Festival de Cannes, jour 10: un tour du monde en quarante films

Souffle épique et puissance critique des Colons de Felipe Gálvez, en Terre de Feu chilienne.

L’ensemble des sélections cannoises compose un récit, fragmentaire mais inhabituellement riche, des réalités et des imaginaires du monde entier. Si les films venus d’Afrique et du monde arabo-musulman sont plus nombreux que d’habitude, l’Asie reste particulièrement fertile en propositions de cinéma.

De toutes les approches que suscite un grand festival international de cinéma, une des plus intéressantes reste de donner accès à des récits, des situations, des manières de vivre et des imaginaires du monde entier. Et en particulier de régions du monde moins familières aux spectateurs occidentaux.

Le Festival de Cannes a rarement été aussi ouvert sur le monde que cette année, avec des propositions significatives –à la fois en matière de diversité géographique et de variété des approches artistiques– et des capacités d’approcher des réalités «locales» pas si fréquemment représentées. Certains pays étaient ainsi pour la première fois à Cannes, ou même dans un grand festival international: le Soudan, la Mongolie, la Jordanie.

Pas question de citer et de commenter ici tous les titres, mais en fin de texte figure une liste exhaustive des longs métrages de ces diverses origines qui ont été présentés dans les différentes sélections. Outre ceux déjà chroniqués ces derniers jours sur notre site, voici seulement une tentative de survol de l’ensemble de ces continents, avec un éclairage sur quelques films mémorables. En espérant que ceux-là au moins trouveront un accès vers les grands écrans français et offriront ainsi l’occasion d’y revenir.

L’Afrique et le monde arabe et moyen-oriental

Avant même le début du festival, on a noté une présence supérieure à l’ordinaire de l’Afrique, d’ailleurs soulignée par Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes, lors de sa présentation de la sélection officielle le 13 avril.

À ce constat, exact, il convient d’y apporter deux nuances. D’abord, les films africains ne sont pas si nombreux. Mais ils étaient, si on ose dire, tellement absents les années précédentes que la moindre hirondelle apparaît comme un printemps à elle seule.

Ensuite, il y a quelque malentendu à mettre dans le même panier le Maghreb et l’Afrique subsaharienne. Il ne s’agit pas ici d’un débat théorique et général, mais de prendre acte de situations différentes.

Il existe désormais deux grands organismes dédiés au soutien aux films du monde arabe: l’un au Qatar, le Doha Film Institute, l’autre en Arabie saoudite, à l’enseigne du Red Sea Festival. Rivalisant d’initiatives et richement dotés, ils ont joué un rôle important dans la présence de films de cette région, celle que le monde anglo-saxon appelle MENA (Middle East and North Africa) sur les écrans internationaux, et notamment à Cannes.

Toute classification a sa part d’arbitraire, et il y a des raisons d’y inclure des pays où l’islam joue un rôle majeur sans être des pays du monde arabe: la Turquie ou l’Iran, grandes nations de cinéma. On rappellera donc l’évidence de Nuri Bilge Ceylan avec Les Herbes sèches, et la présence, inhabituellement faible cette année de l’Iran, avec un seul film, le pamphlet antisystème Terrestrial Verses.

Mais parmi les films de cette région, on soulignera des réussites venues de Tunisie (Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania) et du Maroc, en particulier le très inventif et émouvant La Mère de tous les mensonges. La jeune réalisatrice Asmae El Moudir y parvient, grâce à des dispositifs à la fois simples et riches d’effets, à évoquer à la fois un drame personnel et familial et la terreur de masse exercée par Hassan II à l’occasion des massacres de Casablanca en 1981.

Vue à travers son portrait dessiné, l’extraordinaire personnage de la grand-mère tyrannique qui a peut-être sauvé sa famille, dans La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir. | Insight Films

La réalisatrice marocaine mobilise aussi bien le recours à des figurines, à des maquettes, à la musique, à des jeux de lumière, que l’intervention de témoins et de victimes. Et elle parvient à faire exister un événement sur lequel le régime avait réussi à imposer une complète omerta, au prix de centaines de morts et de milliers de prisonniers politiques souvent restés enfermés dans des conditions atroces pendant plus de dix ans.

D’Afrique subsaharienne, outre le beau Nome déjà évoqué, on saluera surtout la multiplicité des approches et des regards sur des réalités complexes. Aux cinq films présentés dans les sélections, et originaires du Sénégal, du Cameroun, de République démocratique du Congo, du Soudan et de Guinée-Bissau (soit essentiellement d’Afrique francophone), il faut ajouter deux hommages à des figures fondatrices du cinéma subsaharien, Ousmane Sambène célébré par le Pavillon des Cinémas du monde de l’Institut français et Souleymane Cissé récipiendaire du Carrosse d’or attribué par la Quinzaine des cinéastes.

Amérique latine: retour et révélation

D’Amérique latine, on saluera en particulier un retour longuement attendu et une révélation. Le retour est celui de l’Argentin Lisandro Alonso. Son Eureka est une sorte de danse chamanique en trois temps, évoluant comme dans un songe de la mémoire des Amérindiens, fabriquée par l’imagerie colonialiste et génocidaire du western vers le sort des natives aux États-Unis aujourd’hui, puis au rapport au monde des peuples autochtones amazoniens.

La révélation concerne un film chilien, Los Colonos (Les Colons), premier long métrage de Felipe Gálvez, situé au tournant des XIXe et XXe siècles dans les immenses plaines de Patagonie. Un souffle épique porte de bout en bout cette évocation d’une conquête de l’espace et des esprits par différents types de colons, agraires et brutaux, puis urbains et madrés, tout en faisant place à des aspects légendaires, voire mystiques.

