Cannes jour 5: un âne mène le bal des modestes

Un véritable héros a surgi à Cannes, et il ne pilote pas un avion de chasse.

«Eo», «L’Envol», «Les Harkis», «Un beau matin», «Goutte d’or», «Yamabuki»: nombre des plus beaux films découverts en ce début de Festival ont en commun de jouer les jeux de la fiction, souvent de la fable ou du conte, parfois de l’histoire collective ou personnelle, sans s’appuyer sur les surenchères des effets de spectaculaire.

Au cinquième jour, le Festival toutes sections confondues, a permis un nombre significatif de très belles rencontres. Trois œuvres dominent ce début de manifestation, on a ici même longuement évoqué deux d’entre elles, Esterno Notte de Marco Bellocchio et Frère et sœur d’Arnaud Desplechin.

Il faut y ajouter cette pure merveille, véritable offrande, qu’est Eo de Jerzy Skolimowski. Mais cinq autres longs métrages méritent ici d’être remarqués, même trop brièvement, en attendant d’y revenir de manière plus complète lors de leurs sorties.

«Eo», une odyssée européenne

«Eo» est, semble-t-il, le terme équivalent en anglais de «hi-han». C’est aussi le nom de l’âne qui est le héros impressionnant de cette grande aventure que conte le nouveau film du cinéaste polonais.

D’un cirque de Wroclaw à un palais italien en passant par la fête barbare de supporters de football, un camion de boucherie clandestine, un haras hébergeant l’aristocratie de gent chevaline, ou un élevage de visons voués au massacre, l’âne Eo va connaître une véritable odyssée contemporaine.

Et, chemin faisant, rencontrer de multiples spécimens de l’humanité, le plus souvent d’une laideur imbécile et violente –mais pas toujours.

Des chutes (pas seulement d’eau) aussi spectaculaires et disproportionnées que le personnage reste, lui, à juste et fragile échelle. | ARP Sélection

Lorsqu’un véritable cinéaste, comme l’est assurément le réalisateur du Départ, de Deep End et du Bateau phare, filme un âne, celui-ci peut devenir le plus fascinant et impressionnant des héros.

Immobile ou en mouvement, subissant sans broncher ou réagissant avec une efficacité radicale dépourvue de tout superflu, immense acteur tout d’intériorité et de cohérence, le héros traverse notre sale monde comme le fameux miroir du romanesque. Et sous ses pas naissent des drames atroces et des splendeurs inattendues, des étrangetés et des cruautés.

Mais le film est aussi, est surtout, un implacable réquisitoire, pour lequel Skolimowski mobilise une puissante machine de dénonciation: la bande son. Pas les mots, rares, et la plupart du temps superflus ou ridicules, mais les bruits.

Jamais peut-être aura-t-on eu affaire à une proposition aussi construite, aussi troublante, aussi furieuse contre l’état du monde grâce à l’utilisation des bruits du monde, ceux des humains comme ceux des machines et aussi ceux des arbres, des vents, des animaux.

Personnage romanesque à part entière, l’âne n’est ni une métaphore ni un artifice narratif. Nul ne parle à sa place, le réalisateur pas plus qu’un autre, d’ailleurs nul ne parle. L’âne existe comme âne, et, existant, il fait surgir sous ses sabots l’état de notre réalité. Ce n’est pas joli-joli, mais c’est bouleversant –y compris lorsque c’est, aussi, fort drôle.

Trois beautés à la Quinzaine: «​​​​​​L’Envol», «Les Harkis», «Un beau matin»

Aussi différents soient-ils entre eux, trois films présentés à la Quinzaine des réalisateurs, trois très belles réussites de cinéma, ont en commun une tonalité sotto voce, une manière de raconter une ou plusieurs histoires, mais sans en rajouter, sans chercher les intensificateurs de fiction qui sont si souvent aux films ce que les engrais chimiques sont à l’agriculture.

En ouverture de cette section, L’Envol, premier film français de l’Italien Pietro Marcello déjà remarqué pour trois films mémorables (La Bocca del Lupo, Bella e perduta, Martin Eden) est un récit situé dans la campagne normande durant l’entre-deux guerres.

Juliette Jouan interprète une jeune femme qui invente sa liberté dans L’Envol de Pietro Marcello. | Le Pacte

Il y a de la chronique et du conte de fées dans cette histoire du soldat revenu du front, adoptant la petite fille qui est peut-être la sienne et travaillant magiquement le bois, aux côtés de la paysanne détestée par les villageois.

L’essentiel ici est moins les multiples péripéties de ce récit plein de sorcières, d’injustices, d’émerveillements, de violences masculines, que la force de ce qui s’y joue au présent, dans le temps de chaque plan.

Ce qui s’y joue, c’est d’abord l’émouvante évidence de la présence physique des corps –des visages, des peaux, des voix. Raphaël Thiery, Noémie Lvovsky et Juliette Jouan, comme d’ailleurs tous les seconds rôles, y sont impressionnants d’intensité charnelle.

Là s’activent d’innombrables trésors d’imaginaire, d’inquiétudes, de révolte. C’est une attention aux êtres, et l’affirmation d’une confiance dans la richesse de ce qu’ils recèlent pourvu qu’on sache les filmer (comme l’âne Eo) qui est de fait un remarquable plaidoyer pour mieux habiter le monde.

Situé dans un passé plus récent, Les Harkis de Philippe Faucon raconte, lui, exactement ce qu’annonce son titre. Ce faisant, il prend en charge cette tâche sanglante sur ce que certains appellent l’«honneur de la France»: l’abandon par son gouvernement et par son armée de ceux qui avaient combattu à leurs côtés contre les forces de libération de l’Algérie.

Mohamed El Amine Mouffok et Théo Cholbi dans Les Harkis de Philippe Faucon. | Pyramide Distribution

Faucon ne rajoute pas de romanesque, de ruses psychologiques ni d’astuces sociologiques. Avec une impressionnante économie de moyens narratifs, mais une grande attention aux personnages et aux situations, il accompagne les situations qui ont vu des Algériens rejoindre, pour des motivations diverses, l’armée française, et ce qu’il en advint.

Posé, comme filmé à mi-voix, le film du réalisateur de La Trahison et de Fatima n’en est que plus fort dans sa façon de venir enfin porter la lumière sur cette tragédie si longtemps restée taboue (même s’il y a bien eu déjà un téléfilm sur le sujet (Harkis, d’Alain Tasma en 2006, qui avait eu le courage d’affronter la question, se passait entièrement en France).

Cette lumière éclaire sans ambigüité où se situe l’essentiel de la responsabilité de ce qui allait devenir le terrible massacre qui suivit la victoire du FLN: au crime inexpiable des 132 ans de colonisation en Algérie, et aux innombrables horreurs qu’elle a entrainées, s’ajoutait in fine cette infamie supplémentaire.

Tout à fait contemporain, et même sans doute plus que ne le prévoyait sa réalisatrice, est en revanche Un beau matin. Le nouveau film de Mia Hansen-Løve a en effet directement maille à partir avec l’accueil dans les Ehpad, devenu le brûlant sujet d’actualité que l’on sait depuis la parution des Fossoyeurs de Victor Castanet.

Père et fille (Pascal Greggory et Léa Seydoux) dans Un beau matin. | Les Films du Losange

Si Un beau matin n’est pas un film à thèse, le sujet n’est nullement esquivé, et le parcours du père de Sandra, l’héroïne jouée par Léa Seydoux, parfaite une fois de plus, dans plusieurs lieux d’accueil pour personnes en situation de grande dépendance est à la fois explicite et nuancé. (…)

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Cinéma en ligne: y a pas que Netflix! Il y a même beaucoup mieux

Sur la page d’accueil d’UniverCiné.

L’offre (légale) de cinéma en ligne est aujourd’hui pléthorique, et peut permettre à chacun·e d’avoir le plaisir de la découverte grâce au travail de programmation des sites les plus innovants.

Cet article concerne les films de cinéma. C’est-à-dire les objets audiovisuels conçus pour la salle et le grand écran, ce qui leur donne des qualités singulières, que ne possèdent pas les autres produits composés d’images et de sons. Une fois qu’ils existent, ces films de cinéma peuvent aussi être vus ailleurs que dans des salles –même si c’est et ce sera toujours moins bien.

Il faut se réjouir qu’il existe des livres de peinture qui donnent accès aux grandes œuvres pour toutes les personnes qui ne peuvent les voir là où elles sont exposées. Il faut se réjouir que la télévision, la VHS, le DVD et désormais les plateformes de diffusion sur internet donnent aussi accès aux films.

Disproportion

À grand renfort de centaines de milliards de dollars d’investissement (17,3 exactement en 2020 pour les contenus, sans compter les autres milliards en marketing), la société Netflix a biaisé le débat en présentant ses produits d’appel, quelques films signés de grands noms du septième art, contre la salle de cinéma.

Mais le cœur de métier de Netflix, comme de ses rivaux directs, n’est pas la diffusion de films, c’est la diffusion de séries. Ce qui se vérifie à nouveau avec l’annonce de l’installation de bureaux en France de la firme au grand N rouge, et du lancement de nouveaux produits locaux, presque uniquement des séries.

