que cinéaste. Soit, définition du cinéma qui en vaut bien d’autres, dans la croyance qu’on peut enflammer ce qu’on aime sans le détruire, mais au contraire en le magnifiant et en y ajoutant une touche d’éternité.

Leos Carax cite explicitement Jean-Luc Godard et, comme lui, il écrit de grandes lettres sur l’écran (avec la graphie d’Histoire(s) du cinéma), en réunissant des images mémorables pour qu’elles évoquent encore autre chose.

Mais il convie aussi ses acteurs et actrices de cœur: Denis Lavant, évidence de grâce tonique et inquiète, et brièvement mais si tendrement Michel Piccoli et Guillaume Depardieu, Juliette Binoche et Katerina Golubeva, lumineuses chacune d’un rayonnement incomparable l’une à l’autre.

Il accueille sa fille et il présente ses chiens, antidotes modestes et nécessaires aux cauchemars incarnés par une galerie de portraits de dictateurs d’hier et d’aujourd’hui.

Images, mots, ami(e)s aimé(e)s, compagnes et fille, chiens, tyrans, ce ne sont pas ici des personnes –humaines, non humaines, inhumaines– mais des figures, des projections, des forces qui sont aussi des formes.

Débat métaphysique entre le cinéaste Leos Carax et son compère Monsieur Merde (Denis Lavant), tandis que le chien n’en pense pas moins. | Les Films du Losange

Selon l’envoutante sarabande, des associations sensibles surgissent et se font signe de multiples figures enfantées par les grands écrans de ses désirs et de ses angoisses. Jusqu’à cette terrible et à jamais troublante enfant prénommée «Annette», qu’emporte vers un horizon obscur le rythme endiablé de David Bowie.

Le temps sort de ses gonds, Hamlet l’avait bien dit, et Paul B. Preciado après lui. Il faut, il faudrait, il y a urgence et douleur et beauté impérative et salvatrice à changer de regard. Ce déboîtement, c’est l’histoire avec sa grande hache, c’est aussi la fiction, qui opprime et qui libère.

Moment exceptionnel du dernier Festival de Cannes, le film ne laisse pas en repos, ne tient pas en place, ne rassure jamais. Ce serait comme une prière, incandescente et lascive, secouée de sanglots, et quand même d’espoir logé au sein même du désespoir, comme disait Léo Ferré qui surgit le temps d’un ou deux vingt-quatrièmes de seconde.

Ce n’est pas un film pour tout le monde (mais c’est quoi, un film pour tout le monde?). C’est un film qu’on espèrerait pour chacune et chacun, avec sa propre solitude et des capacités d’aimer encore à explorer. Cela dure, disent le programme et la montre, quarante minutes. Il ne faut pas toujours croire les programmes et les montres.

C’est pas moi
De Leos Carax
Avec Denis Lavant, Kateryna Yuspina, Nastya Golubeva Carax, Loreta Juodkaite, Anna-Isabel Siefken, Petr Anevskii, Bianca Maddaluno, Leos Carax
Durée: 41 minutes
Sortie le 12 juin 2024

«Les Premiers jours» de Stéphane Breton

C’est, tout de suite, un combat épique. Celui d’un homme seul contre l’océan, pour lui arracher violemment des brassées d’algues. Les roches coupent. Les vagues sont brutales. La mer est sale, polluée. Une musique envoutante et troublante se mêle à la grande voix du ressac.

Déjà presque tout est là, même si on ira de surprise en surprise, de changement de ton et de rythme tout au long du film. D’autres humains, des machines rouillées, des abris de fortune, toujours à proximité de cette côte nourricière et meurtrière, dont on ne saura ni le nom ni l’emplacement –du moins jusqu’au générique de fin.

À la crête des rochers, le combat brutal de l’homme qui arrache à la mer les conditions d’une vie précaire. | Dean Medias

Ils et elles, mais il y a surtout des hommes, travaillent, se battent avec les éléments et la matière. Organisent les paquets, le transport. Pas un mot ou presque. Mais des dialogues de mains et de pierres, de bras et d’algues, de regards et de métal. Des jeux utiles ou de pure poésie, en un mouvement que portent ces notes entêtantes, et les sons des choses. (…)

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Cannes 2024, jour 7: Bresson, Godard, Carax, «Apprendre», dans les marges, la beauté

Document poétique et jeu visuel au saut du lit issu de C’est pas moi de Leos Carax. |

Loin des pleins feux des «grandes» sections, des objets luxuriants de richesse cinématographique illuminent les écrans du Festival.