Les Colons se déploie autour de la figure centrale d’un Mapuche métis participant à une expédition de rapines et d’extermination commanditée par un grand propriétaire. Les rebondissements dramatiques, les rencontres inattendues, mais aussi la présence des corps humains, des animaux, de la végétation, de la mer et des montagnes contribuent à l’intensité impressionnante du film, assurément une des principales révélations de cette édition cannoise. (…)

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« Le Panthéon de la joie », le chant du défi

Quand le cinéaste béninois Jean Odoutan invente une comédie musicale pour conter au présent les espoirs et détresses du monde dont il est issu

Réveillez-vous! chante le griot d’Agbanou, le quartier déshérité de la ville côtière de Ouidah, au Bénin. Et surgissent quatre lutins, enfants du quartiers, gavroches dansants et swingant. Ils vont vite, c’est qu’il y a urgence.

Urgence à trouver les piécettes de CFA qui permettent non de partir faire fortune en France, comme tout le monde l’évoque sans aller loin, mais en rêver. Urgence, de trouver à manger, quitte à chiper à l’étale de la marchande de tomates, urgence à prendre soin de la grand mère de l’orphelin, en attendant de pouvoir soudoyer de pseudo-témoins qui permettraient de s’inscrire à l’école.

Elysée, Concorde, Placide et Aimé rient aux éclats, se disputent, courent et sautent, ils semblent inventer à chaque coin de ces rues de terre battue arpentées pieds nus des chansons pour raconter un monde qui n’a rien d’enchanteur.

C’est un autre joyeux diable qui a fabriqué les chansons, paroles et musiques, il a aussi écrit le film, l’a réalisé, produit et monté, il a conçu la chorégraphie. Jean Odoutan, qui a auparavant réalisé cinq autres films, certains en France et d’autres au Bénin, transmet comme cinéaste la même énergie intraitable que ses jeunes personnages.

Bricolé, inventif, vibrant de vie, Le Panthéon de la joie n’esquive rien des malheurs et des défauts qui affectent le monde qu’il raconte. On y voit la fascination pour un ailleurs fantasmé et le mythe de la fortune à Paris, la misère extrême, les enfants vendus ou nés sans existence légale, la corruption, l’éducation confisquée par le privé, les meurtres de Boko Haram, les femmes seules avec les gosses quand les hommes sont morts ou partis au loin, la violence des pauvres contre les encore plus pauvres.

On y perçoit aussi  une vitalité et des ressources, des beautés et des sagesses, l’alchimie des croyances et du sens pratique. Et, tout autant que la protection des egun-gun ou la force de la solidarité entre les gamins des rues, l’élan de cinéma d’Odoutan entrebâille des issues et des espoirs dans ce monde de latérite et de misère.

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Le Panthéon de la joie, de Jean Odoutan

Durée: 1h37  Sortie le 3 mai 2023

Séances

«Aya» et «Azor», deux éclairs dans le brouillard

Aya (Marie-Josée Degny Kokora), héroïne d’une légende très actuelle.

Le premier film de Simon Coulibaly Gillard, situé de nos jours en Côte d’Ivoire, et celui d’Andreas Fontana, situé en Argentine durant la dictature militaire, savent tous deux mobiliser les ressources singulières du cinéma. Une double découverte, riche en émotions.

Le «brouillard», ce serait cette confusion entretenue par une multiplicité de sorties de films à peine vus (ou, le plus souvent, pas vus) aussitôt disparus. Difficile, même pour les amateurs les plus attentifs, de se repérer dans la déferlante de nouveaux titres. Et donc, raison de plus pour attirer l’attention sur deux films qui, sans atouts publicitaires d’aucune sorte, méritent chacun la plus vive attention.

Ce qui permet au passage de souligner que, si les raisons de s’inquiéter de la situation actuelle du cinéma sont réelles et nombreuses, comme en a témoigné le récent appel pour des états généraux, le cinéma comme espace d’invention reste étonnamment fécond, y compris avec des propositions venues d’origines inattendues, parfois par d’encore plus inattendus détours.

C’est le cas de ces deux premiers longs-métrages au pedigree «impur», adjectif qui se veut ici un éloge: le très beau film ivoirien réalisé par le Français Simon Coulibaly Gillard et le très beau film argentin réalisé par le Suisse Andreas Fontana.

Très différents par leur cadre et leur récit, ils ont pourtant en commun de parier sur les puissances de ce qui ne sera jamais montré, jamais illustré, mais qui acquiert ainsi une force d’évocation qui fait honneur à ce que peut le cinéma.

«Aya» de Simon Coulibaly Gillard

Il y a une situation. Il y a une histoire. Et puis il y a un film, c’est-à-dire une façon de raconter au cinéma cette histoire, inscrite dans cette situation.

C’est cette «façon», ce qu’on appelle la mise en scène, qui fait toute la puissance de l’histoire, et toute l’urgence dramatique de la situation –en elle-même, et comme symptôme de multiples autres drames actuels ou imminents.

La manière de filmer de Simon Gillard, qui a été rebaptisé «Coulibaly» par ses amis africains, consiste à porter d’abord son attention aux visages, aux gestes, aux lumières, aux sonorités ambiantes.

Dans ce village d’Afrique, aujourd’hui, il y a des femmes au bord de ce qui est peut-être la mer, et peut-être un grand fleuve. Il y a une adolescente, dont on saura plus tard qu’elle se prénomme Aya, et qui participe à la vie de sa famille (sa mère et son frère tout petit) tout en cherchant à exister pour elle-même.

