«Piccolo Corpo» fait des miracles

Agata (Celeste Cescutti) toute entière tendue vers son but.

Le premier film de Laura Samani conte l’odyssée fantastique d’une jeune paysanne et se révèle être une splendide aventure du regard et des émotions.

Ce sont deux inconnues. Deux jeunes femmes habitées d’une force intérieure impressionnante. Ce qu’est cette force restera innomé pour la première, Agata, paysanne du Frioul au début du XXe siècle, mais est très clair pour la seconde, Laura Samani, cinéaste italienne d’aujourd’hui. Cette force s’appelle le cinéma.

Le film s’ouvre par un cérémonial étrange, accompagnant Agata, qui s’apprête à accoucher, entourée d’autres femmes. Sur une plage hivernale, des femmes de pêcheurs misérables pratiquent un rituel mi-chrétien mi-païen. L’accouchement se passe mal, le bébé est mort. Pire, pour toutes et d’abord pour la jeune maman, il est mort sans avoir pu recevoir les sacrements: son âme est condamnée à errer éternellement dans les limbes.

Contre l’avis de son mari et du prêtre, les deux seules autorités alentours, Agata refuse. Un mot lâché par une des femmes, une bribe d’information livrée par un rebouteux, la convainquent que là-bas, loin dans les montagnes, se trouve un lieu qui sauve. Un monastère où s’accomplit le miracle d’un bref retour à la vie, le temps d’offrir à sa fille morte-née le passeport pour l’autre monde. Piccolo corpo est le récit de cette quête.

Deux fois un acte de foi, donc. Double aventure semée d’embûches, tant la possibilité de réaliser un film passionnant, impressionnant de beauté et emportant une totale adhésion, paraît aussi improbable que la capacité de son héroïne à accomplir son trajet et obtenir ce qu’elle cherche.

Le premier rituel, tourné vers un avenir à inventer, à conquérir. | Arizona Distribution

On ne dira pas ici ce qu’il advient in fine d’Agata et de son bébé, mais nulle raison de dissimuler qu’en tout cas, la quête de la réalisatrice, qui signe son premier long métrage, est une éclatante réussite.

L’amour et la croyance

Et si l’amour et la croyance sont les énergies qui portent la jeune femme en route par les chemins dangereux, les puits de mine obscurs, les frimas et les menaces qui la cernent, ce sont les mêmes puissances qui guident la composition de chaque plan, le rythme des séquences, l’usage des lumières et des sons.

Amour des visages regardés avec une sorte d’affection à la fois étonnée et confiante pour ses acteurs non professionnels, amour de sa langue, le frioulan et, au-delà de ce seul idiome, des multiples formes d’expression inscrites dans des histoires collectives, amour des paysages et des objets.

Croyance dans la capacité des ressources du cinéma de rendre simultanément crédible et magique ce récit d’un autre temps, d’un autre monde.

La violence des hommes, en particulier contre une jeune femme seule, la noirceur de la misère, l’âpreté des conditions de vie dans cette région italienne aux confins des Balkans multiplie les crises qui jalonnent le chemin d’Agata.

La traversée, à la fois très physique et habitée par un sens obscur, d’un monde hostile et magnifique. | Arizona Distribution

Mais la crise, le trouble, sont bien plus amples et profonds encore. Ils se trouvent dans l’alliage indéfaisable de la folie du projet qui motive cette odyssée, et de la sincérité absolue de celle qui s’y est lancée. (…)

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«Mosquito», odyssée sauvage

Le brave soldat Zacarias (João Nunes Monteiro), acteur et victime d’une guerre à laquelle il ne comprend rien. | Alfama Films

En Afrique pendant la Première Guerre mondiale, le film de João Nuno Pinto raconte un voyage à travers la jungle qui se transforme en épopée mentale.

Il y a la guerre. Les jeunes gars veulent y aller. Pour se tirer de chez eux, pour voir du pays, pour se battre, pour l’aventure, pour l’honneur du pays… Leurs raisons proclamées ne sont pas forcément claires; qu’importe, ils y vont.

Où? À la guerre donc, mais pas celle qu’ils croyaient. On est en 1917, le Portugal, leur pays, est impliqué dans le conflit mondial. Ils se voient héros entre Marne et Flandre, ils se retrouvent couverts de moustiques à l’autre bout de la planète. C’est où, le Mozambique?

