Le cinéma au défi des multiples enjeux de la chute du Mur

L’ange Damiel (Bruno Ganz) dans Les Ailes du désir de Wim Wenders (1987).

Trente ans après l’événement qui a symbolisé l’effondrement du bloc communiste, il apparaît que le cinéma aura eu bien des difficultés à prendre la mesure du tournant historique.

Cela se prononce comme un seul mot: «lachutedumur». Mais on n’est pas très sûr de ce qui est ainsi désigné. Au moins trois événements, évidemment liés, mais de natures très différentes: l’événement précis advenu le 9 novembre 1989, la réunification de l’Allemagne le 3 octobre 1990, la désarticulation du «Bloc de l’Est» qui culmine avec la disparition de l’Union soviétique le 26 décembre 1991.

Cette confusion se retrouve d’ailleurs dans les nombreuses listes, plus ou moins semblables, par exemple ici ou ici, recensant les «films de la chute du Mur».

Il faut dire que le franchissement euphorique de la frontière de béton et de barbelés par les habitant·es de Berlin-Est il y a trente ans a donné lieu à des images diffusées en direct par toutes les télévisions du monde, et avec lesquelles le cinéma ne pouvait pas rivaliser.

Il s’y est d’ailleurs très peu essayé. Les images «réelles» étant si présentes dans les mémoires qu’il aurait été vain de faire rejouer la scène. Les quelques fictions qui évoquent cet événement préfèrent, à juste titre, montrer des images d’archives.

Le Mur de Berlin avait, au cours des décennies précédentes, inspiré, en Occident, de nombreux films, associant le plus souvent récit d’espionnage et discours anticommuniste –exemplairement Le Rideau déchiré d’Alfred Hitchcock. Le meilleur dans le genre, marchant dignement sur les traces du roman de John Le Carré dont il est l’adaptation, reste sans doute L’Espion qui venait du froid de Martin Ritt (1965).

Pas grand-chose de mémorable côté est-allemand –le plus intéressant, Le Ciel partagé de Konrad Wolf (1964), se passe en RDA mais avant la construction du Mur.

Après, en guise de bilan, il y aura eu, à la fois sérieux et archi-prévisible, tant sur le plan politique d’artistique, Les Années du mur de Margarethe von Trotta, traduction fictionnelle de l’histoire du pays divisé.

L’Allemagne d’après

Parmi les films évoquant la suite en Allemagne même[1], Good Bye Lenin! de Wolfgang Becker (2003) offre l’exemple d’un paradoxe typique du cinéma à sujet «politique».

Au-delà de son intrigue familiale, le scénario est en effet une intéressante construction sur le jeu des apparences et des illusions ayant accompagné la réunification.

Good Bye Lenin! de Wolfgang Becker. | Via Océan Films

Mais la réalisation est si conventionnelle qu’elle entraîne une réception paresseuse, elle aussi d’un simplisme convenu, qui ne fait plus dire au film que ce qu’il est admis de devoir penser avant d’y être allé voir –en résumé: hou lala, comme c’était mal, l’Allemagne de l’Est.

Un phénomène comparable s’est produit cet été avec le deuxième film d’un réalisateur, Florian Henckel Von Donnersmarck, dont la première réalisation, La Vie des autres, jeu truqué sur l’intrusion dans l’intimité, vaudeville paranoïaque, ne disait au fond pas grand-chose de l’Allemagne ni passée ni présente, ce qui semble-t-il convient à tout le monde.

Mais le troisième film de FHvD, L’Œuvre sans auteur, reposait, lui, sur une idée forte, celle de la continuité entre l’esthétique nazie et le réalisme socialiste de la RDA pourtant entièrement construite sur un discours antinazi.

À nouveau, une réalisation à la truelle, tout aussi académique que les créations qu’il dénonçait, désamorçait une piste pourtant intéressante, bien au-delà du seul domaine des arts, notamment dans celui de l’urbanisme ou même de l’organisation sociale.

Thriller ou romance, et si possible mélange des deux, les autres films récents, du Tunnel de Roland Suso Richter (2001) au Barbara de Christian Petzold (2012), font de l’Allemagne de l’Est une sorte de Mordor où règne un Sauron rouge qu’il faut évidemment fuir à tout prix.

