«120 battements par minute», un film d’action pour aujourd’hui

Au plus près des corps comme des idées, le film de Robin Campillo, Grand Prix au dernier Festival de Cannes, raconte la geste d’Act Up avec émotion et une impressionnante énergie vitale.

Trois mois après la révélation à Cannes du film qui aurait dû recevoir la Palme d’or (même le président du jury ‎Pedro Almodóvar en était d’accord), la sortie de 120 battements par minute a rendu le film peut-être encore plus nécessaire. C’est que passé le premier instant d’émotion, le puissant effet de bouleversement que suscite le film –il le suscite toujours mais à présent on est revenus–, ce qu’il met en scène devient peut-être encore plus riche, et plus actuel.

 
 
Cette puissance efficace, le film de Robin Campillo le doit au cinéma. C’est à dire à tout ce qui, en lui, excède ce qui semble, «sur le papier» comme on dit, le définir.

120 battements est bien le récit de ce que fut le mouvement de combat Act Up. Il raconte le fonctionnement et les agissements de ce groupe d’activistes composé en grande partie, mais pas uniquement, de séropositifs, et déterminés à faire du sida une urgence absolue auprès des pouvoirs publics, des médias, des instances médicales et pharmaceutiques, et du «grand public». C’était en France au début des années 1990, depuis près de dix ans déjà la maladie tuait. 

Partis pris de cinéma

Ce récit passe par un certain nombre de parti pris, tous judicieux: la manière de lier le processus collectif et l’attention à quelques trajectoires personnelles, avec au centre une très sensible histoire d’amour, et aussi de mêler des images d’archives à la reconstitution par la dite fiction.

Surtout, le film trouve sa force en réussissant à dépasser les changements de tonalité et de registres, prenant en charge l’extrême émotion, saturée de colère et de peur, de ces jeunes gens «en train de crever» comme ils le disent, l’humour délirant avec lequel ils combattent aussi leur destin, l’intelligence politique dans les manières de réfléchir et de débattre.

En public, en groupe ou dans l’intimité, le film cartographie un répertoire de mots, de gestes, des changements de rythme, des décentrements qui racontent avec des moyens de cinéma à la fois le face à face avec la mort et l’élan vital transmué en activisme, mais aussi en échange amoureux, en fêtes débridées.

Sean (Nahuel Pérez Biscayart) et Nathan (Arnaud Valois)

Act Up, à la différence d’autres groupes plus classiques qui ont aussi participé à la mobilisation contre le Sida, aura été le lieu du passage à l’acte, où prévalait une pensée de l’action au risque de l’affrontement, de la transgression, de l’opprobre. Et c’est cette même idée qui porte ce qui est très précisément un «film d’action».

Un film d’action parce que, comme Act Up, il met au centre les corps, la présence physique, les gestes –ceux de la spectacularisation de la maladie et des lenteurs ou blocages imputés aux institutions et aux entreprises, ceux du débat collectif, ceux de la tendresse et du désir. (…)

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À Cannes, «120 battements par minute» et «Okja» relèvent le niveau

Pour la compétition, enfin les choses intéressantes commencent. Aussi différents que possible, le très attendu Okja de Bong Joon-ho et le très inattendu 120 Battements par minute de Robin Campillo marquent le véritable début de la course à la palme.

Ils n’ont a priori rien en commun. Pourtant chacun concerne un grand enjeu dit «de société», c’est-à-dire aussi enjeux de pouvoir et d’argent, de souffrance et de résistance: les manipulations OGM et le diktat mondial des grosses firmes chimico-agroalimentaires dans un cas, la lutte contre le sida donc aussi contre l’industrie pharmaceutique dans l’autre.

Et l’un et l’autre mobilisent les questions de l’activisme, et de la relation entre engagement individuel et rapport au collectif. Leurs extrêmes différences témoignent juste de la multiplicité des possibilités pour le cinéma des manières d’avoir affaire à ces questions.

Un film d’amour, de guerre et de pensée

La première œuvre de grand envergure présentée en compétition est donc le récit de l’activisme d’Act-up, groupe d’action militante pour défendre les malades du sida à la fin des années 1990.

Composé de gens jeunes pour la plupart, certains séropositifs et d’autres non, Act-up aura été un lieu d’invention de formes d’action en même temps que de redéfinition des connivences de l’oppression et de l’exclusion, connivences où convergent dirigeants politiques, grands médias et industries pharmaceutiques.

