«Onoda», «Bonne Mère», «Digger»: tiercé gagnant dans les salles

 
Nikitas (Vangelis Mourikis), le combattant obstiné de Digger

Dans la torpeur de l’été et la confusion des sorties, trois films à ne pas manquer, trois cinéastes à découvrir, pour leur second long-métrage dans le cas d’Arthur Harari et de Hafsia Herzi, pour son premier en ce qui concerne Georgis Grigorakis.

En pleine saison estivale, d’ordinaire plus calme, et malgré les incertitudes qui pèsent à nouveau sur les conditions d’accès aux salles, une déferlante de films s’abat sur les grands écrans. Parmi eux, beaucoup ont été programmés et remarqués au Festival de Cannes, qui s’est achevé le 17 juillet.

Rejoignant nombres des titres importants de cette édition cannoise (Annette, Benedetta, Bergman Island, Titane, Journal de Tûoa), deux autres films remarqués sur la Croisette sont à l’affiche à partir du 21 juillet, Onoda et Bonne Mère, comme le très remarquable Digger, à découvrir.

«Onoda, 10.000 nuits dans la jungle», d’Arthur Harari

Deuxième long métrage d’Arthur Harari après le polar Diamant noir, Onoda porte le nom de cet officier de l’armée impériale japonaise envoyé en 1944 dans une île des Philippines, et qui refusa de se rendre, menant une guérilla quasi-solitaire dans la jungle durant trente ans.

Le film s’appuie non seulement sur une histoire vraie, mais sur des éléments très concrets pour reconstituer les conditions dans lesquelles le lieutenant Hiro Onoda, ayant refusé de croire à la défaite, mena une minuscule troupe peu à peu réduite jusqu’à ce qu’il demeure seul.

 

Mais tout autant que son réalisme, le film revendique ouvertement les références du film de guerre, des grandes aventures dans la jungle, avec aussi parfois un zeste de film d’espionnage, sa réussite tenant à la manière dont il se tient au croisement de la reconstitution et de la fiction.

On songe à Aventure en Birmanie de Raoul Walsh comme à La 317e Section de Pierre Schoendoerffer, plus encore qu’à Conrad et à Apocalypse Now: s’il s’agit bien de l’évocation d’une sorte de délire, elle n’est nullement une métaphore métaphysique. La puissance –puissance romanesque, puissance fictionnelle et même puissance fabulatrice– d’Onoda est d’être au contraire très concrète, très matérielle.

Elle résonne aussi d’échos très contemporains, en particulier dans la manière de se fabriquer des régimes d’explications en conformité avec ses croyances –l’alter réalité des complotistes de tous poils, sinon de tout un chacun–, même si le film ne s’écarte jamais de liens de causalité qui ont pu avoir leur rationalité, ou leur apparence de rationalité.

Grâce aussi à l’interprétation remarquable de l’acteur principal, Yûya Endô, et à une mise en scène capable d’un lyrisme inspiré pour évoquer la survie de cette poignée d’humains dépourvus de tout dans une nature d’une puissance extrême, Arthur Harari réussit une fresque haletante.

Dans Onoda, le fait de savoir qu’elle s’appuie pratiquement constamment sur des faits avérés n’est que la planche d’appel de son élan fictionnel. Mais c’est bien pour sauter plus haut et plus loin dans le réel du fonctionnement de l’esprit humain.

«Bonne Mère», de Hafsia Herzi

Filmant un endroit où elle a grandi, les quartiers Nord de Marseille, la comédienne devenue réalisatrice Hafsia Herzi compose autour d’une très forte figure maternelle, interprétée par Halima Benhamed, un portrait de groupe d’une famille qui, c’est l’autrice qui le dit, ressemble à la sienne.

