«Selon la police», constat de catastrophe collective

Ping-Pong (Patrick d’Assumçao), le flic qui a pris la tangente.

Le film de Frédéric Videau accompagne plusieurs policiers et policières d’un commissariat de quartier, pour dresser un inquiétant état des lieux, aussi précis que critique, des relations entre citoyens et autorité.

Celui-ci fait comme ci, celle-là fait comme ça, ainsi font font font les marionnettes de ce dispositif bien connu qu’on appelle le «film choral». Le plus souvent, il sert à faire mine de donner accès à la diversité de comportements bien calibrés et repérables, procédé faussement démocratique, artificiellement égalitaire. Exactement ce que, contrairement à ce qu’on est en droit de redouter lorsque commence Selon la police, ne sera pas le film de Frédéric Videau.

Dans un commissariat de quartier à Toulouse apparaissent successivement quelques flics. Différents âges, différents rangs hiérarchiques, des hommes et des femmes dont une stagiaire arabe, différentes conceptions du métier. Le film se compose d’une succession d’épisodes de la vie de policiers de terrain, chaque épisode centré sur l’un ou l’une des membres de ce commissariat, et des situations auxquelles ils et elles sont susceptibles d’avoir affaire.

Pour éviter l’effet catalogue, finalement confortable et qui ne dit pas grand-chose (le flic raciste et violent, le flic bonhomme, celle qui a construit sa zone de contrôle sinon de confort, celui qui n’aime pas son travail et veut en finir, celle qui se bat pour réaliser ce que ses origines lui interdisaient…), le cinéaste mobilise deux ressources.

La justesse et l’intensité de l’interprétation, évidentes et très bénéfiques à la réussite du film, n’en font pas forcément partie: on pourrait assister à une succession de numéros d’acteurs convaincants sans échapper au travers sociologico-psychologico racoleur dont, également dans un contexte policier, le complaisant Polisse avait donné un regrettable exemple.

Un art de la construction

La première ressource est de construction –ce qui n’est pas tout à fait la même chose que de scénario, même si celui-ci y contribue grandement. La belle idée du personnage qui ouvre une sorte de diagonale, d’échappée libre, parti en roue libre mais en uniforme dans la ville en s’étant dès les premières images désengagé de sa mission, ouvre un mouvement qui à la fois fédère et déséquilibre tout ce qui adviendra aux autres.

La construction du film, c’est aussi la manière de circuler d’une figure centrale à une autre sans que personne ne disparaisse. Et en laissant émerger des dimensions inaperçues de tel ou telle protagoniste lorsqu’il ou elle réapparaît dans les déroulement des événements, professionnels (fouille, interpellation, interrogatoire, enquête de proximité, dispersion de vendeurs à la sauvette) ou intimes, en particulier les effets domestiques de la haine des flics.

La brigade à l’heure de la pause déjeuner, sous tension. | Pyramide Distribution

Mais il ne s’agit pas que des personnages et des situations. Il s’agit des effets d’échos et de réfraction des lieux, des ambiances, des comportements. De ce qui fait trouble autant que de ce qui fait symétrie, dans la récurrence des couleurs, des matériaux, des manières de (mal) se nourrir, dans la similitude des gestes, des mots, chez les flics comme chez les citoyens.

Le microcosme de la fiction (la demi-douzaine de personnages) et le macrocosme de la réalité sociale entrent ainsi en correspondance. Ces éléments matériels et narratifs donnent consistance à ce que décrit véritablement le film, et qui est résumé par un des protagonistes avec une formule qui a le mérite de la clarté: «Un métier de merde dans un monde de merde.»

Un tournant destructeur

Cet état de fait calamiteux tient évidemment à de multiples raisons, mais le film, et c’est son autre principale ressource, est tout entier habité par une idée: quelle que soit la longue histoire, en aucun cas paisible, des rapports entre police et population, un tournant dramatique a été pris avec la suppression de la police de proximité. (…)

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« Les Règles du jeu »: le rôle de leur vie

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 Les Règles du jeu de Claudine Bories et Patrice Chagnard. Durée: 1h46. Sortie: 7 janvier 2015.

Ils s’appellent Lolita, Kevin, Hamid ou Thierry. Ils ont 20 ans. Ils habitent Roubaix. Ils cherchent du travail. Une société privée sous contrat avec l’Etat[1] les forme à cette tâche ardue : la recherche d’emploi dans la France d’aujourd’hui.

Tout de suite, il y a ces contrastes, sensibles, marquants, entre les corps des formateurs et ceux des candidats, entre les mots des uns et des autres, entre les habits, les postures, l’état des cheveux, des peaux, des intonations. Une vraie carte physiologique et sensible d’un état de la réalité. Accompagnant durant plusieurs mois le parcours singulier de quatre jeunes gens et leurs relations avec quelques formateurs, Claudine Bories et Patrice Chagnard filment cela.

