À voir au cinéma: «Au pays de nos frères», «Jeunesse 2», «Deux sœurs», «La Fin de l’âge de fer»

Soumise à de multiples pressions, la jeune fille afghane qui comprend et ne peut agir, dans le premier épisode d’Au pays de nos frères.

De diverses manières, le secret court entre les épisodes du film de Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi, dans la vitalité des ouvriers que filme Wang Bing, entre les sœurs de Mike Leigh, comme dans les motivations de l’activiste imaginé par Clément Schneider.

«Au pays de nos frères» de Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi

Le lycée et les tomates à cueillir, la vie avec les copains, le poids de la famille et la cousine qui lui sourit. La vie de Mohammad, adolescent brillant, est l’invention tendue, quotidienne, d’une circulation entre des pôles qui s’ignorent ou se repoussent. Quand, en plus, un policier lui impose de travailler à son service, puis demande encore plus, il faut trouver l’oxygène d’une existence assiégée, sans illusion et sans sentimentalisme.

C’est le premier chapitre, en 2001, de ce récit situé parmi les réfugiés afghans en Iran. Le pays du titre du film, c’est l’Iran, tel que le désigne, entre espoir et ironie amère, les millions de réfugiés afghans qui y vivent. Au fil des crises qui ont frappé leur pays de manière ininterrompue depuis plus de cinquante ans et du fait de la proximité de langue des deux pays (une majorité d’Afghans parlent le dari, dérivé du persan), les flux migratoires n’ont cessé d’augmenter, pour des vies marginalisées, méprisées, au-delà des affichages de solidarité entre «frères».

Le premier long-métrage de Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi est bien un récit, qui court sur vingt ans, grâce à ses trois chapitres centrés chaque fois sur un personnage central –Mohammad, Leila, Qasem– à dix ans d’écart. L’une des grandes réussites d’Au pays de nos frères tient à cette composition, qui fait vivre la singularité de situations, dans des époques et des environnements différents, selon des dramaturgies particulières. Le film donne simultanément à percevoir la continuité de destins, avec tout un système d’échos et de rimes –les prénoms, les événements, les codes visuels, la musique.

L’adolescent de 2001; la jeune femme au service de riches Iraniens libéraux en villégiature au bord de la mer Caspienne et qui doit cacher à ses employeurs la mort de son mari en 2010; le père ayant appris la mort de son fils tué en Syrie –où Téhéran a formé des bataillons d’Afghans (les fatemyoun), envoyés en première ligne pour défendre Bachar el-Assad– et dont la famille est, au bout de quarante ans, naturalisée, suscitent chaque fois un parcours peuplé de présences fortes, inscrites dans le contexte historique du moment et dans un tissu de relations intimes.

Mohammad, un garçon parmi tant d'autres migrants et un jeune homme singulier. | JHR Films

Mohammad, un garçon parmi tant d’autres migrants et un jeune homme singulier. | JHR Films

Au cœur de chaque histoire vibre un secret, qui condense toute l’injustice de modes de vie soumis à des rapports de force, des possibilités de dire et des obligations de taire, d’autant plus prégnantes que personne n’est apparemment «méchant» dans les scènes auxquelles on assiste.

L’autre grande qualité du film, au-delà de la finesse féconde de sa construction, tient à cette forme de douceur qui préside à la réalisation. Les situations sont dures, dans le quotidien comme à l’échelle des violences politiques, militaires, sociales au sein desquelles elles adviennent.

Leur dureté est à la fois poison et tristesse, sans obérer un «la vie continue» ni naïf ni complice, juste factuel, et qui sait faire place à cette continuation que prend en compte l’organisation sur deux décennies, au lieu de jouer l’éclat dans l’instant, si aisément spectaculaire et si éloigné des réalités.

L’attention aux personnes, aux lieux, même aux chiens dans l’épisode central, le refus du tape-à-l’œil racoleur augmentent, en les respectant, la perception de la dureté de ces vies. Celles-ci sont très précisément situées et relèvent de la condition spécifique des Afghans en Iran, de la guerre américaine de 2001 à la chute de Kaboul aux mains des talibans en août 2021 (et au Covid-19, en même temps).

Mais elle vaut aussi à bien des égards, sans prétendre rien simplifier, pour l’immensité des détresses des exilés qui sont aujourd’hui des centaines de millions dans le monde, soumis à l’accumulation des injustices, des racismes, des violences. Il est dans l’esprit même du film de ne pas le dire, mais de le rendre très sensible.