Le régime est-allemand n’est plus l’ennemi bien réel, même si décrit de manière plus ou moins caricaturale, de l’époque du cinéma de propagande anticommuniste des années d’avant la chute, mais un synonyme abstrait et pratique du Mal.

Contrepoint en mineur, quelques documentaires des années post-réunification ont évoqué la réalité de l’existence en RDA, comme Derrière le mur la Californie de Marten Persiel (2015), qui sans complaisance aucune pour la dictature est-allemande montre du pays et de ses habitant·es des visages autrement nuancés.

Il reste alors deux ensembles véritablement ambitieux, cinématographiquement et politiquement, ayant tenté de penser les conséquences de l’événement «lachutedumur» dans ses multiples dimensions. Le premier est un diptyque allemand, le second un quatuor international, mais surtout français. (…)

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Les chants désaccordés et les beaux solos de la Berlinale 2018

La 68e édition du Festival de Berlin a du mal à mettre en place une vision d’ensemble, même si des œuvres fortes s’affirment.

Photo: The Season of the Devil de Lav Diaz

À mi-parcours de sa 68e édition, qui se tient du 15 au 25 février, le Festival de Berlin exhale un curieux parfum, où se mêlent effluves de désappointement et fragrances stimulantes.

Le fond de l’air est en partie vicié par un vent de fin de règne, du fait de l’annonce par le patron de la manifestation depuis 2001 qu’il ne demanderait pas un nouveau mandat en 2019.

Dieter Kosslick, patron historique de la Berlinale, face aux médias le soir de l’ouverture. (©Berlinale)

En décembre dernier, Dieter Kosslick a été la cible d’une part importante des professionnels allemands, lui adressant des reproches au demeurant contradictoires. Au-delà du cas local et de ses éventuelles motivations particulières, l’affaire est symptomatique de l’état des grands festivals, sinon du cinéma lui-même.

Reproches contradictoires

D’un côté, il a été reproché au directeur des choix pas assez affirmés, notamment en compétition, où beaucoup de films, s’ils abordent souvent des grands sujets, sont clairement dépourvus de toute ambition artistique.

On lui a aussi fait grief de ne pas attirer assez de stars internationales, et de ne pas parvenir à conserver à la Berlinale son statut éminent, face à Cannes ou à Venise. Étrange reproche en vérité: si Cannes demeure sans égal, la manifestation allemande est à tous égards désormais bien plus importante que sa rivale italienne, même s’il est vrai que son talentueux directeur, Alberto Barbera, a réussi depuis plusieurs années à ouvrir sa Mostra avec des grosses machines à Oscars (Birdman, Gravity, Spotlight, La La land, et cette année La Forme de l’eau).

Bien plus ample, et attirant un beaucoup plus grand nombre de spectateurs, la Berlinale n’a pas réussi à occuper ce créneau, en grande partie pour des raisons des calendriers.

La quantité ne suffit pas

Toujours est-il qu’entre attentes des cinéphiles et attentes des médias grand public (et des sponsors), le fossé semble de plus en plus difficile à combler avec la recette longtemps appliquée par Berlin: la quantité.

Pléthorique, et accueillant des films extrêmement différents, le grand rendez-vous de PotsdammerPlatz a pourtant aussi permis par le passé la consécration de grands auteurs exigeants, par exemple, récemment, Béla Tarr avec Le Cheval de Turin, Miguel Gomes avec Tabou ou Jafar Panahi avec Taxi Téhéran. (…)

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« Victoria »: le plan unique ne fait pas tout

386498.jpg-r_640_600-b_1_d6d6d6-f_jpg-q_x-xxyxxVictoria de Sebastian Schipper. avec Laia Costa, Frederik Lau, Franz Rogowski, Burak Yigit, Max Mauff. Durée: 2h14. Sortie: le 1er juillet 2015

Difficile d’échapper à la publicité envahissante qui vante l’exploit technique et les effets psychotropes de Victoria. Cette publicité n’est pas mensongère: il s’agit bien du tournage d’un long métrage en un seul plan et il engendre bien cet effet où se mêle hypnose et surchauffe. Pourtant, cet accent mis sur la performance est finalement assez peu nécessaire pour dire les véritables qualités du film; il est même en partie à contre-sens.