Sur le territoire des mythes

De cette histoire, locale, partielle, authentique, documentée, le film fait d’entrée de jeu la ressource d’un mélange détonnant. Inscrit dans des faits et des lieux, Mosquito gagne également d’emblée en abstraction, par cette mise en orbite de multiples approches, savoirs, mémoires, illusions.

Et donc oui, c’est bien «la» guerre, comme une généralité qui a à voir en même temps avec la boucherie de Verdun et avec l’horreur coloniale, avec la géopolitique et la boue, avec les grands récits héroïques et les sortilèges venus d’autres côtés du monde, avec d’autres idées de ce que c’est que de vivre, et de mourir.

Jeune troufion aussi plein d’ardeur qu’incompétent, Zacarias se retrouve isolé de la troupe, déjà en mauvais état à peine débarquée sur les rivages africains. Le voilà parti pour retrouver son régiment. La traversée de la savane et de la jungle sera une odyssée sauvage.

Sauvage, car si on est bien sur le territoire des mythes, ces mythes ne sont pas les siens, ni les nôtres. Avec et contre les êtres –humains plus ou moins amis, plus ou moins ennemis, animaux, végétaux, terre et eau–, il va s’agir d’un bricolage constant, à la fois vital et vertigineux –dangereux, parfois grotesque, à l’occasion très émouvant.

Le soldat portugais et le soldat allemand (Sebastian Jehkul), ennemis? | Alfama Films

Les rencontres sont autant de défis, les motivations des un·es et des autres ne sont jamais fixes. Mais elles ne sont de toute façon jamais moins légitimes que sa propre présence sur cette terre, que son pays a envahie et qu’il doit défendre contre une autre puissance coloniale (l’Allemagne a des visées sur la région), elle aussi incarnée par des clampins qui ne savent pas ce qu’ils fichent là.

La fièvre, le délire, les hallucinations montent en densité au cours de ce périple impossible et réel (il fut celui du grand père du réalisateur), tout autant que la conscience de l’aberration meurtrière que fut la domination européenne en Afrique, et ses suites jusqu’à aujourd’hui.

Références réelles et légendaires

En jouant sur des références reconnaissables, issues de tout le patrimoine des grands récits, d’Homère à Coppola, des Amazones au vaudou, de l’Anabase à Jules Verne, João Nuno Pinto transforme l’évocation d’une aventure en Afrique du Sud-Est au début du XXe siècle en cauchemar critique très actuel.

Des hommes blancs armés, juchés sur des hommes noirs qu’ils soumettent par la violence. Toute ressemblance, etc. | Alfama Films

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« Jeunesse » navigue au plus juste

426728Jeunesse de Julien Samani, avec Kevin Azaïs, Jean-François Stevenin, Samir Guesmi. Durée : 1h23. Sortie le 7 septembre 2016.

Il a 20 ans. Il vit aujourd’hui, au Havre ou à Brest. Il n’a pas d’avenir, mais un rêve : embarquer. Il est fort et enfantin, naïf et rusé à la fois. Un capitaine sur le retour l’accepte sur un vieux rafiot, où, matelot indocile mais curieux, il cohabite avec un équipage cosmopolite. On l’appelle Zico.

Zico apprend, fait des erreurs, se fout en rogne. C’est parfois violent, à bord, et parfois très beau. C’est aussi épuisant, ou interminable. Des fois cela ressemble à son rêve, et souvent non. Et puis les vraies difficultés, tempête, incendie, avarie grave, arrivent.

Jeunesse raconte cela : une histoire simple. Un parcours initiatique, une aventure en mer. Et il le raconte simplement. Une poignée de protagonistes autour du personnage central, une succession de situations qui sont autant de révélateurs, crises et dangers, affections et changements.

C’est tout. C’est très bien ainsi.

Il n’est pas utile de savoir qu’il s’agit de l’adaptation de la nouvelle éponyme de Joseph Conrad, elle-même en grande partie autobiographique. Le récit se passait au début du 20e siècle, le film se passe au début du 21e siècle. Ce n’est pourtant pas une adaptation, encore moins une transposition contemporaine.

