Le double défi de «La Voie royale»

Quand Sophie (Suzanne Jouannet) affronte des épreuves qui ne tiennent pas qu’à la complexité de problèmes de maths.

Le film de Frédéric Mermoud accompagne le parcours d’une étudiante hors des chemins auxquels elle semblait promise, en prenant des risques similaires.

Elle a fait ce qu’il fallait pour nourrir les cochons. Et puis, elle s’est changée et a filé au lycée. Le prof a vu en elle la promesse d’une réussite inhabituelle. Son père et sa mère ne sont franchement pas sûrs, son frère carrément hostile… Mais elle va tenter le coup.

Très vite se met en place le mécanisme qui fait la dynamique du troisième film de Frédéric Mermoud. Cette dynamique va simultanément se jouer sur deux terrains, celui qui met à l’épreuve le personnage principal et celui qui met à l’épreuve le cinéaste.

Le personnage principal s’appelle Sophie, ses parents sont agriculteurs, elle est une lycéenne douée, surtout en maths. La voici en prépa à Lyon, où elle découvre les multiples embûches sur le chemin du «parcours d’excellence» auquel elle est supposée être vouée, nonobstant l’écart de situations sociales et des codes qui leur correspondent avec ses condisciples.

Vers quoi?

Le cinéaste doit, quant à lui, à la fois accompagner ce récit d’apprentissage, genre codé lui aussi, et ne pas s’y laisser enfermer. L’une et l’autre, Sophie et Frédéric Mermoud, doivent à la fois jouer le jeu et s’en affranchir. Avec comme horizon commun la question implicite que pose le titre du film: la voie royale, certes, mais vers quoi?

De la manière dont Sophie accomplira un parcours qui, quelque opinion qu’on en ait est de toute façon le sien, on ne dira rien ici. Mais de la manière dont le réalisateur effectue son propre parcours mérite l’attention, par la façon dont il ne cesse de déplacer, apparemment à la marge, les ressorts classiques de son récit.

Son atout principal pour ce faire est clairement la jeune actrice Suzanne Jouannet et ce qu’elle fait exister à la fois de détermination et de fragilité, de charme et d’opacité. La Voie royale, aussi précisément située soit son histoire, est bien un récit d’apprentissage au sens plein, dans lequel l’héroïne doit se comprendre et se construire tout autant que vaincre les diverses formes d’adversité qu’elle rencontre.

La présence à l’écran de la jeune actrice, irréductible à un modèle et de prime abord encore malléable, fait d’autant mieux écho à la situation narrative que les autres protagonistes (parents, profs, condisciples) ressemblent trait pour trait à l’image qu’on se ferait d’eux et d’elles.

Sophie et sa condisciple suradaptée (Marie Colomb), au croisement de multiples manières de s’allier ou de s’opposer. | Pyramide Distribution

Et cela, y compris lorsque ce que font ces personnages s’avère un peu, ou plus qu’un peu, décalé par rapport aux poncifs. Ainsi des parents de Sophie et son frère, mais surtout de la voisine d’internat, profilée pour triompher, et de la professeure de physique qui dresse sur le chemin de la «taupine» de multiples barrières.

Au crédit du tracé de La Voie royale doit aussi être portée sa manière d’inscrire la scène principale de la fiction –le parcours de Sophie– dans plusieurs contextes, qui concernent aussi bien la situation des paysans que l’usage actuel des mathématiques, essentiellement dans le cadre de la finance et des enrichissements délirants qu’elle permet à certains. (…)

«En nous», «Fils de Garches», «Le Dernier Témoignage», vertus du «que sont-ils devenus?»

Cadiatou, ancienne lycéenne des quartiers Nord de Marseille, qui pas à pas construit sa vie.

Trois documentaires regardent et écoutent des personnes ô combien diverses, à la lumière de ce qu’elles furent et de ce qu’elles firent. Le cinéma apparaît comme un incomparable outil pour comprendre le présent grâce aux trajets accomplis.

En nous de Régis Sauder

Elles et ils sont dix. Ils auront bientôt 30 ans. Il y a onze ans, ils étaient les personnages du documentaire Nous, princesses de Clèves, tourné dans un lycée des quartiers nord de Marseille où, en réaction à une provocation de haine sociale de Sarkozy, leur professeure leur faisait étudier le roman de Madame de Lafayette. À partir de cette situation, le film de 2011 ouvrait de multiples perspectives, collectives et individuelles.

Aussi banal et évident soit-il, le génie naturel du cinéma de pouvoir mettre en regard des états d’une même personne à une décennie d’écart garde tous ses pouvoirs de suggestion, d’étonnement, parfois de dramatisation et d’humour.