Parmi les films mis en ligne sur la plateforme, la poignée des productions maison (les seules qui sabotent le cycle de vie naturel des films) est dérisoire par rapport à l’ensemble de la production de cinéma, et par rapport à l’offre de la plateforme. Bref, Netflix devrait occuper bien moins de place quand on parle de cinéma, et le cinéma devrait occuper bien moins de place quand on parle de Netflix.

La fin d’une époque

En outre, et surtout, tout cela concerne une époque qui est en train de se terminer, avec l’arrivée dans le jeu de Disney+, Apple TV+ et HBO Max (la plateforme de WarnerMedia), des acteurs encore beaucoup plus puissants, qui ont déjà commencé à bouleverser un paysage jusque-là dominé par l’entreprise de Reed Hastings et Ted Sarandos et, à quelques encablures, Amazon Prime Video.

Le paysage décrit par le dernier Observatoire de la vidéo à la demande que publie régulièrement le CNC, et qui porte sur la situation au début de l’automne 2019, a toutes les chances de devenir rapidement obsolète. On y trouve en tout cas quelques éclairages différents du discours dominant sur le secteur.

Par exemple seuls 6% de la population se connecte quotidiennement à un service de streaming, et si Netflix domine clairement ses concurrents (65% du marché), son audience nationale est de l’ordre de 3,5%, très loin des 20% de TF1 ou des 13,5% de France 2.

Il existe bel et bien sur internet un riche ensemble de propositions pour accéder à des films du monde entier, dans leur diversité.

Pour mémoire, les offres comparables d’origine française ont le choix entre trois options peu réjouissantes. Soient elles se désagrègent dans cet univers de mastodontes hyper-concurrentiel: CanalPlay, qui a été un moment leader, a fermé le 26 novembre 2019, remplacé par Canal+Série qui comme son nom l’indique ne propose pas de films.

Soient elles s’intègrent aux géants existants: MyCanal est désormais surtout un relais de Netflix, à quoi s’ajoute l’offre d’une autre plateforme française, OCS (filiale d’Orange), mais aussi les offres Disney et Warner. Soit enfin elles expérimentent un projet national qui pédale dans la semoule numérique depuis un bon bout de temps, et ne semble promis à aucun horizon glorieux, le projet Salto fédérant France Télévisions, TF1 et M6, et dont le lancement vient encore d’être repoussé.

Sur toutes ces plateformes, l’offre de films de cinéma est quantitativement secondaire et est appelée à le rester, même si Star Wars ou le prochain Spielberg serviront de tête de gondole à Disney+. Mais, loin de cette guerre des étoiles à coups de milliards, il existe bel et bien sur internet un riche ensemble de propositions pour accéder à des films du monde entier, dans leur diversité.

Quatre offres essentielles

Avec leurs spécialités, quatre plateformes sont particulièrement fécondes en propositions intéressantes. Pionnière en la matière, UniversCiné fédère la majorité des producteurs français indépendants. Née en 2007, la plateforme propose un très vaste choix de films dont beaucoup de titres français, mais aussi un beau florilège de cinémas du monde.

Au mois de janvier 2020, elle se dote (enfin!) d’un service par abonnement, désormais le mode d’accès le plus usité, la pratique de la SVOD (pour subscription video on demand) ayant irrésistiblement distancé l’achat ou la location à l’unité.

Assez comparable en matière de types de films, MUBI, basé à Londres, est plus international et surtout met davantage en avant son travail de programmation: chaque mois, trente films sont accessibles, un nouveau remplaçant un ancien chaque jour.

Il faut ajouter deux offres elles aussi remarquablement construites concernant le choix, mais de manière plus spécialisée. Pour le documentaire, Tënk est irréprochable quant à la sélection des titres. Ceux-ci sont proposés dans le cadre de programmations qui les rendent accessibles durant deux mois, selon des thématiques constamment renouvelées.

Une (petite) partie des titres de documentaires rendus accessibles par Tënk.

De son côté La Cinetek propose des ensembles de films du patrimoine, en fait des films du XXe siècle, selon à chaque fois le choix d’un·e cinéaste ayant dressé une liste de cinquante titres importants à ses yeux.

Un fragment de la liste des cinéastes du monde entier ayant joué les curateurs, c’est-à-dire proposé une liste de cinquante titres que La Cinetek s’emploie à rendre accessibles.

L’enjeu curatorial

La curation, aussi vilain soit le mot, est pour une bonne part le véritable enjeu. Même si les idéologues d’internet continuent d’en entretenir l’illusion, la théorie de la longue traîne popularisée par Chris Anderson et supposée permettre des accès plus diversifiés a depuis longtemps largement démontré sa fausseté. (…)

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Le tour de 2019 en 52 films

Dresser une liste de 52 titres en lieu et place du rituel Top10 ne tient pas à la seule volonté de se distinguer. Si le chiffre se cale sur le nombre de semaines de l’année, c’est aussi pour insister sur le caractère constant de l’offre de films de grande qualité, en même temps que sur leur nombre et leur diversité.

Parmi ces films certains sont des véritables succès publics, à des niveaux pas toujours prévisibles (Parasite, Les Misérables, Joker), d’autres, trop nombreux, sont restés dans une pénombre injuste, raison de plus pour rappeler leur existence, et leur importance.

 

À une époque où il est bon ton de proclamer –une fois de plus– que le cinéma serait un art du passé, et la salle de cinéma un lieu d’un autre temps, voués l’un et l’autre à s’effacer dans les brumes de souvenirs estampillés XXe siècle, la réalité de la créativité artistique est à rapprocher de la fréquentation des cinémas, en France et dans le monde.

Sans minimiser l’importance des deux phénomènes conjoints que sont la montée en puissance des séries et de l’offre en ligne (qui est très loin de se résumer à Netflix, et le sera de moins en moins), une approche un tant soit peu sereine de la situation traduit au contraire une vitalité remarquable du cinéma sous toutes ses formes, comédie et film noir, documentaire et proche de l’art contemporain, fantastique et film-essai, fait par des petits jeunes ou des vétérans, à Hollywood, à Roubaix ou à Manille.

Un récent numéro de l’excellente revue de sociologie Réseaux a mis en évidence les ressorts de la résilience du cinéma face à la révolution numérique, tandis qu’à côté des chiffres impressionnants des entrées en salles en France, on constate non seulement qu’il se construit des multiplexes un peu partout, mais aussi que des salles indépendantes inventent de nouveaux modèles.

C’est ce que raconte de manière très vivifiante le livre Cinema Makers, de Mikael Arnal et Agnès Salson, qui vient de paraître. Il faut y ajouter l’extraordinaire floraison des festivals de films, dans le monde entier, qui sont aussi des projections en salles. Et leur rôle décisif dans la visibilité des œuvres qui ne bénéficient pas a priori d’atouts médiatiques.

Tout est loin d’être rose au pays du 7e art, et les fascinations idéologiques des dirigeant·es pour les fantasmes de l’ultralibéralisme et d’une fausse modernité font partie des principales menaces, tout comme elles nourrissent les discours déclinistes à propos de l’art du film.

Mais il n’y a pas plus de raisons aujourd’hui qu’hier d’entonner le sempiternel requiem pour un moyen d’expression qui se porte globalement fort bien.

C’est ce qu’atteste aussi cette liste de films sortis dans les salles françaises en 2019, liste organisée selon les grandes régions du monde dont ils sont originaires, et où il est réjouissant de trouver des titres en provenance de multiples directions –avec tout de même deux manques notables, et regrettables, l’absence de titres venus du Maghreb et d’Océanie.

Asie (9 films)

Puisque l’année s’est ouverte et terminée avec deux très beaux films chinois, il est légitime de commencer ce survol par l’Extrême-Orient.

Si le fulgurant An Elephant Sitting Still, premier film de Hu Bo, restera hélas sans suite, du fait de la mort prématurée de son auteur, on a toute raison de faire confiance à la nouvelle génération dont il aurait dû être une des principales figures, génération représentée notamment Séjour dans les Monts Fuchun, de Gu Xiaogang, qui fut une des révélations de Cannes 2019, et qui sort le 1er janvier.

Sur nos écrans, il suivra ainsi de près Le Lac aux oies sauvages, de Diao Yinan, autre découverte cannoise, et fleuron du cinéma chinois qui s’est également illustré avec la fresque impressionnante du plus grand réalisateur de ce pays, Les Éternels, de Jia Zhangke, auquel la Cinémathèque française consacre en ce moment une judicieuse rétrospective intégrale.

L’un des plus prestigieux collègues de Jia, Wang Xiaoshuai, a pour sa part présenté une œuvre importante consacrée à l’histoire chinoise récente, So Long, My Son.

Mais il n’y a pas que la Chine. Parmi les principaux pays de cinéma de la zone asiatique, la Corée du Sud s’est offert sa première Palme d’or grâce à Parasite, de Bong Joon-ho, l’immense artiste philippin Lav Diaz a proposé la fable distopique et hallucinée Halte, tandis qu’en Thaïlande se révélait le nouveau venu Phuttiphong Aroonpheng avec l’envoutant Manta Ray.

Quant au Japon, plus en retrait, il aura du moins marqué avec l’étonnant Au bout du monde, de Kiyochi Kurosawa, et le documentaire Tenzo, de Katsuya Tomita.

