Alain Delon, une éclatante lumière noire

Dans Monsieur Klein de Joseph Losey.

L’acteur, producteur et réalisateur est mort le 18 août 2024 à l’âge de 88 ans.

l aura quitté ce monde entouré de péripéties familiales, médiatiques et judiciaires, dont il serait absurde qu’elles mobilisent davantage l’attention que la carrière hors norme de l’acteur.

Delon était un très grand acteur, et une star. Ils ne sont pas si nombreux, les très grands acteurs français, la liste impressionnante de ses films durant trois décennies, de l’évidence de Plein Soleil en 1960 à Nouvelle Vague en 1990 –on peut sans mal oublier les cinq galops d’essai qui précèdent et la douzaine de scories embarrassantes qui suivent. Rien qu’avec ces deux titres repères signés René Clément et de Jean-Luc Godard, l’essentiel est suggéré: le polar glacé et torride qui met en scène le rayonnement lumineux d’un sombre criminel, et le conte onirique habité par une figure double à l’aura mystérieuse.

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Plein Soleil de René Clément.

Aux génériques des autres grands titres, qui sont autant de titres d’une noblesse du cinéma, les noms de Visconti, Antonioni, Melville, Losey attestent du niveau. Dans le cas d’un metteur en scène aussi exigeant que Luchino Visconti, l’écart entre ce que fait Delon en petite frappe au cœur pur dans Rocco et ses frères et, trois ans plus tard, en noble cynique dans Le Guépard, atteste une fois pour toute qu’outre son physique de séducteur magnétique et félin, cet autodidacte sait trouver les ressources d’interprétations habitées, précises, inspirées pour un immense éventail de rôles.

Un esprit de razzia

La beauté d’Alain Delon et son instinct du jeu font le succès mérité d’un acteur lancé comme un bolide dans le cinéma qui connait à ce moment, l’aube des années 60, en France et en Italie notamment, une floraison exceptionnelle. Mais il y a un certain humour, et autant de mélancolie dans le titre du film où Godard lui offre un magnifique double rôle, lui qui ne fut pas de l’aventure de la Nouvelle Vague, à la différence de Belmondo, son alter ego générationnel mais son antithèse artistique.

capture_decran_2024-01-08_a_10.04.35Face à Jean Gabin dans Mélodie en sous-sol.

Au cours des années 60, le film qui décrit le mieux ce qu’il incarnera sur le devant de la scène médiatique est celui où il partage la tête d’affiche avec l’ainé qu’il admire le plus, Jean Gabin. Classique du film de casse, Mélodie en sous-sol de Henri Verneuil (1963) est à la fois une émouvante passation de pouvoirs entre figures de proue du cinéma français et un duo de contrastes entre deux hommes, deux styles, deux idées de la vie, contrastes jouissivement assumés.

Ensuite, il y aura, comme pour toutes les vedettes populaires, une kyrielle de films avec romance et action, action policière le plus souvent, qui forment le tout-venant de sa carrière. La renommée tôt acquise, l’acteur se fait aussi producteur et réalisateur, propriétaire d’une écurie de courses, organisateur de combats de boxe, amateur éclairé de dessins, de sculpture et de peinture, patron commercialisant sa griffe sur toute la planète, gourmand de conquêtes féminines, de gloire médiatique, de relations avec les grands de ce monde comme avec les personnalités de l’ombre, les uns comme les autres pas toujours choisis avec discernement. On se souvient, aussi, qu’il manifeste sa proximité avec des figures du grand banditisme et, bien que s’étant déclaré gaulliste, de leaders de l’extrême droite, multipliant les déclarations à l’emporte-pièce où se mêlent nostalgie réactionnaire, égocentrisme et goût de la provocation.