C’est très précisément le film du livre, et pour cette raison même il peut se voir sans rien savoir du texte. C’est prendre au sérieux l’essentiel de ce qui rendait l’histoire belle et intéressante, et s’y tenir.

Sans doute ce Zico va sur Facebook, et écoute de l’électro dans les boites de nuit quand le bateau fait escale. Sans doute les pratiques des armateurs d’aujourd’hui finiront pas s’immiscer dans le parcours du bateau, et du garçon.

Ça n’a à peu près aucune importance. L’essentiel est ailleurs, et c’est de cet essentiel que se soucie Julien Samani pour son premier long métrage de fiction, après avoir débuté comme documentariste.

Il a raison. Ses acteurs, le corps et le visage de Kevin Azaïs traité en héros, héros réel, pas toujours sympathique, mais porteur d’une force et d’une idée, le binôme contrasté du capitaine et du second (Stevenin et Guesmi) trainant chacun derrière lui une histoire, histoires dont il suffit de savoir qu’elles existent, et que ni l’une ni l’autre n’est ni simple ni heureuse, ces trois corps d’hommes différents et le navire, ferraille et rouille, accastillage et mythologie, matérialisent tout ce dont il est besoin.

En voyant Jeunesse, on se dit qu’ils sont rares, aujourd’hui, les films qui croient assez à leur personnage et au parcours qu’il accomplira pour se dispenser de toute affèterie, de toute ruse, de toute surenchère. Et c’est cela aussi qui, pour le spectateur, rend la traversée à bord du navire affrété par Julien Samani si heureuse.

Le Capital selon les Dardenne

deuxjoursunenuitDeux jours, une nuit, de Jean-Pierre et Luc Dardenne, avec Marion Cotillard, Fabrizio Rongione… | Durée: 1h35 | Sortie: 21 mai 2014 |

Dans les salles françaises aussitôt après sa présentation en compétition officielle à Cannes, le nouveau film des frères Dardenne est, délibérément, un nouveau moment d’une œuvre extraordinairement cohérente, désormais composée de sept films depuis La Promesse en 1996. Chacun s’apparente en effet peu ou prou à une trajectoire individuelle qui, selon un motif évoquant un chemin de croix (quoique nullement assujetti à une religion), révèle un état du monde à travers une succession d’épreuves endurées par le personnage principal.Cette fois, ce dernier se nomme Sandra. Un compte à rebours défini par le titre enserre sa quête pour essayer de sauver son emploi et, avec lui, les très modestes conditions de son existence et de celle de sa famille. Deux jours, une nuit est le récit tendu de cette aventure vers un trésor qui, comme il se doit, n’est pas forcément celui que le héros ou l’héroïne croit chercher.

Mais le parcours semé de rebondissements de Sandra dans les différents quartiers de la petite ville où elle vit et travaille est aussi bien davantage que son histoire à elle: le patron de la petite société qui emploie la jeune femme a soumis le maintien de celle-ci à son poste au vote de ses seize collègues, qui ont le choix entre une prime de 1.000 euros et la transformation de son CDD en CDI. En un week-end, elle doit convaincre la majorité d’entre eux de ne pas voter pour un argent dont beaucoup ont besoin.

Dès lors, la quête de Sandra se démultiplie sur plusieurs niveaux. Parce que chaque rencontre est une approche particulière d’un cas lui aussi particulier, l’ensemble finissant par composer une description attentive et nuancée de l’existence d’un grand nombre de ceux que maltraite la situation économique de l’Europe aujourd’hui –on est en Belgique, et l’inscription territoriale est toujours aussi juste et précise chez les Dardenne, mais ce qu’elle révèle vaudrait pour bien des régions de France, de Grande-Bretagne, d’Espagne, d’Italie…

Mais aussi parce qu’en même temps apparaît dans toute sa violence cet espèce de jeu cruel, et bien réel, même s’il prend d’ordinaire des formes un peu plus masquées, qui met les gens en concurrence humiliante, leur inflige, en plus des difficultés matérielles, d’invraisemblables formes de culpabilité, les amène à se maltraiter les uns les autres –et à se mépriser pour ça. Et encore parce que le film, sans jamais recourir à des grands mots, manifeste par sa dynamique romanesque cette hypothèse quasi-oubliée, à savoir qu’il est possible d’agir, de ne pas d’emblée courber la tête devant une fatalité sociale.