Afrique sub-saharienne (3 films)

Même si trois films ne font pas un printemps, les signes envoyés par ceux-là sont plus que prometteurs, d’autant qu’il s’agit de trois premiers longs métrages. Lui aussi importante révélation de Festival de Cannes, Atlantique, de Mati Diop associe en plein Dakar poésie, critique politique et fantastique avec une impressionnante puissance.

Le portrait des quatre vieux cinéastes soudanais de Talking About Trees, de Suhaib Gasmelbari résonne comme une note d’espoir dans un contexte ô combien périlleux. Autre documentaire mémorable, Rencontrer mon père, du Sénégalais Alassane Diago témoigne des ressources d’un cinéma indépendant sensible, et sachant faire vertu de ses moyens limités.

Moyen-Orient (5 films)

Les deux plus grands artistes de la région ont chacun présenté un film cette année, le Palestinien Elia Suleiman avec l’admirable It Must Be Heaven et le prolifique Israélien Amos Gitaï avec l’inventif Un tramway à Jerusalem. D’Israël est aussi venu le sidérant documentaire de Yolande Zauberman sur la pédophilie en milieu juif intégriste M.

L’Egypte a attiré l’attention grâce à un autre documentaire, l’admirable portrait de jeune femme Amal, de Mohamed Siam. Enfin, même si moins fécond que d’ordinaire, l’Iran a tout de même offert la rencontre avec Reza, premier film tout en finesse de l’écrivain Alireza Motamedi.

Amérique latine (2 films)

Plutôt en retrait par rapport à sa fécondité des années précédentes, le continent latino-américain aura du moins brillé grâce à deux œuvres majeures, découvertes successivement à Cannes en 2018 et 2019. Il s’agit de deux fresques épiques et politiques, toutes deux cosignées, l’une par les Colombiens Cristina Gallego et Ciro Guerra, Les Oiseaux de passage, et l’autre du tandem brésilien Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, Bacurau.

Encore ce bilan est-il un peu injuste: peu vus et insuffisamment considérés, d’autres titres venus de cette partie du monde (Argentine, Perou, Venezuela) ont tout de même témoigné de la richesse créative de la région, même si avec moins d’échos médiatiques.

Etats-Unis (5 films)

La bonne nouvelle est de trouver parmi les meilleurs titres nord-américains deux films de Majors, l’étonnant et épatant Joker, de Todd Philips et la nouvelle réalisation d’un grand auteur qui a reconquis sa position au sein de l’industrie, M. Night Shyamalan, avec Glass.

Il contrebalance les relatives décéptions des films d’autres personnalités attendues dans cette catégorie, qu’il s’agisse de Clint Eastwood ou de Quentin Tarantino –et bien évidemment il ne sera pas question ici de The Irishman, production destinée à n’être vue que sur petit écran.

Trouver deux très bons films de studios est un phénomène qui ne se produit pas tous les ans tant la production mainstream est désormais dominée par des franchises répétitives et lobotomisées, comme s’en est ouvertement plaint Martin Scorsese. Il est possible que cela ne se reproduise pas de sitôt, le principal événement industriel ayant été le rachat du n°3 de Hollywood, Fox, par le n°1, Disney, formant une Major surpuissante, et entièrement orientée vers l’entertainment le plus formaté.

Le déséquilibre menace d’être encore aggravé par l’imminente révocation par l’administration Trump de la loi antitrust qui depuis 1948 limitait (un peu) la puissance des grands studios en les empêchant de posséder aussi les salles.

Apparus très loin de tout cela, à l’autre bout de la galaxie du cinéma américain, deux œuvres –très– indépendantes ont aussi atteint nos écrans: Heart of a Dog, de la géniale et inclassable Laurie Anderson, et l’inattendu The Mountain, de Rick Alverson, resté jusqu’alors en dehors de tous les radars cinéphiles.

Sans oublier le cas singulier de Woody Allen, qui n’est certes pas un marginal, mais est devenu une sorte de paria, victime collatérale injuste du très nécessaire mouvement #MeToo, dont le nouveau et très bon film Un jour de pluie à New York n’a pas été distribué dans son pays, et a été ici victime d’une sorte de défiance a priori qu’il ne mérite en rien.

Russie et Europe de l’Est (3 films)

Maigre bilan, mais heureuses découvertes. La force artistique et l’urgence politique de Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares n’est pas une surprise, venant du cinéaste roumain Radu Jude, aujourd’hui signature importante de cette cinématographie toujours féconde.

Bien moins prévisible, mais tout aussi impressionnante et nécessaire est l’évocation des crimes de guerre commis par ses compatriotes dans les années 1990, remarquablement filmée par le cinéaste serbe Ognjen Glavonic avec Teret.

Et complètement inattendu, l’évocation d’une transgression au village par le couple russe Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov, avec le très sensible L’homme qui a surpris tout le monde.

Europe de l’Ouest (7 films)

Deux des principales signatures du cinéma européen ont entièrement tenu leurs promesses cette année, chacune avec un sujet d’actualité d’une extrême gravité, traduite en authentique mise en scène de cinéma. C’est le cas de Ken Loach avec Sorry We Missed You et l’uberisation du travail comme des frères Dardenne avec Le Jeune Ahmed et la radicalisation islamiste d’une partie de la jeunesse des quartiers pauvres. Autre grand nom, Marco Bellocchio a quant à lui proposé avec Le Traître une brillante méditation sur les mécanismes de l’appartenance communautaire et de l’idéologie familialiste, sous couvert d’évocation d’un fait divers.

D’Italie est aussi venu l’un des plus beaux films de l’année, l’admirable transposition du roman de Jack London par Pietro Marcello dans son Martin Eden.

L’Espagne aura apporté sur les écrans français deux réalisations ambitieuses, le très romanesque Petra, de Jaime Rosales et le quasi-documentaire Viendra le feu, d’Oliver Laxe. Sans oublier l’étonnante proposition du jeune suisse Blaise Harrison, Les Particules, entre film générationnel et fantasmagorie.

France (18 films)

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Éloge du DVD aux temps des films en ligne

Pourquoi, alors que de nouvelles pratiques dominantes de consommation des films cherchent à s’imposer, le DVD offre une précieuse relation avec le cinéma. Et quelques conseils de nouveautés pour accompagner l’été.

L’affaire est entendue. Le DVD, qui fut la grande nouveauté en terme d’accès aux films au tournant du siècle, rebattant les cartes distribuées par la VHS comme alternative à la salle et à la télévision, n’est plus et ne sera plus un outil dominant de diffusion du cinéma. Est-ce à dire qu’il est obsolète? C’est loin d’être sûr.

S’il n’est plus le support par excellence de circulation des blockbusters, il conserve, sur le plan de la qualité ce qu’il a perdu sur le plan de la quantité. On parle ici de la qualité du rapport au cinéma, pas nécessairement, hélas, de la qualité technique des images et des sons, laquelle reste très inégale – on ne s’attarde pas ici non plus sur les différences, parfois significatives, entre DVD et Blu-ray, et bien sûr entre différentes éditions du même film.

Un autre rapport aux films

La question principale est, en effet, celle du rapport au film –et dans de nombreux cas, de l’accès au film. La logique du DVD est aujourd’hui, sans coût particulièrement élevé, une logique de la distinction, mot à entendre de manière positive.

La distinction, on a autrefois appelé ça la liberté, consiste à échapper aux logiques écrasantes, réductrices et addictives du marché, telle qu’elles s’exercent avec une violence et une efficacité encore jamais connues, sur les trois supports dominants, la salle, les télévisions et les services VOD.

Les ravages de l’hypermarché Netflix

Avec la domination arrogante de Netflix, la SVOD affiche les apparences de la diversité, exactement du même type que l’offre d’un hypermarché. Et c’est en fait à un écrasement des goûts et des curiosités sans précédent qu’on assite.

Hormis quelques services de niche, les télévisions, en perte de vitesse, sont pour l’essentiel à la remorque du box-office, avec une dimension familialiste accrue.

Quant aux salles, si, en France tout au moins, elles maintiennent une considérable diversité de l’offre, la force d’occupation des blockbusters est telle, et souvent le manque d’engagement des exploitants, que l’immense majorité des films ne sont visibles que dans quelques salles, à quelques séances, durant quelques jours. L’écart ne cesse de se creuser entre l’offre théorique (ce qui sort effectivement au cinéma) et l’offre réelle, ce qu’il est possible de voir à un instant donné.

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Voici les 53 films qu’il ne fallait pas manquer en 2016

L’année 2016 a été particulièrement riche en films réussis, passionnément chroniqués de semaine en semaine. Notre sélection best of.

Un film par semaine et encore un de plus, c’est manière de répondre à ceux qui prétendent qu’il n’y a plus rien d’intéressant à voir au cinéma. Le souci serait plutôt, au contraire, l’abondance de biens, des biens inégalement répartis comme le veut notre époque, des biens souvent offerts de manière trop brève, des biens noyés dans un flot ininterrompu de médiocrité arrogante.