Au pays de nos frères
De Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi
Avec Hamideh Jafari, Mohammad Hosseini, Bashir Nikzad
Durée: 1h35
Sortie le 2 avril 2025

«Jeunesse (Les Tourments)» de Wang Bing

Plus d’un an après Jeunesse (Le Printemps), Wang Bing poursuit son ample trilogie qu’il consacre à celles et ceux qui travaillent dans les milliers d’ateliers de confection de Zhili, dans la grande banlieue de Shanghai (est de la Chine). Deuxième volet, Jeunesse (Les Tourments) renforce le sentiment de maelström qu’inspire parfois la manière de filmer du cinéaste chinois.

4Face à la dureté des conditions de travail, des stratégies de survie au quotidien entre jeunes ouvriers et ouvrières. | Les Acacias

Ce film traduit le mouvement survolté des très longues journées de travail devant les machines à coudre éclairées au néon, s’exprime dans le staccato des répliques, blagues, défis, bribes de confidences échangées par les jeunes gens qui triment sans répit. Il se matérialise dans les longs mouvements de caméra accompagnant la circulation des dortoirs aux ateliers, couloirs et escaliers dans le même bâtiment où sont confinées ces existences.

La frime et les rires, les discussions tendues pour obtenir de l’employeur quelques centimes d’amélioration des salaires de misère, les colères, les angoisses, deviennent une matière unique, que sculpte la réalisation à fleur de peau de ce formidable documentariste.

Il y a une histoire et mille histoires, il y a la Chine, l’économie planétaire, la guerre des classes, l’opposition frontale entre vie urbaine et rurale, les multiples formes de crimes environnementaux commis par toutes et tous, le sexisme et la frustration partout.

Atelier 57, atelier 41, atelier 34… ça change et c’est pareil. Ils et elles sont venus des villages, souvent de la province rurale et montagneuse de l’Anhui (est de la Chine), veulent accumuler autant que possible, pour combler des dettes familiales, pour se marier, pour acheter un avenir possible. Il y a des bébés et des morts. Des bagarres et des dépressions, des jeux. Parfois, le patron disparaît avant d’avoir payé, ou les flics font une descente.

Ça jaillit de partout, ça pétarde, c’est violent, mais incroyablement vivant. Ces jeunes gens, certains des préados et aussi d’autres qui ont dépassé les 30 ans, s’engueulent, se séduisent, font des projets, réalistes ou pas, changent de boîte pour retrouver le même chose, aménagent leur coin de dortoir, partagent un repas. Racontent des histoires, vraies et inventées, en criant pour couvrir le bruit des machines.

Il faut un singulier talent pour à la fois rendre intensément intéressants ces fragments de vie de personnes si loin de qui les verra ici sur un écran et pour laisser percevoir constamment combien, dans l’absolue particularité des lieux, des voix, des manières de s’habiller, de se mettre en colère ou de faire le clown, se rendent visibles les ressorts d’une humanité commune. Plus il est précis dans sa description de comportements et d’existences, plus Wang Bing donne accès à une communauté d’être au monde, partageable à l’infini. Et c’est très beau.

Jeunesse (Les Tourments)
De Wang Bing
Durée: 3h46
Sortie le 2 avril 2025

«Deux sœurs» de Mike Leigh

Mais qu’est-ce qu’elle a, Pansy? Dotée d’un mari paisible et industrieux, vivant dans une petite maison coquette impeccablement tenue d’un quartier calme, flanquée d’un grand fils certes indolent et en surpoids mais paisible, elle est dans un état de fureur permanente, inextinguible, prête à se déverser sur quiconque croise son chemin, familier, médecin, livreur ou quidam au supermarché. (…)

LIRE LA SUITE

Journal de la Berlinale 4 : ce qui les meut

45 Years d’Andrew Haigh (Compétition), Mr Holmes de Bill Condon (Compétition), Le Journal d’une femme de chambre de Benoit Jacquot (Compétition), Knight of Cups de Terrence Malick (Compétition), Victoria de Sebastian Schipper (Compétition).

On a beaucoup reproché à François Truffaut une de ses formules à l’emporte-pièce, selon laquelle le cinéma anglais n’existe pas. Si au lieu de se récrier à grand renforts de shoking on accepte d’en entendre le sens (qui évidemment n’exclue pas qu’il y ait de très bons films britanniques, et de grands cinéastes parmi les sujets de sa Majesté), la vision successive de deux films de cette origine en compétition à la Berlinale tend en effet à conforter cette affirmation.

201506056_1Tom Courtenay et Charlotte Rampling dans 45 Years

Ce sont deux films qui se regardent avec un certain plaisir, en tout cas sans désagrément particulier. Ils sont différents l’un de l’autre, l’un, 45 Years d’Andrew Haigh, est une étude de mœurs douce-amère d’un couple vieillissant dans la province anglaise d’aujourd’hui, l’autre, Mr Holmes de Bill Condon, est une variation sur le personnage de Sherlock Holmes devenu très vieux, proposant un jeu autour des vertus de la logique et de l’imagination dans la province anglaise des années 30.