S’il n’enjolive rien, le film se refuse à en rajouter sur l’omniprésence de la pauvreté, des pratiques délictueuses, de la violence, du machisme, de la vénération absolue des liens familiaux, et se situe ainsi dans une tonalité très éloignée de ce que fait presque toujours le cinéma de fiction dans ce contexte.

 

Loin de ces facilités qui sont le lot commun de la quasi-totalité des «films de cités», Bonne Mère déploie un regard à la fois généreux, nuancé et sans complaisance sur un monde qui n’a d’ordinaire droit qu’à l’invisibilité ou aux clichés.

La cinéaste raconte ainsi un monde qui vit de fait à l’écart de l’autre, sans l’ignorer, en y ayant affaire et à l’occasion en y faisant des affaires, mais en réduisant au maximum ses influences.

 

Autour de cette figure maternelle détentrice d’une sagesse très métissée, très composée, le film rend sensible le vaste éventail de comportements et de représentations actif dans ce qui est, dans le périmètre même d’une grande ville comme Marseille, un monde à part.

«Digger», de Georgis Grigorakis

D’emblée c’est la présence physique, des humains et des éléments, qui impressionne dans le premier film du réalisateur grec. La puissance de l’orage qui ouvre Digger, la matérialité effrayante des coulées de boue qui menacent la maison dans les bois où habite celui qui s’avèrera le personnage principal, saturent l’imaginaire tout autant que l’image et la bande-son de leur force.

Tout comme ce type, Nikitas, qui se bat comme un diable contre ce qui agresse son mode de vie. Les glissements de terrain ne sont pas le fruit du hasard mais le résultat de la déforestation massive due à l’extension de la mine gigantesque, et qui ne recule devant aucune manœuvre pour mettre aussi la main sur le territoire de Nikitas.

 

En guerre ouverte contre la grande entreprise, contre les habitants du bourg qui ont accepté les offres de la compagnie minière, en guerre aussi contre une existence dure et solitaire fort différente de l’utopie agreste qui l’avait mené à s’établir loin de la grande ville, Nikitas va se trouver encore un nouvel ennemi.

Parti au loin depuis longtemps, son fils revient un jour sur sa moto, tel le cavalier solitaire dont la présence ne surprend pas dans un film qui emprunte aussi explicitement aux motifs du western. Il veut sa part d’un héritage dont il ne sait rien, ni ne veut rien savoir.

De cet écheveau de conflits, au sein desquels une jeune femme trouvera aussi une place très vive, Georgis Grigorakis réussit à faire un film constamment habité, où les personnages secondaires acquièrent immédiatement une existence.

Digger vibre intérieurement de ces multiples manières de capter les puissances actives, puissances naturelles (la forêt, la boue, la lumière et l’ombre, le silence), puissances affectives (la solitude, le désir, l’avidité, la colère, la déception, l’amitié) aussi bien que puissances collectives, autour de l’affrontement entre entreprise prédatrice et défense de l’environnement, mais aussi entre rêves et réalités d’une vie différente.

Onoda, 10.000 nuits dans la jungle

d’Arthur Harari

avec Yûya Endô, Kanji Tsuda, Yuya Matsuura

Séances

Durée: 2h47

Sortie le 21 juillet 2021

 

Bonne Mère

de Hafsia Herzi

avec Halima Benhamed, Sabrina Benhamed, Jawed Hannachi Herzi, Justine Gregory, Mourad Tahar Boussatha

Séances

Durée: 1h36

Sortie le 21 juillet 2021

Digger

de Georgis Grigorakis

avec Vangelis Mourikis, Argyris Pandazaras, Sofia Kokkali

Séances

Durée: 1h41

Sortie le 21 juillet 2021

 

 
 

Cannes 2021 jour 5: dans toutes les sélections, envoyez la fracture!

Nora (Halima Benhammed), l’âme du Bonne Mère de Hafsia Herzi. | SBS Distribution

De manière explicite ou pas, de nombreux films présentés au Festival sont hantés par le thème de la «fracture sociale», entendue comme l’incompréhension irréconciliable de composantes de la société.