Film de lutte même s’il ne montre aucune figure classique d’affrontement, Deux jours, une nuit est aussi, sans en avoir l’air, un film théorique. Le sort de Sandra met à jour de manière concrète l’horreur fondatrice du capitalisme, qui est de créer une équivalence entre l’argent et la vie des êtres humains.

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Perdu en mer, sauvé par lui-même

All Is Lost de J.C. Chandor avec Robert Redford | Durée: 1h46 | Sortie le 11 décembre 2013

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J.C. Chandor est un jeune réalisateur américain qui aime les défis. Il n’est pas le seul. Mais, cas nettement plus rare, il aime les défis utiles, où la prise de risque ouvre sur autre chose que l’esbroufe ou la vaine gloire de battre un record. On l’avait vu avec son premier film, Margin Call en 2011, tentative sérieuse de comprendre les mécanismes de la crise financière avec les moyens du spectacle hollywoodien. On le constate à nouveau avec son deuxième et passionnant long métrage, All Is Lost, une des heureuses découvertes du dernier Festival de Cannes.

 Robert Redford joue un navigateur solitaire qui a l’âge de Robert Redford, et fait route à bord du Virginia Jean. Ce voilier bien équipé, mais sans luxe particulier, croise à près de 2.000 miles nautiques de Sumatra, en plein océan indien, loin de toute terre habitée ou des routes maritimes habituels, quand il est heurté par un container dérivant. Coque trouée, grosse voie d’eau.

Dès lors, le film accompagnera méthodiquement le combat de l’homme pour sauver son bateau, ou à défaut se sauver lui-même (l’équivalent français de la formule de marin du titre est «Sauve qui peut»).  Seul, bientôt privé des outils de télécommunication, le marin met en œuvre ce qu’on comprend être des procédures standards, puis invente des expédients de plus en plus précaires pour faire face aux obstacles et dangers qui s’accumulent sur son chemin. (…)

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En terrain commun

Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des Plaines), d’Arnaud Desplechin, avec Benicio Del Toro, Mathieu Amalric, Gina McKee. 1h56. Lire aussi l’entretien avec A.Desplechin à partir des photos de repérage.

 

C’est un film d’aventure, un vrai, un grand. L’histoire de deux hommes en marge qui parcourront, ensemble et l’un vers l’autre, une odyssée.

Ce voyage semé d’embuches, de gouffres, de passages obscurs, les deux héros l’accompliront pour l’essentiel assis face-à-face, dans une salle désaffectée d’un hôpital militaire du Kansas. L’un, qui jusque là ne parlait pas, raconte. L’autre, avec son accent bizarre, pose des questions, écoute et prend des notes. C’est une histoire vraie, et qui se trouve à la source d’une autre aventure, tout aussi palpitante – mais ça, on n’est pas obligé de le savoir en voyant le film.

Parce que qui n’aurait jamais entendu parler de Georges Devereux, de cette psychothérapie de l’indien Blackfoot Jimmy Picard[1], et de la manière dont cette expérience a effectivement jeté les bases d’une réinvention de la psychiatrie intégrant les caractéristiques culturelles des patients et des soignants, c’est à dire aussi bazardant l’occidentalocentrisme des sciences psychiques, et ouvrant la porte à d’immenses remises en cause d’encore bien plus vaste ampleur, celui qui, donc, ne saurait rien de tout ça, et sans doute s’en ficherait royalement, n’en sera pas moins rivé à l’écran par les aventures de Jimmy P. et Georges D.

Peu après la fin de la deuxième guerre mondiale, Jimmy souffre de multiples troubles physiques et psychiques, suite à une grave chute alors qu’il était GI en France fin 1944 début 1945. A l’hôpital de Topeka, où sont soignés les vétérans ayant des problèmes liés aux fonctions cérébrales, on ne lui trouve aucun symptôme physiologique.

