Au cinéma en 2024: 76 bonnes nouvelles

En salles au cinéma, pour découvrir, parmi tant d’autres, le si beau All We Imagine As Light de Payal Kapadia

L’année qui s’achève a été féconde en propositions de cinéma singulières et réjouissantes, parmi lesquelles les films français occupent une place d’une ampleur inédite.

Le chiffre de l’année est 76. 76 quoi? 76 longs-métrages distribués en salles et où se joue, de manière infiniment variée, la vitalité du cinéma dans le monde. La liste complète est ci-dessous.

Ah mais non, attendez, à l’approche de la Saint-Sylvestre, il faut faire un top 10, c’est la règle! Bon d’accord, en voilà un, en toute subjectivité comme il se doit, mais par ordre alphabétique:

Je sais, il y en a 11. Et alors? D’ailleurs, je pourrais sans mal proposer un autre top 10. Mais cela ne me parait pas très intéressant. Le nombre 76 est, à mes yeux, infiniment plus riche de sens. Et, ce qui n’est pas si courant ces temps-ci, il donne matière à se réjouir.

Organisée par zones géographiques, la liste ci-dessous vise à traduire cette dynamique, qui s’exprime en matière de créativité, d’exploration du langage cinématographique, de renouvellement des générations, d’évolution de la domination masculine.

Parmi ces 76 films, 23 sont signés par une femme (ainsi que deux par plus d’un auteur, dont au moins une femme, et un par un cinéaste trans). On n’est pas à la parité, loin s’en faut. Ça bouge dans le bon sens, mais très (trop) lentement: l’an dernier, on arrivait au même chiffre.

22 des films ci-dessous sont susceptibles d’être définis comme documentaires, catégorie si riche et inventive qu’on est moins sûr que jamais des limites de ce qu’elle désigne, mais qui permet d’affirmer la richesse des rapports à la réalité que ne cesse d’inventer le cinéma contemporain.

Et 21 sont des premiers longs-métrages, témoignant d’un renouvellement des générations en phase avec le renouvellement des styles, des récits, des rapports à l’imaginaire.Il va de soi que cette sélection, aussi large soit-elle, n’engage que celui qui la propose, et que chacune et chacun pourra et devrait la modifier selon ses goûts et ses choix. L’important ici est que la quantité et la qualité marchent de pair.

Et je suis loin d’avoir vu tous les films sortis en salles cette année, plus de 700, donc des pépites ont pu m’échapper –mais ce n’est pas par oubli que deux titres dont on va beaucoup parler dans les prochaines semaines, Emilia Perez de Jacques Audiard et The Substance de Coralie Fargeat, opérations marketing hautement manipulatrices, n’y figurent pas.

Exceptionnelle exception française

Au sein de cette profusion de titres de monde entier se joue un phénomène inédit, du moins avec cette ampleur. Année après année se vérifie combien la place du cinéma en France permet une créativité et une diversité qui ne se retrouvent nulle part ailleurs. Mais jamais le nombre de propositions singulières produites dans ce pays n’a été aussi élevé (40 dans la liste ci-dessous), ni n’a été représenté dans une telle proportion au sein d’un best of mondial.

Léa Seydoux et George MacKay dans La Bête de Bertrand Bonello. | Ad Vitam

Léa Seydoux et George MacKay dans La Bête de Bertrand Bonello. | Ad Vitam

Il est à juste titre beaucoup question en ce moment de la bonne forme du cinéma français, grâce notamment aux succès publics, tout à fait réjouissants, d’Un p’tit truc en plus d’Artus (10 millions de spectateurs) et du Comte de Monte-Cristo d’Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte (9,3 millions), succès confortés par les gros scores de L’Amour ouf et de Monsieur Aznavour.

Sans retrouver (encore?) le niveau d’avant-Covid, la fréquentation globale dans les salles sera en hausse pour 2024 sur l’année précédente et ses 180 millions d’entrées, ce qui était loin d’être acquis.

Les tendances les plus heureuses à l’échelle du cinéma mondial se retrouvent parmi les films français qui figurent dans la liste ci-dessous: on y approche de la parité (18 sur 40) et, parmi les cinéastes qui y figurent, un tiers signent leur premier film.