Bien entendu la liste qui suit est subjective. La situation qu’elle décrit ne l’est pas: qui a envie de suivre ce que le cinéma contemporain propose de nouveau, d’inventif, d’éclairant sur notre monde y trouvera largement de quoi assouvir ses attentes –et encore, on aurait pu allonger la liste, avec À jamais, Wolf and Sheep, Willy 1er, Moi Daniel Blake, Where to Invade NextGorge cœur ventre,  No Home Movie, L’Économie du couple, Man on High HeelsFranz, Café Society, Dieu ma mère et moi, D’une pierre deux coups, Little Go Girls… et encore bien d’autres.

À condition de ne pas leur demander plus qu’elle ne peuvent offrir, les statistiques sont instructives. Dans la liste ci-dessous, on trouve ainsi un quart de titres qui sont des premiers ou deuxièmes films, ce qui est plutôt rassurant, et 9 documentaires, ce qui est un bon niveau. Mais seulement 6 films signés par des femmes, ce qui est notoirement insuffisant.

Avec 16 films, l’imposante présence du cinéma français dans sa diversité et sa bien réelle fécondité est à nouveau vérifiée. Massive si on la considère globalement avec 12 titres, la présence asiatique est en fait émiettée, avec un monde chinois sous-représenté, et une Inde absurdement peu présente eu égard à son volume de production.

L’Afrique noire est carrément absente, le monde arabe et le Moyen-Orient sont réduits à la portion congrue avec seulement 3 titres (un Turc, un Algérien et un Libanais), tout comme l’Europe de l’Est (deux Roumains et un Lituanien). Et l’Amérique latine, si bien représentée depuis une petite décennie, est cette fois quasi-absente. Enfin avec seulement 8 titres (dont deux signés de réalisateurs québécois, Xavier Dolan et Denis Villeneuve) l’Amérique du Nord est bien peu présente, compte tenu de son poids toujours plus écrasant sur la production mondiale.

Abluka d’Emin Alper 

(Turquie. 2e long métrage)

«Aux côtés des deux frères, l’ex-taulard  qui fouille les poubelles au service de la police et celui qui a pour emploi de tuer les chiens errants, sous l’influence de pulsions que manipulent les différents pouvoirs ou qui entrent brutalement en conflit avec eux, jusqu’à la folie, au désespoir, le film résonne de multiples manières avec la réalité. Turque, mais pas que.»

L’Académie des Muses de José Luis Guerin

Espagne

«Mais voilà que nous partons en voyage. Voilà qu’on débarque, sur les traces de Dante et Béatrice, dans une Italie hantée de souvenirs mythologiques et de bergers très physiques. Arcadie rieuse et sensuelle en contrepoint aux austères théâtres de l’enseignement académique, mise en circulation au grand air des ressources pas du tout futile du désir, de l’attirance des corps, de l’envoutement des mots, comme révélateurs et analyseurs des relations de domination, des mouvements de libération.»

Algérie du possible de Viviane Candas

France. (documentaire)

«Partant à la recherche des traces de la vie et de la mort de son père, Viviane Candas fait lever sous ses pas, envol frémissant, bien des éléments de cette histoire qui devrait s’écrire à la fois avec une majuscule et sans. Associant archives photographiques et filmées de l’époque, documents personnels, témoignages enregistrés aujourd’hui des deux côtés de la Méditerranée et saynètes métaphoriques où les robes et les  menottes figurent juges, avocats et policiers, elle compose un récit à la fois intime et collectif: le parcours cohérent d’une vie, et le récit d’une succession de combats où la continuité, la cohérence, la loyauté des divers protagonistes ne sont aussi clairement établies.»

L’Ange blessé d’Emir Baigazin

Kazakhstan. 2e long métrage

«Mais ce n’est pas tout. Outre cette force du plan, Emir Baigazin détient un art du récit, c’est à dire à la fois des situations, des rythmes et de l’organisation des scènes, qui n’appartient qu’à lui. Sa manière d’alterner moments du quotidien et conflits dramatisés à l’extrême, sa capacité à proposer une circulation dans le temps qui ne soit ni assujettie à une chronologie stricte ni d’une virtuosité de bonimenteur, mais ouvrant sur d’autres interactions entre les êtres et entre les actes, est assez sidérante.»

Anomalisa de Charlie Kaufman et Duke Johnson

États-Unis. (animation)

«Théorique, rigoureux… oui. Et puis voilà. Voilà qu’au creux de ce que le film a de plus abstrait pointe la plus improbable, la plus puissante, et finalement la plus juste émotion. Anomalisa est un film incroyablement touchant, un film qui non pas malgré mais du fait de ses partis-pris extrêmes, retrouve quelque chose de très enfoui, de très mystérieux, de très… humain, oui. Non plus du tout banal, mais commun, partagé et partageable, et infiniment poignant. C’est un mystère, qui est probablement la raison d’être de ce beau film.»

The Assassin de Hou Hsiao-hsien

Taiwan

«Ce jeu de déplacement est partout. Le cinéaste alterne les cadres larges et les cadres extrêmement larges (qui modifient la perception des premiers). Il sature ses images de composants hétérogènes, mais qui se combinent de manière suggestive, tissus, végétaux, visages et costumes, éléments de mobiliers, pour littéralement engendrer une nouvelle matière visuelle, qui ne peut exister qu’au cinéma. À l’époque où le septième art est peut-être en train de se transformer avec la multiplication des films en relief, en 3D, Hou invente lui le cinéma en profondeur, en épaisseur.»

L’Avenir de Mia Hansen-Løve

France

«Sans tapage ni effets de manche, sans surcharge, Mia Hansen-Løve incarne cette idée à la fois proche et formidablement ambitieuse de ce que peut le cinéma. Une idée qui vient de Jean Renoir, de François Truffaut, et qui est à la fois disponibilité aux frémissements des heures et des âmes et pari éperdu sur la possibilité de les partager, de les rendre désirables. Du même geste exactement, il s’agit de les magnifier et de les maintenir fermement à hauteur d’homme et de femme.»

Baccalauréat de Cristian Mungiu

Roumanie

«Observant ses protagonistes se débattre, le cinéaste ne juge ni n’édicte. Il prend acte des espoirs et des angoisses, des faiblesses et des forces de chacun et chacune. Avec beaucoup de force et une grande émotion qui peu à peu s’installe à mesure qu’on les accompagne dans la toile d’araignée de leur quotidien, Baccalauréat donne à éprouver les exigences et les incertitudes de la morale. Et malgré le titre, cela n’a vraiment rien d’un exercice scolaire.»

Beijing Stories de Song Peng-fei

Chine. 1er long métrage

«Beijing Stories n’élude en rien ces réalités, et apporte ainsi une nouvelle contribution de grande qualité à cette prise en charge par le cinéma chinois contemporain des effets les plus sombres de l’évolution du pays, terreau sur lequel continuent de s’affirmer des jeunes réalisateurs. L’ébauche d’une romance en sous-sol, les ressorts d’une comédie ou l’embryon d’un polar se fondent comme naturellement pour nourrir la plénitude du film. Les trajectoires en pointillés des trois protagonistes, et la manière dont elles se croiseront, dessinent ensemble une carte à la fois romanesque, réaliste et imaginaire.»

Bella e perduta de Pietro Marcello

Italie

«Avec une égale délicatesse de filmage, où l’humour, la tristesse et la colère se donnent la main, Pietro Marcello accompagne les aventures du Polichinelle et la description du combat solitaire du protecteur auto-désigné du palais. Bella e perduta est comme un songe, un songe réaliste et inquiétant, qui tire sa force de l’étonnante grâce avec laquelle sont filmés les champs et les bâtiments, les visages, les arbres et les corps.»

Ce qu’il reste de la folie de Joris Lachaise

France/Sénégal. (documentaire)

«Pas un plan qui ne soit composé, visuellement et dans la durée, avec une attention extrême. Rien de décoratif dans cette exigence, mais la quête obstinée d’offrir à chacun et à chacune, dans des situations de détresse ou de dénuement, la meilleure chance d’exister aux yeux des autres –les spectateurs du film.»

Ce sentiment de l’été de Mickaël Hers

France. 2e long métrage

«Il y a là non seulement une finesse et une délicatesse extrêmes dans la manière de rendre sensible la difficulté de surmonter une crise terrible comme de s’accommoder du fil des jours, mais une sorte d’élégance à la fois plastique et éthique. Et c’est finalement ce qui fait que Le Sentiment de l’été, qui raconte une histoire marquée par la mort et le mal de vivre, est extraordinairement pas triste: tout frémissant de vie, traversé des désirs de chacune et chacun, curieux des êtres et de leurs étranges façons de faire, amusé même, et amusant, souvent. Ce sourire attentif, sourire de la mise en scène en intime affection avec ses protagonistes, est la plus belle manière de faire partage de leur existence, qui cesserait ainsi d’être une fatalité.»

Comancheria de David McKenzie

États-Unis. (Western/Polar)

«Le scénario, la mise en scène et l’interprétation déploient à la fois une complicité avec la vision cow-boy, sinon redneck de l’existence, et une colère sourde contre un état du monde déshumanisé, ou contre le délire des armes qui prévaut dans tout le sud rural étatsunien. Et ce film d’hommes qui capitalise sur les clichés virils ne néglige pas d’en rappeler les ridicules, en un exercice de voltige tout à fait plaisant et qui, sans excès de correction politique, laisse à chacun la possibilité de se situer.»