Avant de le déclarer psychotique, le médecin-chef a l’idée de faire appel à un personnage fantasque, qu’on appelle «le médecin français» (il arrive de Paris mais est en fait hongrois): celui qui se fait appeler Georges Devereux a étudié la psychiatrie mais aussi l’anthropologie, notamment chez plusieurs peuples indiens, en particulier les Mohaves auxquels il a consacré sa thèse. Lui à qui la rigide Société américaine de psychanalyse refuse d’accorder le titre de psychanalyste, y jette les bases de la discipline aujourd’hui si féconde qu’on appelle l’ethnopsychiatrie.

Au début du film, on pourrait croire retrouver dans le Jimmy joué par Benicio Del Toro, géant massif et taciturne, le «Chief» de Vol au-dessus d’un nid de coucou, tandis que le toubib à l’accent et aux costumes improbables que campe Mathieu Amalric menace la caricature, sinon le cliché. Normal, ça fait partie de l’aventure.

Cette aventure sera aussi, surtout, celle du spectateur: il s’agira, pour lui comme pour les personnages, de partir des acquis, de son savoir (de spectateur) pour aller de l’avant et accomplir lui aussi ce beau programme politique et éthique qu’énonce Devereux à la fin: «deux hommes de bonne volonté qui cherchent un terrain commun». Ce terrain commun est très exactement ce que construit le film d’Arnaud Desplechin, avec ses spectateurs.

Pour Devereux, ce terrain commun passera d’abord par sa connaissance des mœurs et des usages des Indiens. Grâce aux premiers fils ténus ainsi établis avec Picard, il peut mobiliser d’autres ressources, qui concernent le vocabulaire, qui concernent sa propre vie privée, qui concernent la possibilité de faire varier les limites entre maladie et santé, entre physique et psychique, entre rêve et réalité.

Le recours aux relations entre ces différents termes telles qu’elles ont court chez les Indiens (chez des Indiens, pas n’importe lesquels, chez des «Indiens», puisqu’ainsi les nomment ceux qui ne sont pas eux, et que même les Noirs traitent en inférieurs) est un moyen – n’est qu’un des moyens – de construire ce territoire qui apparaît à mesure qu’on l’explore, soit exactement le statut de la frontière dans les westerns. Dans une des scènes, les deux hommes vont en ville voir un nouveau film, Vers sa destinée de John Ford. Et en effet Jimmy P. est bien un film fordien, où les hommes, par l’action, construisent un pays qui grandit. Jimmy P. aurait pu porter le titre d’un autre western de ce cinéaste, Two Rode Together.

A l’initiative de Devereux, mais bientôt suscitant des réponses de plus en plus riches chez Picard, se développe tout un réseau de signes, d’échos, de sens possibles, de glissements et d’harmoniques. Rien ici du mécanisme souvent bébête des systèmes d’interprétation des rêves sur la base d’analogies ou de métaphores terme à terme (ceci représente le pénis, ceci représente le père jalousé, ceci tient lieu de cela…), mais une véritable poétique active, et dont l’efficacité se mesure à la baisse de la souffrance terrible éprouvée par le patient.

Puisqu’il s’agit de travail thérapeutique, bien sûr. Mais il s’agit tout aussi bien de création artistique, et en particulier de cinéma: ce que montre le film est comme le chant à bouche fermée d’une très haute idée de la mise en scène, où les corps, les songes, les mots, les injustices sociales, les pulsions individuelles, les paysages seraient susceptibles de s’agencer les uns les autres, et de se ré-agencer constamment, pour créer une forme en mouvement, saturée de sens sans en imposer aucun.

Afin de donner à cette aventure toute sa signification, et toute sa richesse, Desplechin invente un aspect absent du livre dont il s’inspire, en dotant Devereux d’une vie privée qui aura à l’écran une place équivalente à celle de Picard telle que ses réponses au psychothérapeute la fait surgir. Des histoires d’amour, de souvenirs d’enfance, d’insertion dans une communauté et un milieu professionnel… C’est défaire l’abstraction de la fonction médicale (et le théâtre inégalitaire de la cure psychiatrique et plus encore psychanalytique), c’est mettre de plain-pied le malade et celui qui le soigne, sans du tout les confondre, bien au contraire.