On peut aussi souligner, contre un des nombreux clichés affligeant le cinéma français, surtout celui dit d’auteur, souvent taxé de parisianisme, la très grande représentation des régions dans leur diversité: la Corse avec Le Royaume, le Jura avec Le Roman de Jim et Vingt Dieux, l’Occitanie avec Miséricorde et Les Gens d’à côté, la Nouvelle-Aquitaine avec La Prisonnière de Bordeaux, Marseille avec Madame Hoffmann, Strasbourg avec Les Fantômes, la Bretagne avec Camping du Lac et L’Île, la Côte d’Azur avec 100.000.000.000.000, le Morvan avec L’Homme d’argile

Ghjuvanna Benedetti et Saveriu Santucci dans Le Royaume de Julien Colonna. | Ad Vitam

Ghjuvanna Benedetti et Saveriu Santucci dans Le Royaume de Julien Colonna. | Ad Vitam

Cette caractéristique résulte de la diversité, très supérieure à ce qui se dit fréquemment, des réalisateurs et réalisatrices, mais elle tient aussi à des politiques publiques dont les bienfaits ne cessent de se manifester, malgré les remises en cause, récemment illustrée par le massacre des aides à la culture dans une région.

Cette multiplicité d’origines et cette palette de possibilités contribue aussi à d’autres aspects de la diversité des films ici mis en avant, possibilités de tourner au loin (Sidonie au Japon, La Belle de Gaza, Dahomey, Ni chaîne ni maître, Emmanuelle, Les Premiers Jours…).

On y prête rarement attention, mais il est inhabituel qu’un nombre significatif de films d’un pays se passe ailleurs (et pas seulement dans le passé ou dans un monde imaginaire, mais dans les réalités d’autres parties du monde). Sauf rares exceptions, comme Grand Tour du Portugais Miguel Gomes, les films espagnols se passent en Espagne, japonais au Japon, américains aux États-Unis…

Cette variété des environnements n’empêche pas d’autres formes de diversité, notamment stylistique, avec présence de la science-fiction (La Bête, Planète B), de la comédie musicale (Joli joli), de l’essai poétique et expérimental (Orlando, Chienne de rouge, La Base, Vas-tu renoncer?) ou intime (Une Famille, Le Chemin des absents, Hors du temps).

Il est aussi possible d’évoquer l’attention aux discriminations et aux crises actuelles comme à la mémoire de tragédies historiques (L’Histoire de Souleymane, Ni chaîne ni maître, Barbès Little Algérie, Ernest Cole, photographe, Les Fantômes, Apolonia Apolonia…), ou aux conditions de travail et engagements dans le soin (Averroès et Rosa Parks, La Machine à écrire et autres tracas, Madame Hoffmann).

Ce survol de multiples dimensions activées par ces films est évidemment partiel, il ne vise qu’à suggérer l’étendue des angles d’approche, des thématiques, mais aussi des choix de mise en scène qui, en relation avec le nombre élevé de titres, témoigne de cette belle vitalité.

Dynamiques européenne et asiatique

Deux autres zones géographiques occupent une place remarquable, l’Europe et l’Asie. Dans chaque cas, on y retrouve des figures majeures du cinéma contemporain (le Coréen Hong Sang-soo, le Chinois Wang Bing et le Japonais Ryūsuke Hamaguchi, le Portugais Miguel Gomes) aux côtés de jeunes réalisateurs et réalisatrices qui déploient une diversité d’approche enthousiasmante.

Viet and Nam de Ming Quy Truong. | Nour Films

Viet and Nam de Ming Quy Truong | Nour Films

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Ces films de 2023 à voir, ou à revoir

D’un bout à l’autre de l’année, quatre films qui ont fait vivre l’idée même de cinéma.

Où l’on fait le pari de célébrer la profusion et la diversité de ce qui est apparu sur nos grands écrans au cours d’une année extraordinairement féconde.

Vous voulez un top 10 de fin d’année comme tout le monde fait? En voilà un, par ordre alphabétique des réalisateurs : Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan, De Humani Corporis Fabrica de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki, L’Arbre aux papillons d’or de Phạm Thiên Ân, Showing Up de Kelly Reichardt, La Chimère d’Alice Rohrwacher, Notre corps de Claire Simon, Anatomie d’une chute de Justine Triet, Neptune Frost de Saul Williams et Anisia Uzeyman.

J’aime beaucoup ces dix films. J’aurais aussi pu faire une liste en partie différente. Mais est-ce si intéressant?