Il y a les barques des pêcheurs qui peinent à sortir, le travail collectif, des conflits dont on entrevoit les manifestations sans toujours en comprendre les motifs. Il y a les maisons qu’on démolit, les gens qui partent.

Les deux combats d’une jeune fille

Peu à peu se dessine le cadre (la «situation»): à l’ouest d’Abidjan, cette partie de la péninsule de Lahou, entre golfe de Guinée et lagune, est inexorablement dévorée par la montée des eaux, forçant les habitants à s’exiler; certains démontent morceau par morceau leur habitation pour la réinstaller plus loin.

Aya, son copain, sa mère, l’enfant, des voisines, des amies de l’adolescente tentent d’organiser leurs existences dans ce chaos destructeur de leur mode de vie. La violence des éléments, la dureté des relations entre des personnes acculées, mais aussi la tendresse et la générosité irriguent les séquences qui, sensuelles et vives, semblent aussi d’abord disjointes.

Ce manque apparent d’explications se révèle au contraire un précieux moyen de donner plus de profondeur et d’intensité à l’histoire qui progressivement se dessine, celui de la lutte d’une famille pour maintenir son espoir de rester, du combat d’une jeune fille pour ne trahir ni les siens et le monde dont elle vient, ni ses propres espoirs.

Vibrantes de présence, les images magnifient les personnages, à commencer par cette jeune fille impressionnante qui donne son nom au film, véritable héroïne d’un récit prenant parfois des résonances mythologiques sans rien perdre de son actualité factuelle.

De même, d’étonnantes séquences tournées dans une obscurité presque totale rendent compte de la précarité concrète des existences. Elles donnent en même temps à ce film, habité de présences variées invisibles –loin d’être toutes bénéfiques–, la riche texture d’une fable à la fois ô combien réaliste et fantastique.

«Azor» d’Andreas Fontana

Dans l’Argentine soumise à la dictature militaire au pire de sa brutalité, au tout début des années 1980, un couple débarque à Buenos Aires. Hôtel de luxe, résidences cossues, palais officiels, estancia de grands propriétaires sont les décors où évolueront le banquier suisse De Wiel et son épouse. (…)

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«The Woman King», une guerrière en uniforme

Nanisca (Viola Davis) qui commande l’armée féminine du Dahomey

L’épopée des combattantes du Dahomey mobilise toutes les ressources du film hollywoodien à grand spectacle, pour une histoire dont le cadre et les héroïnes sont inhabituels, mais racontée de manière convenue.

Le film raconte, avec énergie et sens du spectacle, les hauts faits d’un régiment de guerrières imposant au début du XIXe siècle la suprématie du royaume du Dahomey, en Afrique de l’Ouest.

Au centre de l’action se trouve la cheffe du régiment, Nanisca (Viola Davis), femme puissante et sage mais hantée d’un terrible secret, et une adolescente rebelle surdouée pour le combat, Nawi (la jeune actrice sud-africaine Thuso Mbedu).

Situé à une époque où le trafic d’esclaves fait encore rage sur les côtés d’Afrique, The Woman King se nourrit d’éléments historiques, à commencer par l’existence de cette armée féminine, nommée dans le film les Agojiés, mais également connue comme les Mino.

La star Viola Davis donne une présence impressionnante à la figure centrale de cette aventure pleine de combats filmés avec une grande violence (surtout du fait de l’usage du son) qui est aussi un récit d’initiation et une histoire sentimentale.

À la croisée de deux enjeux

Faire aujourd’hui de femmes noires les héroïnes d’un grand récit épique est à l’évidence dans l’air du temps, et il y a tout lieu de s’en réjouir. Le film se situe de fait à la croisée de deux enjeux, qui méritent l’un et l’autre considération.

La présence en position d’héroïnes de femmes, noires, dans un récit évoquant (y compris de manière romancée) un épisode de l’histoire africaine, donne une visibilité bienvenue, nécessaire, importante, à des personnes et à des situations longtemps occultées ou marginalisées dans les récits et dans les imaginaires.

Simultanément, la manière dont cette histoire est racontée reconduit des stéréotypes et des conventions droit venues du monde qui a toujours prospéré sur la domination et l’injustice.

N’est-il pas singulier, aujourd’hui, que tous ces habitants du Golfe du Bénin au début du XIXe siècle parlent anglais? Mais, comme à l’époque des bons vieux westerns racistes, les chants traditionnels et quelques exclamations utilisent une langue indigène pour apporter une touche d’«authenticité» (sic).

N’est-il pas singulier, et puis finalement pas tant que ça, que tout ce qui arrive dans le film est parfaitement prévisible? Tout spectateur ayant vu trois ou quatre films américains à grand spectacle peut en prédire sans mal le déroulement, reconnait en permanence les situations et les péripéties.

Manières d’occuper l’espace et le temps

Histoire de femmes noires réalisée par une femme qui joue un rôle actif dans la communauté afro-américaine du monde du spectacle (elle co-dirige le Comité d’orientation afro-américain de la Ligue des réalisateurs), Gina Prince-Bythewood, The Woman King semble répondre à toutes les exigences de légitimité.

Des femmes, des Noir·es, des Africain·es? Certes, mais cela ne change rien quant à la façon de définir des personnages, des relations humaines, des manières d’occuper l’espace et le temps. Y compris les danses, qui évoquent surtout Broadway. Ou l’entrainement des jeunes recrues, qui rappellent la manière dont les films montrent celui de Marines.