Court de Cahiatanya Tamhane

Inde. 1er film

«Avec ce premier film impressionnant par son sens de la composition et sa capacité à varier les focales, jouant avec les codes du mélodrame social, du pamphlet et de la chronique réaliste, parfois de la comédie de l’absurde, Chaitanya Tamhane s’affirme lui aussi comme à la fois l’héritier d’une tradition majeure et un auteur capable de réinventer pour lui-même, de manière très contemporaine, un cinéma ambitieux et ouvert sur le monde.»

Dans ma tête un rond-point de Hassan Ferhani

Algérie. (documentaire). 1er long métrage

«Le réalisateur filme le lieu, son architecture, les formes étranges que font surgir à la fois les instrument de l’abattage, la présence des bêtes vivantes et des bêtes mortes, du sang, et les marques puissantes du temps, de l’usure, de la ruine parfois. Mais il s’approche aussi des êtres qui travaillent et parfois vivent là, il les écoute, les regarde, les entend. Dans ma tête un rond-point est un exceptionnel travail de composition, qui agence le proche et le lointain, le singulier et le collectif, le trivial, le social et le mystique.»

Les Délices de Tokyo de Naomi Kawase

Japon

«Le ressort dramatique des Délices de Tokyo est d’une simplicité extrême, et qui ailleurs serait une limite. Ici, elle devient une ressource, qui fait de micro-situations des moments riches d’émotions et de sens, transformant des drames infimes en instants de vérité. La cinéaste reçoit à cet égard un concours précieux de l’acteur Masatoshi Nagase, dont la présence à la fois opaque et retenue entrebâille les possibilités de relations qui jouent avec les codes narratifs, et au-delà.»

Dernier train pour Busan de Yeon Sang-hoo

Corée du Sud (film d’horreur)

«Presqu’entièrement situé dans un TGV ayant quitté Séoul in extremis alors que se répand une marée de morts-vivants voraces, sanglants et grimaçants tout à fait classiques, tous les ressorts dramatiques du scénario mettent en accusation les vrais monstres, qui ne sont pas les zombies mais les patrons, les financiers, et plus généralement l’individualisme, l’égoïsme, la soif de réussite et la peur des autres, fondements du libéralisme, en l’occurrence mâtiné de dirigisme malhonnête de l’État. L’association d’un État fort et d’un libéralisme économique débridé trouvant en Corée du Sud un terreau particulièrement fertile.»

Diamond Island de Davy Chou

Cambodge. 1er long métrage de fiction

«C’est sa manière de donner la priorité aux éléments sensoriels, en-deça ou au-delà de leur valeur narrative et de leur signification directe, qui permet au jeune réalisateur d’excéder son propre récit pour partager avec le spectateur une émotion plus touffue, plus intense, et finalement plus respectueuse de la complexité d’une réalité dont on ne voit pas bien ce qui nous autoriserait à la juger.»       

Elle de Paul Verhoeven

France

«Grâce à l’association parfaite de Paul Verhoeven, qui travaille ces enjeux depuis toujours, et d’Isabelle Huppert, qui atteint ici au génie pur, les codes du romanesque, de la vraisemblance psychologique et de l’identification sont pulvérisés. Pulvérisés par un alliage psychotrope entre un humour ravageur et une lucidité foudroyante.»

Eva ne dort pas de Pablo Aguero

Argentine

«À partir du cas bien réel, et particulièrement spectaculaire, d’Eva Peron, Eva ne dort pas interroge les parts d’irrationnel dans la politique, les besoins et les effets du recours à des catégories, des procédures, des vocabulaires qui relèvent d’un autre mode d’existence, d’une autre type de rapport au monde, celui du religieux.»

Fais de beaux rêves de Marco Bellocchio

Italie

«Fais de beaux rêves est un “famille, je vous hais” non plus crié comme naguère, mais murmuré. Il n’en est pas moins prégnant. À cet abime qui hante la plus grande partie de l’œuvre de l’auteur d’Au nom du père et du Sourire de ma mère, la figure effrayante et simplifiée, enfantine et tragique de Belphégor offre une très belle métaphore.»

La Fille inconnue de Jean-Pierre et Luc Dardenne

Belgique

«Et c’est ici, bien sûr, une question politique qui rejoint une question de mise en scène: quelle distance entre les corps, entre les êtres, entre les états –sociaux, psychiques, de langage? Quels écarts et quels liens, puisque les deux sont nécessaires. Hormis Éric Rohmer, dont ce fut un des grands thèmes, rares sont les cinéastes à avoir su questionner aussi profondément, et de manière aussi émouvante, vivante, concrète, cet enjeu qui est celui même de comment faire société, habiter ensemble.»

Fuocoamarre de Gianfranco Rosi

Italie (documentaire)

«S’il reste, c’est pour pouvoir construire cela: la recomposition par le cinéma, qui est le contraire de la télévision, d’un monde commun. Un monde où coexistent, selon des modalités variables, les Européens et les Africains, les vivants et les morts, les sauvés, les sauveteurs, les pas sauvés, et tous les autres, nous, vous.»

Gaz de France de Benoît Forgeard

France. (comédie)

«Autour du président semi-comateux campé par Philippe Katerine, l’enchaînement des situations, et la tonalité générale ne cesse d’être remis en jeu, au lieu de se contenter d’enfoncer le clou de la farce. Gaz de France se révèle moins charge convenue contre les ridicules et les malfaisances du pouvoir et de ceux qui l’incarnent, qu’insidieuse interrogation sur le rôle de la fiction, des imaginaires en politique –avec moins de naïveté que la bien-pensance qui revendique le réel contre les récits ou les idéologies, partition myope qui ouvre la porte à d’infinies manipulations et catastrophes, il suffit de regarder les infos à la télé pour s’en convaincre.»

Les Habitants de Raymond Depardon

France. (documentaire)

«La diversité des personnes et la multiplicité des sujets composent une sorte de cartographie impressionniste, où chacun fera des découvertes sur ses contemporains-concitoyens. On n’en finirait pas de lister les paroles, les formules, les expressions. En choisir quelques unes ce serait leur donner un caractère anecdotique, publicitaire, à l’opposé de la manière dont fonctionne le film, dans la parfaite équanimité de son écoute et le total respect pour tous ces gens.»

Je suis le peuple d’Anna Roussillon

France/Égypte. (documentaire)

«À bas bruit, ce film produit en effet de la politique, au sens où il ouvre pour chacun, personnes filmées (Faraj n’est pas seul même s’il est au cœur du dispositif), personnes qui filment, spectateurs, et même indirectement agents politiques et médiatiques (les dirigeants, les activistes, les producteurs de programmes d’information et de distractions) un espace qui n’est pas déjà attribué et formaté, en même temps qu’il rend perceptible les pesanteurs auxquelles chacun (nous autres spectateurs inclus) est soumis: c’est-à-dire, simplement, les conditions d’existence des ces différents acteurs.»

John From de Joao Nicolau

Portugal

«Comme un envol d’aras vert fluo dans un quartier paisible d’une capitale européenne, comme la chanson des pas d’une jeune fille dans une rue inondée de soleil, comme la valeur inestimable du contenu d’un message échangé en cachette avec sa meilleure amie, John From dit le plus légèrement du monde quelques une des choses les plus graves au monde. Obregado.»

Juste la fin du monde de Xavier Dolan

Canada

«Mais la véritable réponse de Dolan, magnifique réponse de cinéma (qui fut jadis, autrement, celle de Bergman dans Persona) est ailleurs. Elle consiste à déjouer le théâtre non en s’éloignant mais en s’approchant. L’essentiel de Juste la fin du monde est tourné en gros plan. Et ces visages deviennent des paysages, des «décors extérieurs» d’un nouveau type, où soufflent brises et tempêtes, où se creusent vallées de larmes et se dressent pics de colère.»

Kaili Blues de Bi Gan

Chine. 1er long métrage

«Road-movie, aventure familiale et sentimentale où surgissent le documentaire et le fantastique, Kaili Blues ne cesse de surprendre, par ce qui s’y raconte comme par la manière dont cela est conté. En douceur –une douceur qui n’esquive nullement les duretés de la réalité– il se fraie un chemin unique vers une idée du cinéma ambitieuse et émouvante, jusqu’à la très belle et infiniment ouverte séquence finale, qui a nouveau remet en jeu tout ce qu’un récit peut avoir de programmé.» 

Louise en hiver de Jean-François Laguionie

France. (animation)

«Mais jamais sans doute Laguionie n’a été si libre, on voudrait dire souverain si la modestie n’était pas la qualité première de ce projet, qui n’en est que plus ambitieux. Car il s’agit de rien moins que du temps et de l’âge, de la nature et des humains, du réel et de l’imaginaire, de l’infiniment grand et de l’infiniment petit.»

Ma’ Rosa de Brillante Mendoza

Philippines

«De manière plus radicale encore que son lointain mentor, Mendoza ne cherche jamais à «faire le ménage» autour de ses protagonistes, pour rendre plus clair et plus visible ce qui leur arrive, et la possibilité de s’en émouvoir. Sa manière de filmer privilégie les plans larges, les mouvements de caméra épousent l’agitation brownienne de la cité, l’image brute, saisie sur le vif sans enjolivement ni ajouts d’éclairages, contribue à immerger les personnages, et les spectateurs, dans ce bouillonnement humain.»