L’esprit de razzia à la hussarde, le goût du défi, la boulimie participent probablement d’une revanche sur une enfance pauvre et malheureuse. Né à Sceaux, le 8 novembre 1935, d’un père directeur d’une salle de cinéma et d’une mère préparatrice en pharmacie, qui divorcent quand l’enfant a quatre ans, il est élevé par des parents d’adoption près de la prison de Fresnes, puis trimballé de collèges en institutions scolaires dans la banlieue sud de Paris. Apprenti charcutier (chez son beau-père) entre autres nombreux métiers subis, il fuit tout cela en s’engageant dans l’armée, qui le mènera jusqu’en Indochine à l’heure de la défaite française. Mais lui s’était déjà fait virer pour vol.

Le contrôle et l’aura

Depuis, une volonté d’omniprésence, d’omni-reconnaissance, tout entière bâtie à partir d’un début de carrière mené comme une conquête-éclair par un homme qui deviendra aussi immensément cultivé, et fier de l’être. Un homme qui ne cachait pas sa volonté de pouvoir, en tout cas de contrôle, où son activité de producteur a joué un rôle décisif, comme il le disait lui-même.

En 1967, il met en chantier la production de Borsalino (1970), qui sera un de ses plus grands triomphes publics. En 1996, il racontait ainsi au quotidien Le Monde: «L’idée m’est venue d’un livre d’Eugène Saccomano, Bandits à Marseille, sur Carbone et Spirito. A la fin du premier chapitre il était écrit: “Leurs aventures firent rire et pleurer la terre entière.” De cette phrase est né le film, j’en ai parlé à Jacques Deray avec qui je tournais La Piscine (où il avait imposé son ancienne compagne Romy Schneider dans le premier rôle féminin). J’ai pris Jean Cau, Claude Sautet et Jean-Claude Carrière pour le scénario, et puis j’ai eu l’idée de l’affiche imbattable, Delon-Belmondo. J’étais le patron, j’engageais une équipe selon mes critères.»

capture_decran_2024-01-08_a_10.09.44Avec Jean-Paul Belmondo dans Borsalino.

«Un acteur reste un interprète, il peut marquer un film, mais n’est pas un créateur. Ma manière de créer aura été la production, j’ai fait vingt-trois films à ce poste, en utilisant la meilleure matière première dont je disposais: Delon dans le rôle principal. C’est à ce titre seulement que je parle de moi à la troisième personne. Il n’y a que les imbéciles qui ne le comprennent pas. Mais, aujourd’hui, ma maison de production, Léda, ne produit plus, elle se contente de gérer les droits des anciens films. Parce que le cinéma a changé: à présent il faut soumettre des projets à des comités de je-ne-sais-quoi dans les chaînes de télévision, qui vont me dire il faut changer ceci et cela. Après la vie que j’ai menée et la carrière que j’ai faite? Non merci!»

Cette carrière, la singularité de cette carrière, il est possible de la raconter à partir de quelques films qui sont loin d’être tous les plus reconnus, artistiquement ou par leurs résultats commerciaux. Ce sont eux qui permettent de cerner la singularité de la figure d’Alain Delon, de son aura de star bien au-delà de ses évidentes qualités d’acteur, et qui en fait par exemple le Français de loin le plus connu et admiré en Extrême Orient, jouissant d’une sorte de culte au Japon, tout en bénéficiant aussi d’une reconnaissance inusitée pour un acteur hexagonal aux États-Unis.

Des choix risqués

Très tôt après avoir conquis les sommets de la notoriété artistique et du box-office à l’aube des années 60, il choisit deux rôles totalement en marge de tous les repères et de toutes les promesses de succès ou de considération, tous deux terminés en 1964. Le premier, dont il est également le producteur, est un projet très risqué, aussi sur le plan politique, réalisé par un jeune réalisateur encore quasi inconnu. Deuxième film d’Alain Cavalier, L’Insoumis s’inscrit dans le contexte de la toute récente guerre d’Algérie, contant l’histoire d’un militaire acquis à l’OAS mais déserteur par amour d’une avocate française travaillant pour le FLN, d’après une histoire vraie. Cela vaudra au film une interdiction, qui durera jusqu’en… 2018.