Davantage que l’intérêt pour les personnages âgés et la province, ce qui rapproche le plus ces deux films sont les qualités sur lesquelles ils se fondent entièrement : un bon scénario, et de bons acteurs. Charlotte Rampling et Tom Courtenay dans le premier, Ian Mckellen (qui pourrait retenir quelques mimiques et grimaces) dans le deuxième remplissent parfaitement leur emploi, au service de ce qui semble droit venu d’une pièce de théâtre, qui aurait pu être écrite par Harold Pinter pour le premier et par Peter Shaffer pour le second.

Mais l’idée qu’il existerait en outre quelque chose nommée la mise en scène, la mise en scène de cinéma, et même que c’est là que se situe le plus important dans un film, ne semble effleurer personne. Et c’est ce qui tend à confirmer la formule de Truffaut, dont la première justification est d’abord que la Grande-Bretagne aura trop aimé le théâtre (et continue dans cette noble voie), ensuite que hélas pour son cinéma elle a eu la meilleure télévision du monde.

La mise en scène de cinéma est au contraire au principe même des trois autres films également en compétition qui ont marqué ce week-end à Berlin. Elle est ce qui les met en mouvement et en commande la singularité, pour le meilleur et pour le pire.

201510882_5Léa Seydoux dans Journal d’une femme de chambre

Le meilleur, c’est Journal d’une femme de chambre de Benoit Jacquot, qui avait pourtant toutes les raisons de se trouver enserré dans les rails d’une adaptation littéraire, et du poids des références cinématographiques que constituent rien moins que les films de Jean Renoir et de Luis Buñuel inspirés du même livre d’Octave Mirbeau.  Si le scénario, singulier tout en respectant l’œuvre d’origine, est remarquable, si surtout l’interprétation de Léa Seydoux est parfaitement admirable, et très nouvelle par rapport à ce qu’on connaissait de l’actrice, ce sont tout de même les partis pris de mise en scène qui sont décisifs. Ce sont les choix de composition de l’image, de rythme, de jeu entre le montré et le caché qui font l’admirable brutalité de ce véritable cri, de rage et de passion mêlées, cri enveloppé dans les dentelles de la bourgeoisie fin de (19e) siècle pour n’en résonner que plus sauvagement, et de manière fort actuelle.

"Knight of Cups"Christian Bale et Kate Blanchett dans Knight of Cups

Il ne s’agit pas pour autant d’affirmer que la primauté de la mise en scène, de la composition par le cinéma des images et des sons, garantit quoi que ce soit. On en aura eu la navrante confirmation avec le nouvel opus de Terrence Malick, Knight of Cups, interminable collage d’imagerie publicitaire saturée de muzak pompeuse et émaillée de considérations métaphysiques en voix off. On croit comprendre qu’il s’agit de dénoncer la décadence de la société américaine dans sa version californienne hyper-luxueuse. On constate surtout combien ce réalisateur, sans doute dès ses débuts surestimé (mais La Balade sauvage était, il y a 42 ans, un beau film) aura systématiquement réalisé film après films une descente ininterrompue vers le kitsch et la poudre aux yeux. Des stars (Christian Bale, Kate Blanchett, Nathalie Portman) réduites à d’insipides figures de mode, un mélange de prétention, de puritanisme et de sentimentalisme participent de l’architecture de plomb de cette réalisation qui certes s’appuie sur une revendication d’absolue virtuosité, mais n’en prouve que la totale vacuité.

 Capture

Frederick Lau et Laia Costa dans Victoria

La virtuosité de réalisation est aussi au principe du projet du jeune réalisateur allemand Sébastian Schipper, dont Victoria est le quatrième long métrage. Au début, sa manière d’accompagner en un unique plan séquence très agité les tribulations nocturnes et alcoolisées de la jeune Espagnole qui donne son nom au film et des quatre jeunes « vrais Berlinois » qui l’ont branchée à la sortie d’une boite techno semble un tour de force aussi vain qu’horripilant. Mais à mesure que le film et ses interprètes tiennent la longue distance (2h20) du plan unique, ce qui se met en place, entre les personnages et dans l’énergie à intensité variable de l’action ne cesse de gagner en intérêt, en nuances, en consistance.

D’une Mephisto Waltz de Liszt à une attaque de banque, de la nuit urbaine bravée joyeusement à vélo et avec force bières à une cavale hallucinée, Victoria procède par embardées surprenantes et pourtant cohérentes. Le film raconte moins la dérive d’une Bonnie catalane et d’un Clyde germanique que l’enregistrement d’un trop plein d’énergie vitale, et ses conséquences.  Son parti-pris de mise en scène devient dès lors parfaitement adapté à son enjeu narratif, et fait de Victoria une heureuse surprise.

