À voir au cinéma: «L’Agent secret» et «Histoires de la bonne vallée»

Marcelo (Wagner Moura) en route vers sa ville natale, piège ou refuge?

Ample fresque politique au Brésil sous couleur de polar fantastique avec Kleber Mendonça Filho, comme modeste chronique d’un faubourg de Barcelone avec José Luis Guerín, ces deux films déploient des prodiges de mise en scène.

«L’Agent secret», de Kleber Mendonça Filho

Ronde et jaune d’or, la Volkswagen Coccinelle avec laquelle Marcelo se rend à Recife (nord-est du Brésil). Rondes et jaunes d’or, les cabines téléphoniques d’où l’ancien professeur désormais traqué tente de joindre proches et soutiens.

Que Marcelo soit un universitaire poursuivi par les tueurs d’un grand patron protégé par la dictature brésilienne, on ne le saura pas tout de suite. Mais on aura vu ces objets colorés aux formes accueillantes, en même temps qu’un cadavre qui pourrit en plein soleil devant une station-service et la brutalité menaçante d’un flic qui exerce sans mesure son pouvoir, pour pratiquement rien. Sur la chemise de son uniforme, une tache de sang.

Cela fait partie des «embûches» qui parsemaient cette époque, au Brésil en 1977, comme l’a indiqué un carton. Seulement au Brésil? Seulement à cette époque? Patience…

Grâce à son cinquième long-métrage de fiction, et après notamment le formidable Bacurau (2019, coréalisé avec Juliano Dornelles), le cinéaste brésilien Kleber Mendonça Filho s’affirme comme un metteur en scène de première importance. Ce qu’a d’ailleurs judicieusement salué le prix du meilleur réalisateur au dernier Festival de Cannes, ainsi que celui du meilleur acteur, tout aussi mérité, pour Wagner Moura.

Truffé d’énigmes, de rebondissements, de scènes à haute intensité, L’Agent secret se déploie moins comme un récit que comme un agencement de situations, de sensations, de réminiscences, de rimes visuelles qui composent une sorte de cosmos, d’univers mental.

Il sinue entre gags étranges et brutalités ô combien réalistes des forces de l’ordre, fourmille de personnages «secondaires» dont la présence s’impose immédiatement. Autour d’un Marcelo volontairement «en creux», créature incertaine de son sort et de son identité, ils irradient dans la suite du film alors même qu’il semble passé à autre chose.

À quel prénom devrait répondre celui qui cherche ses origines tout en fuyant ceux qui le traquent? | Capture d'écran Ad Vitam via YouTube

À quel prénom devrait répondre celui qui cherche ses origines tout en fuyant ceux qui le traquent? | Capture d’écran Ad Vitam

Plusieurs menaces rôdent, les réseaux de signes court-circuitent parfois l’ébauche d’une amitié, d’un amour, d’une perspective de sauvetage ou de clarification. Pas à pas, scène après scène, L’Agent secret mobilise un art complexe de la composition, dans de multiples registres, de l’humour noir au polar, de la chronique aux jeux avec les références cinéphiles.

Des requins de plusieurs types se croisent dans les eaux troubles du film, où les cauchemars ont la même consistance que la réalité. Et comme Marcelo en fait l’expérience maladroite, la clandestinité a des exigences qui ne s’apprennent pas en quelques jours, surtout dans l’ambiance amicale d’une pension de famille dont chaque habitant a quelque chose à cacher.

À l'institut médico-légal, peu après la sortie en salles des Dents de la mer, le requin recèle des crimes qui ne sont pas de la fiction. | Capture d'écran Ad Vitam via YouTube

À l’institut médico-légal, peu après la sortie en salles des Dents de la mer, le requin recèle des crimes qui ne sont pas de la fiction. | Capture d’écran Ad Vitam

De qui, ou de quoi, «jambe poilue» est-elle la métaphore, le fantasme ou le nom de code? Qui est «l’agent secret», hormis Jean-Paul Belmondo qui se fait des films dans une comédie de l’époque (Le Magnifique), image entrevue sur l’écran du cinéma dont le grand-père du fils de Marcelo est le projectionniste?

Les spectateurs du précédent film de Kleber Mendonça Filho reconnaîtront cette salle, une de celles qui figuraient parmi les cinémas de Recife aujourd’hui disparus, auxquels il consacrait la troisième partie de son documentaire Portraits fantômes (2023).