Les Agojié, une force de combat selon des modèles reconnaissables –à droite la jeune recrue Nawi (Thuso Mbedu). | Sony Pictures

Mais c’est toute la dramaturgie, aussi bien en ce qui concerne le scénario que la réalisation, qui se moule sur une forme de modélisation qui, à la différence du male gaze par exemple, n’est guère remise en question. Le «Hollywood gaze» mériterait pourtant des regards plus critiques. (…)

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Trois vaillances de Noirs: «Residue», «Traverser», «Twist à Bamako»

Autoportrait fragmenté d’une jeunesse, d’un quartier, d’une communauté, dans Residue de Merawi Gerima.

La sortie simultanée des films de Merawi Gerima, Joël Akafou et Robert Guédiguian témoigne de la lente amélioration de la présence de minorités à l’écran, tout en rappelant combien les œuvres doivent rester singulières, irréductibles à toute catégorisation généralisante.

La première semaine de 2022 est l’occasion d’une véritable déferlante de films qui mériteraient une attention critique particulière. Parmi eux, cette singularité sans précédent que constitue l’arrivée de trois films dont la totalité des personnages principaux sont des Noirs.

Les réunir dans un même corpus comporte évidemment le risque d’un processus de ghettoïsation, à propos de réalisations profondément différentes: l’une signée par un Noir américain dans son quartier natal de Washington, une autre tournée en Europe par un cinéaste ivoirien à propos de compatriotes sur les chemins de la migration, la troisième située au Mali et filmée par un Français blanc.

On voudra ici tenter au contraire le pari de mettre ces œuvres en valeur tout en faisant jouer, dans des textes distincts, ce qui diffère d’essentiel entre ces trois propositions, en termes d’enjeux narratifs et thématiques comme de choix de mise en scène. Des propositions qui occupent, aussi, des places très différentes sur l’éventail entre fiction, documentaire et film essai.

«Residue» de Merawi Gerima

Il y a d’abord comme un tourbillon. On voit ce jeune Noir, Jay, revenu dans le quartier de son enfance à Washington D.C. On voit les rues, les maisons, des habitants. Et aussi des souvenirs, des images qui montrent certaines des mêmes personnes, enfants.

Il y a des rencontres, des rires, des disputes, des deuils. Une violence bien réelle, et ses masques. Des signes codés.

La caméra et le montage prennent soin de ne jamais laisser un personnage ni une situation polariser l’attention. Peu à peu se dessine un projet, ou plutôt une ambition. Residue sera moins le portrait que l’invocation d’un collectif et de son histoire «à travers une assez courte unité de temps», comme disait l’autre.

De l’adolescence du réalisateur (le nom désignant à la fois Merawi Gerima et Jay) à son état de jeune adulte, peu d’années se sont écoulées mais le quartier a changé. Multiples sont les traductions de la gentrification, qui est aussi une «blanchisation», à l’œuvre dans ce centre-ville de la capitale fédérale américaine.

En butte à un double rejet, de la part de ses anciens copains et sous l’effet de l’embourgeoisement du quartier, Jay (Obi Nwachukwu) cherche sa place comme cinéaste. | Capricci Films

Residue est à la fois très précisément situé, y compris par l’argot local ou les habitudes culinaires de la communauté, et témoigne à la fois d’une réalité bien plus large. Ces formes d’exclusion, liées aux mutations sociales et qui se traduisent dans l’immobilier et l’habitat, existent bien évidemment à l’échelle de l’ensemble des États-Unis: un phénomène également visible au cinéma, mais souvent par des voies plus détournées, notamment à travers une flopée de films d’horreur où les pauvres éjectés reviennent hanter et terroriser les nouveaux habitants.

Les phénomènes de gentrification ne sont pas propres à l’Amérique du Nord, et des films récents s’en sont d’ailleurs fait les témoins un peu partout dans le monde, comme il y a peu White Building de Kavich Neang ou Retour à Shibati de Hendrick Dusollier, en Asie, Aquarius de Kleber Mendonça Filho au Brésil, mais aussi, en France, le trop méconnu Les Derniers Parisiens de Hamé et Ekoué, et dans une certaine mesure Gagarine, de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh.

Un film en colère

Cela n’ôte rien ni aux singularités de la situation à laquelle se réfère Residue, ni à la force inédite qui émane de la manière dont il est filmé. Le premier long métrage du fils du cinéaste éthiopien-américain Hailé Gerima, pionnier du cinéma noir des deux côtés de l’Atlantique, est un film en colère.

Et cette colère se traduit par des choix de fragmentation du récit, de cadrages, d’ellipses, qui font de Residue une œuvre où les dimensions de poème et de pamphlet sont aussi importantes que sa richesse documentaire appuyée sur des ressorts de fiction –ceux que nous voyons sont des acteurs, même s’ils sont tous non-professionnels– inspirés d’histoires vécues.

Un des traits les plus évidents de cette rage qui anime le film tient au choix de ne jamais montrer les quelques personnages blancs qui participent des diverses situations évoquées. Choix de mise en scène qui se veut évidemment réponse à l’invisibilisation dont la minorité noire est encore victime, même s’il peut sembler légitime de discuter pour savoir si la meilleure réponse à une invisibilisation de l’autre en situation d’infériorité est bien d’invisibiliser en retour ceux en situation de domination.

Au cœur de ce film en colère, la question du regard. | Capricci Films

Cette colère de Merawi Gerima est nourrie des destins détruits de ses anciens copains de classe et de jeu, de l’éviction sous la pression des agents immobiliers de celles et ceux qui furent ses voisins, de la quasi-fatalité des impasses de la drogue et du crime pour la plupart des jeunes habitants de ce quartier.