Ils ne sont en compétition pour rien et occupent des places marginales dans l’organisation du programme général du Festival de Cannes. Ce sont pourtant parmi les plus belles rencontres qui peuvent se faire sur grand écran cette année sur la Croisette. Deux d’entre elles ont été classées dans la section Cannes Classics, en principe vouée à ce secteur très dynamique qu’est la restauration des films dits «du patrimoine».

«Quatre Nuits d’un rêveur» de Robert Bresson

Cette place est évidente pour Quatre Nuits d’un rêveur (1971) de Robert Bresson, qui est une merveille incomparable, y compris au sein de l’œuvre de l’auteur de Pickpocket (1959).

Mais il s’agissait là de bien davantage que de ce que désigne le plus couramment le terme «restauration» à propos des films, soit un nettoyage plus ou moins important selon l’état de conservation des supports d’origine et le transfert sur support numérique permettant la projection en salle dans de bonnes conditions, puis la circulation en DVD et en VOD.

Pour Quatre Nuits d’un rêveur, tout cela a été fait et bien fait, sous la sourcilleuse supervision de Mylène Bresson, la veuve du cinéaste. Mais surtout, il ne s’agit pas d’une restauration, mais d’une résurrection: le retour parmi nous d’un film devenu pratiquement invisible durant des décennies, du fait d’un micmac à propos des droits.

Bien rares seront ceux en situation de revoir le film. Tous ceux, pas si nombreux, qui ont pu le voir depuis quatre décennies n’ont pu voir qu’une version de médiocre qualité visuelle, la seule de loin en loin disponible le temps d’une séance.

Peintre et conteur, qui pourrait dans un autre temps devenir le cinéaste Robert Bresson, Jacques l’amoureux déçu mais pas transi (Guillaume des Forêts). | MK2 Films / Carlotta

Grâce aux efforts combinés des sociétés MK2 et Carlotta, qu’on ne remerciera jamais assez pour ça, la transposition dans le Paris du début des années 1970 d’une nouvelle de Fiodor Dostoïevski, Les Nuits blanches (1848), est un choc, aujourd’hui comme lors de sa sortie. Un choc à la fois puissant et doux, où l’art du cinématographe tel que l’entendait Robert Bresson engendre cet îlot d’espace-temps, de présence physique, de rapports aux voix, aux gestes, aux idées, qui n’existe nulle part ailleurs.

Rien de tape-à-l’œil dans la qualité impeccable de la remise à neuf des images et en particulier des couleurs, notamment nocturnes, mais aussi celles de la peau des visages et des corps, ou des tableaux que peint le protagoniste amoureux de cette jeune femme rencontrée sur le pont Neuf un soir d’été et qui aime un autre homme.

La vibration des nuances (de couleurs, de voix, de sentiments) est ici toute la richesse de ce film étonnamment heureux, quand bien même ce qu’il raconte ne l’est pas particulièrement. Un film dont il faut aussi mesurer la dimension politique, dans le sillage de Mai-68 et auquel répondra l’extrême pessimisme, à nouveau sur les quais de la Seine, du Diable probablement six ans plus tard (1977).

«Scénarios» de Jean-Luc Godard

Quatre Nuits d’un rêveur n’est pas la seule grande résurrection présentée par Cannes Classics. Il faut au moins aussi mentionner le monumental Napoléon d’Abel Gance (1927), dont une grande version de sept heures sera présentée au début du mois de juillet à la Seine musicale par la Cinémathèque française et par Radio France et son orchestre symphonique.

Mais cette section accueille aussi des documents à propos du cinéma. Et voici que s’y est nichée une séance indéfinissable et bouleversante, composée de deux réalisations à la fois contigües et très différentes.