Midnight Special de Jeff Nichols

États-Unis. (fantastique)

«La liberté, c’est aussi celle que se donne Jeff Nichols, et celle qu’il offre à ses spectateurs –là aussi tout à fait à rebours du cinéma dont Spielberg est la figure exemplaire. Pas de manipulation du récit, mais une organisation lacunaire des informations qui laisse ouvertes de multiples hypothèses quant aux motivations des personnages et à la succession des événements. L’accès à des indices disséminés comme les repères d’une «plus grande image», qui ne sera jamais montrée, propose un rapport à la fois ouvert et codé à la fiction, d’un effet très heureux.»

Mimosas d’Oliver Laxe

Espagne-Maroc

«Durée et profondeur, neige et vent, rivière et paroles –le parcours de Mimosas est fécond et mystérieux. Indépendamment de l’anecdote du nom d’un bar de Tanger qui faillit jouer un rôle, son titre énigmatique renvoie moins à des fleurs jaunes, totalement absentes, qu’au “mime”, au masque, à la mimesis, à la fois aux apparences qui portent avec elle la possibilité d’une autre présence, et à la ressemblance, avec 1.000 et tant de récits. A ce voyage, un seul véhicule, nécessaire et suffisant, véhicule au nom incertain, à la définition impossible, et pourtant à l’existence irréfutable: la beauté.»

La Mort de Louis XIV d’Albert Serra

France

«Corps pourrissant et malodorant (Louis XIV est mort de la gangrène), monarque qui n’abdique aucun de ses privilèges et prérogatives, acteur empêché par le rôle et pourtant d’une souveraine liberté et d’une inventivité décuplée par les contraintes, cet être-là, dans la pénombre doucement éclairée de pourpre et de brocards, rayonne d’une puissance incroyable. Le roi se meurt, vive le cinéma.»

Nocturama de Bertrand Bonello

France

«À ces questions, inutile de dire que Bonello n’a pas plus de réponse que quiconque. Nocturama nait d’une sensibilité à un état du monde, notre monde, un état où suinte en de multiples endroits une violence moins aveugle que muette ou balbutiante, qui n’a pas forcément de mots pour se dire et encore moins de raisonnements pour se justifier mais qui n’en est pas moins là. Cette violence spectrale est d’autant plus inquiétante que les passages à l’acte, de manière individuelle ou groupusculaire, sont à présent perçus comme des possibles, de la part de gens qui sont loin d’avoir comme cadre de référence un ensemble doctrinal cohérent, quel qu’il soit.»

Olmo et la mouette de Petra Costa et Lea Glob

Danemark/France. 1er long métrage. (documentaire)

«Cela pousse doucement comme l’enfant dans le ventre d’Olivia, cet enfant au prénom d’arbre (Olmo signifie «orme» en italien). Ce mouvement intérieur engendre, pour qui verra Olmo et la mouette, une  aventure qui est, bizarrement, l’exact contraire du slogan qui accompagne la sortie. Non, la réalité ne commence pas quand le jeu se termine, il n’y a que de la réalité, dans le jeu et ailleurs, dans le jeu d’acteur et les autres jeux, c’est ce qui éclaire si bien ce film si singulier.»

One More Time with Feeling d’Andrew Dominik

États-Unis. (documentaire)

«One More Time with Feeling est en effet cela: un documentaire en noir et blanc et en 3D sur Nick Cave enregistrant son disque Skeleton Tree, film signé d’Andrew Dominik auquel on devait le remarquable L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford en 2007. Ne serait-il que cela que ce serait un film remarquable, pour cette simple et imparable raison qu’il n’est rien de plus beau peut-être au cinéma que le travail, le travail bien filmé. Mais le film se révèle peu à peu aussi bien autre chose, à mesure qu’affleure peu à peu dans son déroulement la tragédie qui a frappé le musicien, et qui hante l’homme, l’artiste, sa musique et le film de manière à la fois directe et spectrale. One More Time with Feeling était presque d’emblée passionnant, à mesure qu’il se déploie, il devient bouleversant.»

Paterson de Jim Jarmusch

États-Unis

«Il sera question du temps, qui est très fort pour passer à la fois selon un écoulement linéaire, de manière circulaire, et en couches superposées. Il sera question d’avoir des rêves, et d’en faire le matériau de la vie quotidienne. Il sera question de tendresse, d’écoute, d’attention aux autres. Et des signes qui émaillent le cours de l’existence, comme les rimes scandent les poèmes –surtout en vers libres.»

Peace on Us in Our Dreams de Sharunas Bartas

Lituanie

«Ensemble, cela devient une incantation à laquelle le titre fait écho, incantation qui a maille à partir avec le chamanisme. Peace to Us in Our Dreams évoque un monde en morceaux, le nôtre, et dont les morceaux ont les bords coupants, si la beauté réside encore dans bien des fragments, la tendresse sans doute aussi, la folie et le mal-être assurément – mais pas la même folie, pas le même mal-être chez les unes et les autres. Le lac patiente. Les flics enquêtent. Les jeunes gens se retrouvent au fond des bois.»

Personal Shopper d’Olivier Assayas

France. (fantastique)

«Entrebailler les portes, être prêt à accueillir l’inconnu, le différent autrement que dans la confrontation ouverte ou l’assimilation au même. On voit bien combien la question est actuelle, et combien ce n’est pas ce n’est pas ce qui domine dans notre époque. Cela n’est rend que plus poignant le mouvement qui, fantômatiquement, traverse ce film sensuel et mystérieux.»

Premier Contact de Denis Villeneuve

États-Unis. (fantastique)

«Premier contact, le nouveau film de Denis Villeneuve, décrit l’arrivée sur notre planète d’une civilisation extraterrestre hyper-intelligente et les conséquences de ce “premier contact” pour l’humanité.»

Quand on a 17 ans d’André Téchiné

France

«Et cette transgression vitale, qui n’implique d’aller tuer aucun autre dragon que sa propre soumission, son propre renoncement, trouve avec l’amour homosexuel une expression romanesque, fictionnelle, plus forte, dans un monde saturé depuis 2000 ans par l’impératif hétérosexuel, et la batterie de conventions qui en découle. En outre le face-à-face des deux garçons permet de mobiliser aussi tout un imaginaire narratif, imaginaire archaïque d’ombres de guerriers antiques, de chevaliers voués au tournoi, d’aventuriers rivaux. Puisque l’aventure c’est finalement de vivre sa vie.»

La Quatrième voie de Gurvinder Singh

Inde. 2e long métrage

«Gurvinder Singh a le grand mérite de ne pas filmer pour des spectateurs occidentaux, il travaille de l’intérieur un monde qu’il connaît bien. Et ce double mouvement – proximité entre le film, le sujet, les protagonistes et l’auteur/éloignement pour un public européen – augmente la puissance de suggestion des plans, les ressources poétiques de leur assemblage.»

Rester vertical d’Alain Guiraudie

France

«Il ne s’agit jamais de dire que tout est permis, encore moins que tout se vaut. Il s’agit de se demander pourquoi nous montrons ceci et occultons cela, à nous-mêmes autant qu’aux autres. Des prairies aux rues de la France très française, Rester vertical remet tout cela en mouvement, en question, avec une ferme et tendre vigueur, jusqu’à l’envol final.»

Sieranevada de Cristi Puiu

Roumanie

«Là se joue le grand art de la mise en scène de Puiu: la fluidité de sa caméra au cours des longs déplacements dans l’appartement exigu et surpeuplé n’est pas seulement un exercice de virtuosité assez bluffant. C’est le geste de composition qui instaure une circulation entre des niveaux de sens, qui inscrit les démêlés des protagonistes, ou l’histoire de la Roumanie, dans un questionnement bien plus ample.»

Suite armoricaine de Pascale Breton

France. 2e long métrage

«Avec une sorte de grâce évidente, la cinéaste qu’on retrouve avec bonheur, 11 ans( !) après son déjà remarquable quoique fort différent premier long métrage, Illumination, emmène au long de ces sentiers qui bifurquent, au bord de ces abîmes qui donnent le vertige, dans ces forêts hantées d’arbres, d’immeubles ou d’images. Reconfigurant l’espace (distances et points de vue) pour en déployer les ressources, elle invente au passage un très simple et très beau procédé de narration, fait de légers retours dans le temps, ressac chronologique qui donne au passage des instants comme des époques une consistance inédite.»

Sully de Clint Eastwood

États-Unis. (film catastrophe)

«Cette thématique anti-État, typique de la vulgate républicaine et libertarienne, est pourtant traitée avec assez de nuances pour aboutir à un tout autre résultat que ce que la pure application d’un programme idéologique impliquait –y compris lorsque Sully lui-même réinterroge, à juste titre, le bien-fondé de sa décision de poser l’A320 de l’US Airways sur le fleuve plutôt que d’essayer de rejoindre un aéroport voisin.»

Swagger d’Olivier Babinet

France (documentaire) 2e long métrage

«La religion, le bled, l’apparence physique, les projets professionnels, les filles et les garçons, les rêves farfelus, la musique, les parents, les profs, les rapports de force, les usages de la parole, les films et les séries, les dealers, Paris qu’on voit au loin et où on ne va pas, la politique… ils peuvent et savent parler de tout, à leur façon. Chacune et chacun a beaucoup à dire, et qui est si rarement entendu, loin des clichés –des stéréotypes racistes fabriqués par les médias comme des imageries rassurantes promues par les associations.» 

