Venise 70-4 (1/09) De toutes les couleurs, à toutes les vitesses

Il arrive qu’une journée dans un festival soit réussie grâce à une unique  rencontre, avec un film, parfois avec une personne – et que cela suffise largement. Il arrive qu’une journée dans un festival soit réussie parce que, de manière en général non concertée, des films se font écho, semblent se parler d’une séance à l’autre, quand bien même rien ne semblait les rapprocher. Et il arrive qu’une journée dans un festival soit réussie exactement pour la raison inverse, parce qu’on aura croisé en chemin des réalisations que rien de perceptible ne rapproche, hormis le plaisir qu’on a pris à les regarder, et que cette hétérogénéité même, qu’il serait vain de vouloir réduire, témoigne de la vitalité et de la diversité de cet arte cinematografico au service duquel la Mostra s’affirme exister, comme ce devrait être le cas de tous les festivals, dans toutes les langues. Et c’est ce qui s’est produit avec les 5 films vus ce samedi.

Soit, dans l’ordre (de découverte) :

Judi Dench et Steve Coogan dans Philomena de Stephen Frears

Philomena de Stephen Frears, sans doute un des rares véritables cinéastes classiques contemporains. Son admirable The Queen en avait donné un exemple il y a 6 ans, auquel fait suite par dessus quelques réalisations récentes de moindre intérêt cette transposition d’un fait divers devenu un reportage de presse et un livre. La quête de la vieille dame à la recherche du fils dont elle avait accouché 50 ans plus tôt et que lui avaient enlevé les bonnes sœurs irlandaises qui l’avaient sous leur garde témoigne de la réussite de ce genre très difficile : un mélodrame intelligent. Un mélo pour de bon, mais qui ne méprise ni ses personnages, ni ses spectateurs, et parvient en suivant un fil aussi linéaire que possible à construire une multiplicité de possibilités de compréhension des clivages du monde tel qu’il est, tel qu’il fabrique tant et tant de malheur pour ceux qui l’habitent, tel aussi qu’il est malgré tout habitable.

Lu Yulai dans Trap Street de Vivian Qu

Trap Street, premier film de la réalisatrice chinoise Vivian Qu, est une histoire d’amour kafkaïenne, qui vire au thriller fantastique, mais un fantastique entièrement indexé sur le contrôle paranoïaque des autorités du pays. Une situation où les nouvelles technologies sont à la fois vecteurs d’autonomie individuelle, d’aliénation nouvelle et de contrôle étatique accru. Grâce aussi à ses acteurs, et à un filmage dont l’instabilité renvoie à la fragilité du rapport au réel du personnage principal, Trap Street réussit à relancer en permanence les dés d’une construction en clair-obscur, où la dimension documentaire et la dimension onirique se soutiennent avec vigueur.

Alba Rohrwacher dans Con il fiato sospeso de Costanza Quatriglio

Con il fiato sospeso (« Le souffle coupé »), moyen métrage de l’Italienne Costanza Quatriglio, est un cri vibrant comme une guitare hard rock et étouffé comme un sanglot pour un ami disparu. Cet étrange poème aux allures documentaires évoque les conditions dans lesquelles des recherches médicales ont été menées par des étudiants utilisés par l’industrie pharmaceutique, au péril de leur vie. Il le fait d’une manière qui ne cesse de troubler et d’émouvoir, souvent sans qu’on sache bien pourquoi, alors même que se dessine peu à peu la ligne directrice qui le guide.

Rédemption de Miguel Gomes

Rédemption est aussi un moyen métrage, qui permet de retrouver Miguel Gomes, un an et demi après Tabou. Composé de quatre « lettres » lues en voix off dans quatre langues européennes (portugais, italien, français, allemand) tandis qu’à l’écran apparaissent des images venues de films de famille ou d’archives filmées entretenant un lien mouvant, indirect mais jamais entièrement rompu avec ce qu’on entend, le film engendre une sorte de rêverie où reviennent les idées d’innocence, de désir de pouvoir, d’inquiétude pour lavenir. La chute, gag foudroyant, rééclaire l’ensemble, sans diminuer la qualité et complexité de ce qui a été éprouvé durant la projection.

