Peter Watkins, exilé et nomade, explorateur des puissances empêchées du cinéma

Grande figure du cinéma de la deuxième moitié du 20e siècle, auteur d’une œuvre engagée, à contre-courant des modes, lauréat du Prix Charles Brabant de LaScam en 2005, Peter Watkins nous a quittés cette année. Il laisse derrière lui un héritage généreux et audacieux, une invitation à interroger notre regard sur le cinéma et les médias.

Quatorze films. C’est le nombre qui figure sur le site de Peter Watkins, et il faut donc lui accorder un certain crédit. Mais, durant des décennies (jusqu’à de bienvenues éditions DVD), quasiment personne n’a vu les courts métrages The Diary of an Unknown Soldier (1959), journal d’un soldat anglais tué dans les tranchées pendant la Première Guerre mondiale, ou The Forgotten Faces (1961), sur l’insurrection de Budapest en 1956. Sans parler de The Field of Red (1958), sur la guerre de Sécession, ou La Gangrène (1963), sur la torture durant la Guerre d’Algérie, considérés comme perdus, et qui n’apparaissent pas dans cette liste. L’œuvre du cinéaste britannique mort à Bourganeuf (Creuse) le 31 octobre 2025, à l’âge de 90 ans, apport majeur au langage cinématographique composée de réalisations mémorables, est une œuvre en grande partie empêchée, marginalisée, composée de réalisations souvent interrompues en cours de production, ou à la diffusion contrariée ou carrément censurée. Le peu d’échos qu’a suscité sa disparition est à l’unisson de cette mise à distance, qui aura fait d’un explorateur extraordinaire des ressources de la caméra, de l’enregistrement sonore et du montage, un exilé et un nomade durant des décennies.

De la scène de théâtre aux écrans, sans rupture

Cinéaste ? C’est un des deux termes par lesquels il se définit (filmmaker) sur le site http://pwatkins.mnsi.net, le second étant media critic, où « critic » doit s’entendre au double sens de praticien d’une réflexion élaborée et argumentée et de contempteur implacable. Cinéaste, assurément, Peter Watkins ne « vient » pas du cinéma, encore moins de la cinéphilie telle qu’entendue en France à l’époque où lui-même se forme, dans les années 1950. Son premier environnement aura été le théâtre, au sein de plusieurs troupes implantées localement, en lien avec les collectifs de vie et de travail anglais et gallois qu’il fréquente. Cette approche est relayée ensuite par une pratique alors extrêmement dynamique et féconde, le film amateur, qui est à la fois un surgeon de l’école documentaire britannique des années 1930 et 1940 dont John Grierson et Humphrey Jennings ont été les figures de proue, et de l’activisme politique et syndical, très vivant dans le Royaume-Uni de l’après-guerre, et qui trouvera d’autres échos cinématographiques avec le mouvement des Angry Young Men et le Free Cinema (Karel Reisz, Tony Richardson, Lindsay Anderson, etc.). Ces environnements sont fondateurs d’une approche de la réalisation qui interrogera constamment à la fois ses propres méthodes (rapports à la technique, rapports sociaux dans le cadre de la fabrication) et les conditions de diffusion. Dans le contexte très particulier de l’audiovisuel britannique des années 60, et malgré un rapport très tôt conflictuel avec ses principales institutions (BBC, Granada TV), l’approche de Peter Watkins contribue, comme le fit autrement Ken Loach à l’époque de Cathy Come Home (1966) et de Poor Cow (1967), à pulvériser l’opposition entre cinéma et télévision comme la séparation entre fiction et documentaire, pour des approches de la réalité intuitives et sensibles, exigeantes sur le plan formel en relation directe avec les situations sociales ou historiques évoquées.

Recruté à la BBC en 1960 grâce à Visages oubliés, qui abordait déjà certaines pistes de réalisation qu’il développera ensuite, avec des acteurs s’adressant à la caméra comme dans un entretien télé et le recours aux photos de presse, Peter Watkins y réalise en 1964 son premier long métrage, l’impressionnant et fondateur La Bataille de Culloden. Cette reconstitution, avec peu de moyens, d’un affrontement historique qui vit en avril 1746 les troupes régulières anglaises écraser l’armée des Highlanders écossais, et massacrer les civils dans la foulée, établit d’emblée la singularité des méthodes de son réalisateur. Interprété par 142 lointains descendants des combattants, avec un grand souci du détail historique associé avec l’affirmation d’anachronismes évidents, le film est tourné comme par une caméra de télévision au cœur de l’action. Il offre une description inhabituellement crue de la réalité et de la brutalité des combats, qui est aussi à la fois une critique de la manière dont les films montrent d’ordinaire des batailles historiques et de la manière dont les reportages télé montrent des événements violents d’actualité. Vivant, charnel, d’une vigueur à la fois ironique et pleine d’empathie pour les braves gens envoyés s’entretuer pour la rivalité entre deux prétendants au trône, Culloden ne se contente pas de les montrer. Il leur donne la parole, selon des procédés de mise en abime à la fois réflexive et polémique (aussi par rapport aux lois du spectacle dominant) que Watkins ne cessera de développer et d’enrichir.