1_alain-delon-alain-delon-10023181-500-341L’Insoumis d’Alain Cavalier. | Park Circus

La même année 1964 (et à nouveau dans l’ombre portée de la guerre d’Algérie), il apparait aussi dans un film tout aussi maudit, L’Amour à la mer, le premier long métrage du cinéaste poète Guy Gilles, artiste voué à une injuste confidentialité. Loin de constituer des erreurs maladroites, ces films témoignent du goût qu’aura eu Delon de jouer des paris risqués –et parfois de perdre.

1967 est l’année d’un de ses plus grands rôles, qui le rendra célèbre dans le monde entier, sous la direction d’un immense cinéaste Jean-Pierre Melville. Le Samouraï, dont la stylisation inspirera notamment une grande part du cinéma d’action hongkongais, au point que Johnnie To tournera en 2009 un sequel (Vengeance avec Johnny Halliday dans le rôle de Jeff Costello vieilli, après que Delon ait refusé de remettre l’imperméable) est un impressionnant exercice de style.

019860.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxxDans Un Flic de Jean-Pierre Melville. | Studiocanal

Mais le très grand rôle de Delon chez Melville n’est sans doute pas celui-là, qui repose sur quelques règles simples de jeu, ni Le Cercle rouge où Yves Montand et Bourvil sont bien plus mémorables. Il faut attendre le dernier film de Melville, le crépusculaire et même complètement halluciné Un Flic (1972) pour voir la star ultrapopulaire donner une interprétation spectrale, habitées de forces obscures que le cinéaste et l’acteur explorent de concert.

Maltraiter son image

Davantage que pour la spectaculaire scène de casse en hélicoptère au-dessus d’un train en marche, c’est cette approche complexe, traversées de noirceurs, qui fait d’Alain Delon bien plus qu’un héros séduisant de films d’action. On le devine plus ou moins dans les polars qu’il joue pour Robert Enrico, Edouard Molinaro, Georges Lautner, José Giovanni, Jacques Deray ou José Pinheiro, selon des recettes standards du polar à la française que sa présence distord toujours un peu. (…)

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En 2018 ou en 1019, neuf DVD et coffrets à ne pas manquer

Marginalisé par les plateformes en ligne, le DVD est de plus en plus l’occasion d’éditions soignées, souvent accompagnées de compléments audiovisuels ou imprimés de qualité.

L’intégrale Nuri Bilge Ceylan, Memento Films

Le cinéaste turc auréolé de la Palme d’or 2014 pour Winter Sleep s’est imposé depuis seize ans (avec Uzak, en 2002) comme une grande figure du cinéma international, et comme le seul représentant de son pays sur la scène mondiale.

La vertu de ce coffret est de permettre d’avoir accès à l’œuvre dans son ensemble, ce qui permet d’en vérifier la cohérence, l’ambition, les innovations du réalisateur au sein de son propre univers, jusqu’au récent Poirier sauvage, qui fut l’un des titres importants de la compétition officielle lors du dernier Festival de Cannes.

Bilge Ceylan est l’auteur d’au moins un chef-d’œuvre, le magnifique Il était une fois en Anatolie (2011). Mais grâce à cette édition, il sera aussi possible de vérifier –ou de découvrir– combien ses deux premiers longs-métrages, peu vus, les très beaux Kasaba (1997) et Nuages de mai (2000), révélaient déjà la puissance d’évocation de son cinéma.

Clint Eastwood, collection de dix films, Warner

Il n’y a pas que les petites maisons courageuses pour continuer de proposer des éditions de qualité de grands cinéastes. Le Studio Warner sort ainsi toute une batterie de coffrets, qui concernent trois cinéastes majeurs. Rien d’inédit ici, mais la possibilité de réunir des pans considérables d’œuvres qui ne le sont pas moins.

Stanley Kubrick, évidemment, avec quatre titres essentiels (mais ils le sont tous): Orange mécanique, Shining, Full Metal Jacket et Eyes Wide Shut.

Une quasi-intégrale de Christopher Nolan, figure majeure de la recherche actuelle au cœur même de l’industrie hollywoodienne, véritable auteur de cinéma au plein sens de la formule.