Cela fait un élément de plus dans cet écheveau de liens entre passé et présent, formes d’héritage et de transmission, qui irrigue toute l’architecture virtuose de L’Agent secret, qui aurait pu lui aussi s’appeler «Portraits fantômes».
Virtuose? Assurément. Mais que la mise en scène soit d’une extrême virtuosité –et surtout que celle-ci ait l’élégance de ne jamais s’afficher– n’est pas une qualité en plus, mais sinon le sujet, du moins l’enjeu du film.

D’une époque de terreur il y a un demi-siècle à un présent marqué par la montée du fascisme, sans grande déclaration, l’histoire de Marcelo qui ne s’appelle pas Marcelo active les puissances du cinéma pour donner accès à ce qui change et à ce qui revient. Et offre cette rareté: un vertige intelligent et lucide.

L’Agent secret
De Kleber Mendonça Filho
Avec Wagner Moura, Maria Fernanda Candido, Gabriel Leone, Carlos Francisco, Alice Carvalho, Robério Diógenes, Hermila Guedes, Laura Lufési, Roney Villela
Durée: 2h39
Sortie le 17 décembre 2025

«Histoires de la bonne vallée», de José Luis Guerín

La rivière s’appelle Besos («bisous» en espagnol), le canal où tout le monde se baigne même si c’est interdit se nomme Rec, comme l’abréviation qui indique que la caméra filme. Petits jeux de mots fortuits, qui ne serviraient à rien chez un autre que le réalisateur espagnol José Luis Guerín, qui d’ailleurs ne s’en avise pas.

Mais lui, il est ce cinéaste qui sait depuis quarante ans faire résonner ensemble les signes qui décrivent des lieux, des histoires, des mémoires, des imaginaires. Tout écho fait sens, toute coïncidence devient un indice. Ainsi en va-t-il de ce film qui semble glisser naturellement dans la géographie, humaine, physique, historique et émotionnelle, de ce qui fut un village, puis une banlieue et est en train de devenir un quartier de Barcelone.

Le titre à nouveau en traduit le nom, Vallbona. Ce fut un verger pour la grande ville, ce fut une promesse de jardins partagés, détruite par le franquisme. C’est resté longtemps –et encore un peu aujourd’hui– un territoire d’inventions minuscules, jour après jour, par celles et ceux qui y vivent. Tout a changé, les gens, les lieux, les modes de vie. Quelque chose existe encore. (…)

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«La Grâce», «L’Homme d’argile», «Ici Brazza», «Un été afghan»: quatre aventures du regard

Porteurs d’images, de deuil et d’énergie vitale, la jeune fille (Maria Lukyanova) et son père (Gela Chitava), en route vers la lueur incertaine d’un ailleurs.

Road movie jusqu’au bout du monde ou conte contemporain, mutation d’un quartier ou mémoire d’un très long voyage, les films d’Ilya Povolotsky et d’Anaïs Tellenne, d’Antoine Boutet et de James Ivory sont des traversées des apparences inattendues et émouvantes.

Parmi les dix-huit nouveaux longs-métrages en «sortie nationale» ce mercredi 24 janvier, pléthore qui continue d’entretenir confusion et marginalisation des films sans grandes ressources promotionnelles, quatre titres méritent particulièrement l’attention.

Assurément pas les plus visibles, ils ont chacun le mérite d’ouvrir sur un regard singulier, d’être une surprise qui décale des cadres convenus du spectacle sur grand écran comme du seul énoncé illustré d’un «programme». Avec chaque fois des émotions singulières et multiples

«La Grâce», d’Ilya Povolotsky

Ils roulent. Lui conduit, elle râle. On voit qu’ils ne sont pas dans l’opulence. Précaires, jusqu’à quel point, ce père et sa fille, sur des routes d’une Russie loin des grandes villes et des images habituelles?

C’est une des possibles questions que pose d’emblée le film. Les corps, les mots, les silences en posent d’autres. Les questions sont nombreuses, à proportion de la parcimonie avec laquelle le cinéaste livre les informations concernant ses personnages et leur situation. Et ces lacunes sont littéralement le carburant de ce film en mouvement.