La Bombe et ses retombées

En 1965, La Bombe, qui associe archives, éléments documentaires, séquences de fiction réalistes et éléments de science-fiction, est un brûlot contre la menace nucléaire, qui déclenche des polémiques jusqu’à la Chambre des Communes et au 10 Downing Street. La BBC, qui l’a commandé, non seulement refuse de le diffuser, mais interdit à toutes les télévisions du monde de le montrer. Le film fera l’objet, dans de nombreux pays, de nombreuses projections en dehors des circuits classiques, accompagnées autant qu’il le peut par le cinéaste. Si la pugnacité idéologique du pamphlet est évidente, il faut aussi porter attention à la puissance et au dynamisme cinématographique qui en font à la fois un cauchemar digne du meilleur cinéma d’horreur et un document extrêmement précis, appuyés sur des faits patiemment enquêtés. Film de dénonciation anti-guerre et antinucléaire, pamphlet virulent contre l’autoritarisme, les mensonges d’État et les effets aussi absurdes que mortifères d’une politique existante tout autant que de leurs possibles conséquences catastrophiques, La Bombe est un impressionnant accomplissement cinématographique, vertigineux comme un film d’anticipation et tendu comme un thriller.

Furieux de la trahison de la chaine qui l’emploie, Watkins démissionne de la BBC. Il réalise, grâce au soutien d’une des stars du rock anglais d’alors, Paul Jones, le très singulier Privilège, première traduction explicite de l’autre manière qu’il aura de se qualifier, « critique des médias ». En plein boum du rock et de la pop, et alors que ces genres musicaux sont massivement considérés comme des formes d’expression de liberté d’une jeunesse qui s’émancipe des conventions et des conformismes, le film dénonce la manière dont l’industrie du spectacle dévoie les légitimes volontés de révolte sociale et politique de cette même jeunesse en idolâtrie pour ces produits de consommation de masse que sont les groupes et les chanteurs. Sur les scènes d’hystérie collectives déclenchées par une rock star interprétée par Paul Jones, la voix off de Peter Watkins en explicite les mécanismes, et ses effets sur la société. Volontairement caricatural dans sa critique, il déploie un argumentaire plus complexe qu’il ne parait, en particulier en reliant les deux sens du terme « idole », dans l’industrie du spectacle et dans la religion, et en suggérant des continuités esthétiques entre le fascisme et le showbizness. Méthodiquement démoli par la presse britannique, le film pourtant produit – c’est la seule fois dans le parcours de Watkins – par un grand studio hollywoodien, est retiré de l’affiche après quelques jours. Toujours très attaqué à propos de La Bombe, et après un projet inabouti de film avec Marlon Brando sur le génocide des autochtones amérindiens aux États-Unis, le cinéaste quitte en 1968 le pays où il se sent rejeté. Il n’y habitera plus jamais.

Peter Watkins s’installe en Suède, à l’invitation d’une société de production et de distribution, Sandrews. Alors que se multiplient les soulèvements et contestations qui marquent l’année 68, il y réalise une fable satyrique et pacifiste, Les Gladiateurs, elle aussi immédiatement rejetée par le marché et les grands médias. Le réalisateur quitte la Suède. En lien direct avec l’escalade de l’agression étatsunienne au Vietnam, et de la répression du mouvement anti-guerre dans le pays, Peter Watkins réalise Punishment Park, bien accueilli au Festival de Cannes 1971 mais banni aux États-Unis. Faux documentaire prétendument tourné par une équipe de télé européenne, le film met en scène les effets d’une possible déclaration de l’Etat d’urgence fédéral par le président Nixon, entrainant la mise en place d’épreuves ultra-violentes auxquelles sont condamnés les opposants à la politique du pays et à la poursuite de la guerre en Asie du Sud-Est. Leur calvaire dans un désert du Sud californien est du même mouvement dénonciation des possibles dérives ultra-autoritaires du pouvoir et questionnement des attentes et des réactions des spectateurs.