N’est-il pas plus significatif, amusant, mystérieux, stimulant de constater que plus de 800 nouveaux films sont sortis sur les écrans français en 2023? Certains ont inondé des centaines de salles, d’autre n’ont eu droit qu’à quelques séances. Au-delà des évidentes inégalités, qui n’ont fait que s’aggraver encore cette année, ensemble, ils disent la fécondité de l’expression cinématographique.

S’il y a bien eu un effet de rattrapage après la disette Covid, le phénomène dans son ensemble reste actif et le restera dans un avenir prévisible. Au quantitatif impressionnant s’ajoute une ampleur qualitative qui ne l’est pas moins.

Je n’ai pas vu tous ces films, j’en ai vu un peu plus de la moitié. Voici le moment de rappeler, en toute subjectivité assumée, ceux qui, parmi ces quelque 400 que j’ai vus, m’ont touché, impressionné, ému et fait réfléchir du 1er janvier au 31 décembre.

Il ne s’agit pas ici de tous les films qui m’ont plu –ils sont encore plus nombreux, désolé La Rumeur, Anthony Chen, Barbet Schroeder, Lubna Playoust, Vladimir Perišić, Woody Allen, Marie Amachoukeli, Frédéric Mermoud, Mila Turajlić, Noah Teichner, Frédéric Sojcher, Jean Odoutan, Wissam Charaf, Audrey Ginestet, Laura Mora, Steffi Niederzoll, Olivier Bohler, Céline Gailleur, Steve Achiepo, Philippe Petit, Guillaume Renusson…

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Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki, bonheur sans mélange… | Diaphana

Il s’agit de ceux qui, à un titre ou à un autre, me paraissent marquants, dont j’ai envie de me souvenir et que d’autres s’en souviennent –ou les découvrent.

Je me retrouve alors avec une liste de près de quatre-vingts titres. Un cinquième des films vus dans l’année! C’est énorme. Il me semble que le déroulé du contenu de cette liste-là, et sa longueur même, sont bien plus riches de sens qu’un podium arbitrairement rabougri à dix noms.

Parmi ces quelque quatre-vingts titres, on trouve un nombre significatif (vingt-trois) de premiers ou deuxièmes films, témoignant d’une relève multiple et prometteuse. Le chiffre est à peine supérieur, mais est cette fois clairement insuffisant, pour ce qui est des femmes cinéastes.

Raison de plus pour proclamer haut et fort que s’il fallait retenir quatre films seulement de cette année, ils seraient signés par des femmes, en pleine possession de leur art: Kelly Reichardt, Alice Rohrwacher, Justine Triet, Claire Simon.

Si les jeunes cinéastes sont nombreux, on retrouve aussi des vétérans en grande forme (Martin Scorsese, Marco Bellocchio, Hayao Miyazaki, Claire Denis, Frederick Wiseman, Wim Wenders, Ken Loach, André Téchiné, Philippe Garrel…), certains ayant cette année proposé leur meilleure réalisation depuis longtemps.

Avant de suivre, par commodité (le procédé est discutable), la répartition géographique des origines de ces films, où se distingue surtout un considérable ensemble de propositions européennes, il faut souligner la puissance sans cesse en expansion de ce qui est moins un genre qu’une approche du cinéma, et qu’on appelle le documentaire.

La corne d’abondance documentaire

Non seulement le nombre de ceux qu’on considère comme mémorables parmi les sorties en salles de 2023 est très élevé, un bon quart du total, mais «le» documentaire, sans abandonner des modes de réalisation classique incarnés par Wiseman avec Menus Plaisirs, Nicolas Philibert avec Sur l’Adamant ou Laura Poitras avec Toute la beauté et le sang versé, Alexander Abaturov avec Paradis, Rafiki Fariala avec Nous, étudiants!), ne cesse de multiplier les nouveaux dispositifs d’approche du réel.

0970368.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxxLes Filles d’Olfa, de la Tunisienne Kaouther Ben Hania, quand des actrices aident à faire face aux réalités cruelles. | Jour2fête

Il le fait en mêlant des acteurs et actrices aux autres protagonistes (Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania, Little Girl Blue de Mona Achache), ou quand le ou la cinéaste intervient personnellement et intimement dans son film (Notre corps de Claire Simon, Au cimetière de la pellicule de Thierno Souleymane Diallo, L’Amitié d’Alain Cavalier, (A)nnées en parenthèses de Hejer Charf).