Ils le filment vraiment. C’est à dire qu’ils regardent, qu’ils écoutent, qu’ils enregistrent, puis qu’ils organisent ce qu’ils ont tourné grâce au montage et à l’ajout d’intertitres. Ils accomplissent tous ces actes comme autant de dispositifs d’enquête, comme autant de gestes tournés vers une recherche. Mais cette recherche laisse les autres – ceux qu’ils filment – dans leur singularité, leur opacité, leurs contradictions, leurs secrets, tout en acceptant avec le plus de sensibilité possible l’infinie diversité des sens, des bribes d’explications qui émanent de cet assemblage de micro-situations.

Cette démarche prend en compte le « théâtre social », les codes dominants dont relèvent les protagonistes, consciemment ou pas. Les formateurs sont là pour enseigner les codes de l’entretien d’embauche, qu’ils explicitent, mais outre cette fonction et éventuellement à leur corps défendant ils sont aussi porteurs d’autres codes qui les singularisent. De leur côté, les candidats ne sont pas non plus dépourvus de « modes d’affichages », plus ou moins sincères, plus ou moins nécessaires à leur propre existence, plus ou moins dangereux pour eux-mêmes parfois.

Evidemment, le film met principalement en évidence les exigences du monde de l’entreprise telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, les systèmes de signes institués par les recruteurs et les DRH pour obtenir bien plus que la manifestation d’une compétence et d’un désir d’être employé, une allégeance, l’affichage d’une soumission, aux moins d’une acceptation par avance des règles qui leur seront imposées. Et il met évidence l’incompréhension des candidats par rapport à ces exigences, mais aussi la communauté des codes du groupe social et générationnel auquel ils appartiennent, et les singularités de chacun – piercing, bodybuilding, tchatche bravache…

A quoi s’ajoute encore la complexité des comportements des formateurs, astreints à transmettre un formatage donné comme inévitable pour atteindre le but, sans pour autant être eux-mêmes dépourvus d’affects, de capacité de fatigue, d’énervement, d’enthousiasme.

C’est évidemment, outre la qualité du regard et de l’écoute des réalisateurs, la durée, qui permet que se déploie de manière à la fois sensible, émouvante, souvent drôle et parfois terrifiante, cette irisation d’attitudes riches de sens, et parfois lourdes de conséquences. Cette durée, celle du tournage (huit mois), celle du film monté (1h46), construit l’épaisseur émotionnelle et nuancée qu’il offre littéralement à des personnes, Lolita, Kevin, Hamid, Thierry, qui deviennent aussi, au sens le plus complet du terme, des personnages de cinéma.

Dès lors peut s’accomplir l’essentiel, la mise en jeu du spectateur, la circulation – pendant le film et éventuellement aussi après – au sein de ses propres « règles du jeu », de ses propres conceptions du théâtre social, de ses propres attentes, pour lui-même et pour les autres, en matière d’attitude, de rapport au langage verbal et corporel.

Loin de se contenter de documenter une situation particulière, fut-elle assez massive et dramatique pour mériter une attention que ne permettent ni la rapidité forcément superficielle des reportages journalistiques ni l’aridité des enquêtes sociologiques, Les Règles du jeu, comme tout film digne de ce nom, mobilise une complexité intime, qui inclut le spectateur quel que soit son âge, sa situation sociale et son parcours.

Le film de Claudine Bories et Patrice Chagnard est bâti d’emblée sur un abime, celui creusé par l’exigence d’une rationalité économique et d’une définition des êtres comme assujettis à un pouvoir sans limite, abime résumé par le responsable de la boite de coaching sur le mode : « je comprends que ces contraintes qui n’ont rien à voir avec le travail proprement dit ne vous plaisent pas, mais si vous ne voulez pas vous y plier, c’est déjà fichu, laissez tomber ».

Un « laissez tomber » qui obtiendrait sans doute des réactions différentes de ses interlocuteurs si le dispositif en question ne s’accompagnait du versement mensuel de 300 euros à chaque candidat, à condition qu’il suive régulièrement la formation. Cet aspect n’a rien d’anecdotique, lui aussi fait partie de la complexité de ce qui se tisse entre un parcours en principe balisé mais qui ne peut exister que par ceux (les formateurs, surtout des formatrices) qui l’incarnent, et des jeunes gens qui sont eux-mêmes le produits de modèles sociaux, de langages formatés, d’autres « théâtres sociaux » que leur parcours familial et leurs pratiques d’adolescents ont construits.