Taklub de Brillante Mendoza

Philippines. (documentaire)

«Tourné sur plus d’un an, accompagnant les étapes d’une résilience qui est aussi un chemin de croix aux stations impitoyables, Taklub («le piège» en tagalog) rend un hommage aux habitants de cette ville martyre nommée Tacloban, à ces personnes alternativement ou parfois simultanément victimes, combattantes, chaleureuses, égoïstes, généreuses, terrorisées.»

La Terre et l’ombre de Cesar Acevedo

Colombie. 1er film

«La Terre et l’ombre est un film singulier, qu’il n’y a lieu de comparer à aucun autre. C’est aussi un film qui offre la joie intacte de découvrir avec certitude un véritable cinéaste. Acevedo est Colombien, son film est inscrit corps et âme dans les paysages, les musiques, les problèmes de la Colombie –et il s’adresse au monde entier. Il constitue aussi un nouveau symptôme, un de plus mais particulièrement éclatant, de cette efflorescence du cinéma en Amérique latine.»

Un jour avec un jour sans de Hong Sang-soo

Corée

«Un jour avec, un jour sans, amusant questionnement de ce que tout ce qui fait le tissu des jours comme l’étoffe des fictions, méditation poétique sur l’idée même de récit, ajoute à la désormais longue liste des œuvres siglées HSS qui, de manière ludique et minimaliste, mais avec une obstination de philosophe ami des liqueurs fortes, ne cessent de travailler la question.»

La Vallée de Ghassan Salhab

Liban (fantastique)

«Le sixième long métrage de Ghassan Salhab, cinéaste connu aussi pour bien d’autres réalisations de formats et de types variés, joue ainsi sur de multiples niveaux. L’auteur de Beyrouth Fantôme invente pas à pas, plan à plan, une manière de faire résonner les éléments romanesques avec les échos politiques ou mythiques, des formes de glissements dans l’image, entre images et sons, au montage aussi, qui font de La Vallée un film étonnamment vivant. Vivant au sens d’un être dont on suivrait le développement organique, malgré ou plutôt grâce aussi aux zones d’ombres, aux bifurcations, aux tressage de composants hétérogènes.»

Visite ou Mémoire et confession de Manoel de Oliveira

Portugal

«Visite devient ainsi, sans que son auteur ait pu le prévoir, une sorte de parcours guidé dans une œuvre encore à venir. Ce qui en fait le prix, et ce quelle que soit la connaissance qu’a chacun des films d’Oliveira, c’est l’étrange alchimie du vécu et du créé, des effets indirects d’une histoire personnelle, celle de l’homme Oliveira, et collective, celle du Portugal des années 1940, 1950, 1960 et 1970, sur ce qui allait devenir une œuvre majeure du cinéma mondial. Bien travaillé, les fantômes!»

«D’une pierre deux coups», la malle aux trésors

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D’une pierre deux coups de Fejria Deliba, avec Milouda Chaqiq, Brigitte Roüan, Zinedine Soualem, Myriam Bella. Durée: 1h23. Sortie le 20 avril.

Il y a deux films dans D’une pierre deux coups. Ou plutôt, il y a un beau film de cinéma niché dans un bon téléfilm. Il faudra du temps pour que le cinéma se déploie et occupe tout l’écran, et surtout tout l’espace imaginaire que suscite le premier film de Fejria Deliba.

De prime abord, il semble qu’on ait affaire à une sympathique petite machine de fiction, où Zayane, une mama algérienne vivant dans la banlieue de Paris, est rattrapée par des souvenirs de sa jeunesse, qui vont remettre en question sa manière de vivre et le regard que ses enfants portent sur elle. Grâce à la forte présence de Milouda Chaqiq dans le rôle principal et à des dialogues bien ajustés, la scénariste et réalisatrice propose une chronique à la fois affectueuse et tendue d’une vie de femme arabe, âgée et analphabète dans une cité française.

Les scènes et les divers protagonistes offrent autant de petits aperçus amusants ou touchants, mais on ne peut s’empêcher de songer au récent Fatima de Philippe Faucon où, centré sur un personnage en partie comparable, l’espace et le silence avaient une place majeure, où la visée illustrative ne tenait pas le devant de la scène.

Mais Zayane s’en va. Contre toute attente de sa famille, contre toute logique de son parcours de femme au foyer dans un milieu resté traditionnel, contre aussi la mécanique scénaristique du film, elle prend le large. C’est un très beau geste, un double geste en fait, celui de la cinéaste et celui du personnage.

Alors que rappliquent dans son appartement ses innombrables enfants –certains ont la cinquantaine, un autre est encore au lycée– et quelques conjoints ou petits-enfants, la septuagénaire s’embarque pour un voyage qui la mène moins vers la province que vers le passé, territoire enfoui, à la fois passé affectif d’une femme et passé colonial de deux pays.

C’est dans l’écart entre ce qui se joue en montage parallèle, ici dans l’appartement envahi par une fratrie que l’absence de la mère réunit et là au cours du périple de Zayane flanquée d’une amie aussi fidèle que dépassée par les événements (Brigitte Roüan, impeccable) que D’une pierre deux coups trouve son énergie et sa liberté.

De cette énergie et de cette liberté, le cinéma, déjà, avait donné un avant goût grâce à la présence d’une malle au trésor, part de conte qui pourtant ne s’éloigne pas du réalisme. Dans une boîte cachée dans l’appartement sont découvertes des pellicules super-8 gardant les traces d’un passé refoulé par l’Histoire et les normes sociales, objet magique aux effets perturbateurs et finalement bénéfiques.

Coups3Du mélodrame enfoui qui trouve un dénouement surprenant dans une grande demeure de province au burlesque renouvelé des Marx Brothers de l’appartement du 9-3 envahi par une descendance proliférante et disparate, Fejria Deliba trouve dès lors les ressources d’une mise en scène qui respire, s’amuse et émeut.

Cette accumulation de frères et sœurs qui se chamaillent et s’inquiètent produit un autre effet, loin d’être anodin. (…)

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Césars: quelle diversité veut-on?

aUn peu parce que la question est, à juste titre, devenue omniprésente, un peu comme effet secondaire de la controverse récurrente sur les sélections trop dépourvues de réalisatrices à Cannes; beaucoup par symétrie avec la polémique déclenchée aux Oscars par l’absence de Noirs parmi les nommés, l’enjeu «diversité» a accompagné la cérémonie des Césars qui a eu lieu le 26 février.

Elle l’a accompagnée mezzo voce, la présence de quelques films et de quelques artistes (comédiens et réalisateurs) présentant une image… disons pas trop uniforme: il y a des femmes parmi les candidats aux titre de meilleur réalisateur, il y a des «minorités visibles» parmi les éligibles aux prix d’interprétation. Même si pas assez.

C’est que tout cela n’est formulé qu’en termes statistiques, que le problème n’est posé que sur le mode quantitatif. De quels films s’agit-il, quelles décisions artistiques mais aussi politiques et éthiques sont en jeu? Tout le monde s’en fiche, du moment qu’un quota est si possible atteint.

Au point qu’on peut se demander si, en fait de diversité, ce n’est pas plutôt d’uniformisation qu’il s’agit, les meilleures sentiments poussant à faire autant que possible rentrer tout le monde dans le même moule, fut-il celui du mâle blanc occidental hétérosexuel, intériorisé par tous ceux (l’immense majorité des êtres humains) qui ne relèvent pas de cette catégorie.

Le jour où James Bond sera interprété par une Noire lesbienne, mais en respectant les codes narratifs et spectaculaires de la franchise, diversité où sera ta victoire?

A contrario, il faudrait rappeler que la revendication de diversité est celle de l’apport d’êtres différents, et dont il ne s’agit pas de réduire les différences, au risque d’un appauvrissement généralisé, d’une uniformisation mortifère –cette rencontre entre différence étant, ne pouvant être que problématique. Et ce quand bien même les dominés, les «autres» n’aspirent qu’à rejoindre le groupe dominant –un certain Frantz Fanon nous a très bien expliqué tout cela il y a déjà plus d’un demi-siècle.

Bien sûr, la revendication quantitative de diversité a une bonne raison, une raison syndicale: oui, il faut du travail dans le cinéma et les industries du spectacle, toutes les industries, pour les femmes, les arabes, les Noirs.

Mais disons que ce n’est pas exactement le même problème que celui de la diversité comme projet de société, comme idée du monde dans lequel on a envie de vivre. Cet enjeu autrement libérateur, celui de la rencontre des autres comme autres, et pas comme réduction au même, était admirablement décrite par Jean-Luc Nancy dans le bref film de Claire Denis Vers Nancy, en forme d’hommage à Jean-Luc Godard.