Il arrive aussi de plus en plus souvent que le ou la cinéaste y convie ses proches, pour de complexes et souvent douloureuses introspections (Marx peut attendre de Marco Bellocchio, On a eu la journée, bonsoir de Nariman Mari, Pour ton mariage d’Oury Milshtein, Le Poireau perpétuel de Zoé Chantre, film qui mobilise en outre l’animation).

D’autres parmi ces documentaires se distinguent par leur manière contemporaine d’interroger les illusions de réalité (Le Vrai du faux d’Armel Hostiou), souvent en mobilisant les potentiels du recours à des archives (Rewind & Play d’Alain Gomis, Journal d’Amérique d’Arnaud des Pallières, De la conquête de Franssou Prenant, À pas aveugles de Christophe Cognet).

1038239.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxxRéinventer les manières de voir: De humani corporis fabrica. | Les Films du Losange

On a aussi pu voir des cinéastes se livrer éperdument au fil de situations imprévues (Zorn I, II, III de Mathieu Amalric), et même réinventer radicalement son dispositif, transgressant la séparation entre intérieur et extérieur des corps (De Humani Corporis Fabrica de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel).

Asie, Afrique, Amériques

Parmi ces trois continents, c’est toujours et de loin l’Asie qui occupe le plus de terrain, avec quatorze films. Le plus remarquable cette année est sans doute qu’on y trouve peu des grands noms de longtemps identifiés, hormis le Japonais Hayao Miyazaki avec Le Garçon et le héron, le Philippin Lav Diaz avec Quand les vagues se retirent et le Coréen Hong Sang-soo, toujours aussi prolifique avec deux films La Romancière, le film et le heureux hasard et De nos jours. On peut y ajouter l’Iranien Mani Haghighi, remarqué pour Les Ombres persanes.

Mais du même pays, on aura aussi vu apparaître The Wastetown d’Ahmad Bahrami et L’Odeur du vent de Hadi Mohaghegh, deux belles découvertes.

3855055.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxxL’Odeur du vent de l’Iranien Hadi Mohaghegh. | Bodega Films

Très inhabituelle a été en 2023 la faible représentation chinoise, dont on ne gardera guère en mémoire que Le Retour des hirondelles de Li Ruijun. Et le Japon n’est guère plus présent, avec seulement Juichiro Yamasaki pour Yamabuki.

On se souviendra en revanche aussi de la Coréenne July Jung pour About Kim Sohee, et du film tourné en Corée par le franco-cambodgien Davy Chou, Retour à Séoul. Sans oublier que cette année a aussi contribué à attirer l’attention sur l’œuvre du cinéaste kazakh Adilkhan Yerzhanov, dont deux inédits ont été distribués, Assaut et L’Éducation d’Ademoka.

Mais la plus belle nouvelle venue de cette partie du monde est assurément la révélation du cinéaste vietnamien Phạm Thiên Ân avec L’Arbre aux papillons d’or.

Du continent africain, outre les trois documentaires déjà cités, on aura vu apparaître des films absolument remarquables, et qui tous inventent des relations avec l’imaginaire, le fantastique, pour mieux prendre en charge l’histoire et le présent (voire le futur) de cette partie du monde.

Le plus sidérant est sans doute Neptune Frost de Saul Williams et Anisia Uzeyman, suivi de près par Augure de Baloji.

5884236.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxxNeptune Frost de Paul Williams et Anisia Uzeyman. | Damned Distribution

Mais le magnifique Le Barrage tourné au Soudan par l’artiste libanais Ali Cherri et le cauchemar politique et fantasmatique Ashkal rêvé par le Tunisien Youssef Chebbi participent également de la puissance de ces propositions. Sans oublier le beau Déserts du Marocain Faouzi Bensaïdi.

C’est plus que ce dont on se souviendra en provenance d’Amérique latine, peu inspirée cette année. Il reste deux excellentes découvertes, avec des premiers films aussi accomplis que prometteurs, Trenque Lauquen de l’argentine Laura Citarella et Les Colons du Chilien Felipe Gálvez.

Ah oui! Il y a aussi une Amérique du Nord. Elle règne sur le box-office, et occupe la majorité des écrans, mais côté offre de cinéma, elle est devenue bien limitée.

De Hollywood, on retiendra malgré tout, après un Babylon décevant et un Spielberg pas entièrement convaincant, deux œuvres très fortes, Oppenheimer de Christopher Nolan, hélas à demi-phagocyté par l’opération publicitaire qui l’a accouplé au laid et truqueur Barbie, et Killers of the Flower Moon, qui a rejoint la liste des meilleures réalisations de Martin Scorsese.