Est-il utile d’ajouter qu’un tel projet de film, presqu’entièrement fondé sur des échanges de questions et de réponses entre deux hommes assis face-à-face, est un véritable défi de cinéma ? Défi relevé avec un brio d’autant plus grand qu’il ne s’affiche jamais, le film choisissant au contraire une discrétion attentive, dont l’intensité spectaculaire est un véritable tour de force, accompli bien sûr par deux acteurs d’exception, mais aussi par un cinéaste qui semble ne vouloir rien prouver pour lui-même, tant il importe de faire correctement le job. Comme le médecin, à nouveau: ce Frenchie débarquant dans le Midwest affublé d’une image (ses précédents films), n’en renie rien, il y puise au contraire les ressources d’une invention véritable, à la fois d’un radical courage et d’une intense émotion.

Ce texte est une reprise de la critique publiée sur slate.fr lors de la présentation du film au Festival de Cannes en mai 2013.


[1] La cure menée par Georges Devereux fait l’objet d’un livre exceptionnel (et parfois ardu), à la fois compte-rendu minutieux des entretiens avec son patient et analyse approfondie de leurs conditions factuelles, de leurs bases théoriques et des moyens thérapeutiques mis en œuvre: Psychothérapie d’un Indien des Plaines (Fayard).

 

« L’Hypothèse du Mokélé-Mbembé » de Marie Voignier

 

Dans la jungle, terrible jungle, l’explorateur blanc progresse avec peine. C’est une véritable aventure, qui demande force, courage et expérience, c’est aussi un peu comique. Qui est-il, cet européen accompagné d’un groupe de pygmées ? Un aventurier, oui, mais plutôt un aventurier de l’esprit, même si les difficultés physiques qu’il affronte sont bien réelles. Un chercheur surtout. Ce qu’il cherche s’appelle le Mokélé-Mbembé. Ça existe, ça ? Vous n’y croyez pas, les habitants du cru, eux, le pensent sans aucun doute, qu’en savez-vous de plus qu’eux, vous qui n’avez jamais mis les pieds là où ils vivent, et n’aviez jamais entendu parler de cet animal ? Ce que vous savez, ou croyez savoir, sera sans cesse remis en jeu par le film de Marie Voignier. Un film dont elle a tourné une grande partie des images, que viennent rejoindre des vidéos, d’une toute autre qualité, enregistrées par Michel Ballot, l’explorateur et personnage principal du film. Personnage ? Assurément, puisque pas plus que du Mokélé-Mbembé nous ne seront assurés du degré de réalité et du degré de fiction qui le constituent. Ce dont nous serons en revanche très assurés, c’est de la richesse des situations qui naissent dans le sillage de cette double quête, celle de l’explorateur, celle de la cinéaste. Les expériences physiques, les rencontres impressionnantes avec les éléments naturels, les dialogues complexes avec des compagnons d’exploration, les pygmées du Sud-Est du Cameroun, qui ont leurs propres motivations, projets et divergences, nourrissent rebondissements, énigmes, morceaux de bravoure et moments de pure comédie. Tenant fermement sa distance à la fois totalement disponible à ce qui advient et réfractaire à toute intrusion qui dévoierait la nature des échanges entre les protagonistes humains, animaux, végétaux, langagiers, météorologiques, fantasmatiques, tous traités sur un pied d’égalité, Marie Voignier fait mieux qu’inventer un remarquable récit scientifico-épico-comique jouant sur les circulations entre fiction et documentaire. Au-delà même de ce qu’elle montre, raconte et suggère, son film devient une des plus belles propositions qui soient sur la notion même de recherche, avec sa dimension personnelle et utopique, ses prises de risques, mais aussi ses appareillages, ses malentendus triviaux et son caractère opiniâtre.

La charge héroïque

Sport de filles de Patricia Mazuy

La chevalerie, un roman de chevalerie. On croirait un jeu de mot, puisqu’il est question de chevaux dans Sport de filles, mais pas du tout. Que le cheval participe de cette relation à un genre et un esprit, celui qui galope de Lancelot à Don Quichotte, est une évidence, mais qui ne dit pas grand chose de l’énergie et du panache du film de Patricia Mazuy, très loin s’en faut. Ce qui frappe tout de suite, et ne se démentira jamais au fil des tribulations de la jeune femme passionnée de dressage, fille de paysan cherchant à s’imposer dans le monde hautain et vulgaire de la compétition équestre, se résume en deux mots, qui conviennent à une cavalière de haut niveau : du souffle et de la tenue. Mais cela vaudrait aussi pour une danseuse étoile, ou une cinéaste de grande classe (comme Patricia Mazuy), cela vaut pour chacun dans son existence, de diverses manières.