64e Berlinale, jour 2: le plongeon festivalier

Ours

Un festival de cinéma, a fortiori un grand festival international comme l’est celui de Berlin, est supposé présenter une sélection de films triés sur le volet. La Berlinale, plus que les autres manifestations comparables, se distingue au contraire par un assemblage énorme où il est bien difficile de repérer des lignes directrices. On trouve de tout dans ce programme, du pire et du meilleur, du mainstream et du très pointu, énormément de cinéma local et des objets venus des lieux les moins attendus, des courts, de l’animation, des documentaires, du LGBT, des films pour enfants, des vidéos d’art – la seule chose qu’on ne trouve pas cette année, et c’est une première, c’est un film russe, et pratiquement rien en provenance de l’Europe de l’Est : absence d’autant plus remarquable que la Berlinale fut fondée en pleine guerre froide comme espace de rencontres entre films de l’Est et de l’Ouest, et que la manifestation allemande fut longtemps un lieu privilégié pour la découverte des cinéastes de cette partie du monde.

En tout cas l’extrême diversité et l’absence de repère à propos des films sélectionnés donne un côté joueur, entre roulette et colin-maillard, dans le choix de ceux qu’on y verra, étant entendu que cela ne peut être qu’une infime partie de l’offre. Ayant raté The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson, le film d’ouverture, pour cause de Qumaira (mais je vais le rattraper), je décide de me lancer dans l’inconnu total : mon premier après-midi sera dédié à deux films dont je ne connais absolument rien, ni le réalisateur, ni les acteurs, ni le sujet ni même le pays d’origine. Seul les lieux et les horaires de projection m’ont décidé. Il s’avèrera que le premier, ‘71, est britannique et le second, 10 Minutes, coréen. Et comme pratiquement toujours, l’effet de montage sauvage résultant de l’enchainement de projections par un festivalier, enchainement imprévisible même par le plus habile des programmateurs, produit des effets de sens inattendus.

20140777_1_IMG_543x305Jack O’Connell dans ’71

Ces deux films ont en effet l’intérêt de susciter une relation diamétralement opposée chez le spectateur. ‘71 est le premier long métrage de Yann Demange, réalisateur né en France,  mais ayant fait toute sa carrière en réalisant des séries télé en Grande Bretagne. Il raconte l’histoire d’un soldat anglais assez naïf qui se retrouve au milieu des violents affrontements entre catholiques et protestants à Belfast en 1971. Situation politique complexe et sens de l’action semblent d’abord les atouts d’un film qui va ensuite s’empêtrer dans une scénarisation alambiquée au service d’un message aussi appuyé qu’inconsistant. « The war, lad, suching a fucking mess », certes certes, mais plus le private Gary s’enfonce dans le sac de nœuds des haines, des rivalités et des coups tordus, moins le film a d’intérêt. Comme si l’accumulation des morceaux de bravoure et des astuces de narration venaient ligoter tout ce que le film pouvait avoir de vivant et de brûlant, pour évoquer ce qui fut en effet une véritable guerre civile en pleine Europe occidentale durant le dernier tiers du 20e siècle.

20147785_2_IMG_543x305Baek Jong-hwan dans 10 minutes

C’est tout le contraire avec 10 Minutes, également un premier film, de Lee Yong-seung. De prime abord, on se sent piégé dans une sitcom autour d’un jeune homme falot, entre sa famille déprimante et le bureau d’une administration où il est stagiaire zélé. Il ne se passe presque rien dans le film, en tout cas rien de spectaculaire, ni poursuite, ni explosion, ni amour torride. Et pourtant, petit à petit, le récit, l’interprétation et surtout la mise en scène attentive aux petits gestes, à leur cruauté banale, aux nuances de folie, d’espoir ou de désespoir qui y vibrent imperceptiblement, peu à peu transforme cette chronique entre un cauchemar très réel, aussi angoissant qu’émouvant – et parfois très drôle. A partir d’un certain moment, mais à partir d’un certain moment seulement, chaque séquence paraît meilleure que la précédente, en fait elle se nourrit de ce qui s’est passé, ce presque rien qui finit par peser si lourd, et qui recèle une richesse et une complexité inattendue, autour de personnages qui semblaient d’abord monolithiques et se révèlent bien autre chose, pour donner son ampleur à cette tragi-comédie d’un jeune homme ordinaire. Il est courant d’entendre de bons esprits dire qu’en un quart d’heure on sait si un film est bon ou mauvais, après bien d’autres, celui-là leur apporte la preuve qu’il faut voir les films en entier pour savoir un peu de quoi on parle.