Mais cette colère, et celle de Jay, tient aussi au fait qu’il est loin d’être toujours bienvenu dans son ancien quartier, lui qui est parti suivre des études de cinéma en Californie. Une faille s’est aussi creusée entre ce même quartier et lui, et si Jay rechigne à en prendre acte, les autres personnages (et donc le réalisateur) ne le lui envoient pas dire.

Ce paradoxe bien réel –et très honnête– participe de la désarticulation dynamique du film, qui nous incite à penser ce dernier comme une invocation. Il s’agit en effet moins d’expliciter, que de rendre sensible à un passé qui s’efface et un présent qui s’effondre. Pour se laisser habiter par eux.

Le cinéaste n’ayant recours qu’à des situations très simples, quotidiennes, cette sensation passe par une sorte de transe cinématographique, faite d’opérations visuelles et sonores chamaniques qui, au-delà de situations qui restent parfaitement lisibles –également très rythmé, Residue n’a rien d’un film abstrait–, trouvent une virulence sensuelle et critique, d’une énergie très supérieure à la somme des éléments mobilisés.

«Traverser» de Joël Akafou

Il existe désormais un ensemble conséquent de films consacrés à, ou inspirés par l’un des plus importants et tragiques phénomènes contemporains: le sort des migrants affrontant mille dangers pour tenter d’atteindre les pays riches dont les administrations et une partie des dirigeants et des populations les maltraitent avec violence, mépris, malhonnêteté et racisme.

Depuis, exemple mémorable (il y en aurait d’autres), La Blessure de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval au début des années 2000, et jusqu’au récent et passionnant Ailleurs, partout, d’Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter, toujours en salles, ou Tilo Koto de Sophie Bachelier et Valérie Malek, sorti le 15 décembre, de très nombreux films ont accompagné ces expériences de multiples manières, relevant selon les cas du documentaire, de la fiction, de l’essai, du cinéma expérimental… Ou de mélanges entre ces genres.

Il est clair que le cinéma n’a pas permis une significative amélioration de la situation, qui n’a au contraire cessé de se dégrader, qu’il s’agisse des désastres en mer, aux frontières terrestres, dans les camps, ou des incessants mensonges officiels –exemplairement sur ce qui se passe à Calais en ce moment même.

Mais le cinéma aura du moins contribué à rendre visible ce qui est massivement occulté, et à rendre mieux perceptible ce qui est caricaturé et déformé, en particulier par les médias télévisuels, et y compris dans le cadre de discours qui se veulent compassionnels.

C’est dans ce contexte que s’inscrit la singularité du film de Joël Akafou. Une de ses caractéristiques, rare sans être inédite, est d’avoir été tourné par un cinéaste lui-même originaire de la région d’où arrivent les migrants qu’il filme –en l’occurrence l’Afrique de l’Ouest, plus précisément la Côte d’Ivoire.

D’où une affinité avec ses protagonistes, renforcée par le fait qu’Akafou avait déjà filmé auparavant, à Abidjan, celui autour de qui tourne tout le film, Touré Inza, dit Junior, dit Bourgeois, dans son précédent film, Vivre riche.

Situations intimes

Cette proximité autorise le filmage de situations intimes, de moments privés, et surtout de comportements de Junior pas toujours à son honneur, en particulier dans la manière dont il se comporte avec trois femmes qui ont de l’intérêt pour lui, Michelle, chez qui il habite à Turin, Aminata sa «fiancée», et Brigitte, qui l’attendent toutes trois à Paris, chacune dans l’ignorance de l’existence de l’autre. (…)

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Cannes 2021, jour 3: tactique, l’Afrique joue l’optimisme

Dans Lingui, la fille (Rihane Khalil Alio) et la mère (Achouackh Abakar) affronteront ensemble les diktats d’une société d’oppression. | Ad Vitam

«Lingui, les liens sacrés» et «La Femme du fossoyeur», les deux films africains du Festival, s’appuient sur des ressorts dramatiques comparables pour affirmer avec force un semblable parti pris, à la fois esthétique et politique.

Il est logique qu’un festival à la programmation aussi riche, sinon pléthorique, engendre des effets de montage et d’échos. Ainsi, sans que personne l’ait planifié, cette journée marquée par la présence des deux seuls films d’Afrique subsaharienne conviés sur la Croisette, toutes sélections confondues.

Pratiquement à la suite l’un de l’autre, on aura pu découvrir La Femme du fossoyeur, de Khadar Ayderus Ahmed, à la Semaine de la critique, et Lingui, les liens sacrés de Mahamat-Saleh Haroun, en compétition officielle.

Ce sont deux beaux films, qui méritent chacun d’être considéré pour lui-même. L’un est un premier film, l’autre la nouvelle réalisation d’un des rares cinéastes du continent ayant conquis une reconnaissance internationale.

Lignes de force

Ensemble, et dans le contexte cannois, ils esquissent un certain nombre de lignes de force qui font sens, au-delà, ou en deçà de leurs singularités.

Tout d’abord, il est légitime de parler à leur égard de films «africains», formulation que des réalisateurs ont souvent récusée, avec de bons arguments, et qui s’impose ici. Elle s’impose parce que, pour l’essentiel, chacun des deux pourrait se passer pratiquement dans n’importe quel pays africain.

Celui de Khadar Ayderus Ahmed est situé à Djibouti, et celui de Mahamat-Saleh Haroun, à N’Djaména, mais le récit et les contextes, sociologiques, religieux, communautaires, genrés qu’ils mobilisent trouveraient sans grand changement place à Dakar ou à Niamey, à Lagos ou Nairobi.

