L’agression contre les idoles, tournant du récit de Magellan de Lav Diaz.
Le film de Lav Diaz et celui de Kleber Mendonça Filho empruntent des voies somptueuses de fiction cinématographiques pour inscrire des épisodes sombres de l’histoire de leurs pays dans le présent.
Ce sont deux grands cinéastes venus de ce qu’il est désormais convenu d’appeler «le Sud global» –en français facile: ni européens ni nord-américains. Ils ont dominé la journée du dimanche, juste avant l’entrée du festival dans sa deuxième partie.
Bref aparté: jusqu’en 2017, le festival de Cannes commençait un mercredi de mai et se terminait le dimanche, selon une trajectoire à peu près continue. À partir de 2018, il a commencé le mardi pour s’achever le samedi, décision qui ne manquait pas de bonnes raisons, dont le fait de laisser le dimanche libre au sortir du marathon.
Cette modification en apparence minime a en fait profondément modifié le vécu de la manifestation par celles et ceux qui y participent. De manière imprévue, elle a coupé son déroulement en deux, il y a désormais une «première semaine», le weekend clôturant la phase la plus glamour, celle où il y a la concentration maximum de stars hollywoodiennes.
À partir du lundi, la «deuxième semaine», pas moins riche sur le plan cinéphile, l’est beaucoup moins sur le plan de l’éclat médiatique, beaucoup de gens commencent à faire leurs valises, il y a moins de monde dans les restaurants, moins d’équipes de télé du monde entier, etc.
Et donc ce dimanche était aussi, en compétition officielle, le jour de deux grosses productions étatsuniennes, The Phoenician Scheme de Wes Anderson, copie conforme des enfantillages luxueux de ce réalisateur depuis ses débuts, et Die, My Love de Lynne Ramsay, nouvelle complaisante plongée dans la psyché malade de l’Amérique, embarrassant d’inintérêt.
Mais, donc, magnifiques ouvertures à la deuxième semaine, un immense cinéaste à l’œuvre déjà considérable, assez peu présent à Cannes malgré sa filmographie nourrie, le Philippin Lav Diaz, et l’une des rares figures reconnues du cinéma brésilien, Kleber Mendonça Filho, qui a lui été régulièrement accueilli sur la Croisette, où on a notamment découvert le formidable Bacurau en 2019.
Qu’il s’agisse de Magellan (présenté dans la section Cannes Première) ou de L’Agent secret (en compétition), chacun des deux déploie les ressources de partis pris stylistiques affirmés pour évoquer un événement historique marquant de son pays.
Ce sera un thriller aux franges du fantastique pour Kleber Mendonça évoquant la dictature militaire à la fin des années 1970, une chronique en vignettes apparemment hiératiques et incandescentes de beauté chez Lav Diaz pour conter la tentative ratée de prise de possession et de conversion au catholicisme d’îles des Philippines par le navigateur portugais Fernão de Magalhães, que les Français appellent Magellan.
«Magellan» de Lav Diaz
Des îles qui seront bientôt appelées Moluques par leurs envahisseurs venus de la péninsule ibérique, on voit d’abord les habitants d’origine, selon ce qui relève davantage d’une imagerie de paradis perdu que d’une description précise de l’organisation des sultanats qui en contrôlaient le pouvoir.
Mais, de manière inhabituelle chez cet auteur qui a sans cesse exploré l’histoire de son pays, surtout récente et contemporaine, le film s’attache surtout au cheminement des colonisateurs, reconstituant les péripéties du long voyage de Magellan.

Le capitaine (Gael García Bernal) hanté par son projet de conquête de terres et d’êtres vivants auxquels il ne comprend rien. | Nour Films
Film d’époque en costumes constitué de plans fixes admirablement composés, Magellan est très différent de la plupart des quelque vingt-cinq autres films du cinéaste.
D’une durée modérée (2h36) pour un réalisateur connu pour ses œuvres fleuves, il évoque souvent davantage certains films de Manoel de Oliveira, consacrés à d’autres colonisations, que la luxuriance sensuelle et poétique, fréquemment en noir et blanc, de l’essentiel de l’œuvre de l’auteur de Norte, la fin de l’histoire, de La femme qui est partie et de La Saison du diable.
Ce renouvellement stylistique n’enlève rien à l’intensité des séquences, où l’apparent hiératisme de la réalisation s’avère vite une façon d’accueillir au contraire une multitude de vibrations physiques, émotionnelles, politiques, dans ce qui est à la fois un grand film d’aventure et une méditation qui renouvelle, par son absence de lyrisme convenu, l’idée même du film d’aventure.
La figure de Magellan a nourri des imaginaires multiples et contradictoires, dont les lecteurs de Qui a fait le tour de quoi? ont pu avoir un aperçu érudit et réjouissant. Mais là n’est pas l’enjeu du film, malgré son titre, et malgré, fait sans précédent chez Lav Diaz, la présence d’un acteur occidental célèbre, Gael García Bernal.
Magellan n’est pas un traité d’historien, c’est un conte mythologique où les îles lointaines sont comparables à la baleine de Moby Dick aussi bien qu’à un but de pouvoir et de richesse, vers un monde auquel ceux qui le conquièrent ne comprennent rien.
Tout aussi obscures sont les formes de soumission comme de résistance des habitants, résultantes de forces complexes, instables, qui peuvent avoir des effets terrifiants sans que personne n’ait su les contrôler entièrement. À nouveau un thème qui est loin d’être confiné au passé.
«L’Agent secret» de Kleber Mendonça Filho
Les forces, et les formes de résistance en situation d’oppression sont aussi au principe du cinquième film du cinéaste brésilien. Aux côtés d’un homme qui se cache, trouve des contacts, mène des enquêtes tandis qu’en 1977 la dictature militaire brésilienne est au plus violent de son oppression sur le pays, le film se met en place comme un puzzle qui renvoie, autant qu’à la virtuosité narrative de l’auteur, aux incertitudes et à l’opacité de la situation. (…)
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