La Fracture est le titre d’un des films en compétition, celui que Catherine Corsini a imaginé à la suite du soulèvement des Gilets jaunes.

Le titre désigne à la fois ce qui est arrivé au bras de la dessinatrice de BD passablement allumée jouée (magnifiquement) par Valeria Bruni Tedeschi, ce qui était en train de se produire dans le couple qu’elle forme avec l’éditrice interprétée par Marina Foïs, et bien évidemment la dite «fracture sociale» dont le mouvement de fin 2018 début 2019 a été à la fois la spectaculaire manifestation et un puissant accélérateur.

Dans un service d’urgence surchargé, les relations tendues entre la bourgeoise de gauche (Valeria Bruni Tedeschi) et le camionneur Gilet jaune blessé par la police (Pio Marmai). | Le Pacte

Presqu’entièrement situé dans le service d’urgence d’un hôpital parisien, et évoquant également la situation terriblement dégradée des conditions de travail et de soin dans de nombreux hôpitaux publics, le film, même au prix de quelques simplismes, réussit une mise en tension très convaincante des conflits individuels et collectifs.

Mais il se trouve ainsi afficher explicitement un thème qui court à travers les sélections, le cinéma manifestant ici avec force sa sensibilité aux enjeux contemporains. Il s’agit, donc, de cette fameuse fracture sociale, mais envisagée essentiellement selon une approche qui n’est ni celle, moderne, de la lutte des classes, ni celle, postmoderne, d’un dépassement de celle-ci.

Ce dont prennent acte de diverses manières nombre de films présentés dans les différentes sélections, c’est surtout l’étrangeté croissante entre des fragments d’une société qui n’habite plus, concrètement et imaginairement, le même monde, alors qu’ils vivent parfois à quelques kilomètres les uns des autres. C’est le constat de différentes manières d’exister, de comprendre, de sentir, de rêver, concernant des gens qui habitent le même pays, le même continent, la même planète.

Parmi les titres déjà présentés alors qu’on approche à peine de la moitié du Festival, et bien sûr sans avoir pu voir tout ce qui a été projeté, au moins huit autres films relèvent de cette thématique.

Outre La Fracture, donc, on a déjà évoqué ici Ouistreham, d’après le livre de Florence Aubenas par Emmanuel Carrère, transposition qui a ajouté à la description du travail des femmes surexploitées l’enjeu de l’écart irréconciliable entre elles et celle qui, avec les meilleures intentions du monde, entend en témoigner.

Petite Nature de Samuel Theis

Entre Johnny et son maître d’école, une proximité qui trouble l’enfant et des écarts qui les menacent tous deux. | Ad Vitam

Mais la question de cet écart – économique, de mode de vie et de représentation, de culture au sens le plus vaste du mot – est aussi au centre de Petite Nature de Samuel Theis, présenté à la Semaine de la critique.

Le film accompagne le parcours d’un gamin fils d’une famille monoparentale en grande précarité vivant dans une cité à Forbach. Le garçon est attiré par son instituteur et tout ce qu’il représente comme autre mode de vie, autre rapport au monde.

Cette attirance, si elle n’est pas réputée par le film être irrémédiablement condamnée par un gouffre infranchissable, est du moins l’occasion de souffrances et de crises qui affectent tous les personnages concernés.

Retour à Reims de Jean-Gabriel Périot

Construit selon un schéma à la fois historique (des années 1950 à nos jours) et de discours politique, Retour à Reims de Jean-Gabriel Périot s’appuie sur le livre éponyme de Didier Eribon pour proposer un montage d’archives documentant cette rupture irrémédiable, définie par l’auteur comme résultant d’un abandon du peuple par la gauche.