D’ailleurs, l’un et l’autre sont construits autour d’un même ressort dramatique, mis en mouvement quand un membre d’une famille a besoin d’une intervention de santé au prix prohibitif, qui oblige son entourage à se lancer dans une quête éperdue, dangereuse, perturbatrice des équilibres existants, d’une somme complètement disproportionnée avec le mode de vie des personnages.

Dans La Femme du fossoyeur, l’infection rénale qui menace de tuer celle que désigne le titre obligera son mari et son fils, dépassant ce qui les enfermait chacun dans une attitude de rupture, à se démener jusqu’à l’extrême limite de leurs ressources et de leurs forces pour réunir la somme nécessaire.

Dans Lingui, la mère et la fille se battront jusqu’au bout pour trouver l’argent de l’avortement qui permettra à la fille d’échapper à l’opprobre qui a pesé sur la mère, abandonnée enceinte par l’homme qu’elle aimait.

Ce mécanisme reprend un grand succès du cinéma d’Afrique, Félicité d’Alain Gomis, judicieux Ours d’or du Festival de Berlin 2017, où l’héroïne congolaise du réalisateur sénégalais menait un combat sans merci pour réunir les possibilités de sortir son fils de l’hôpital.

Si le ressort dramatique principal des deux films ne brille donc pas par son originalité, chacun des films trouve des ressources de cinéma singulières pour faire vibrer les récits de ces quêtes, à chaque fois dans une grande ville, puis aussi, dans le film de Khadar Ayderus Ahmed, dans le désert et un village d’éleveurs loin de la capitale. (…)

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«Mosquito», odyssée sauvage

Le brave soldat Zacarias (João Nunes Monteiro), acteur et victime d’une guerre à laquelle il ne comprend rien. | Alfama Films

En Afrique pendant la Première Guerre mondiale, le film de João Nuno Pinto raconte un voyage à travers la jungle qui se transforme en épopée mentale.

Il y a la guerre. Les jeunes gars veulent y aller. Pour se tirer de chez eux, pour voir du pays, pour se battre, pour l’aventure, pour l’honneur du pays… Leurs raisons proclamées ne sont pas forcément claires; qu’importe, ils y vont.

Où? À la guerre donc, mais pas celle qu’ils croyaient. On est en 1917, le Portugal, leur pays, est impliqué dans le conflit mondial. Ils se voient héros entre Marne et Flandre, ils se retrouvent couverts de moustiques à l’autre bout de la planète. C’est où, le Mozambique?

Sur le territoire des mythes

De cette histoire, locale, partielle, authentique, documentée, le film fait d’entrée de jeu la ressource d’un mélange détonnant. Inscrit dans des faits et des lieux, Mosquito gagne également d’emblée en abstraction, par cette mise en orbite de multiples approches, savoirs, mémoires, illusions.

Et donc oui, c’est bien «la» guerre, comme une généralité qui a à voir en même temps avec la boucherie de Verdun et avec l’horreur coloniale, avec la géopolitique et la boue, avec les grands récits héroïques et les sortilèges venus d’autres côtés du monde, avec d’autres idées de ce que c’est que de vivre, et de mourir.

Jeune troufion aussi plein d’ardeur qu’incompétent, Zacarias se retrouve isolé de la troupe, déjà en mauvais état à peine débarquée sur les rivages africains. Le voilà parti pour retrouver son régiment. La traversée de la savane et de la jungle sera une odyssée sauvage.

Sauvage, car si on est bien sur le territoire des mythes, ces mythes ne sont pas les siens, ni les nôtres. Avec et contre les êtres –humains plus ou moins amis, plus ou moins ennemis, animaux, végétaux, terre et eau–, il va s’agir d’un bricolage constant, à la fois vital et vertigineux –dangereux, parfois grotesque, à l’occasion très émouvant.

Le soldat portugais et le soldat allemand (Sebastian Jehkul), ennemis? | Alfama Films

Les rencontres sont autant de défis, les motivations des un·es et des autres ne sont jamais fixes. Mais elles ne sont de toute façon jamais moins légitimes que sa propre présence sur cette terre, que son pays a envahie et qu’il doit défendre contre une autre puissance coloniale (l’Allemagne a des visées sur la région), elle aussi incarnée par des clampins qui ne savent pas ce qu’ils fichent là.

La fièvre, le délire, les hallucinations montent en densité au cours de ce périple impossible et réel (il fut celui du grand père du réalisateur), tout autant que la conscience de l’aberration meurtrière que fut la domination européenne en Afrique, et ses suites jusqu’à aujourd’hui.

Références réelles et légendaires

En jouant sur des références reconnaissables, issues de tout le patrimoine des grands récits, d’Homère à Coppola, des Amazones au vaudou, de l’Anabase à Jules Verne, João Nuno Pinto transforme l’évocation d’une aventure en Afrique du Sud-Est au début du XXe siècle en cauchemar critique très actuel.

Des hommes blancs armés, juchés sur des hommes noirs qu’ils soumettent par la violence. Toute ressemblance, etc. | Alfama Films

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«Playing Men», «Green Boys», «Sankara n’est pas mort», des garçons et des hommes

En équilibre sur une voie incertaine, le poète de Sankara n’est pas mort ressemble au cheminement des trois films.

Malgré le confinement et la fermeture des salles, les documentaires de Matjaz Ivanisin, Ariane Doublet et Lucie Viver ouvrent sur des espaces inattendus et peuplés de présences impressionnantes.

Ce sont trois films de cinéma, trois documentaires que les circonstances contraignent à «sortir» directement en ligne. Ils se trouvent avoir en outre en commun d’être construits autour de protagonistes masculins (même si deux d’entre eux sont réalisés par des femmes).