Edvard Munch, travail de génie

Après un projet, State of the Union, qui renouait avec un de ses premiers courts métrages, autour de photos de la guerre de Sécession, Peter Watkins s’installe en Norvège. Il y réalise en 1973 un film qui occupe une place singulière dans son parcours, par son ampleur, la singularité des moyens de mise en scène, l’importance de la matière de l’image, des rapports au temps, la complexité des relations entre individu et collectivité, art et société, passé et présent qu’il instaure. Consacré au peintre qui lui donne son nom, Edvard Munch, la danse de la vie est sans conteste l’un des rares sommets de l’histoire des films consacrés à des peintres – « un travail de génie » selon Ingmar Bergman. Il est singulier, et finalement réjouissant, qu’il soit parfois classé comme documentaire. La reconstitution de l’existence tourmentée de l’artiste de la fin du 19e siècle interprété par Geir Westby, de sa famille, de ses troubles mentaux, des rejets dont il a fait l’objet de la part de la société et des milieux artistiques, de ses engagements esthétique et politiques, est d’une précision méticuleuse, mais en effet filmée comme au présent, sur le vif. Watkins y mobilise les procédés qu’il a mis en place depuis Culloden, avec adresse directe à la caméra des personnages, interviews improvisées de figurants, et mouvements d’appareils évoquant le reportage plutôt que le film d’époque. Réalisé en deux formats, trois heures pour la salle de cinéma et une demi-heure de plus pour la télévision, le film travaille l’attention aux lumières, la matérialité des objets, le vertige des mots (empruntés au journal du peintre), la violence des rapports humains, avec une sensibilité à vif, qui cherche constamment la sensation plutôt qu’une authenticité d’antiquaire. Plus intuitif que descriptif, le montage suit lui aussi les énergies qui parcourent l’œuvre de l’auteur Cri, à partir de ce qu’il est possible de relier à des moments de sa vie, plus exactement des années de jeunesse. La voix off de Watkins apportant des informations historiques devient, autant qu’un pont informatif, un ressort romanesque, entre passé et présent, dans la vibration mystérieuse et émouvante de ce que cet anti-biopic a d’un autoportrait.

La critique des médias

Au cours des années 1970, entre Scandinavie, États-Unis et Australie, le cinéaste aura ensuite de multiples projets, dont la plupart resteront inaboutis. Il signe un long métrage sur le suicide chez les jeunes Danois qui demeure invisible, 70’ernes Folk (« Gens des années 70 »), un moyen métrage imaginant la célébration de l’an 2000 dans un centre de stockage de déchets nucléaires, Fällan (« Le Piège »), pour la télévision suédoise, également disparu. Parallèlement, grâce à des recherches menées avec des groupes d’universitaires et d’étudiants aux États-Unis, en particulier un séminaire à l’université de Columbia à partir de 1977, il développe sa réflexion sur le rôle et le fonctionnement des médias, et met en place les deux outils théoriques qu’il nomme MMAV (pour mass media audiovisuel) et « monoforme », qui désigne le schéma répétitif des productions grand public, aussi bien les films de fiction que les émissions d’information. Watkins élabore ainsi les éléments d’une déconstruction du spectacle audiovisuel, aussi bien dans ses formes informatives et journalistiques que de distraction, qui sont en grandes partie des traductions au présent des critiques de la culture de masse telles que formulées par l’École de Frankfort des décennies plus tôt.

Cette approche organise la réalisation du long métrage Evening Land (Force de frappe), politique fiction mettant en jeu à la fois une lutte syndicale ayant effectivement eu lieu en Suède à ce moment, pour les salaires et contre la construction de sous-marins équipés d’ogives atomiques, et une action (fictionnelle) d’un groupe armé contre un congrès européen, ainsi que des méthodes de la police pour le réprimer. Les télévisions scandinaves, coproductrices, sont unanimes pour refuser le film. Le cinéaste se lance ensuite dans un immense projet, qui l’occupera plusieurs années, avec des tournages sur les cinq continents, à chaque fois en relation étroite avec les personnes et les collectivités qu’il filme. Il en résulte, en 1987, un film de 14h40, Le Voyage, sous-titré « Une odyssée globale pour la paix », financé par des collectes dans quinze pays, et qui revendique de bouleverser de manière plus radicale encore que les précédents films les habitudes de production et les formes usuelles de réception.