Côté indépendants, outre le documentaire de Laura Poitras déjà mentionné, on chantera d’autant plus les louanges de Kelly Reichardt et de son Showing Up qu’on les trouve terriblement isolées. Et n’allez pas croire que les meilleurs films hollywoodiens sont sur les plateformes, où c’est pire.

L’Europe, prolixe et diverse

Le continent européen va mal. Du moins les cinémas d’Europe –le pluriel s’impose plus que jamais– s’avèrent étonnamment féconds.

Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan. | Memento

Au jeu du plus beau film, après en avoir élu quatre ci-dessus on en affirmera deux autres, du nord au sud-est, des feuilles aux herbes. Les Feuilles mortes du Finlandais Aki Kaurismäki est une pure merveille, une évidence. Nullement évident, mais passionnant d’ambition et de beauté est la nouveau film du Turc Nuri Bilge Ceylan, Les Herbes sèches (on remet à plus tard la question de savoir dans quelle mesure s’il s’agit d’un cinéaste européen, c’est en tout cas dans cette case que son film trouve le plus légitimement sa place).

Trois grands films italiens ont été à la fois révélés et laissés de côté par le Festival de Cannes 2023: l’exceptionnel La Chimère d’Alice Rohrwacher, déjà mentionné, l’émouvant et sincère Vers un avenir radieux de Nanni Moretti, et l’ample et inquiet L’Enlèvement de Marco Bellocchio.

Même tourné au Japon, Perfect Days reste absolument un film de l’Européen Wim Wenders. De manière très inhabituelle, on trouve encore deux autres films allemands mémorables parmi les sorties de l’année, Music d’Angela Schanelec et Le Ciel rouge de Christian Petzold.

Autre beau triplé inattendu, celui du cinéma espagnol, avec le retour du si longtemps attendu Victor Erice (Fermer les yeux), la confirmation du talent original et sensible de Jonás Trueba (Venez voir), et la révélation d’un couple de poètes de l’écran, Helena Girón et Samuel Delgado (Un corps sous la lave).

Désordres de Cyril Schaüblin. | Shellac

Aux deux extrêmes en termes de génération, deux Britanniques, le chevronné Ken Loach avec The Old Oak et la débutante Charlotte Wells avec Aftersun, ont aussi fait partie des très belles rencontres de l’année dans les salles obscures. Comme la découverte de deux jeunes cinéastes portugaises, Claudia Varejaõ avec Loup & chien et Cristele Alves Meira avec Alma viva.

Encore un premier film, encore mieux qu’une promesse, déjà un accomplissement, voici le si beau Désordres du réalisateur suisse Cyril Schaüblin.(…)

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Cannes Jour 6: protéger et transformer

Magali Payen, Marion Cotillard et Cyril Dion annoncent la création de la société de production Newtopia.

Deux initiatives annoncées ce week-end travaillent à associer le cinéma aux nécessaires modifications face à des fléaux très actuels, la montée en puissance des formes les plus brutales de censure et la domination de représentations qui contribuent à la destruction de la planète.

Au Festival de Cannes, il y a des films, et c’est le plus important. Il y a ceux qui les font, ceux qui les montrent, ceux qui contribuent à leur notoriété. Ce qui importe également. Et puis il y a des réunions, et parfois des annonces.

Cette fin de semaine a ainsi été l’occasion de rendre visibles deux initiatives importantes, ou du moins qui pourraient le devenir. L’une est une initiative publique, l’autre privée, elles ne se situent pas sur le même terrain mais sont susceptibles de contribuer à des évolutions souhaitables, à des actes bénéfiques –pas seulement pour le cinéma.

Caméra libre!, aux côtés des plus menacés

La plus simple, en tout cas dans son principe, est l’annonce par le CNC d’un nouveau dispositif de soutien intitulé «Caméra libre!». Selon la présentation officielle, il s’agit d’accueillir et d’aider des réalisateurs persécutés dans leur pays d’origine.

Plus précisément, «des cinéastes qui développent un projet de long métrage (fiction, documentaire ou animation) à vocation internationale et qui, malgré leur talent et la reconnaissance internationale qu’ils ont pu obtenir pour leurs œuvres antérieures, sont confrontés à la censure, à la persécution ou à des violences politiques qui les mettent en danger, les empêchent de se consacrer à l’écriture de leur projet, ou rendent difficile la mise en réseau avec des partenaires potentiels pour financer celui-ci».