Et des florilèges, déclinés selon plusieurs formules, du cinéma de Clint Eastwood. Parmi les options, arrêt sur le coffret de dix titres réalisés entre 1993 (Un monde parfait) et 2016 (Sully). On peut dire la carrière du réalisateur Eastwood inégale, elle l’est, mais elle témoigne d’une ambition, d’une diversité, d’une sensibilité à l’époque et à ses enjeux exceptionnelles.

C’est vrai du chef-d’œuvre du western critique et torturé si mal nommé (en français) Impitoyable et de son pendant côté film noir encore plus douloureux Mystic River, vrai du sommet du mélo que reste Sur la route de Madison comme de ce grand film humaniste et démocratique qu’était Gran Torino, ou de ce biopic décalé, histoire d’une certaine Amérique plus que du flic Hoover, J. Edgar. Et c’est aussi vrai d’un titre tenu à tort comme mineur, l’étrange et troublant Créance de sang.

Il ne s’agit pas ici seulement d’ambition concernant les genres ou les sujets, il s’agit d’un style, nerveux, tendu, extrêmement attentif aux rythmes et aux présences humaines, sur des trajectoires très fréquemment au bord du gouffre.

Alors, oui, on peut se passer d’Invictus et d’American Sniper, qui complètent le coffret. Mais on ne peut pas, si on aime le cinéma, se passer de Clint Eastwood, et les huit autres films en portent un imparable témoignage.

René Féret, 40 ans de cinéma, JML Distribution

C’est, si on veut, le contraire du précédent –ou plutôt son symétrique. René Féret, réalisateur de seize films en quarante ans, n’occupe pas le haut de l’affiche. Dans une pénombre plutôt injuste, il a tracé un sillon obstiné et personnel, aussi parce qu’il vivait dans un pays, la France, où des réalisateurs ne rencontrant guère le succès commercial peuvent poursuivre ce que l’on nomme une carrière –avec énormément de difficultés, mais ils peuvent.

Féret s’est fait connaître en 1975 avec le très beau Histoire de Paul, salué par la critique et une forme de reconnaissance. Son deuxième film, en compétition à Cannes, La communion solennelle (1977), semblait devoir établir une place stable pour cet auteur au ton et au regard singuliers, fils de commerçants du Nord resté attaché à l’univers dont il est issu, proche des personnages et des situations, dans une veine qui le rapproche de René Allio et de Robert Guédiguian, dont il a produit certains films. Troublant, Le Mystère Alexina, récit de l’apparition dans l’espace public d’une personne trans* d’après un texte exhumé par Michel Foucault –proche du réalisateur depuis ses débuts–, reste dans les marges de la visibilité.

Ce sera désormais le destin de ses films, produits par sa propre société aux allures de coopérative. Sans stars ni soutiens médiatiques, ils ne retiennent guère l’attention –jusqu’au dernier, l’émouvant Anton Tchekhov 1890, sorti discrètement en 2015, l’année où son auteur s’éteignait à l’hôpital.

Ce cube noir qu’est le coffret réunissant la totalité de ses films est un petit pavé dans la mare d’une indifférence injuste. Il témoigne d’une des raisons d’être du DVD, la possibilité de garder trace, et si possible de ramener à la mémoire, des films ou des ensembles de films qui ne risquent pas d’être souvent recherchés sur internet ou programmés par les télévisions.

Jean-Paul Belmondo et Alain Delon, Carlotta

En France aussi, on a des stars. En tout cas, on en a eu, deux d’un coup, en miroir plus qu’en supposés conflits entretenus par les gazettes, mais pas moins complètement différents pour autant.

Jean-Paul Belmondo, formé au théâtre classique et révélé par la Nouvelle Vague naissante, chez Godard, Chabrol et Truffaut, deviendra un Bebel national gouailleur et très peu regardant sur l’intérêt des films dans lesquels il tournera, au-delà du soin apporté à sa figure, sinon à sa statue.