En retrouvant aujourd’hui dix des élèves qu’il avait alors filmé·es, et en réutilisant des séquences du premier film, Régis Sauder active ces ressources, et c’est une cascade de contrastes, de surprises, de signes multiples, innombrables déplacements voulus ou subis.

Le montage entre les deux époques devient une aventure, un écheveau d’aventures, celles de vies chacune singulière. Le réemploi d’images du premier film fonctionne comme un révélateur –et rend le nouveau parfaitement clair à qui n’aurait pas vu celui de 2011.

Ensemble, ces vies et les manières dont elles sont évoquées racontent énormément de l’état de la France actuelle. Mais jamais la généralité ne prend le pas sur tout ce qui considère chacune et chacun pour son parcours propre, et ce qu’il ou elle peut, ou veut en dire. Les gestes, les vêtements, les environnements aussi racontent, implicitement.

Ils et elles sont dix. Armelle, Cadiatou, Laura, Abdou, Sarah, Albert… Dix plus une, Emmanuelle, qui était leur prof à l’époque du premier film. Elle enseigne toujours le français dans le même lycée des quartiers nord. Malgré les conditions de pire en pire, elle tient encore non seulement son poste, mais son discours d’espoir et de résistance contre l’empilement des soi-disant fatalités qui condamnent et qui oppressent.

En pointillés, elle fait le lien elle aussi entre naguère et maintenant, elle est la continuité souterraine quand chacun des personnages principaux du récit donne accès à ce que son parcours a d’unique.

Unique et pourtant, représentatif. Ainsi de cette récurrence des tentatives de travailler dans le monde du soin et de s’approcher du service public, pour en expérimenter la souffrance au travail dans des conditions qui constamment se dégradent.

Mais précisément, dans En nous, ce n’est plus un discours, ce sont des expériences, racontées avec émotion, et souvent humour. Et la composition générale du film, trouvant sa dynamique dans l’agencement des situations individuelles et des contextes, permet une circulation vivante, une mobilité du regard aussi chez les spectateurs.

Albert, qui revendique des choix personnels parfois difficiles, mais où il s’est affirmé. | Shellac Distribution

Le titre incite au rapprochement avec le formidable documentaire d’Alice Diop, Nous, sorti il y a un peu plus d’un mois. Les contextes et les partis pris de réalisation sont différents, mais les deux films ont en commun de déjouer les simplifications et les slogans.

Comme sa consœur en banlieue parisienne, Régis Sauder construit, à Marseille, à Lausanne, à Malte, à Lyon, à Paris (là où sont aujourd’hui ses personnages) une circulation qui ouvre à ce que Victor Segalen appelait «le sentiment que nous avons du divers».

Non pas «la diversité» comme collection de situations faisant statistique, mais comme capacité de circuler et d’être affecté par des façons d’être au monde, de le percevoir, de le transformer même de manière infinitésimale. À ce titre, En nous est un voyage, un beau voyage dans le cosmos des vies multiples dont ses quelques protagonistes éclairent l’immensité des possibilités.

Fils de Garches de Rémi Gendarme-Cerquetti

Rémi Gendarme-Cerquetti (à gauche) filme Sophie Pichot, une autre des anciennes de l’hôpital de Garches. | The Kingdom

Garches est une commune des Hauts-de-Seine, dans la banlieue ouest de Paris. Il s’y trouve l’hôpital Raymond-Poincaré, qui fut longtemps le seul en France à accueillir les personnes ayant des handicaps invalidants très lourds, notamment les enfants, et reste un des principaux centres de traitement de ces pathologies.

Rémi Gendarme-Cerquetti est cinéaste. Il est, aussi, un ancien patient de cet hôpital, et il est toujours en fauteuil, avec des capacités de mobilité très réduites. Son film est l’exploration, à partir de ce qu’a été et de ce qu’est cette institution, mais surtout à partir des témoignages de quelques-uns des patients et des soignants, de multiples manières d’être des humains quand des circonstances, à la naissance ou ensuite, ont très massivement réduit un certain nombre de facultés physiques.

Ils et elles ont été traités, enfants, pour des malformations et des dysfonctionnements, et ont affronté à la fois la souffrance et la peur, les angoisses de leurs parents, des pronostics médicaux en forme de condamnation sans appel. (…)

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«L’Académie des muses», le jeu des divinités charnelles

AML’Académie des muses de José Luis Guerin, avec Raffaele Pinto, Emanuela Forgetta, Rosa Delor Mura, Mirela Iniesta, Patricia Gil, Carolina Llacher. Durée : 1h32. Sortie le 13 avril.