Le film réussit à tisser ensemble la dimension collective de la mobilisation, sa dimension réflexive (quelles cibles, quels moyens?) et sa dimensions intime, dans l’intimité des sentiments amoureux qui empoignent deux des personnages, dans l’intimité de la douleur, de la peur, de l’imminence de la mort. (…)

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Muel, Robichet : un vivant se souvient, un vivant s’en va

Capture d’écran 2016-09-14 à 00.39.43La couverture du livre de Bruno Muel, Théo Robichet et sa femme, Fatiha, dans les années 70.

 

Ils se connaissaient, mais peu de monde les connaît, du moins dans ce qu’on a coutume d’appeler le « grand public ». Le hasard les rapproche à nouveau, d’étrange manière. Théo Robichet est mort le 27 août, à 75 ans. Il disparaît quelques jours avant que paraisse Rushes (Editions Commune), le livre où Bruno Muel publie une partie de ses souvenirs, des documents accumulés au cours de sa vie si bien remplie, et quelques réflexions que les uns et les autres lui inspirent.

Muel et Robichet ont travaillé ensemble sur 5 films, dont le plus connu est sans doute Septembre chilien, tourné à Santiago en 1973 juste après le coup d’Etat de Pinochet, avec en particulier les images inoubliables de l’enterrement de Pablo Neruda, alors que les militaires font régner la terreur dans la ville, arrêtent, torturent et tuent.

L’un et l’autre auront souvent été aux côtés de Chris Marker, notamment dans l’aventure des groupes Medvedkine qui entreprirent de donner aux ouvriers de grandes entreprises les moyens du cinéma documentaire comme arme du combat social.

Cette histoire qui leur est en grande partie commune court de 1967, avec la grève à la Rhodiaceta de Besançon qui donne lieu au film A bientôt j’espère, à l’essoufflement de cet élan, marqué par Avec le sang des autres, film signé du seul Bruno Muel, consacré au travail à la chaine à l’usine Peugeot de Sochaux, en 1974 – et qui reste un document exceptionnel sur le travail ouvrier.

Réalisateur, chef opérateur, activiste à la caméra, Muel se sera aussi trouvé aux côtés d’autres cinéastes impliqués dans les luttes de libération, les résistances aux dictatures militaires en Amérique latine, les combats syndicaux, tels René Vautier, Jean-Pierre Sergent, William Klein, Jean-Pierre Thorn. Les textes de Rushes accompagnent aujourd’hui ses souvenirs, pour certains évoqués à l’occasion d’un voyage vers la Colombie en 1984, où il s’en va retrouver les guérilleros des FARC qu’il avait rejoints et filmés dès 1965. Et c’est toute une mise en perspective, ni amnésique ni nostalgique, qui se met en place.

On retrouve plus ou moins les mêmes noms, et les mêmes engagements, avec Théo Robichet – en y ajoutant Jean-Luc Godard, ou plutôt son chef opérateur, Raoul Coutard, dont Robichet était l’assistant à l’époque de Bande à part. Egalement à l’occasion ingénieur du son, il se sera aussi considérablement investi dans la réflexion sur les mutations des outils d’enregistrement sous l’effet du numérique, notamment dans le cadre des Rencontres de Bry-sur_marne qu’il a longtemps animé. Au début des annnées 1990, on retrouve Robichet là où la guerre et la terreur à nouveau s’abattent sur l’Europe, en Bosnie, où il jouera un rôle essentiel à la venue de Chris Marker pour tourner Le 20 heures dans les camps, au moment même où Godard réalise Je vous salue Sarajevo.

Muel, Robichet: l’un comme l’autre auront couru la planète et les combats révolutionnaires, des camps palestiniens en Jordanie aux maquis angolais contre l’occupation coloniale portugaise, puis aux sables du Sahara occidental, du Nigeria au Pays basque. Sans oublier les usines et les arènes politiques françaises. Des vies émaillées de rencontres étonnantes, de dangers mortels, d’émotions puissantes, de camaraderies ineffaçables.

Caméra, micro – avec souvent le concours de l’ingénieur du son Antoine Bonfanti, le renfort de la monteuse Valérie Mayoux : Muel comme Robichet, ensemble ou simultanément, ces deux-là sont les figures sans célébrité, mais pas sans honneur, d’un don de leur existence à des grandes idées qui ont pu être des impasses, voire des traquenards sanglants, mais où leur élan aura toujours été du côté des humiliés, des vaincus, et des révoltés.