Pour filer la métaphore à propos de ce film pour l’essentiel centré sur un van en déplacement, si les silences et les incertitudes sont le carburant, le moteur en est l’évidente, l’irradiante présence des deux personnes –on ne sait séparer les interprètes des personnages– qui occupent l’habitacle, c’est-à-dire à la fois les sièges avant du véhicule et le grand écran.

Un grand écran, il s’avère, peu à peu, qu’ils en transportent un, eux aussi, trimballant de villages en bourgades, de montagnes du Caucase à la mer de Barents, un cinéma itinérant dont ils organisent des séances plus ou moins sauvages.

Ce qui les a conduits à cette activité, l’histoire du père et la nature de sa relation à sa fille, leurs rapports au monde, n’affleureront que peu à peu, au fil d’incidents, de situations quotidiennes, de conflits entre eux ou avec ceux qui croisent leur chemin. Et c’est magnifique.

Magnifique d’intensité et de variations, d’attention aux détails et de sensibilité aux harmoniques d’existence avec lesquelles on fait connaissance. Sans idyllisme aucun quant aux personnes, dans un monde dur, froid, brutal, d’une terrible pauvreté pas seulement matérielle, la camionnette bringuebalante fraie son chemin.

Celui-ci mènera à un garçon sauvage attiré par l’adolescente, à un village du bout du monde, en quasi ruine mais habité d’une météorologue solitaire et magnétique, cerné par une forme spectaculaire de catastrophe écologique. Poème de chair, d’espaces et d’ombres, ce chemin obstiné est comme hanté de mystère, de violence, de désir, d’inquiétude.

Scientifique, aventurière solitaire, amante maternelle, la femme en rouge (Kseniya Kutepova) semblait attendre au bout du chemin. | Bodega Films

Premier film de fiction d’un réalisateur qui ne savait pas vouloir faire du cinéma, La Grâce est une surprise que rien n’annonçait –et alors que le cinéma russe subit une mise à l’écart motivée par l’agression de l’Ukraine par Vladimir Poutine.

Ilya Povolotsky, qui vit à présent en France, est porteur d’un rapport au monde, aux humains et aux non-humains si radicalement à l’opposé de tout ce qu’incarne le dictateur russe que, pour cela aussi, il faut se réjouir que son film, découvert grâce à la Quinzaine des cinéastes à Cannes, arrive à présent sur nos écrans.

La Grâce
d’Ilya Povolotsky 
avec Maria Lukyanova, Gela Chitava, Eldar Safikanov, Kseniya Kutepova
Durée: 1h59
Sortie le 24 janvier 2024

«L’Homme d’argile», d’Anaïs Tellenne

Aujourd’hui, au château pas loin du village, Raphaël travaille. S’occupe de sa mère âgée mais alerte, retrouve la postière pour quelques galipettes polissonnes dans les bois. La routine, pas triste. Et puis un orage, et voilà que débarque en pleine nuit la châtelaine.

Venue de Paris et de la scène internationale, elle appartient à un autre monde, est artiste contemporaine, performeuse et sculptrice, un peu Sophie Calle et pas mal Marina Abramović. Garance est sombre, peut-être suicidaire, malheureuse assurément, désagréable d’emblée.

Dans le parc du château, Raphaël (Raphaël Thiéry) troublé d’être regardé par Garance «comme un paysage». | New Story

Employé de Garance, qu’il ne voyait presque jamais, Raphaël fait son service. Elle, elle le regarde, elle regarde son apparence, elle voit quelque chose.

Raphaël a un visage et un corps très loin des canons classiques de la beauté. Elle voit sa beauté à lui –comme une artiste. Ce n’est ni le regard de sa mère, qui l’aime comme il est, ni celui de Samia, la postière –et pas plus ceux de ses compagnons de groupe musical, avec lesquels il joue de la cornemuse au café et dans les petits festivals du Morvan.

La grande affaire, la belle commotion du film n’est pas tant que Raphaël soit attiré par Garance, mais qu’il soit profondément troublé par ce regard singulier sur lui. Son visage, son corps, il vit avec depuis longtemps, personne ne croit que cela a été facile –mais qui est à l’aise avec son visage et son corps?