Ce programme est mis en œuvre avec la Cité internationale des Arts qui accueille déjà de nombreux artistes d’autres disciplines, notamment parmi ceux qui sont obligés de fuir des menaces sur leur travail, voire sur leur vie.

Cette initiative s’inscrit dans une longue et globalement très bénéfique tradition d’interaction de la France avec les créateurs de cinéma du monde entier, notamment grâce au dispositif «Cinémas du monde» (CNC et Institut français) et aux accords de coproduction signés avec 55 pays.

Elle fait figure de geste positif d’autant plus remarquable qu’ils sont rares en ce moment. En attendant, sans espoir excessif, d’éventuelles annonces de la nouvelle ministre de la Culture, Rima Abdul Malak attendue sur la Croisette mardi 24, ce sera au moins un acte à retenir de la part d’une administration qui depuis des années ne brille pas par ses propositions autres que de gestion.

Au train où va le monde avec la montée en puissance des diverses formes de dictatures, et alors que le cinéma s’est considérablement diversifié en termes d’origines nationales depuis quarante ans, «Caméra libre!» risque fort d’avoir besoin d’intervenir très souvent.

Pour l’instant, selon le communique du CNC, «7 ou 8 cinéastes» seraient sélectionnés chaque année, il est à craindre que le nombre ne soit pas suffisant. Mais l’histoire a montré qu’une fois mis en place, ce type de dispositif était capable de s’adapter aux réalités de terrain, et il faut parier que ce sera à nouveau le cas.

Changer les regards pour changer les pratiques

Autre pari, beaucoup plus complexe à mettre en œuvre mais à terme possiblement prometteur d’effets importants, l’initiative annoncée par un groupe de professionnels dont les deux figures de proue sont le réalisateur Cyril Dion et l’actrice Marion Cotillard –avec à leurs côtés notamment la productrice très impliquée dans les enjeux écologiques Magali Payen.

La société de production Newtopia ambitionne de donner naissance à des films, longs métrages de fiction surtout mais aussi documentaires et courts métrages, susceptibles de modifier les imaginaires concernant la nature et les relations que les humains entretiennent avec elle. (…)

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Le tour de 2019 en 52 films

Dresser une liste de 52 titres en lieu et place du rituel Top10 ne tient pas à la seule volonté de se distinguer. Si le chiffre se cale sur le nombre de semaines de l’année, c’est aussi pour insister sur le caractère constant de l’offre de films de grande qualité, en même temps que sur leur nombre et leur diversité.

Parmi ces films certains sont des véritables succès publics, à des niveaux pas toujours prévisibles (Parasite, Les Misérables, Joker), d’autres, trop nombreux, sont restés dans une pénombre injuste, raison de plus pour rappeler leur existence, et leur importance.

 

À une époque où il est bon ton de proclamer –une fois de plus– que le cinéma serait un art du passé, et la salle de cinéma un lieu d’un autre temps, voués l’un et l’autre à s’effacer dans les brumes de souvenirs estampillés XXe siècle, la réalité de la créativité artistique est à rapprocher de la fréquentation des cinémas, en France et dans le monde.

Sans minimiser l’importance des deux phénomènes conjoints que sont la montée en puissance des séries et de l’offre en ligne (qui est très loin de se résumer à Netflix, et le sera de moins en moins), une approche un tant soit peu sereine de la situation traduit au contraire une vitalité remarquable du cinéma sous toutes ses formes, comédie et film noir, documentaire et proche de l’art contemporain, fantastique et film-essai, fait par des petits jeunes ou des vétérans, à Hollywood, à Roubaix ou à Manille.

Un récent numéro de l’excellente revue de sociologie Réseaux a mis en évidence les ressorts de la résilience du cinéma face à la révolution numérique, tandis qu’à côté des chiffres impressionnants des entrées en salles en France, on constate non seulement qu’il se construit des multiplexes un peu partout, mais aussi que des salles indépendantes inventent de nouveaux modèles.

C’est ce que raconte de manière très vivifiante le livre Cinema Makers, de Mikael Arnal et Agnès Salson, qui vient de paraître. Il faut y ajouter l’extraordinaire floraison des festivals de films, dans le monde entier, qui sont aussi des projections en salles. Et leur rôle décisif dans la visibilité des œuvres qui ne bénéficient pas a priori d’atouts médiatiques.