Victoria raconte en 2h14 ce qui est supposé être la vie durant 2h14 de ses protagonistes, la jeune Espagnole récemment installée à Berlin qui donne son nom au film et quatre jeunes «vrais Berlinois» qui l’ont branchée à la sortie d’une boîte techno. Dérive alcoolisée, substances diverses, drague, confidences, défis émaillent d’abord cette traversée nocturne de la capitale allemande, avant que le film ne bascule dans le thriller avec la rencontre de gangsters menaçants, une attaque de banque à l’arrache et une fuite à rebondissements. D’une Mephisto Waltz de Liszt à un braquage sanglant, de la nuit urbaine bravée joyeusement à vélo et avec force bières à une cavale hallucinée, Victoria procède par embardées surprenantes et pourtant cohérentes.

Le sentiment de vertige, d’excès de vitalité mêlée à la peur du lendemain qui anime le film, et lui donne son énergie, tient assurément à l’emploi du plan séquence et à l’improvisation des scènes par les acteurs, tous excellents. Que ces plans-séquences soient de fait un seul plan a un intérêt majeur du point de vue des conditions de tournage (il a fallu aux interprètes et aux techniciens se lancer d’un coup dans la totalité de l’expérience, ce qui évidemment a eu des effets sur ce qu’ils ont fait) mais n’a finalement pas tant d’importance pour le spectateur.

On connaît des films eux aussi en plans séquences, en plusieurs plans séquences, qui ont atteint voire dépassé ce sentiment d’intensité extrême, de vie en train de brûler d’un coup au cours d’une dérive dont les personnages pas plus que les interprètes ne connaissent le développement. John Cassavetes a été un grand praticien du genre, Husbands offrant sans doute l’exemple en l’occurrence le plus pertinent.

Pour le spectateur, c’est-à-dire aussi pour la narration, que l’histoire se déroule véritablement en 2h14 n’a pas tant d’importance, au cinéma la question de la continuité –temporelle, spatiale, émotionnelle–  se joue ailleurs que dans la continuité technique, matérielle du filmage. Elle se joue dans la mise en scène.

On en avait la démonstration dans un autre film qui affichait la revendication du temps réel, Cléo de 5 à 7, d’Agnès Varda, censé se passer exactement durant les 90 minutes de la durée du film –ce qui est factuellement  faux, on ne voit pas Cléo monter et descendre ses escalier et autres moments comparables, mais vrai du point de vue dramatique. (…)

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Journal de la Berlinale 5 : variations sur la fin du monde

The Valley de Ghassan Salhab (Forum), Under the Electric Cloud d’Alxeï Guerman Jr. (Compétition), Le Club de Pablo Larrain (Compétition)

CaptureCarlos Chahine dans The Valley

Qui est cet homme apparu sur une route de montagne, ensanglanté, mutique, et qui dit ne se souvenir de rien ? Recueilli par quatre voyageurs aux louches activités dont il a miraculeusement réparé la voiture, il se trouve au centre d’une circulation de trafics, de dangers, de séductions aux enjeux incertains, que le spectateur ne cesse d’interpréter de multiples manières. Un quidam victime d’un grave accident et tombé en mauvaise compagnie, un ange, un espion, un flic, un gangster ? L’énigme du personnage se réfracte dans les activités de ceux qui l’ont accueilli, et désormais l’empêchent de partir, dans leurs relations au sein de la petite collectivité isolées et puissamment gardées, dans l’évolution dangereuse du monde environnant cette grande propriété de la plaine de la Bekaa, monde dont la radio transmet les évolutions inquiétantes, avant que de bien plus matériels manifestations apparaissent.

Envoutant et sensuel, La Vallée relève du conte de science fiction, de la parabole mystique, du film noir et de la méditation politique, avec un charme qui ne se dément pas, quand bien même le récit et ses protagonistes subiront des rebondissements majeurs, qu’on ne dévoilera pas ici. Présenté au Forum, le nouveau film de Ghassan Salhab, cinéaste libanais à l’œuvre trop rare, prouve avec éclat les puissances d’un cinéma qui, en stimulant les émotions et les capacités d’extrapolation de ses spectateurs, construit un propos d’une grande richesse, quand bien même les moyens matériels mobilisés sont très modestes.