Mais un autre regard, féminin, bourgeois, artiste, s’est posé sur lui. Sans discours et sans moralisme, ce sont les ondes de choc qu’active le premier film d’Anaïs Tellenne, avec une finesse et une délicatesse qu’alourdit seulement, par moment, un usage trop présent de la musique d’accompagnement –alors que la musique qui appartient au récit est si belle et si juste.

Les trois actrices sont impeccables. Mais à l’évidence, c’est la formidable présence de Raphaël Thiéry qui offre au film sa puissance et sa justesse. Depuis qu’il est apparu à l’écran dans l’inoubliable Rester vertical d’Alain Guiraudie, grand film à (re)découvrir, cet acteur incarne une relation au jeu, à la fiction, qui en fait, bien au-delà de son apparence hors norme, une offre féconde aux puissances du cinéma.

L'Homme d'argile


d'Anaïs Tellenne

avec Raphaël Thiéry, Emmanuelle Devos, Mireille Pitot, Marie-Christine Orry

Séances

Durée: 1h34

Sortie le 24 janvier 2024  

«Ici Brazza», d’Antoine Boutet

Après l’approche centrée sur un seul homme (Le Plein Pays) puis celle prenant en charge l’immensité de la Chine (Sud Eau Nord Déplacer), le troisième long-métrage de ce cinéaste explorateur de territoires se place à l’échelle d’un quartier. Celui-ci n’est pas au Congo mais à Bordeaux, Brazza désignant une vaste friche industrielle promise à une rénovation en quartier de petits immeubles conviviaux et ecofriendly.

Durant cinq ans, d’un état des lieux avant le début des travaux à leur achèvement et l’arrivée des premiers habitants, Antoine Boutet est retourné poser sa caméra, souvent aux mêmes endroits et avec le même cadrage. Et c’est la diversité des dynamiques, humaines, architecturales, urbanistiques, mais aussi lumineuses, sonores, plastiques qui se déploie. (…)

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En arpentant la ville et les films des Dardenne – sur un livre de Thierry Roche et Guy Jungblut

La ville belge de Seraing occupe une place importante dans le cinéma des frères Dardenne. Cet ancien territoire industriel ayant tramé leur enfance s’est enraciné dans leur œuvre au point de devenir un lieu quasiment incontournable de leurs tournages. Arpenter Seraing sous le regard des Dardenne, c’est rendre sensible une parole, dégager un murmure et prendre le temps d’écouter ce que l’environnement urbain raconte.

l s’agit du deuxième livre cosigné par l’écrivain et universitaire Thierry Roche et le photographe et éditeur Guy Jungblut dans la collection Cinéma/Paysage des Éditions Yellow Now, éditions que dirige Jungblut. Le premier livre, paru en 2016, Antonioni/Ferrare, une hypothèse plausible, invitait à une remarquable circulation dans la ville italienne et les films d’un de ses plus prestigieux enfants, où textes et images se faisaient écho en même temps qu’ils renvoyaient à une mémoire cinématographique et à une méditation sur une configuration urbaine. Les retrouvailles des deux complices à Seraing, cette ville (ex)industrielle belge à proximité de Liège où Jean-Pierre et Luc Dardenne ont tourné tous leurs films, répondent à la même définition. Et pourtant le résultat, tout aussi réussi, est très différent. Et la démarche de Roche et Jungblut s’avère plus féconde encore.

La raison principale de cette réussite tient au cinéma des frères Dardenne – et bien sûr à la façon dont les auteurs du livre ont su rendre sensible ce qui singularise ce cinéma. Deux caractéristiques importent ici. D’abord le parcours des réalisateurs, devenus des grands noms de l’art cinématographique à partir de La Promesse en 1996, mais qui ont auparavant accompli un considérable travail de documentation et de réflexion par les moyens du cinéma à propos de, ou à partir de l’histoire ouvrière de cette ville de Seraing où ils ont grandi. Les six documentaires réalisés entre 1978 et 1983 sont mobilisés par le texte de Thierry Roche à la fois comme des films à part entière et comme des ressources ayant irrigué les œuvres de fiction, de manière d’autant plus active que souterraine. Ensuite le rapport à la ville, et plus généralement au décor, à l’environnement dans lequel se déploie l’action, tel que le mobilise la mise en scène des frères.