Le vent se lève de Hayao Miyazaki

Le vent se lève de Hayao Miyazaki a toutes les raisons de figurer en bonne place parmi les grandes réussites du cinéaste japonais. Placé sous le signe inattendu de Paul Valery, affrontant la grande difficulté de construire un récit conforme aux idéaux qui portent toute l’œuvre du réalisateur alors que son héros est le fabricant d’un célèbre avion de guerre, le Zéro, Le vent se lève fait de cette contradiction un des nombreux ressorts qui nourrissent la complexité non du récit (qui est très simple), mais de la dynamique narrative de ce qui aussi sans doute le film le Miyazaki le plus directement ancré dans des faits réels (l’histoire du Japon des années 1910 à la défait en 1945), même si les dimensions oniriques restent très présentes, et très créatives. Parmi les nombreuses autres ressources du film, il faut citer, de manière peut-être plus visible que jamais, un véritable plaisir de dessiner, dessiner des avions bien sûr, mais aussi des trains, des voitures, des bateaux, des maisons, des champs, des hangars, le vent dans les herbes, d’une manière à la fois admirablement juste et étonnamment inventive.

Une pensée apitoyée, au sortir de cette journée, pour ceux qui racontent un peu partout que le cinéma serait un art fatigué ou usé.

 

Venise 70-3 (31/08) Deux réalisatrices réveillent la Mostra

Elena Cotta et Emma Dante dans Via Castellana Bandiera

 

Nous attendions l’une et pas l’autre. Ce « nous » ne concernent pas les festivaliens italiens, qui connaissent, eux, Emma Dante, figure importante du théâtre conemporain, et également romancière. Son premier long métrage, Via Castellana Bandiera, dont elle est aussi une des interprètes principales, à côté de la star montante Alba Rohrwacher, est une très heureuse surprise. En hommage au Grand Embouteillage de Comencini, on pourrait le surnommer « le petit embouteillage », puisqu’il ne met aux prises que deux voitures, bloquées face à face dans une ruelle de Palerme. Mais si Via Castellana Bandiera évoque en effet le meilleur de la comédie italienne des années 60-70, il renvoie aussi à deux autres traditions, la tragédie antique et le western. C’est dire combien cette situation simple comme une parabole est riche de sens multiples, une des vertus du film étant de ne surtout pas choisir entre ceux-ci. Le face-à-face de deux femmes au volant de leur voiture (la Dante et la remarquable Elena Cotta en vieille albanaise au bout du malheur), qui finit par mobiliser tout un quartier pour des motivations aussi diverses que peut avouables, possède surtout une qualité qu’on désespérait de retrouver dans le cinéma italien fondé sur la représentation stylisée des comportements populaires. De Bellissima ou Il bidone aux Monstres ou à Mes chers amis, ou même à Affreux sales et méchants, c’était la grandeur de ce cinéma d’avoir surtout porter un regard très critique, volontiers grotesque ou aussi outré que le permet l’héritage de la commedia dell’arte, sans jamais mépriser ceux qui étaient filmés ; exactement ce qu’il a été ensuite incapable de faire, sous l’influence trop visible des veuleries télévisuelles – y compris lorsqu’il prétendait les dénoncer, comme récemment  Reality de Garrone.

Jesse Eisenberg dans Night Moves de Kelly Reichardt

Plus attendue, mais pas tout à fait là où on l’attendait, la réalisatrice américaine Kelly Reichardt confirme néanmoins tous les espoirs suscités par Old Joy, Wendy et Lucy et La Dernière Piste. Son nouveau film, Night Moves, conte l’histoire de trois militants écologistes radicaux décidant de faire sauter un barrage, et ce qu’il en résulte. Il vaut moins par sa trame narrative que par la beauté et la richesse de chaque plan. Les forêts de l’Oregon, les fruit de la ferme coopérative, la nuit sur le lac de retenue, ou les échanges entre les trois protagonistes sont filmés avec une grâce légère, où sans cesse vibrent une pluralité de sens, une capacité de proximité et en même temps d’interrogation, la convocation d’imaginaires qui viennent aussi bien de l’imagerie de l’action révolutionnaire que de souvenirs de films d’aventures, ou de Dostoïevski.