201507331_5Le contraste n’en est que plus saisissant avec un film qui vise à se situer lui aussi sur le terrain de la parabole aux multiples interprétations, avec un puissant ancrage dans la réalité politique et historique de son pays. Under the Electric Cloud du réalisateur russe Alexeï Guerman Jr. se présente comme une fable futuriste hantée par la mémoire de la révolution d’Octobre, l’effondrement de l’URSS, le pouvoir brutal et malhonnête des oligarques et, comme il se doit, la profonde mélancolie et les tendances aux excès supposées caractéristiques d’une tout aussi supposée âme slave.

Dans des environnements proches de l’abstraction où se reconnaît l’influence du Tarkovski de Stalker, influence aussi calamiteuse sur le cinéma russe que le film lui-même était magnifique,  des personnages-archétypes débitent à l’infini des considérations sur la condition humaine, l’impossibilité de l’espoir, la fausseté des sentiments au fil d’une chorégraphie qui semble inspirée durant 20 minutes, et interminablement pompeuse et vaine durant les 118 minutes suivantes. Alors que sort en France Il est difficile d’être un dieu de Guerman père, qui pratique la même stratégie de saturation permanente des images, des idées et des symboles (l’un côté moyen âge mythique, l’autre côté lendemains qui ne cessent de toujours plus déchanter), l’épuisante continuité de style familiale est une curiosité, dont on ne peut pas faire grand chose au-delà du constat.  Moins stupides et moins laids que son avatar californien version Terrence Malick, les collages en incessante surenchère et redondance de Guerman fils, surtout comparés au films de Ghassan Salhab, témoignent de la pertinence intacte d’une maxime de celui dont la stature enneigée est une des nombreuses figures obsessionnelles sous son nuage électrique, un certain Vladimir Illich Oulianov dit Lénine : « Mieux vaut moins mais mieux ».

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Obsessionnel, métaphorique, à nouveau hanté par la fin du monde mais ancré dans un réalisme beaucoup plus littéral, même si ni le mysticisme ni la fantastique n’en sont absents, le film du Chilien Pablo Larain Le Club aura offert une des meilleures propositions de la compétition officielle, comme toujours à Berlin d’une qualité incroyablement inégale. Dans un port perdu loin de Santiago, une maison sur la falaise abrite des prêtres auxquels l’église a retiré leur sacerdoce suite à des actes répréhensibles, mais sans les exclure de son sein. L’irruption d’un personnage d’imprécateur violent et trouble, un suicide maquillé, l’arrivée d’un jésuite enquêteur et des courses de lévriers offriront dès lors les lignes de force d’un récit douloureux, violent, dérangeant, pourtant respectueux des humains jusque dans leurs pires excès. Après la belle surprise d’Ixcanul (Volcano), le nouveau film du cinéaste de Tony Manero et de No confirme que, en compétition, c’est l’Amérique latine qui  aura dominé la première moitié du Festival.

Sur quoi s’interrompt ce « Journal de la Berlinale ».

64e Berlinale, jour 2: le plongeon festivalier

Ours

Un festival de cinéma, a fortiori un grand festival international comme l’est celui de Berlin, est supposé présenter une sélection de films triés sur le volet. La Berlinale, plus que les autres manifestations comparables, se distingue au contraire par un assemblage énorme où il est bien difficile de repérer des lignes directrices. On trouve de tout dans ce programme, du pire et du meilleur, du mainstream et du très pointu, énormément de cinéma local et des objets venus des lieux les moins attendus, des courts, de l’animation, des documentaires, du LGBT, des films pour enfants, des vidéos d’art – la seule chose qu’on ne trouve pas cette année, et c’est une première, c’est un film russe, et pratiquement rien en provenance de l’Europe de l’Est : absence d’autant plus remarquable que la Berlinale fut fondée en pleine guerre froide comme espace de rencontres entre films de l’Est et de l’Ouest, et que la manifestation allemande fut longtemps un lieu privilégié pour la découverte des cinéastes de cette partie du monde.

En tout cas l’extrême diversité et l’absence de repère à propos des films sélectionnés donne un côté joueur, entre roulette et colin-maillard, dans le choix de ceux qu’on y verra, étant entendu que cela ne peut être qu’une infime partie de l’offre. Ayant raté The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson, le film d’ouverture, pour cause de Qumaira (mais je vais le rattraper), je décide de me lancer dans l’inconnu total : mon premier après-midi sera dédié à deux films dont je ne connais absolument rien, ni le réalisateur, ni les acteurs, ni le sujet ni même le pays d’origine. Seul les lieux et les horaires de projection m’ont décidé. Il s’avèrera que le premier, ‘71, est britannique et le second, 10 Minutes, coréen. Et comme pratiquement toujours, l’effet de montage sauvage résultant de l’enchainement de projections par un festivalier, enchainement imprévisible même par le plus habile des programmateurs, produit des effets de sens inattendus.