Tout est loin d’être rose au pays du 7e art, et les fascinations idéologiques des dirigeant·es pour les fantasmes de l’ultralibéralisme et d’une fausse modernité font partie des principales menaces, tout comme elles nourrissent les discours déclinistes à propos de l’art du film.

Mais il n’y a pas plus de raisons aujourd’hui qu’hier d’entonner le sempiternel requiem pour un moyen d’expression qui se porte globalement fort bien.

C’est ce qu’atteste aussi cette liste de films sortis dans les salles françaises en 2019, liste organisée selon les grandes régions du monde dont ils sont originaires, et où il est réjouissant de trouver des titres en provenance de multiples directions –avec tout de même deux manques notables, et regrettables, l’absence de titres venus du Maghreb et d’Océanie.

Asie (9 films)

Puisque l’année s’est ouverte et terminée avec deux très beaux films chinois, il est légitime de commencer ce survol par l’Extrême-Orient.

Si le fulgurant An Elephant Sitting Still, premier film de Hu Bo, restera hélas sans suite, du fait de la mort prématurée de son auteur, on a toute raison de faire confiance à la nouvelle génération dont il aurait dû être une des principales figures, génération représentée notamment Séjour dans les Monts Fuchun, de Gu Xiaogang, qui fut une des révélations de Cannes 2019, et qui sort le 1er janvier.

Sur nos écrans, il suivra ainsi de près Le Lac aux oies sauvages, de Diao Yinan, autre découverte cannoise, et fleuron du cinéma chinois qui s’est également illustré avec la fresque impressionnante du plus grand réalisateur de ce pays, Les Éternels, de Jia Zhangke, auquel la Cinémathèque française consacre en ce moment une judicieuse rétrospective intégrale.

L’un des plus prestigieux collègues de Jia, Wang Xiaoshuai, a pour sa part présenté une œuvre importante consacrée à l’histoire chinoise récente, So Long, My Son.

Mais il n’y a pas que la Chine. Parmi les principaux pays de cinéma de la zone asiatique, la Corée du Sud s’est offert sa première Palme d’or grâce à Parasite, de Bong Joon-ho, l’immense artiste philippin Lav Diaz a proposé la fable distopique et hallucinée Halte, tandis qu’en Thaïlande se révélait le nouveau venu Phuttiphong Aroonpheng avec l’envoutant Manta Ray.

Quant au Japon, plus en retrait, il aura du moins marqué avec l’étonnant Au bout du monde, de Kiyochi Kurosawa, et le documentaire Tenzo, de Katsuya Tomita.

Afrique sub-saharienne (3 films)

Même si trois films ne font pas un printemps, les signes envoyés par ceux-là sont plus que prometteurs, d’autant qu’il s’agit de trois premiers longs métrages. Lui aussi importante révélation de Festival de Cannes, Atlantique, de Mati Diop associe en plein Dakar poésie, critique politique et fantastique avec une impressionnante puissance.

Le portrait des quatre vieux cinéastes soudanais de Talking About Trees, de Suhaib Gasmelbari résonne comme une note d’espoir dans un contexte ô combien périlleux. Autre documentaire mémorable, Rencontrer mon père, du Sénégalais Alassane Diago témoigne des ressources d’un cinéma indépendant sensible, et sachant faire vertu de ses moyens limités.

Moyen-Orient (5 films)

Les deux plus grands artistes de la région ont chacun présenté un film cette année, le Palestinien Elia Suleiman avec l’admirable It Must Be Heaven et le prolifique Israélien Amos Gitaï avec l’inventif Un tramway à Jerusalem. D’Israël est aussi venu le sidérant documentaire de Yolande Zauberman sur la pédophilie en milieu juif intégriste M.

L’Egypte a attiré l’attention grâce à un autre documentaire, l’admirable portrait de jeune femme Amal, de Mohamed Siam. Enfin, même si moins fécond que d’ordinaire, l’Iran a tout de même offert la rencontre avec Reza, premier film tout en finesse de l’écrivain Alireza Motamedi.