Rares sont les films qui réussissent à construire autant d’empathie avec leurs personnages tout en conservant les doutes sur ce qu’ils font, rares sont les œuvres où les ressorts tendus du thriller s’activent avec cette douceur capable de respecter les humains et les arbres, les lumières et les matières.

Kelly Reichardt est une grande cinéaste sensualiste, du genre qui rendrait vibrant la figuration à l’écran d’une borne routière. Pas parce qu’elle possède on ne sait quelle technique supérieure, mais parce qu’il est clair qu’elle ne filme que ce avec quoi elle entre, d’une manière ou d’une autre en résonnance intime, et qu’elle sait faire en sorte que sa caméra en garde la trace. Si elle ne fait rien exploser, elle est bien elle aussi une sorte de ciné-écologiste radicale, au sens d’une très intense connexion avec la multiplicité et l’hétérogénéité du monde, par les moyens du cinéma.

Venise 70- 2e (30/08) Le film et le non-film

Les deux films de la compétition vus aujourd’hui offrent un cas d’école de ce qu’on croit pouvoir espérer d’une rencontre de cinéma. Le premier, Tracks de l’Australien John Curran, raconte l’histoire vraie d’une jeune fille qui, dans les années 1970, a traversé à pied plus de la moitié de l’Australie. Il est interprété par Mia Wasikowska, jeune actrice en pleine ascension. Pas un plan qui n’intime immédiatement ce qu’il faut comprendre et comment réagir, par un cadre ni une lumière qui ne cherche la séduction formatée des spots touristiques. Pas une séquence sans un envahissant accompagnement musical qui vient tripler ce que l’image et le dialogue ont déjà asséné – comme la demoiselle est assez souvent seule, ce « dialogue » est fréquemment sa voix off, qui s’assure qu’on comprend bien ce qu’il faut comprendre, et rien d’autre. Madame Wasikowska est charmante, et les quatre dromadaires (n’écoutez pas, Guillaume A et Chris M) sont pas mal eux aussi, le désert est photogénique à souhait, les Aborigènes pénétrés de sagesse ancienne, enfin ça baigne, ça roule, ça marche. C’est de la télé, de la déco, de la pub, tout ce que vous voulez sauf ce qui, voudrait-on ici réaffirmer, mérite de se parer du nom de film de cinéma. Tracks est promis à un beau succès.

Le deuxième film, La Femme du policier, de l’Allemand Philip Gröning, est tout le contraire. Découpé en 59 très brefs chapitres, il met en place en près de trois heures l’histoire morcelée du quotidien d’une famille (papa, maman et leur fille de 5 ans) dans une petite ville perdue entre champs et forêt. Papa est policier, maman est à la maison et s’occupe de la gamine. La fragmentation, les ruptures de ton, l’irruption de la violence, les moments anodins, les bouffées de fantastique construisent petit à petit un monde à la fois étroit et vertigineux, un monde terrifiant de banalité, de risques, de perte de soi à chaque instant possible pour chacun des trois protagonistes.

Multipliant les stratégies de filmage, cherchant et ne trouvant pas toujours – ou trouvant ce qu’on peut parfois considérer comme inabouti ou artificiel ou forcé – Gröning est en tout cas en permanence dans la construction de moyens singuliers, propres à son mode d’expression, le cinéma, pour partager avec ses spectateurs une intelligence à la fois terrifiée et compatissante du monde.

La Femme du policier, qui évoque souvent les premiers films de Michael Haneke, n’est pas un film aimable. C’est un film qui réussit le paradoxe d’être à la fois oppressant et ouvert, ouvert aux possibilités pour chacun de l’investir de ses propres ressentis et expériences – ce pour quoi il n’est nul besoin d’être Allemand rural ni d’avoir épousé un flic.  Traversant sans nullement le minimiser ce qui pourrait être son « sujet », la violence domestique, le film ne cesse de réinscrire dans une multiplicité de perspectives le petit bouquet de faits patiemment assemblés et précisément décrits. Nul ne se soucie ici de chantage à l’ « histoire vraie », il s’agit d’autre chose de bien plus important, d’une forme, à la fois âpre et très concertée, de vérité du cinéma.