Ils sont aussi, de manière chaque fois très singulière, des voyages. Et des manières d’interroger leurs propres outils de cinéma, de les déplacer et de jouer avec eux, pour rendre encore mieux sensible le rapport à des réalités –dans les Balkans, en Normandie, au Sahel, dans la tête des humains– qui participent de notre monde.

«Playing Men» de Matjaz Ivanisin, ou l’inquiétante et attendrissante folie des hommes

D’abord on ne sait pas, mais on est scotché. Ces gestes, rituels mystérieux, affrontements barbares, ces types silencieus qui paraissent se préparer à une improbable joute, ces corps masculins de bonshommes aux airs pas commodes, aux vêtements à l’ancienne ou ces jeunes gens à moitiés nus, ruisselants de sueur et d’épuisement.

Sans explication, Matjaz Ivanisin nous entraîne dans des environnements étranges, aux côtés de pratiques curieuses. Et si on suppose que les scènes de combats à mains nues opposant des adolescents ou des hommes mûrs au corps couvert d’huile proviennent de Turquie (au moins si on a vu le court métrage qu’y avait tourné Maurice Pialat au mitan des années 1960), on ne sait pas forcément quoi faire des visages de foule derrière des grilles, fascinés par ces ébats.

Après… après ce sera de plus en plus déroutant, ce prêtre nigérian, officiant d’une bourgade sicilienne et présentant le grand cérémonial de dévalement d’une roue de fromage à travers les rues, ces costauds et ces ados se défiant avec une violence impressionnante jusqu’à l’épuisement total, avec une version encore plus abstraite de pierre-feuille-ciseaux. Ce ne sont pas des illuminés ni les membres d’une secte, ce sont des paysans, des commerçants, des étudiants, des employés.

La spirale des investissements affectifs, symboliques et physiques qu’en ces endroits manifestement dispersés en Europe déploient des messieurs sérieux et leurs fils ou cousins, cette spirale pourrait ne jamais s’arrêter. Elle s’arrête pourtant, non par épuisement du sujet mais par épuisement du réalisateur, saisi de vertige face à ce qu’il affronte et décrit.

Avec un humour violemment mélancolique, Playing Men devient alors la chronique de ce trouble qui est à la fois affaire de pratiques et de folies très humaines et très banales, et crise du film lui-même et de celui qui le fait.

Lucide, Ivanisin a le bon goût de ne pas s’exclure du panorama qu’il dresse avec amusement, inquiétude et une sorte de bienveillance navrée de ces enfants mâles de tous âges, et de ce qui les hante.

Des amusements au combat, de l’enfance au grand âge, l’affichage d’une énergie virile comme raison d’être ou réponse aux angoisses.

Le film en découvrira la matière à un rebond sans doute le plus effrayant, du moins le plus spectaculaire, avec les scènes de foules en délire ayant accueilli le retour à Split du tennisman local ayant gagné à Wimbledon. Qu’est-ce qui explose ainsi dans cette furie, et qui peut-être se codifiait dans les règles de jeux anciens et curieux –mais en va-t-il autrement de pratiques plus modernes?

Avec une délicatesse tour à tour souriante et abasourdie, et qui accepte de reconnaître que non seulement le réalisateur, mais le film lui-même est contaminé par ce trouble, Playing Men entrouvre sur des abîmes de violence et de solitude, d’infantilisme et de besoin de protection, que viendra magnifiquement synthétiser la balade de Rio Bravo chantée a capella par un vieux gardien de club de tennis désert.

Oui, le cinéma, sans forcément le savoir, aura su approcher cela, la peur des hommes, peur d’eux-mêmes et du monde, qui en font si fréquemment des êtres dignes de pitié comme d’opprobre.

Le film est disponible à partir du 7 mai sur le site de Shellac films, il est également accessible sur plusieurs plateformes VOD.

Le grand conte des «Green Boys» d’Ariane Doublet

Un jeune homme noir de profil, assis dans un car. Il écoute de la musique qu’en toute incompétence on dira «africaine». Derrière lui défile un paysage de campagne assurément européenne, verte et cossue –la Normandie, de fait.

Il rejoint un garçon moitié plus petit que lui, dans une ferme. Ils jouent au foot. Plus tard ils iront se promener, dans les champs et les bois, jusqu’à la mer toute proche en bas des falaises du Pays de Caux. C’est l’été.

Alhassane le grand jeune homme arrivé de Guinée et Louka tout ce qu’il y a de Normand se posent l’un à l’autre des questions, se racontent des bribes de leur vie ou restent silencieux. Bientôt, ils commencent la construction d’une cabane, sur le schéma des cases traditionnelles du pays d’Alhassane.

Ariane Doublet les accompagne. On sait qu’elle est là, avec sa caméra –contrairement à la malhonnêteté de 90% des documentaires, sans s’exhiber ni en faire une affaire, la réalisatrice ne dissimule pas que, pour que l’on voit ce que l’on voit, il a bien fallu au moins une personne (ici deux avec le preneur de son) aux côtés des protagonistes.

Ce n’est qu’une des facettes de la probité attentive de ce cinéma au plus près des êtres, humains et non humains, mais aussi des lumières et des températures, de tout ce qui fait au sens propre un environnement. (…)

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Rouge et noire, voici la grande magie blanche de «Kongo»

Apôtre Médard, praticien des magies qui soignent et qui sauvent, affronte les dragons de la modernité. | via Pyramide Distribution

Tourné au côté d’un féticheur de Brazzaville, le documentaire d’Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav se révèle un film d’aventures fantastiques dont chaque spectateur est le protagoniste.