20140777_1_IMG_543x305Jack O’Connell dans ’71

Ces deux films ont en effet l’intérêt de susciter une relation diamétralement opposée chez le spectateur. ‘71 est le premier long métrage de Yann Demange, réalisateur né en France,  mais ayant fait toute sa carrière en réalisant des séries télé en Grande Bretagne. Il raconte l’histoire d’un soldat anglais assez naïf qui se retrouve au milieu des violents affrontements entre catholiques et protestants à Belfast en 1971. Situation politique complexe et sens de l’action semblent d’abord les atouts d’un film qui va ensuite s’empêtrer dans une scénarisation alambiquée au service d’un message aussi appuyé qu’inconsistant. « The war, lad, suching a fucking mess », certes certes, mais plus le private Gary s’enfonce dans le sac de nœuds des haines, des rivalités et des coups tordus, moins le film a d’intérêt. Comme si l’accumulation des morceaux de bravoure et des astuces de narration venaient ligoter tout ce que le film pouvait avoir de vivant et de brûlant, pour évoquer ce qui fut en effet une véritable guerre civile en pleine Europe occidentale durant le dernier tiers du 20e siècle.

20147785_2_IMG_543x305Baek Jong-hwan dans 10 minutes

C’est tout le contraire avec 10 Minutes, également un premier film, de Lee Yong-seung. De prime abord, on se sent piégé dans une sitcom autour d’un jeune homme falot, entre sa famille déprimante et le bureau d’une administration où il est stagiaire zélé. Il ne se passe presque rien dans le film, en tout cas rien de spectaculaire, ni poursuite, ni explosion, ni amour torride. Et pourtant, petit à petit, le récit, l’interprétation et surtout la mise en scène attentive aux petits gestes, à leur cruauté banale, aux nuances de folie, d’espoir ou de désespoir qui y vibrent imperceptiblement, peu à peu transforme cette chronique entre un cauchemar très réel, aussi angoissant qu’émouvant – et parfois très drôle. A partir d’un certain moment, mais à partir d’un certain moment seulement, chaque séquence paraît meilleure que la précédente, en fait elle se nourrit de ce qui s’est passé, ce presque rien qui finit par peser si lourd, et qui recèle une richesse et une complexité inattendue, autour de personnages qui semblaient d’abord monolithiques et se révèlent bien autre chose, pour donner son ampleur à cette tragi-comédie d’un jeune homme ordinaire. Il est courant d’entendre de bons esprits dire qu’en un quart d’heure on sait si un film est bon ou mauvais, après bien d’autres, celui-là leur apporte la preuve qu’il faut voir les films en entier pour savoir un peu de quoi on parle.

Prélude (63e Berlinale, J6)

 

Arrivée à Berlin, polaire, pour la fin de la 63e édition, qui se clôturera le 17 février avec l’attribution d’ours qui auraient quelques raisons cette année d’être blancs : en référence à la température, en signe de solidarité avec cette espèce menacée de disparition du fait de la gabegie humaine. Mais aussi blancs comme le vote blanc face à l’absence d’enthousiasme suscité par les films en compétition, à en croire du moins les comptes-rendus des confrères arrivés depuis le début. Mais pas d’inquiétude, Dieter Kosslick, le patron de la Berlinale, est un ami, il a simplement attendu mon arrivée pour sortir ses atouts maîtres.

De son programme, j’ai d’ailleurs déjà vu un film, un excellent film, The Grand Master de Wong Kar-wai, qui a fait l’ouverture le 7 au soir. Virtuosité graphique et chromatique, sens du rythme, jeu sophistiqué entre vérité historique, impératifs du genre et touches personnelles autour de la biographie réinventé d’Ip Man, le maître d’arts martiaux de Bruce Lee, interprété par un Tony Leung toujours parfait, et Zhang Yiyi à son meilleur. Mais est-ce le même film qui a été montré en ouverture, y retrouve-t-on l’interrogation mélancolique au cœur des scènes de combats spectaculaire qui irise le film tel que je l’ai vu quelques jours avant sa première berlinoise ? Fidèle à son interventionnisme compulsif, Wong Kar-wai, qui avait déjà sensiblement modifié la version internationale par rapport à celle présentée en Chine, aurait encore repris le montage. Réponse aux abords du 17 avril, date annoncée de la sortie française.