Racontant les déambulations dans Seraing en compagnie de Guy Jungblut lors des sept séjours qu’ils y ont effectués de 2016 à 2019, Roche ne cesse de vérifier, et de réfléchir combien cette ville, omniprésente comme lieu de tournage, n’en devient jamais le sujet direct, combien la réalisation s’abstient méthodiquement de monter en épingle des endroits remarquables, dans un véritable labeur anti-folklorique. On sait par ailleurs le soin méticuleux que les Dardenne apportent au repérage des décors pour chacun de leur film, dans une ville que pourtant ils connaissent par cœur – autant qu’il est possible de la connaître, du fait de ses multiples et constantes évolutions. Il ne s’agit donc pas chez les cinéastes d’indifférence, encore moins de désinvolture, mais bien d’une stratégie qui mobilise intensément la présence de la cité, et sa mémoire, mais selon une approche subliminale, atmosphérique, qui participe de l’économie narrative et émotionnelle de chaque film selon des régimes singuliers, où le texte de Thierry Roche repère certaines constantes, certains motifs – la présence-absence de la Meuse, des espaces verts, des usines désaffectées, de certains bâtiments.

Il ne s’agit donc pas chez les cinéastes d’indifférence, encore moins de désinvolture, mais bien d’une stratégie qui mobilise intensément la présence de la cité.

Cette construction d’un rapport à l’espace urbain par un ensemble de films selon certaines stratégies de mise en scène, les photos de Guy Jungblut la racontent aussi, par l’intelligence silencieuse des images composées par le photographe. Et aussi par leur disposition dans l’ouvrage, selon deux principes graphiques différents, de petites photos dans les pages de textes, et des grandes photos, ou des assemblages de photos dans quatre cahiers iconographiques scandant le livre. Qui connaît l’admirable travail éditorial des éditions Yellow Now, travail pour l’essentiel dédié au cinéma et à la photo dans le cadre de plusieurs collections, ne sera pas surpris de la qualité expressive, tout autant que de l’élégance visuelle de ces assemblages inventifs. Des assemblages qui d’ailleurs ne craignent pas de jouer avec leurs propres règles d’organisation dans les pages en vertu des bénéfices de sens de ces images, toutes dépourvues de légende afin de pouvoir déployer leurs puissances de suggestion. On songe ici à la formule de Chris Marker à propos de ses propres livres de composition texte-photo (Coréennes, Le Dépays), où « les mots ne commentent pas plus les images que les images n’illustrent les mots ».

Ce qu’a photographié Guy Jungblut à Seraing, en tout cas ce qu’il publie, c’est ce que les frères Dardenne n’ont pas filmé, ce qui n’apparaît pas dans leur film, et qui les habite pourtant. Les immenses installations industrielles dévorées par la ruine et la rouille, les cheminées comme les colonnes de temples d’un Moloch cosmique, les perspectives à la fois infinies et à jamais bouchées des voies de chemin de fer envahies par les herbes et l’inutilité, les maisons ouvrières éventrées ou murées de blocs de béton grisâtre, la violence tape-à-l’œil d’un urbanisme post-moderne désordonné, court-termiste, souvent inachevé. Thierry Roche parle, à propos de Seraing, d’« une ville moche, sans le charme de l’extrême laideur », cette banalité du laid est partie prenante de la tragédie humaine et sociale qui hante tout le cinéma des Dardenne. Un cinéma qui n’oublie rien de ce que furent les combats, et les défaites, de la grande cité ouvrière, mais qui jamais ne se résout à en fabriquer la représentation nostalgique, encore moins la commémoration endeuillée.

Le texte de Roche et les photos de Jungblut aident à comprendre la dynamique politique du cinéma des Dardenne à partir de ces réalités jamais oubliées, mais jamais acceptées comme pouvant écraser irrémédiablement les hommes et les femmes qui existent, vivent, travaillent, se battent, se trompent, s’entraident dans ce monde là, et à qui le plus dégueulasse serait de leur refuser la possibilité d’un présent, et d’un avenir. Les textes publiés par Luc Dardenne, dont les si remarquables deux volumes de Au dos de nos images, notamment les écrits de l’anthropologue Tim Ingold et ceux de l’écrivain Jean-Christophe Bailly nourrissent cette enquête à la fois de terrain et d’imagination. (…)

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« Marseille entre deux tours » : six personnages en quête de cité

4891506_7_124f_une-image-du-documentaire-francais-de_711608b64f59db136515fa9924c0f77eMarseille entre deux tours de Jean-Louis Comolli, Michel Samson et Jean-Louis Porte. Durée : 1h17. Sortie le 30 mars.