Devenus avec le changement de siècle deux messieurs à la conséquente barbe blanche, celui qui est parti comme celui qui est toujours bien là continuent d’incarner une époque, et un esprit.

« C’est incontestablement d’une autre époque que je parle, d’une époque arrivée à échéance sans avoir tenu les promesses dont nous l’avions chargée sans lui demander son avis » note Bruno Muel. Sa lucidité, sur le passé comme sur le présent, jamais chez-lui ne devient cynisme ni simplisme. Et les situations comme les personnes et les actes qu’il raconte dans Rushes, complétés par de nombreuses photos (en fait images de films) et un DVD, composent une sorte de chant profond, un canto general d’une humanité qui ne se renie pas. Ce n’est pas dans le « rentrée littéraire », ça devrait.

Le documentaire sur l’environnement peine à respirer

lignepartageeauxDes films récents comme «La Ligne de partage des eaux» ou «Holy Land Holy War» témoignent de la difficulté de ce genre très présent dans les salles à transformer une inquiétude légitime en oeuvre de cinéma.

Mercredi 23 avril est sorti en salles La Ligne de partage des eaux, de Dominique Marchais, un documentaire consacré à plusieurs enjeux environnementaux. Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas seul –ni le seul documentaire, ni le seul à se soucier d’écologie.

Depuis une quinzaine d’années, profitant de certains dispositifs réglementaires et de l’effet d’une poignée de succès de box-office (Être et avoir, Le Cauchemar de Darwin), le nombre de documentaires sur les grands écrans ne cesse d’augmenter. En quinze ans, il est passé d’environ 40 à plus de 90 longs métrages.

Qui porte intérêt à la diversité des films et revendique la pleine appartenance de ce genre au cinéma devrait s’en réjouir. Les choses sont pourtant moins simples.

Car si on trouve en effet quelques véritables œuvres de cinéma ayant l’usage des moyens documentaires (récemment At Berkeley de Frederick Wiseman, Les Trois Sœurs du Yunnan de Wang Bing, Comme des lions de pierre d’Olivier Zuchuat, À ciel ouvert de Mariana Otero, Le Dernier des injustes de Claude Lanzmann), la grande majorité n’utilise caméra, micro et montage que pour illustrer un discours informatif ou polémique, ou mettre en circulation une imagerie –des activités dont la place devrait être à la télévision, si celle-ci remplissait son rôle (sic).

Un grand nombre de ces produits abordent des sujets liés à l’écologie. Qu’ils traduisent une légitime inquiétude face à l’état de la planète et le désir d’alerter et d’informer est tout à fait légitime; ce n’est pas pour autant une raison d’occuper un espace qui n’est pas le leur, celui des salles de cinéma, espace par ailleurs envahi de trop nombreuses productions (de fiction) qui le rendent déjà illisible, et quasi-inaccessible à des œuvres dont il est la seule destination possible. Mercredi 2 avril, on avait droit à la sortie simultanée de deux films sur, c’est à dire contre, le gaz de schiste (Holy Land Holy War et No Gazaran).

Cette dérive est entretenue par l’essor d’une utilisation de certaines salles comme lieux de débats sur des sujets de société (dont l’écologie) sans souci aucun de la qualité du film, du moment qu’il est l’occasion d’une mobilisation portée par des associations concernées. Mais comme on vend tout de même des billets à l’entrée, ces meetings d’un genre particulier ont la faveur d’exploitants qui en ont fait une ressource relativement stable grâce à la présence régulière de militants. Et bien sûr, l’existence de ces circuits alternatifs alimente la production de films correspondants à ces critères, critères où le cinéma n’a pas sa part.

Voilà pour le constat d’ensemble –qui touche aussi nombre de productions récentes concernant d’autres thèmes de mobilisation, tels que la grande précarité, les diverses malversations des grandes puissances financières ou la prise en charge de certaines pathologies.

Dans le cas des films directement liés aux sujets environnementaux, qui constituent le plus fort contingent au sein de cet activisme documentaire, on constate un autre problème, plus singulier et plus profond: la difficulté pour des réalisateurs qui, à n’en pas douter, se posent des questions de mise en scène, de conception formelle, de trouver comment faire un film de cinéma.

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