Les six DVD réunis ici sont assez proches du meilleur choix possible pour évoquer son parcours, à partir de sa rampe de lancement des années 1960, avec À bout de souffle, mais aussi le film noir brutal et mélancolique de Jean-Pierre Melville, Le Doulos, le jaillissement du gai luron cascadeur dans L’Homme de Rio, l’adoubement par Gabin (Un singe en hiver) et Ventura (Cent mille dollars au soleil). Ce qui mène au Magnifique, emblème de la gloire déjà établie, du typage du personnage, de ses ficelles et de ses charmes. C’est d’ailleurs le titre du gros album que l’éditeur Carlotta publie avec les DVD, Jean-Paul Belmondo le magnifique, de Sophie Delassein.

Le coffret consacré à Alain Delon est lui doté d’un livre rédigé par Baptiste Vignolet, et porte le titre plus austère d’Une carrière, un mythe. Avec le jeune homme surgi de nulle part et irradiant l’écran, qui deviendra l’acteur français le plus célébré dans le monde (et le reste), on retrouve des parallèles avec Belmondo.

Lui aussi a reçu l’onction de Jean Gabin (Mélodie en sous-sol est réalisé par Henri Verneuil juste après Un singe en hiver), les deux se retrouvant ensuite dans Deux hommes dans la ville, puis dans le cadre du trio générationnel Gabin-Ventura-Delon du Clan des Siciliens. Si Plein soleil est à la fois le long-métrage qui a largement révélé l’acteur et désormais un film culte, même avec le magnifique Cercle rouge de Jean-Pierre Melville (Melville, autre point commun entre les deux acteurs), l’ensemble complété par le racoleur La Piscine est loin de rendre justice ni au mythe, ni à la carrière de celui qui fut inoubliable chez Visconti et Antonioni, Cavalier et Losey, pour s’en tenir là aussi aux seules années 1960 et 1970.

Cinq films de Mikio Naruse, Carlotta

Depuis longtemps reconnu comme le quatrième du carré d’as du grand cinéma classique japonais (avec Mizoguchi, Ozu et Kurosawa), Naruse demeure dans les faits en retrait, comme si la reconnaissance occidentale ne pouvait absorber plus de trois auteurs.

C’est parfaitement injuste, au vu en particulier des cinq films qui composent ce coffret. Délicatesse et cruauté, élégance et vertige des émotions courent tout au long de ces œuvres à la beauté fragile, toutes centrées sur des personnages féminins mémorables.

On a eu l’occasion, grâce à une sortie en salle, de dire tout l’enthousiasme qu’inspire Une femme dans la tourmente (1964), mais du Grondement dans la montagne (1954) à son quatre-vingt-neuvième et dernier film, Nuages épars (1967), l’ensemble proposé par ce coffret permet un premier survol judicieux d’une œuvre qui reste encore à découvrir.

«Taipei Story» et «A Brighter Summer Day» d’Edward Yang, Carlotta

Le deuxième et le quatrième film d’Edward Yang sont deux sommets du cinéma moderne chinois. A Brighter Summer Day (1991) est même désormais reconnu comme l’une des grandes œuvres du cinéma mondial, enfin rendu accessible dans sa version intégrale. Fresque générationnelle, le film démontrait une richesse et une sensibilité dans la mise en scène exceptionnelles.

Mais Taipei Story (1985), dont l’interprète principal est l’autre immense réalisateur taïwanais apparu au début des années 1980, Hou Hsiao-hsien, est un portrait impressionnant de finesse tendue d’un homme à la dérive dans un univers qui bascule, alors que Taipei –et toute une partie de l’Asie– entrait dans un nouveau monde. Là aussi, l’invention formelle et l’intelligence de la composition sont au service d’une compréhension d’un bouleversement à l’échelle d’une société toute entière.

N.B.: l’auteur de ces lignes a contribué à l’un des bonus de ces films.