«Dans la république des ténèbres qu’est notre pays», dit la voix off. La république est celle du Congo-Brazzaville, le pays celui où cohabitent les vivants et les morts, les êtres visibles et les êtres invisibles. Ce pays est en guerre.

Une guerre civile, où ce que nous autres rationalistes appelons le surnaturel fournit les armes d’attaque et de défense, ce qui tue et meurtrit comme ce qui soigne et protège. La guerre se déroule dans les corps, dans les familles, dans les quartiers, dans les villages.

Elle concerne les personnes, les organisations collectives, les terres et les eaux. Elle concerne les jalousie du couple comme la colonisation du pays et son pillage par les puissances étrangères, en particulier la Chine. Elle mobilise des citoyens de tous rangs, des politiques, des savants, des responsables religieux, des juges et des avocats, et bien sûr des féticheurs.

Durant des années, les réalisateurs français Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav sont retournés à Brazzaville où ils avaient fait la connaissance de l’un d’eux, connu sous le nom d’Apôtre Médard. Ils ont beaucoup filmé, pour qu’apparaisse à nos yeux cette étrange et importante merveille qu’est Kongo.

Médard appartient à une confrérie qui fut une force de résistance au colonialisme durant des siècles, les Ngunza. Dans un quartier de Brazza, il a fait de son église «un hôpital spirituel où chaque matin les patients atteints de mauvais sorts viennent se faire guérir», comme le résument les réalisateurs[1].

Avec des méthodes issues d’une longue tradition, l’apôtre passe ses journées à prendre en charge les souffrances physiques et psychiques de ses concitoyen·nes, avec autant de réussite (et d’échecs) qu’un médecin de ville.

Sous la dictée des esprits, les «écritures du ciel» aideront peut-être à guérir ou à protéger | via Pyramide Distribution

C’est le début, impressionnant, troublant, exotique assurément, d’un film qui a pris le parti de ne pas savoir d’avance ce qu’il faut comprendre ou croire, mais d’observer et d’écouter.

Officiant dévoué, Médard affublé de ses maillots de clubs de foot s’avère également un performer de premier ordre. Avec lui se produisent des phénomènes qui asurément ne s’inscrivent pas dans le cadre des logiques instituées en Occident. (…)

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Cannes 2019, Ep.3: Croisette des esprits, bien réelle magie du cinéma

Venus du Brésil, du Sénégal, du Congo et de France, quatre films aussi remarquables que différents ont illuminé une journée d’une richesse merveilleuse, à tous les sens du mot.

Ce jeudi 16 mai, les esprits étaient là. Cannes aura accueilli de multiples manières les djinns et les envoûtements, convoqués sur grand écran à des titres divers, fictionnels ou documentaires, ou les deux, bénéfiques ou inquiétants, ou les deux. Et toujours, cela tenait de la magie bien réelle de ce rituel d’invocation connu sous le nom de cinéma.

Bacurau, fresque baroque et libertaire

C’est une fresque lyrique et violente, où passe le souffle de l’épopée, qu’ont concoctée ensemble les Brésiliens Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles.

Bacurau est à la fois le nom du film présenté en compétition officielle et celui de cette bourgade perdue dans le Pernambouc où règne une vie collective attentive au bien commun et à la liberté de chacun.

Cet îlot d’utopie est contraint d’affronter les menaces conjuguées de la sécheresse déclenchée par les puissants qui se sont appropriés les ressources en eau, du gouverneur corrompu, et de yankees pratiquant le shoot ’em up à balles réelles.

Attaqués, les habitants de Bacurau pleurent leurs morts mais se préparent à la résistance.

Mais les habitants de Bacarau ne sont pas que des doux rêveurs préoccupés de bien élever les enfants et de prendre soin de la nature. Ces femmes et ces hommes savent aussi se battre. Et faire appel aux éternels rebelles de l’histoire longue d’un Brésil transgressif, ici incarné par une sorte de voyou trans et illuminé, version millennial des cangaceiros de jadis.

Entre guérilla subtile, massacres des pauvres tout ce qu’il y a de réalistes dans cette région du monde, et figures plus ou moins mythiques, les réalisateurs brésiliens réussissent une fable pleine de bruit et de fureur, mais aussi de magie et de gags.

Bacurau est supposé se passer dans un futur proche. Avec l’arrivée au pouvoir à Brasilia du fasciste Bolsonaro, ce futur est devenu terriblement présent. Si le film, hanté de multiples figures extrêmes, ne prétend à aucun réalisme stricto sensu, il n’en évoque pas moins une réalité qui menace de devenir des plus actuelles, fut-ce sous des formes moins spectaculaires.

Atlantique, les amants de légende, par-delà corruption et noyade

Également en compétition, Atlantique est le premier long-métrage de Mati Diop, déjà remarquée en 2004 pour l’admirable moyen-métrage Mille Soleils.

Si elle repart, littéralement, de la situation de départ du chef-d’œuvre signé par son oncle Djibril Diop Mambety, répétant la grande scène de déclaration d’amour au bord de l’eau du début de Touki Bouki, c’est pour raconter une histoire d’aujourd’hui.

Ada (Mama Sané), l’héroïne amoureuse et combattante.

Une histoire au temps de grands chantiers faisant surgir des tours arrogantes et inutiles dans les métropoles d’Afrique, construites par des ouvriers surexploités et méprisés. Une histoire au temps des pirogues qui s’élancent sur l’océan, chargées d’hommes en quête d’une vie meilleure, et qui trop souvent sont dévorés par les vagues.

Cette histoire, sentimentale et réaliste, violente et tendre, Mati Diop la filme avec une attention sensuelle aux visages et aux corps des jeunes gens qui en sont les principaux protagonistes. (…)

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