 

Pour en revenir aux Césars, la question est reformulée dans les mêmes termes que la sélection avec le palmarès. Mais disons alors, une fois n’est pas coutume, que le résultat est plutôt réjouissant cette année, mais selon deux angles d’approche distincts. Il l’est grâce aux lauréats des deux principales récompenses de ce concours, celles attribuées au meilleur film et au meilleur réalisateur. (…)

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Retour affectif et subjectif sur l’année 2015 sur grand écran

sans_titre-1_3 aDerrière une production hollywoodienne décevante, l’Asie, l’Amérique du Sud et l’Europe, France en tête, se sont réparti les productions les plus passionnantes de l’année.

Les Top 10, c’est un peu trop mécanique, réducteur. Mais ne pas revenir sur ce qu’on a aimé, et aimé aimer au cours d’une année, c’est se priver de remettre en perspective ce qui arrive dans le cinéma, au-delà des enthousiasmes au coup par coup. En toute subjectivité, voici donc un survol des films de l’année –c’est-à-dire des films sortis en salles, en France en 2015 (The Assassin de Hou Hsiao-hsien, annoncé pour mars 2016, n’y figure donc pas, sauf que bien sûr je viens de le mentionner ;).

1.L’Asie toujours féconde

Outre, donc, le cas HHH, c’est à nouveau d’Extrême-Orient que serons venues les propositions les plus riches et les plus stimulantes: de Chine avec Au-delà des montagnes de Jia Zhang-ke, du Japon avec Vers l’autre rive de Kiyoshi Kurosawa, de Corée avec Hill of Freedom de Hong Sang-soo, de Thaïlande avec Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul. En Orient toujours, mais moins extrême, il faut y ajouter Taxi Téhéran de l’Iranien Jafar Panahi. Encore ne mentionne-t-on ici que le meilleur du meilleur, signé de grands noms du cinéma contemporain.

À leurs côtés, beaucoup d’autres, de moindre magnitude, dont de nombreux jeunes, participent à la vitalité de ces cinémas à la fois fort différents et traversés de multiples échos qui renvoient les uns aux autres. S’il fallait leur trouver un point commun, ce serait leur capacité à prendre en charge le monde réel, et ses mutations les plus actuelles, par des moyens ouverts à toutes les aventures de la fiction, et souvent du fantastique.

2.Pauvre Amérique

Si les productions hollywoodiennes dominent plus que jamais le marché mondial, et ne cessent de battre des nouveaux records grâce aux progrès… du marketing, exemplairement avec le septième épisode de Star Wars, il faut admettre que l’offre cinématographique en provenance des États-Unis aura été, sur le plan artistique, singulièrement pauvre cette année. Un seul film issu de la grande industrie s’impose par son invention plastique et narrative, Mad Max: Fury Road, qui témoigne à lui seul qu’à partir de recettes convenues il est possible d’inventer.

Tout à fait à l’autre bout de l’arc économique, on doit signaler deux très «petits films d’auteur», de jeunes auteurs qui, curieusement, ont tous deux des patronymes d’origine asiatique, Chloé Zhao avec Les Chansons que mes frères m’ont apprises et Patrick Wang avec Les Secrets des autres. Ne pas oublier le remarquable documentaire Citizenfour de Laura Poitras consacré à l’affaire Snowden. Allez, ajoutons le très fréquentable Le Pont des espions de Steven Spielberg, et le plaisant Au cœur de l’océan de Ron Howard.

3.L’autre Amérique, qui monte

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Face à l’afflux de nouveaux films, le piège mortel de l’e-cinéma

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Petit à petit, l’e-cinema fait son nid. À mesure que les semaines passent, on voit se multiplier les annonces de films sortant directement sur les plateformes VOD ou S-VOD. L’offensive est menée par les deux grands promoteurs du système en France que sont TF1 Video et Wild Bunch. Et, avec un autre modèle de diffusion, par l’américain Netflix, qui vient d’acheter les droits de distribution d’Aloha de Cameron Crowe après s’être offert la comédie St Vincent ou la trilogie The Disappearance of Eleanor Rigby avec Jessica Chastain.

Wild Bunch avait frappé un grand coup l’an passé avec le très remarqué Bienvenue à New York d’Abel Ferrara, avec Gérard Depardieu en Dominique Strauss-Kahn, film médiocre mais opération promotionnelle réussie à laquelle le Festival de Cannes 2014 avait servi de rampe de lancement.

À la différence de la VOD classique, même s’il utilise les mêmes plateformes de diffusion, le e-cinema désigne des films qui sont distribués directement en ligne, sans être passés par la salle ni par la télévision.

Le grand nettoyage?

Depuis le coup d’éclat du Ferrara, aucun des titres n’a beaucoup attiré l’attention. Il est possible que l’offre de films de genre, dont un slasher signé d’un petit maître de l’horreur, Elie Roth (Green Inferno, annoncé pour le 16 octobre), et une comédie horrifique des Australiens Taika Waititi et Jemaine Clement (Vampires en toute intimité, le 30 octobre), améliorent les scores, malgré un tarif, 6,99€, qui reste peu attractif –sauf si on regarde à plusieurs. Ce qui mène à s’interroger sur les effets du dispositif, s’il trouve à se pérenniser.

À terme, il ne s’agira plus seulement de trouver un débouché à quelques produits atypiques laissés de côté par un marché qui, pour le reste, continuerait de fonctionner de la même manière. Bien au contraire, le risque est considérable que le e-cinéma se transforme en arme fatale d’un grand nettoyage, dont il y a tout lieu de s’inquiéter.

Le lancement de l’e-cinéma en France est présenté par ses promoteurs comme une solution à un problème grave, qui possède la caractéristique d’être nié par l’ensemble de la profession: trop de films sortent sur les écrans français (663 nouveautés en 2014). Cet embouteillage calamiteux est aggravé par l’occupation d’un nombre trop élevés d’écrans pour les films présumés «porteurs», ou dont les distributeurs sont assez puissants pour imposer des vastes combinaisons y compris pour des ratages manifestes.

Le tabou du trop de sorties

Un tel déferlement, avec presque tous les mercredis quinze nouveautés ou plus, éjecte mécaniquement les films de la semaine précédente qui avaient besoin de temps pour s’installer, ou simplement qui ne bénéficiaient pas d’une publicité massive au moment d’atteindre les écrans. Ces nouveautés elles-mêmes, à l’exception de 2 ou 3 titres valorisés par le marketing ou la critique, se font de l’ombre et se détruisent les uns les autres. Ils sortent en salles et puis sortent des salles sans que pratiquement personne s’en soit rendu compte.(…)

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Cannes/3: « Mad Max »+Kawase+Kore-Eda=Cannes, terre de contrastes

FURY ROAD

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En sélection officielle, le Festival était marqué ce jeudi 14 mai par trois films assez différents –on s’évitera de perdre du temps sur un quatrième, l’épouvantable Conte des contes, de Matteo Garone, en compétition officielle, navet hideux dont absolument rien d’avouable ne justifie la sélection. Disons qu’il porte avec lui l’espoir qu’on ait déjà vu le plus mauvais film de tout le festival, toutes sections confondues, ce qui est plutôt réconfortant pour l’avenir.

Mais revenons à nos trois films dignes d’intérêt. Soit, d’un côté, Notre petite sœur, de Hirokazu Kore-Eda (en Compétition), et An, de Naomi Kawase (en ouverture d’Un Certain Regard), et de l’autre Mad Max: Fury Road, de George Miller (Hors Compétition). Deux films japonais d’une exquise délicatesse et un film d’action américain de l’autre peuvent très bien faire une bonne journée de festivaliers. Le propos n’est pas ici de les opposer, mais au contraire de souligner que, avec leurs extrêmes différences, ils ont entièrement leur place, au Festival et sur les écrans de France et du monde.

Au nouveau Mad Max, on peut et doit adresser deux reproches, le terrible manque de charisme du remplaçant de Mel Gibson, Tom Hardy, et la laideur embarrassante de la matière numérique des images. Mais, pour le reste, avec une adresse assez virtuose, le scénario et la réalisation réussissent à associer ancrage dans le récit fondateur de la saga et prise en compte de l’état actuel du spectacle cinématographique, vigueur impressionnante des plans, récit qui fait mine de croire assez à sa propre histoire pour ne pas en faire un simple prétexte à une débauche d’explosions et de massacres, esthétique plutôt réussie de la ferraille et des corps extrêmes, et même actualité politique (les allusions au djihadisme sont à la fois claires et pas stupides).

Le ressort dramatique principal, pas vraiment hollywoodien (du moins dans l’acception bourrine du terme, volontiers associée à ce genre de production) est que chacun(e) peut sortir de la voie qui lui est tracée, ou qu’il ou elle s’est tracée. Cela vaudra pour ce vieux Max comme pour l’intéressante amazone à un bras qui lui sert de principal contrepoint (Charlize Theron), pour un zombie-warrior complètement givré comme pour une poignée de pin-ups improbables directement propulsées d’un défilé de mode dans le désert à feu et à sang. Et pour ce qui est de péter en tout sens, pas de problème, on est servi –comme c’est ce qui est prévu, on ne voit pas pourquoi on s’en plaindrait.

Vertus infinies des effets de montage des festivals, qui font se parler des films fussent-ils aussi différents que possible les uns des autres: Mad Max est bâti sur deux arguments qui sont chacun au cœur d’un des deux films japonais du jour. Il y est en effet question de ce qui fait communauté, comme construction et non comme acquis, et d’environnement. (…)

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