La manière de Gracieuse, le personnage interprété à la perfection par Marina Hands, est brusque et laconique. Elle veut ce qu’elle veut, elle ne plie pas même si elle est capable d’intrigue autant que de coups de force pour frayer son chemin au travers de l’infernal taillis qui l’entoure. Un taillis d’intérêts mélangés, qui tous s’expriment avec une violence sans fard : appétit de pouvoir, volonté de domination (ce qui n’est pas pareil), goût du lucre, orgueil et préjugés, mais orgueil d’abord. Le scénario enchevêtre notations sociales – certaines archaïques mais toujours d’actualité et pas seulement dans le milieu ultra-codé de l’élevage de champions d’équitation, certaines plus modernes (le rapport au spectacle) – et portrait d’hommes et de femmes aux prises d’innombrables démons, dont les moins affreux ne sont pas ceux de l’acceptation du quotidien, du repli sur une vie sans histoire. La vie de Gracieuse ne sera pas sans histoire, elle ne veut pas, toutes ses fibres tendent vers autre chose. Là est, d’abord, la tension chevaleresque qui porte le film, et en fait un grand film d’aventure, avec un héroïne comme dans les grandes fresques hollywoodiennes avec Errol Flynn ou Clark Gable. Lorsqu’un des rebondissements qui jalonnent sa quête la mènera à se nouer un bandeau sur l’œil, ce sera comme une évidence : l’accession au personnage qu’elle était déjà, et qui trouve soudain sa juste forme de fiction, avec cette apparence de pirate qui donne du relief à son maintien et affermit sa course.

On a dit, ici et là, que Bruno Ganz en maître dresseur désabusé retrouvant un sens à sa vie au contact de la passion de Gracieuse, ou Josiane Balasko en intraitable grande propriétaire de haras, étaient remarquables dans le film. C’est vrai. Ce sont de très bons acteurs, qui donnent ici la mesure de leur talent, des nuances et de la puissance qu’ils peuvent apporter à leur personnage. Mais ce que fait Marina Hands est d’une autre trempe, d’une ambition plus élevée, d’une force plus inexplicable. Comme la cavalière qu’elle interprète, la comédienne fait preuve d’une immense virtuosité (y compris, pour autant qu’un ignorant en la matière puisse en juger, lors des nombreuses scènes de monte), mais elle est bien davantage. Une présence, une lumière, une énergie, quelque chose qui n’a pas de nom mais dont la présence se ressent d’emblée.

Avec son air perpétuellement furieux (au temps pour les nuances), mais où vibre une inquiétude et un désir qui sont indistinctement charnels, politiques, enfantins, artistiques et « quelque chose d’autre encore », elle habite le film et l’emporte, de la Normandie à l’Allemagne, du conte d’initiation à l’épopée.

Tout ce qui vient d’être dit de l’actrice et de son personnage s’applique point par point à la réalisatrice, et à sa mise en scène. Quelque chose d’habité, de furieux et de précis à la fois, emballé par un souffle où se mêlent plusieurs souffles, voilà comment Patricia Mazuy filme. Huit ans après Basse Normandie, inoubliable saut d’obstacle documentaire en duo avec Simon Reggiani, cavalier émérite qui est ici scénariste et sûrement davantage, Mazuy retrouve le rythme d’un grand récit accessible à chacun, et pourtant habité d’une exigence – celle du personnage, celle du film – qui ne se compromet avec rien. Et je trouve ça beau.

 

 

Un grand film d’aventure

NB: ce texte reprend la critique publiée lors de la présentation du film à Cannes. Depuis, La guerre est déclarée a reçu un accueil triomphal, d’ailleurs mérité. Il faut juste espérer que ce raz de marée de reconnaissance n’entrave pas la relation simple et intime que chaque spectateur peut entretenir avec ce film.