Depuis 25 ans, Jean-Louis Comolli flanqué de son acolyte le journaliste Michel Samson mène un travail de cinéma politique sans équivalent. Marseille entre deux tours est le xxe film réalisé à l’occasion d’une élection dans cette ville.

De la mort de Gaston Deferre, parrain politique et à certains égards spirituel de Marseille à l’explosion des gauches socialiste et communiste en passant par la montée en puissance du Front National, l’irruption de Bernard Tapie, l’apparition de candidatures « issues de l’immigration », cet ensemble si profondément inscrit dans un tissu urbain et un théâtre politique spécifique compose aussi une exceptionnelle représentation des mutations de la vie collective française, d’un siècle à l’autre.

Il le fait d’autant mieux que, film après film, Comolli et Samson ont eu à cœur de varier les angles d’approches, de définir chaque fois une question singulière. Pourtant il s’agissait toujours d’observer les acteurs – candidats, partis, associations, médias – du jeu électoral.

Lors des municipales de 2014, attendant le résultat du premier tour dans le local électoral du chef de file socialiste Patrick Menucci, Comolli et Samson (ainsi que le chef opérateur de toujours, désormais pleinement associé à la réalisation, Jean-Louis Porte) ont pris conscience d’une usure, d’un vide, et décidé de faire autrement.

Bien entendu, il ne s’agit pas seulement de leur propre lassitude, il s’agit de l’exténuation des formes politiques classiques, jusque dans une ville qui les a adorées, jouées et surjouées jusqu’aux frontières de la tragédie mythologique. Ce que montrent remarquablement certains des précédents films, Marseille de père en fils, Marseille contre Marseille, La Campagne de Provence en particulier.

En voix off dans cette permanence quasi-déserte à la veille d’une défaite annoncée, Comolli déclare donc « Nous avons voulu aller voir ailleurs. Dans le hors-champ des campagnes électorales. Voir ce que racontent les rues, les ports, les escaliers, les marchés, les collines. Entendre ceux qui pratiquent la ville autrement, la parcourent, la pensent et l’inventent, les artisans d’une autre Marseille. »

Ces artisans sont à des titres divers liés à une opération d’une ampleur exceptionnelle, et qui a été bien mal comprise (et encore plus mal relayée par les médias nationaux), Marseille-Provence 2013, l’année d’interventions et de mises en œuvres de projets lorsque la ville a été Capitale européenne de la Culture.

Les six personnes qui interviennent successivement avaient tous une pratique importante avant ce temps fort qu’a été MP2013. Le parcours de Christian Poitevin, poète, performer et ancien adjoint à la culture de Robert Vigouroux, qui a joué un rôle majeur dans la création du Musée d’Art contemporain et la mise en place de la Friche de la Belle de Mai, ou celui du musicien Gilles Suzanne en ont été moins marqué.

Au fil des séquences scandées par le jazz ludique et suggestif d’André Jaume et Alain Soler, tous les six parlent pourtant d’une ville dont il apparaît que cet ensemble de manifestations culturelles a été l’événement politique le plus important des ces dernières années, et non pas les modalités habituelles de l’action publique, à commencer par les élections.

C’est éminemment le cas avec les deux interventions passionnantes de Baptiste Lanaspèze et de Julie de Muer. L’un et l’autre rencontrent le désormais moustachu et chapeauté mais toujours jovialement inquisiteur Samson sur une hauteur de la ville. De ce point de vue surplombant, ils décrivent, très différemment, deux manières de parcourir la ville pour la comprendre autrement, deux intelligences en marche, intelligences physiques pedibus jambisque, politiques, sociales, gourmandes, historiques, sensorielles.

Et leur parole fait émerger un paysage, au sens complexe du terme, une agencement de récits, d’espaces, de relations matérielles et mentales – ce que font aussi, à moindre échelle, Suzanne à La Plaine ou le musicien et performer Pierre Sauvageot avec les escaliers de la Gare Saint Charles, tandis que le sociologue Michel Peraldi met en évidence le rôle décisif des « excursionnistes marseillais » déjà au début du 20e siècle, et les descendances de ce rapport à la marche.