Intéressantes, les histoires d’amour célébrées par la mythologie antique et la littérature médiévale que raconte le professeur. Séduisantes, les étudiantes qui l’écoutent dans l’amphithéâtre de cette fac de Barcelone. Amusant, le jeu qui se tisse entre elles et l’enseignant quant à l’actualité des sentiments et des relations évoqués par les anciens textes. Subtil et cruel, le dialogue entre le professeur et son épouse, adroite à dévoiler les arrières pensées de l’homme et les sous-entendus des grands récits fondateurs de la culture occidentale.

Séduisant, intéressant, amusant, subtil et cruel, ainsi sera le nouveau film de José Luis Guerin. Des jeux de l’amour et du savoir, du désir et du pouvoir, il semble d’abord proposer, avec une grâce qui réjouit, une description documentaire, à la fois érudite et ludique. Mais ce dialogue entre l’éminent philologue Raffaele Pinto et sa femme à propos de l’utilisation de l’amour courtois pour assurer la domination masculine, pourquoi y assistons-nous à travers une fenêtre fermée, où coulent des gouttes de pluie ? Ces gouttes qu’on retrouvera sur le pare-brise de la voiture où le professeur est rejoint par une étudiante pour un dialogue « pédagogique » dont les enjeux sont alternativement trop clairs et trop opaques.

Ce simple dispositif pluvial, ou son cousin, un système de reflets sur des vitres qui souvent s’interposent, à la fois met à distance et réfracte la présence d’un monde plus vaste, monde peuplé d’humains et de nuage, de lumière et d’activités quotidiennes, qui simultanément contient et ignore ce qui se trame devant nous. Ainsi, toujours entre savoir réellement plaisant, séductions croisées et inégales, défis adolescents ou madrés, ruses et malentendus, un marivaudage complexe se met en place, qui ne cesse de déplacer le regard et l’écoute du spectateur.

Mais voilà que nous partons en voyage. Voilà qu’on débarque, sur les traces de Dante et Béatrice, dans une Italie hantée de souvenirs mythologiques et de bergers très physiques. Arcadie rieuse et sensuelle en contrepoint aux austères théâtres de l’enseignement académique, mise en circulation au grand air des ressources pas du tout futile du désir, de l’attirance des corps, de l’envoutement des mots, comme révélateurs et analyseurs des relations de domination, des mouvements de libération.

A l’écoute des sons de la nature (le vent) et de la culture (les cloches), de la campagne sarde aux portes de l’enfer du lac Averne, d’Eurydice à Héloïse et aux très contemporaines Rosa, Mireia, Patricia et Carolina, entre fable érotique et méditation politique, L’Académie des muses fraie un chemin intrigant et attirant.

Le cinéaste d’En construccion et de Dans la ville de Sylvia semble découvrir pas à pas, plan à plan, de nouvelles manières de faire se répondre et s’enrichir les ressources du documentaire et de la fiction, en même temps qu’il les invente. Et cela devient comme une aventure de plus, une intrigue supplémentaire que se faufilera tout au long des rebondissements et retournements qu’enclenche le projet de « l’académie des muses » véritablement concocté par les étudiantes du professeur Pinto. Lorsque la lumière reviendra dans la salle, quel étrange voyage nous aurons fait.

 

«L’Avenir» ou le pas de la vie

huppertL’Avenir de Mia Hansen-Løve, avec Isabelle Huppert, André Marcon, Roman Kolinka, Edith Scob. Durée: 1h40. Sortie le 6 avril.

À quoi cela tient-il? Peut-être, par exemple, à la démarche. À un rythme, un élan, le bruit des talons. C’est très physique, en tout cas. Dans ces montagnes où se termine le film, on dit «le pas» pour le passage entre deux sommets.

Il s’agit d’une traversée, d’un col à franchir dont on ne voit pas l’autre versant, dont on ignorait même qu’il se trouvait là, épreuve, rupture dans le fil des jours. Nathalie, comme toute personne réputée adulte sait ça, doit faire face à des tournants, de l’inattendu, un monde autre qui soudain peut devenir vôtre, de gré ou de force. De là à le vivre…

Nathalie le sait peut-être même un peu mieux, elle qui fait métier et passion de l’étude des idées, celles qui accompagnent et réfléchissent ce que c’est qu’être dans la vie –donc aussi avec la mort. Elle qui, chaque jour, adulte parmi ceux qui ne le sont pas encore, s’occupe de partager ce savoir, prof de philo dans un lycée parisien, gourmande d’échanges et de débats autant que pédagogue rigoureuse.