Faute d’avoir pu assister à leur projection, il y a lieu de regretter parmi les réalisations déjà montrées en compétition les nouveaux films de Gus van Sant, de Steven Soderbergh et du toujours stimulant québécois Denis Côté, le Gold du jeune allemand Thomas Arslan, le nouveau film tourné semi-clandestinement par Jafar Panahi, sans oublier la curiosité que peut susciter la nouvelle adaptation de La Religieuse par Guillaume Nicloux. Mais il ne s’agit là que de la compétition, élément le plus visible mais loin d’être toujours le meilleur d’une manifestation qui se caractérise par son offre pléthorique, essentiellement dans ses deux grandes sections parallèles, le Panorama, programmé par les responsables de la Berlinale, et le Forum, résultat d’une programmation alternative globalement plus audacieuse.

En route pour les projections…

(et un post par jour jusqu’à dimanche)

Chronique de la fin du monde

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Journal d’une demi-Berlinale, n°1

J’arrive au Festival de Berlin au milieu, pas possible de prétendre rendre compte de toute la manifestation. En plus j’arrive agacé : à Paris, j’ai reçu vingt invitations à des fêtes berlinoises, qui toutes avaient lieu entre le 10 et le 14. Cela faisait deux ans que je n’étais pas venu, je découvre que la montée en puissance du Marché du Film, qui ne se tient que durant les cinq premiers jours, a littéralement cassé en deux la Berlinale, et complètement atrophié sa deuxième partie. Tous les amis à qui j’avais proposé de se retrouver ici repartaient le lundi ou le mardi… Métaphore évidente (le marché vs la sélection artistique), mais surtout symbole de ce qui menace les manifestations en apparence les plus solides. En plus, il gèle à mur fendre.

Mais tout cela n’a très vite aucune importance. Première projection : un abîme de bonheur. Avec  Le Cheval de Turin, Béla Tarr déploie une parabole sublime et désespéré, une prophétie d’apocalypse qui explose lentement à l’intérieur de plans où ne figurent pourtant qu’un vieux paysan et sa fille, au cœur de la puszta hongroise battue par un vent de fin du monde. L’homme est peut-être le cocher qui, Piazza Alberto à Turin, battait ce cheval que Friedrich Nietzche prit dans ses bras pour un geste désespéré de refus de la terreur, le 3 janvier 1889, avant de sombrer dans une folie dont il ne sortirait que par la mort. Ou peut-être pas, là n’est pas l’important, mais dans la puissance de construction des plans, par la lumière et la durée. Une porte de grange, une flamme qui vacille, un puits à sec, des patates bouillies : chaque image se révèle peu à peu riche d’une puissance presqu’infinie.

Erika JanosJanos Derzsi et Erika Bok dans Le Cheval de Turin de Béla Tarr

C’est comme regarder un portrait de Rembrandt ou une nature morte de Van Gogh, lorsqu’on a bien vu que cela représente un bonhomme avec le nez comme ci et la moustache comme ça, ou une paire de chaussures avec des talons comme ci et des lacets comme ça, il devient possible de pénétrer dans le tableau, de l’habiter, de l’investir d’une rêverie sensuelle, personnelle, sans limite. Parce que dans chacune de ces images il y a l’univers – comme dans toute véritable image, mais les véritables images sont rares, alors que les imageries sont légion. C’est très simple d’entrer dans les images immensément ouvertes et pleines à la fois de Béla Tarr, c’est l’opération la moins intellectuelle qui soit, même si on sait bien que peu de gens sont disponibles à cette aventure, et préfèrent que tout reste bien visible à la surface –  « comme les vieilles putes qui portent tout en devanture » disait Léo Ferré.

Dans Le Cheval de Turin, il y a du vent dans la plaine, le père handicapé et sa fille mangent des pommes de terre, le cheval lui ne mange plus, des Tsiganes enfiévrés viennent et puis s’en vont. Ça dure 146 minutes, c’est le temps qu’il faut.  Eh oui !  Vous êtes pressés ? N’allez pas au cinéma, allez au fast food.