 

«Daïnah la métisse» de Jean Grémillon, Gaumont

Signé d’un des plus grands cinéastes français (l’auteur de Remorques et de Lumière d’été, entre autres), ce film de 1932 est à la fois sidérant de beauté et passionnant pour les enjeux qu’il mobilise. Racontant un crime à bord d’un paquebot de luxe en route vers les tropiques, il a pour héros des personnages totalement exclus du cinéma français de l’époque, une jeune femme métisse et son mari noir (joué par Habib Benglia, le seul acteur noir du cinéma français d’avant-guerre).

La splendeur des images, composées par le peintre Henri Page et sublimement restaurées par les orfèvres de l’Immagine ritrovata de Bologne, se déploie aussi bien dans les scènes documentaires de la vie à bord, notamment dans la salle des machines ou lors du «passage de la ligne», que dans les compositions proches du surréalisme, en particulier l’incroyable bal masqué, ou les tours de magie renversants qu’exécute le mari de Daïnah.

Autour de celle-ci, c’est une troublante sarabande de séduction, de jeux des apparences, de passion physique aux limites de la transe, de désir, de violence et de mort qui se déploie dans ce film bref (52 minutes) d’une intensité rare. Si sa brièveté tient en partie à ce que des éléments ont été perdus, cela n’affaiblit nullement l’intérêt du film, où le son alors naissant joue un rôle important –notamment la musique et les bruits du navire.

Daïnah la métisse n’est pas seulement la révélation d’un objet plastique de toute beauté, c’est aussi un cas sans équivalent de transgression des codes coloniaux d’alors, avec deux personnages principaux «de couleur», un assassin blanc (la seule vedette du générique, Charles Vanel) et un jeu d’une richesse étonnante avec les références –en matière de races, de classes, de genres– tout autant qu’avec les formes.

«Wajib», «Phong», «L’Insoumis», trois échappées sur grand écran

Venus de Nazareth, de Hanoï ou d’un lointain passé, signés par la Palestinienne Annemarie Jacir, le couple franco-vietnamien Tran Phuong Tao et Swann Dubus ou Alain Cavalier, trois films à dénicher parmi les (trop) nombreuses sorties de cette semaine.

«Wajib»

La réalisatrice palestinienne Annemarie Jacir a beaucoup à exprimer sur l’état de l’endroit où elle vit. Cela se comprend. Cette urgence limite sa disponibilité à explorer ce que le cinéma pourrait justement apporter à ce qu’elle tient à faire entendre.

Wajib, son troisième long métrage, est ainsi ce qu’on nomme un film de dispositif: un principe de base organise la succession de situations. Et ces situations sont destinées à illustrer les informations que la réalisatrice entend faire passer.

Mohammed et Saleh Bakri, père et fils à la ville comme à l’écran (©jbaproduction)

Le dispositif est ici la tournée dans les différents quartiers de Nazareth, la plus grande ville arabe d’Israël. Tournée qu’effectuent un père et son fils pour inviter la famille et les plus ou moins proches et obligés au mariage de leur fille et sœur. L’occasion de dresser un portrait d’une société laminée par la domination coloniale juive.

Le père, professeur respecté, a depuis longtemps choisi de négocier «au moins pire» avec les autorités, tout en respectant les règles traditionnelles de cette communauté qui compte presque autant de chrétiens que de musulmans. Le fils, qui vit en Europe, incarne à la fois le maintien d’un esprit de résistance antisioniste et une idée de l’existence plus moderne.

Les personnages sont interprétés par deux acteurs palestiniens connus, Mohammed et Saleh Bakri, qui sont véritablement père et fils. À l’instar du film dans son ensemble, ils jouent de manière si signifiante que ce lien qui aurait pu être troublant, déstabilisant, reste un simple artefact.

Bande annonce du film. 

Au fil des visites, des conflits, des rebondissements, se compose donc une succession de vignettes dont on ne discutera pas la pertinence, mais qui risqueraient de relever davantage d’un théâtre d’intervention. Heureusement, le cinéma est un allié qui agit même quand on ne compte guère sur lui. (…)

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