Un tel métier, une telle passion, cela colore la capacité de faire avec les remous de l’existence, guère plus. Après… Les crises et le déclin de sa mère, son couple qui se brisent, les grands enfants qui suivent d’autres chemins, la séduction possible et impossible d’un ancien élève, l’exigence sans espoir d’une fidélité à une qualité des choses dont l’époque ne veut pas, l’affection et la peur. Pour elle comme pour chacun, même si pour chacun d’une manière un peu particulière.

C’est le tissu même des jours, la trame d’une existence qui n’existe que de gestes, de vibrations de voix, d’accélération ou de ralentissement d’un pas, de suspens d’une phrase.

Elle filme ça, Mia Hansen-Løve. Elle joue ça, Isabelle Huppert. Elles le font ensemble. C’est comme si c’était exactement le même flux, celui du récit et de sa mise en scène, celui de l’interprétation. Le film en palpite, de cette union secrète, qui accompagne les péripéties d’une vie.

Et dès lors L’Avenir, narration d’une totale limpidité, n’est plus, ou plus seulement, la chronique d’une femme, ou l’histoire d’un passage à un ailleurs d’un personnage dans l’âge qui vient.

C’est un flot irisé d’une infinité d’échos, de suggestions, d’harmoniques. Cette aventure de l’existence vaut pour chacun, à n’importe quel âge, de n’importe quel sexe, dans n’importe quelle situation matérielle, sociale, conjugale. (…)

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Lignes à haute tension

At Berkeley, de Frederick Wiseman (durée: 4h04)

atberkeleywiseman

Voici près d’un demi-siècle que, par les moyens du cinéma documentaire, Frederick Wiseman travaille à observer et à comprendre le fonctionnement des systèmes qui organisent nos existences. Depuis Titicut Follies (1967, sur une institution psychiatrique), High School, Law and Order, Hospital, Juvenile Court, Welfare (sur un centre médico-social), The Store, Near Death (sur une unité de soins intensifs), Zoo, Public Housing (sur les logements sociaux), State Legislature (sur le parlement de l’Idaho) ou encore La Danse, le ballet de l’opéra de Paris, sont quelques repères majeurs d’une œuvre qui compte 66 titres attentifs aux procédures de l’espace social (public ou privé) caractéristique des sociétés occidentales (1).

Cet immense accomplissement en équipe légère, servi par un sens de l’écoute (sur ses tournages, Wiseman ne tient pas la caméra mais le micro) et du montage, atteint aujourd’hui un de ses sommets avec At Berkeley.

Ce documentaire-fleuve concerne un lieu en effet passionnant, l’université de Berkeley dans la baie de San Francisco, symbole de l’excellence de l’enseignement supérieur public dans un pays où l’enseignement privé est supposé roi –Berkeley est régulièrement classée troisième meilleure université du monde après Harvard et Stanford. Le berceau d’une recherche de haut niveau en sciences sociales comme en sciences dures, le cœur de la contestation et de la contre-culture américaines des années 1960-70 ayant cherché à en préserver une partie de l’esprit, une cité dans la cité, un énorme assemblage de populations diverses avec les singularités d’une «vie de campus» beaucoup plus intégrée que ce qu’on connaît ici.

Il donne les idées générales, les faits et les chiffres. Il montre les cours de physique théorique et de poésie, y compris en faisant rimer Thoreau et supernovas, Walden et les séminaires sur le «racisme de fait», les enseignements de médecine et de philo, les matches de hockey et les chorales. Il fait entendre les différents idiomes locaux et donne à voir les systèmes de signes en vigueur.

Il souligne aussi quel idéal démocratique américain représente cette université, soulignées par les paroles du vieil hymne de Steve Grossman City of New Orleans. Ce n’est plus un train mais l’université, ou plutôt ce qu’elle symbolise, qui chante:

«Good morning, America, how are you
Don’t you know me, I’m your native son.»

Mais si les quatre heures du film permettent d’aborder ces multiples facettes, le cinéaste fait néanmoins un choix aussi périlleux que finalement décisif: consacrer une bonne moitié de l’ensemble de ses séquences à des réunions où sont discutés entre personnels concernés les multiples problèmes de tous ordres qui doivent être réglés pour que vive et prospère une institution comme Berkeley, dans un contexte de violente diminution des ressources publiques allouées par l’Etat de Californie.

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(1) A lire, le livre de  Maurice Darmon: Frederick Wiseman / Chroniques américaines, PUR 2013