Dans le cas de Julie de Muer, l’expérience a mené à la mise en place de lieux d’accueil répartis dans le tissu urbain des quartiers Nord, à l’enseigne de l’Hôtel du Nord, tandis que la pratique de chemins de grande randonnée en pleine ville développée par Baptiste Lanaspèze se déploie désormais dans de nombreuses autres cités du monde, sous le label Urban Trails.

On pourra s’étonner que le film se termine avec une scène de liesse à la permanence de la Samia Ghali, seule candidate socialiste élue lors du 2e tour – et dont Comolli et Samson avaient suivi l’entrée en politique dans Nos deux Marseillaises.

Ce soir-là était tout de même, pour le camp dont nous voyons des partisans, un soir de défaite, et l’ensemble du film avait mise en évidence d’autres modes de rapport à la cité (au sens urbain comme au sens politique), face auxquels les phrases convenues de la candidate élue sonnent terriblement creux. Au-delà de la joie des supporters de l’élue des Quartiers Nord, c’est bien un doute, une inquiétude, une exigence d’autre chose que les séquences précédentes font éprouver.

Par les chemins qu’il ouvre, par les questions qu’il pose, par le expériences qu’il partage, Marseille contre Marseille est une proposition de cinéma travaillant les enjeux politiques de notre temps de manière féconde. On ne peut que regretter qu’il souffre d’une diffusion minuscule, qui rend difficile l’accès à un film qui méritait mieux, beaucoup mieux.

«Beijing Stories», mélodies en sous-sol

chine_19Beijing Stories de Pengfei, avec Ying Ze, Luo Wen-jie, Zhao Fu-yu. Durée: 1h15. Sortie le 6 janvier.

Le symbole est presque trop évident. À Pékin, des centaines de milliers de personnes vivent dans les sous-sols des immeubles, anciennes galeries anti-atomiques, caves ou aménagements sauvages. Cette face cachée du sidérant boom économique chinois des quinze dernières années aurait pu suffire à constituer la trame d’une chronique de la misère urbaine de masse à l’ère de l’explosion économique. Mais pour son premier film, Pengfei réussit à jouer des ressources dramatiques et métaphoriques de la situation, sans s’y laisser en fermer.

Construisant une intrigue tissée par trois personnages principaux, le réalisateur raconte de manière attentive la situation tout en laissant se déployer les ressources de la fiction, et les émotions que suscitent les protagonistes. Aux côtés du jeune ouvrier, brocanteur à ses heures, et de la jeune femme qui gagne sa vie en s’exhibant dans un bar de pole dance, voisins de sous-sol, comme en compagnie du couple plus aisé qui refuse d’évacuer sa maison expulsée pour cause de promotion urbaine galopante, Beijing Stories se révèle surtout d’une attention délicate aux êtres et aux choses, aux gestes et aux parts d’ombre de chacun.

On peut y reconnaître l’influence de Tsai Ming-liang, dont Peifei a été l’assistant, même si la tonalité est finalement moins sombre que chez le grand cinéaste taïwanais, quand bien les situations évoquées n’ont vraiment rien de réjouissant. L’humour et l’empathie affectueuse pour les personnages, jusque dans leurs limites, leurs erreurs, voire leur ridicule, et une grande élégance dans la manière de filmer, élaborent toute l’épaisseur sensible de ce terrible constat au pays des immigrants (intérieurs) noyés comme des rats dans les sous-sols de la nouvelle classe moyenne, et de l’éviction brutale des habitants pour satisfaire les appétits d’entrepreneurs voraces et de fonctionnaires corrompus.

Beijing Stories n’élude en rien ces réalités, et apporte ainsi une nouvelle contribution de grande qualité à cette prise en charge par le cinéma chinois contemporain des effets les plus sombres de l’évolution du pays, terreau sur lequel continuent de s’affirmer des jeunes réalisateurs. L’ébauche d’une romance en sous-sol, les ressorts d’une comédie ou l’embryon d’un polar se fondent comme naturellement pour nourrir la plénitude du film. Les trajectoires en pointillés des trois protagonistes, et la manière dont elles se croiseront, dessinent ensemble une carte à la fois romanesque, réaliste et imaginaire. (…)

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