 

Valérie Donzelli et Jérémie Elkaïm dans La guerre est déclarée de Valérie Donzelli

C’est le deuxième film de , et c’est un pur régal en même temps qu’un drôle de bestiau dans la ménagerie cinématographique, et particulièrement du cinéma français. Son auteure s’était faite remarquer (pas assez!) avec son déjà très réussi premier film, La Reine des pommes, comédie musicale, sentimentale, intimiste, loufdingue et drôle, carrément drôle. Où on avait du même coup découvert une actrice à laquelle s’appliquent tous ces qualificatifs, agrémentés du fait qu’elle est extrêmement agréable à regarder : nulle autre que Valérie Donzelli.

Avec ce deuxième film, la réalisatrice ne se contente pas de confirmer les qualités du premier, elle s’aventure sur un terrain autrement difficile – disons, pour simplifier, le mélodrame – et prend le risque d’une construction narrative autrement complexe et nuancée. La guerre est déclarée est une histoire d’amour et le récit d’un combat. C’est une course poursuite sur le fil du rasoir: sur cette crête étroite qui sépare le drame de la tragédie. C’est un film qui regarde la mort en face, et qui ainsi devient incroyablement vivant.

Son interprète y fait à nouveau merveille, dans un rôle à peu près impossible de jeune fille/jeune femme/jeune mère/mère d’un enfant atteint d’une maladie mortelle. Le rôle est «impossible» à cause de trois cents manières connues de jouer ça, et ça, et ça. Elle, elle n’en fait rien. Elle, elle trouve plan par plan, réplique par réplique, geste par geste, une forme de justesse précise, émouvante et sans un milligramme de complaisance. Des tonnes de sentiments, comme chantait Léo Ferré, et pas une once de sentimentalisme. Durant un quart d’heure, cela relèverait du pur miracle, durant les 100 minutes du film, cela devient autre chose: la manifestation d’une intelligence cinématographique, la capacité à répondre, par la mise en scène et par le jeu, de tout ce qui est mobilisé par le film, et qui est à la fois compliqué, paradoxal et a priori pas folichon.

Ce qui précède est d’une injustice éhontée, paraissant oublier en chemin Jérémie Elkaïm, le partenaire de Valérie Donzelli, lui aussi pourtant digne de tous les éloges. Mais ce n’est pas la même chose. Et de même que, injustement, irrémédiablement, son rôle à elle, la femme, dans le film, ne sera pas symétrique de celui de l’homme, de même ce qui leur incombe pour que le film soit ce qu’il est n’est pas du tout comparable. Parce que s’ils ont tous les deux écrit le film (comme elle et lui ont fait l’enfant du film), c’est bien elle qui fait la mise en scène, dans le cadre en même temps qu’à sa place de réalisatrice.

A travers les mois et les années, à travers les lumières et les lieux, à travers les larmes, les coups, les rires et les silences, cette «odyssée» réussit un improbable tour de force : un film aussi ambitieux que bouleversant, et capable d’apparier avec bonheur (le bonheur du spectateur) les tonalités les plus opposées. Il y parvient grâce à une manière de faire qu’on ne saurait expliquer, mais qui peut se résumer à ceci: croire éperdument à chaque plan, filmer chaque scène comme si tout le film se jouait là – et pas du tout comme si c’était la seule. Deux maîtres mots: présence et mouvement. Valérie Donzelli appartient à cette famille de cinéastes qui savent puiser dans le simple déplacement une force de spectacle, une vibration essentielle – il y en a depuis les origines du muet, Vigo, Varda, Rozier, le jeune Milos Forman, Oliveira, les meilleurs réalisateurs africains savent faire ça.

Ça bouge beaucoup dans La guerre est déclarée, ça marche, ça cavale, ça fonce, et ce mouvement se charge d’une énergie qui semble celle même du plaisir du cinéma. Et en même temps (c’est là que c’est compliqué et mystérieux), ça se pose. Ça tient, ça occupe sa place. Les personnages sont terrifiés par ce qui leur arrive, ce malheur immense et incompréhensible, mais ils ne reculent pas. Ils se bagarrent, ils font face, ils tiennent bon. Ce sont… des héros. Oui, des vrais héros, comme dans les contes ou les grands films d’aventure. La guerre est déclarée est ça, un film d’aventure. La preuve que ce sont des héros : il s’appellent Juliette et Roméo.