Venise 70, 1ère (29/08): Gravity, grave

Les grands festivals ont clairement un problème. Un problème avec leur film d’ouverture. Après le calamiteux Gatsby de Cannes, voici le totalement dépourvu d’intérêt Gravity, pour lancer la manifestation vénitienne. Il faut comprendre que de telles manifestations ont besoin pour leur ouverture de stars sur leur tapis rouge, et d’une production puissante pour payer le diner de plusieurs centaines de couverts qui fait suite à la projection. Or il apparaît que l’hypothèse de trouver un film qui répondent à ces critères tout en ayant ne serait-ce que quelques mérites artistiques, un petit quelque chose d’un tant soit peu original, s’avère difficile à trouver. Il ne sert à rien de jeter la pierre au programmateur : pour ouvrir Berlin, Cannes, Venise ou Toronto, il faut de l’artillerie lourde médiatique.

Il fut un temps où on trouvait des films qui, tout en répondant à cette exigence, avaient quelque légitimité dans ce qui s’appelle, à Venise, une Mostra d’arte cinematographica. L’art cinématographique, on le chercherait en vain dans la bruyante, grimaçante et totalement dépourvue d’intérêt mésaventure de l’astronaute Sandra Bullock, affrontant la solitude spatiale et le manque de désir de vivre suite à un accident de satellite – mais George Clooney en Jiminy Cricket assurera le retour dans l’atmosphère du happy end, pas de souci. En fait si, il y a une bonne idée dans Gravity : la combinaison de la 3D avec l’apesanteur, effectivement suggestive de sensations, de rapports aux objets, à l’espace et au temps inédits. Il restera à un autre réalisateur la tâche d’en faire quelque chose.

Si ce quelque chose a la possibilité d’être interprété par Leonardo Di Caprio, Kristen Stewart , Brad Pitt ou Angelina Jolie, il pourrait faire une honorable séance d’ouverture d’un grand festival. En attendant, l’ennui pesant qui émane du film d’Alfonso Cuaron, dont il faut reconnaître que le seul film regardable aura été son épisode de Harry Potter (Le Prisonnier d’Azkaban), inquiète sur l’écart qui se creuse entre films à peu près dignes d’un festival et la production « grand public » destinée à sidérer les multiplexes.

Pour le reste, ce mercredi 28 aura donc vu s’ouvrir le 70e Festival de Venise, plus ancien festival de cinéma du monde, création mussolinienne et néanmoins visionnaire qui date de 1932 – au début, la Mostra était calée sur la Biennale, donc tous les deux ans, ensuite la guerre a perturbé son déroulement. Le jury est présidé par un des très rares grands cinéastes italiens survivants, Bernardo Bertolucci, qui malgré le handicap cruel qui le cloue depuis des années sur un fauteuil n’a rien perdu de sa verve de cinéaste, comme l’a prouvé Moi et toi, dont on attend la sortie française, le 18 septembre.

Le directeur artistique de la Mostra a concocté un programme plus qu’alléchant, avec, pour ne parler que de la compétition officielle, un assemblage de grands noms de la recherche cinématographique (Philippe Garrel, Amos Gitai, Tsai Ming-liang, Hayao Miyazaki) et quelques uns des jeunes auteurs les plus prometteur repérés depuis une dizaine d’années (Xavier Dolan, David Gordon Green, Kelly Richardt) auxquels se mêlent des réalisateurs capables du meilleur comme du reste (Terry Gilliam, Merzak Allouache, Stephen Frears) et des débutants (Emma Dante, Peter Landesman). On pourra s’interroger sur le caractère massivement européo-nord américain de la compétition, surtout sachant Barbera très ouvert aux cinémas du monde. Il reste que sur le papier, sa sélection est alléchante, avec également une belle place réservée, toutes sections confondues, au documentaire, avec notamment le film sur Rumsfeld d’Errol Morris, The Unknwn Known, le film fleuve de Frederick Wiseman sur Berkeley, ou The Armstrong Lie d’Alex Gibney. Mais aussi beaucoup de propositions sans indications préalables, invitions à découvrir, ce qui est tout de même la première vocation d’un festival.