C’est somptueux, et absolument tragique. Tragique ne veut pas dire sinistre, au contraire. Lorsque le battement intime des êtres et des choses, la vibration intérieure de ce qui fait vivre et mourir sont ainsi rendus sensibles, la puissance vertigineuse des images (images sonores, ô combien, même si taiseuses) submerge d’un torrent d’émotions à la fois inhabituelles et si proches, si humaines. La beauté n’est pas triste, jamais. Elle peut être terrible. Les spectateurs de Damnation (1982), de Satantango (1994), des Harmonies Werkmeister (2000) et de L’Homme de Londres (2007) le savent, Béla Tarr ne porte pas, n’a jamais porté sur le monde un regard optimiste. Ce n’est pas ce qui se passe dans son pays depuis que le populiste nationaliste raciste Victor Orban a pris le pouvoir qui risque de le mettre de meilleure humeur. La presse européenne a parlé de ce qu’Orban est en train de faire à la presse hongroise, la presse s’intéresse volontiers à ce qui arrive à la presse. Elle n’a pas dit un mot de la lettre signée par tous les grands cinéastes hongrois pour alerter sur la destruction méthodique perpétrée par les nouvelles autorités.

Voici cette lettre :

Aux amis du cinéma hongrois

La culture est un droit humain élémentaire. Le cinéma hongrois est une composante à part entier de la culture européenne. Les films hongrois parlent du peuple hongrois, de la culture hongroise, d’une manière unique et originale. Ces œuvres emploient un langage artistique particulier pour transmettre au monde ce qu’est notre pays, ce que nous sommes. Détruire cela c’est détruire la culture.

Cela ne peut pas être justifié par le « réalisme économique », une vision faussée de la situation financière, une idéologie politique ou un point de vue subjectif.

Le gouvernement hongrois a décidé qu’à la place de structure démocratiquement gérée par les professionnels du cinéma qui a garanti le pluralisme de la production jusqu’à aujourd’hui, une seule personne nommée par lui aurait désormais tout pouvoir de décision. A nos yeux cette décision menace la diversité du cinéma hongrois.

Nous, cinéastes hongrois, décidés à rester fidèles à notre vocation et désireux de pouvoir continuer à travailler au mieux de nos capacités artistiques, demandons à chacun de soutenir le pluralisme du cinéma hongrois.

Budapest, le 10 janvier 2011.

Signé : Ildikó Enyedi, Benedek Fliegauf, Szabolcs Hajdú, Miklós Jancsó, Ágnes Kocsis, Márta Mészáros, Kornél Mundruczó, György Pálfi, Béla Tarr.

Cette lettre a pour l’instant reçu le soutien des artistes et professionnels dont les noms suivent :Theo Angelopoulos (Grèce), Olivier Assayas (France), Bertrand Bonello (France), , Frédéric Boyer (France), Leon Cakoff (Brésil),  Alfonso Cuaron (Mexique), Luc et Jean-Pierre Dardenne (Belgique), Arnaud Desplechin (France), Jacques Doillon (France), Marion Döring (Allemagne), Atom Egoyan (Canada), Amat Escalante (Mexique), Jean-Michel Frodon (France), John Gianvito (USA), Erika et Ulrich Gregor (Allemagne), Joana Hadjithomas et Khalil Joreige (Liban), Michael Haneke (Autriche), Alejandro Hartmann (Argentina), Shozo Ichiyama (Japon), Jim Jarmush (USA), Aki Kaurismaki (Finlande), Stella Kavadatou (Grèce), Vassilis Konstandopoulos (Grèce), Mia Hansen-Love (France), Wojciech Marczewski (Pologne), Cristian Mungiu (Roumanie), Celina Murga (Argentine), Olivier Père (Suisse), Timothy et Stephen Quay (Grande Bretagne), Carlos Reygadas (Mexique), Arturo Ripstein (Mexique), Daniel Rosenfeld (Argentine), Gus van Sant (USA), Uli M Schueppel (Allememagne), Ulrich Seidl (Autriche), Hanna Schygulla (France), Tilda Swinton (Grande Bretagne), Juan Villegas (Argentine), Peter Watkins (Grande Breyagne), Andrzej Wajda (Pologne).