Amérique latine (2 films)

Plutôt en retrait par rapport à sa fécondité des années précédentes, le continent latino-américain aura du moins brillé grâce à deux œuvres majeures, découvertes successivement à Cannes en 2018 et 2019. Il s’agit de deux fresques épiques et politiques, toutes deux cosignées, l’une par les Colombiens Cristina Gallego et Ciro Guerra, Les Oiseaux de passage, et l’autre du tandem brésilien Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, Bacurau.

Encore ce bilan est-il un peu injuste: peu vus et insuffisamment considérés, d’autres titres venus de cette partie du monde (Argentine, Perou, Venezuela) ont tout de même témoigné de la richesse créative de la région, même si avec moins d’échos médiatiques.

Etats-Unis (5 films)

La bonne nouvelle est de trouver parmi les meilleurs titres nord-américains deux films de Majors, l’étonnant et épatant Joker, de Todd Philips et la nouvelle réalisation d’un grand auteur qui a reconquis sa position au sein de l’industrie, M. Night Shyamalan, avec Glass.

Il contrebalance les relatives décéptions des films d’autres personnalités attendues dans cette catégorie, qu’il s’agisse de Clint Eastwood ou de Quentin Tarantino –et bien évidemment il ne sera pas question ici de The Irishman, production destinée à n’être vue que sur petit écran.

Trouver deux très bons films de studios est un phénomène qui ne se produit pas tous les ans tant la production mainstream est désormais dominée par des franchises répétitives et lobotomisées, comme s’en est ouvertement plaint Martin Scorsese. Il est possible que cela ne se reproduise pas de sitôt, le principal événement industriel ayant été le rachat du n°3 de Hollywood, Fox, par le n°1, Disney, formant une Major surpuissante, et entièrement orientée vers l’entertainment le plus formaté.

Le déséquilibre menace d’être encore aggravé par l’imminente révocation par l’administration Trump de la loi antitrust qui depuis 1948 limitait (un peu) la puissance des grands studios en les empêchant de posséder aussi les salles.

Apparus très loin de tout cela, à l’autre bout de la galaxie du cinéma américain, deux œuvres –très– indépendantes ont aussi atteint nos écrans: Heart of a Dog, de la géniale et inclassable Laurie Anderson, et l’inattendu The Mountain, de Rick Alverson, resté jusqu’alors en dehors de tous les radars cinéphiles.

Sans oublier le cas singulier de Woody Allen, qui n’est certes pas un marginal, mais est devenu une sorte de paria, victime collatérale injuste du très nécessaire mouvement #MeToo, dont le nouveau et très bon film Un jour de pluie à New York n’a pas été distribué dans son pays, et a été ici victime d’une sorte de défiance a priori qu’il ne mérite en rien.

Russie et Europe de l’Est (3 films)

Maigre bilan, mais heureuses découvertes. La force artistique et l’urgence politique de Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares n’est pas une surprise, venant du cinéaste roumain Radu Jude, aujourd’hui signature importante de cette cinématographie toujours féconde.

Bien moins prévisible, mais tout aussi impressionnante et nécessaire est l’évocation des crimes de guerre commis par ses compatriotes dans les années 1990, remarquablement filmée par le cinéaste serbe Ognjen Glavonic avec Teret.

Et complètement inattendu, l’évocation d’une transgression au village par le couple russe Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov, avec le très sensible L’homme qui a surpris tout le monde.

Europe de l’Ouest (7 films)

Deux des principales signatures du cinéma européen ont entièrement tenu leurs promesses cette année, chacune avec un sujet d’actualité d’une extrême gravité, traduite en authentique mise en scène de cinéma. C’est le cas de Ken Loach avec Sorry We Missed You et l’uberisation du travail comme des frères Dardenne avec Le Jeune Ahmed et la radicalisation islamiste d’une partie de la jeunesse des quartiers pauvres. Autre grand nom, Marco Bellocchio a quant à lui proposé avec Le Traître une brillante méditation sur les mécanismes de l’appartenance communautaire et de l’idéologie familialiste, sous couvert d’évocation d’un fait divers.

D’Italie est aussi venu l’un des plus beaux films de l’année, l’admirable transposition du roman de Jack London par Pietro Marcello dans son Martin Eden.

L’Espagne aura apporté sur les écrans français deux réalisations ambitieuses, le très romanesque Petra, de Jaime Rosales et le quasi-documentaire Viendra le feu, d’Oliver Laxe. Sans oublier l’étonnante proposition du jeune suisse Blaise Harrison, Les Particules, entre film générationnel et fantasmagorie.

France (18 films)

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