Menant lui aussi aux Gilets jaunes, Retour à Reims, présenté à la Quinzaine des réalisateurs, témoigne du formidable talent de monteur du cinéaste d’Une jeunesse allemande tout en s’assujettissant à un discours qui le précède et le domine, et finalement l’affaiblit.

Mais il y a bien l’idée d’une dérive de classes moyennes représentées par la gauche de gouvernement, à 1000 miles des racines populaires de ce qui s’est, en France, réclamé de l’idée socialiste.

Soy Libre de Laure Portier

Présenté à l’ACID, Soy Libre de Laure Portier est un déstabilisant portrait du jeune homme qu’elle nomme son frère (plutôt en fait son demi-frère), tourné sur le vif de l’existence de ce dernier, ancien taulard, parfois SDF, toujours en galère.

C’est parfois lui qui filme, en l’absence de sa sœur, mais il s’agit bien de son film à elle, comme en atteste aussi les débats, gardés au montage, où il discute le fait d’enregistrer telle ou telle situation, et les motivations d’une réalisatrice qui, sans qu’on doute de son affection, fonctionne clairement selon une toute autre logique que lui.

La proximité familiale comme le dispositif très brut du tournage ne cessent ainsi de souligner combien ces deux personnes, celles qui fait le film et celui à qui il est consacré, n’ont pratiquement rien de commun comme idée de l’existence.

Compartiment n°6 de Juho Kuosmane

L’étudiante d’Europe de l’Ouest et l’ouvrier russe (Seidi Haarla et Yuriy Borisov) forcés de voyager ensemble. | Haut et court

Ces différences radicales peuvent rester placées sous le signe de l’irréconciliabilité sans être nécessairement racontée sur un mode sombre. C’est la belle découverte, en Compétition officielle, de Compartiment N°6 du réalisateur finlandais Juho Kuosmanen. (…)

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La «Marche» de l’histoire contemporaine

La Marche de Nabil Ben Yadir

lamarche

C’est une si belle histoire que manifestement, personne ne s’est demandé s’il était souhaitable de se poser à son sujet la moindre question de cinéma. Des gens (le réalisateur, le producteur, les comédiens, mais aussi l’éditeur du livre de Christian Delorme, le «curé des Minguettes», paru aussi sous le titre La Marche chez Bayard le mois dernier) se sont avisés qu’il convenait de commémorer ce geste effectivement digne de mémoire que fut la Marche pour l’égalité et contre le racisme, du 15 octobre au 3 décembre 1983, de la banlieue lyonnaise à Marseille, de Marseille à Dreux et de Dreux à Paris.Ils ont eu raison. Ceux qui ont entrepris d’en faire un film n’y ont vu qu’un moyen de donner de la visibilité à l’événement. Dont acte.

La composition du groupe de marcheurs, les péripéties de leur odyssée, les manœuvres de ceux qui cherchèrent à les bloquer ou à les récupérer fournissaient une trame narrative imparable. Avec de surcroît une solide interprétation, le film emporte une adhésion et une émotion au service d’une cause qu’ici, on ne songe pas une seconde à remettre en question.

Solide docu-fiction usant quand elle le peut de quelques archives, la reconstitution de Nabil Ben Yadir construit un monument mémoriel et sentimental qui pourrait n’être qu’un hommage à une initiative remarquable d’un petit groupe de Français du début des années 80. Emmenés par Olivier Gourmet en prêtre des banlieues, Hafsia Herzi en lumineuse égérie et le très tonique Vincent Rottiers, avec le soutien de Philippe Nahon en bougon compagnon de route et de Jamel Debbouze, ludion solidaire et farfelu, les marcheurs du film tracent un parcours rectiligne à travers la France pluvieuse de l’automne 83 vers la reconnaissance émue de tous les démocrates dignes de ce nom.

Hélas pour nous mais, du moins, heureusement pour le film, celui-ci trouve pourtant, chemin faisant, une autre dimension, plus complexe, plus troublante, plus travaillée d’incertitude. (…)

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