Comme l’a très bien résumé Fabrice Aragno, compagnon de travail de Jean-Luc Godard avec son complice Jean-Paul Battaggia, cette séance se composait d’un film et d’une vidéo, l’un et l’autre liés aux ultimes réalisations que Jean-Luc Godard aura supervisées juste avant sa mort.

La vidéo, présentée comme «Bande-annonce du film Scénario», projet que le cinéaste n’aura pas pu mener à bien avant de mettre fin à ses jours le 13 septembre 2022, est un objet comme il les affectionnait: un document de travail, ou plus exactement un document sur le travail. Le sien et ceux de ses deux assistants, et aussi de l’enseignante et chercheuse Nicole Brenez qui a accompagné la conception de toutes les réalisations de la dernière période.

Enregistré à la diable par Fabrice Aragno avec son téléphone portable, il s’agit d’une séance de discussions sur les manières de faire exister et d’organiser les images et les autres documents, écrits, sonores, envisagés par Jean-Luc Godard pour ce projet. Avec, revendiquées, des parts d’incertitude, de remises en question, de possibles et souhaitables bifurcations.

Ce document audiovisuel passionnant pour qui s’intéresse à l’œuvre de cet auteur ou aux processus d’élaboration d’un film, est très différent de Scénarios, film à part entière dont les dix-huit minutes recèlent une proposition formelle accomplie, où tous les éléments de composition importent.

Ils se déclinent en parcourant les pages d’un petit carnet «entièrement fait main» et donnent vie à un être de cinéma page après page, en une sorte de chant magique, où les images (visibles), les mots, les citations et les imaginaires (invisibles) dansent ensemble.

Des mains bonnes à tout, même à construire encore un poème d’images. | Écran Noir Productions

Et puis le dernier plan, tourné la veille du suicide et montrant le vieil homme assis sur son lit travaillant avec exigence à la mise en forme de l’autre film, celui qui n’existera pas, autour d’une formulation irrévocablement paradoxale.

Ce plan est assurément très émouvant comme trace in extremis. Mais ce moment participe aussi, et croit-on pouvoir affirmer, surtout, de la recherche de cette «forme qui pense» à laquelle, par des voies différentes, l’auteur de À bout de souffle (1960) et du Livre d’image (2018) n’aura cessé de travailler.

Et c’est bien, au-delà de l’aspect biographique, cette quête-là jusqu’à la dernière limite qui bouleverse et supprime tout caractère funèbre à ce qui est bien, cette fois, comme l’a rappelé avec émotion la productrice et cinéaste Mitra Farahani, le dernier film de Jean-Luc Godard.

«C’est pas moi» de Leos Carax

Jean-Luc Godard, voici qu’on le retrouve, pour ainsi dire au détour de chaque séquence d’un autre objet de cinéma en rupture avec les normes et catégories habituelles. À partir d’une commande du Centre Pompidou en vue d’une rétrospective et d’une exposition qui n’eurent pas lieu, Leos Carax a composé une sorte d’autoportrait amoureux intitulé C’est pas moi.

On peut, entre autres approches, entendre le titre comme soulignant que ce n’est certainement pas de lui-même que le réalisateur de Holy Motors (2012) est amoureux, qu’il s’agit plutôt de ce que lui-même a aimé en tant que cinéaste. Soit, définition du cinéma qui en vaut bien d’autres, dans la croyance qu’on peut embraser ce qu’on aime sans le détruire, mais au contraire en le magnifiant et en y ajoutant une touche d’éternité.

Débat métaphysique entre le cinéaste Leos Carax et son compère Monsieur Merde (Denis Lavant), tandis que le chien n’en pense pas moins. | Les Films du Losange

Leos Carax cite explicitement Jean-Luc Godard. Comme lui, il écrit sur l’écran (avec la graphie d’Histoire(s) du cinéma), mais aussi convoque la compagnie de ses acteurs (Denis Lavant, évidence de grâce tonique et inquiète, et brièvement mais si tendrement Michel Piccoli et Guillaume Depardieu) et actrices (Juliette Binoche et Katia Golubeva, lumineuses chacune d’un rayonnement incomparable l’une à l’autre). (…)

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