Une chose est claire : si pour les formateurs il est évident qu’il ne saurait y avoir de doute à la nécessité absolue de trouver un emploi dans les normes reconnues (fut-ce des CDD pourris), cet objectif, poursuivi, par les candidats, est loin d’être à leurs yeux un impératif catégorique, à n’importe quel prix. A chaque spectateur d’estimer la part d’irresponsabilité et celle de manifestation d’une liberté dans une telle attitude.

Une des dimensions les plus passionnantes du film tient à la singularité d’expression de chacun des quatre jeunes gens dont on suit le parcours, en même temps qu’à la possibilité d’y repérer, y compris dans ce qui est vécu par eux comme des affirmations de liberté, les marques de discours institués, dans les cités, à la télé, etc.

Mais encore une fois la précision attentive d’un film très souvent en gros plan, au lieu de mettre le spectateur en position dominante de juge, ne cesse de l’interroger sur ses propres modes de réactions, ses propres attentes (tout aussi codées) et leur légitimité. Les Règles du jeu, ce sont bien sûr les règles du marché du travail à l’heure du chômage de masse et de la toute puissance du discours capitaliste. Mais ce sont aussi, et inséparablement, les règles qui régissent l’ensemble des comportements en société, les systèmes qui organisent, décrivent et interprètent nos relations d’une manière beaucoup plus générale. C’est la grande réussite du film de parvenir à tenir ensemble ces deux dimensions, de manière vivante et incarnée.

 


[1] Mis en place par Fadela Amara alors secrétaire d’État chargée de la politique de la ville du gouvernement Fillon, ce dispositif, le « Contrat d’autonomie », a été remplacé par le gouvernement Ayrault : ce sont désormais des organes publics, les Missions locales, qui assument la mise en place d’un processus rebaptisé « Emplois d’avenir ».

Sans chanter ni déchanter

Les Lendemains de Bénédicte Pagnot

Nous vivons des temps déplaisants, où un premier film français que n’accompagne aucun parrainage prestigieux ni aucun signe extérieur de richesse (genre culte, vedette au générique, etc.) souffre d’un mélange d’indifférence et de soupçon d’illégitimité de principe. A lui seul, le premier long métrage de Bénédicte Pagnot suffirait à renvoyer un tel état d’esprit à sa juste place : à la poubelle. Les Lendemains est un film d’autant plus digne d’attention, d’intérêt et d’affection qu’il ne semble d’abord guère payer de mine. Très délibérément, il se présente au début comme la chronique méthodique des différents épisodes de la vie d’Audrey après qu’elle ait eu son bac, quitté sa famille, sa meilleure copine et sa petite ville pour s’inscrire en fac dans une métropole régionale – c’est Rennes, ce pourrait être Caen, Metz ou Limoges.

Chaque séquence est un fragment, qui « dit quelque chose » sans forcément tout à fait raccorder aux autres, sinon grâce à la présence à la fois vive et mate de l’actrice principale, l’excellente Pauline Parigot, dont la présence à l’image rappelle un peu celle de Virginie Ledoyen à ses débuts, dans L’Eau froide et La Fille seule. La force sans démonstration de force des Lendemains et d’assumer peu à peu un double enjeu de récit, sans presqu’avoir l’air de s’en soucier.

Un de ces enjeux est une « histoire », l’accompagnement d’une trajectoire dramatique qui va mener Audrey à rejoindre un petit groupe de marginaux vivant en squat, jusqu’à entrer dans une spirale d’actions illégales. Mais l’autre enjeu, le plus important mais le moins affiché, consiste à prendre acte d’une multitude de composants de l’existence d’aujourd’hui, en toute connaissance de cause de l’usure des modes de représentation habituels, discours militant, psychologie, cynisme, humour décalé. Bénédicte Pagnot cherche la bonne distance, ou plutôt prend acte sans le dire que celle-ci n’existe pas, qu’elle a été dévaluée à l’extrême ou pervertie, mais que ce n’est pas une raison pour détourner le regard du vécu de nos contemporains, nos voisins, nos parents ou nos enfants.

Le casting où ne figurent que des interprètes quasi-inconnus (même si on avait déjà repéré la belle présence de Louise Szpindel) et le montage en puzzle qui ne fait pas disparaître l’image d’ensemble ni la chronologie mais garde bien visible ce qui sépare les composants, font partie des principaux atouts d’un film qui bénéficie en outre, plus simplement, plus secrètement aussi, d’une étonnante justesse dans la capacité à montrer une laverie automatique, une clope partagée avec une copine sous un abribus ou une manif, aussi bien qu’à croiser le moment venu des codes du film d’action. Pour les utiliser et les redéposer un peu plus loin, l’air de ne pas y toucher, avec un liberté et une légèreté qui sont le beau cadeau des Lendemains.