De Strindberg à La Commune, radicalisation des expériences

En 1992, il mène à bien la réalisation d’un long métrage envisagé depuis quinze ans, et consacré à August Strindberg. Il était conçu à l’origine comme un pendant à Edvard Munch, que Watkins considère désormais comme trop complaisant envers les diktats de la « monoforme ». Le Libre-penseur est cette fois co-réalisé, en vidéo,  avec vingt-quatre étudiants suédois, actifs à tous les postes de la production, ajoutant de nombreuses scènes de leur cru à une œuvre qui durera 4h30. Selon les propres termes de Watkins, qui synthétise en fait ce qui aura dicté toute sa démarche au cours des décennies, « Le Libre-penseur s’attache à montrer : a) comment des formes non-orthodoxes de langage cinématographique élargissent notre vision de l’Histoire, et notre manière d’entrer en relation avec les personnes sur l’écran, et entre nous. b) qu’il existe d’autres façons de produire du matériel audiovisuel les méthodes rigidement centralisées utilisées par les MMAV. c) que, au contraire de ce qu’on voit à la télé, il existe des processus alternatifs également pour les spectateurs – grâce auxquels ils peuvent devenirs des participants conscients plutôt que des récepteurs passifs et hiérarchiquement dominés »[1]. La mise en œuvre du film repose sur de longues discussions entre tous les participants, dont plusieurs figurent dans le film.

En 1999, Peter Watkins trouve la possibilité de pousser plus loin ces recherches, tout en les mettant en œuvre à propos d’un événement révolutionnaire majeur. La Commune (de Paris, 1871). S’appuyant cette fois sur une rigoureuse chronologie, le projet invite les dizaines de participants assemblés dans les anciens studios Méliès à Montreuil à réfléchir comment montrer et raconter les différents épisodes de l’insurrection, ses enjeux, ses contradictions, la richesse des idées qui y ont émergé. D’une durée de 5h45, avec une version de 3h30 pour la salle de cinéma, le film intègre en permanence les questionnements au présent sur les formes du récit, le sens des interprétations, les conditions de réalisation, ce que les événements de 1871 inspirent aux hommes et aux femmes de 1999, dont beaucoup sont engagés dans les luttes politiques et sociales en cours. Face à la Télévision Nationale Versaillaise matérialisant le point de vue des médias dominants, une Télévision Communale donne forme à des éléments de ce que pourrait être, et faire, un média non-inféodé aux oppresseurs. La Commune bénéficiera d’une diffusion sur Arte, et d’une circulation en salles, modeste mais réelle, avant d’être édité en DVD – comme désormais, chez Potemkine, la quasi-totalité des films accessibles.

Une pensée en actes, une forme qui pense

Ces réalisations s’inscrivent de manière de plus en plus organique dans l’ensemble des réflexions sur le système médiatique (dont fait partie, pour Watkins, le cinéma), réflexions qui trouveront une formalisation avec la parution du livre Media Crisis en 2003 (traduction française par Patrick Watkins, désormais aux éditions L’Échappée). Cet ensemble de commentaires et de propositions est en grande partie pertinent, même si moins riche de sens que les pratiques expérimentées par Watkins dans la réalisation de ses films. Au-delà de la singularité de chaque projet, et des conditions matérielles, pratiquement toujours difficiles, dans lesquelles il a pu les mettre en œuvre, il s’y active en effet un ensemble de stratégies qui frappent par leur ambition et leur cohérence. Il s’agit en effet toujours de trouver des procédures interrogeant de manière critique à la fois le « sujet » du film, les dispositifs de réalisation mobilisés, les conditions de production et de distribution, les formes de réceptions et de possibles répercussions par les spectateurs. Watkins, bien avant la célèbre injonction de Jean-Luc Godard, a cherché à « faire politiquement des films politiques », en mettant en question l’ensemble des procédés activés par l’existence d’un film.

L’expérimentation simultanée à de multiples niveaux nourrit ce que des universitaires ont appelé son « insurrection médiatique » (titre de l’ouvrage collectif dirigé par Sébastien Denis et Jean-Pierre Bertin-Maghit, aux Presses universitaires de Bordeaux). L’ambition jamais reniée du projet, et l’inventivité des manières de le mettre en œuvre, ont donné des œuvres d’une puissance et d’une beauté incontestables – La Bataille de Culloden, La Bombe, Punishment Park, Edvard Munch assurément. Ces titres suffiraient à inscrire leur auteur parmi les grandes figures du cinéma de la deuxième moitié du 20e siècle. Mais il y a plus et, peut-être, mieux : si chacune et chacun appréciera plus ou moins tel ou tel film, la nature même de ceux-ci mène quiconque les regarde avec un minimum d’honnêteté à s’interroger sur ses propres critères de goût, la nature de ses attentes, et à quels modèles elles renvoient. Il ne s’agit pas de se forcer à aimer des films, il s’agit de ne pas se contenter des capacités que chacune et chacun possède d’entrer d’emblée en sympathie avec eux. Aussi parce que la démarche du réalisateur est profondément généreuse, attentive aux êtres et aux relations, l’invitation critique dans ce qu’elle a de plus constructif et de plus stimulant est un trésor comme bien peu d’autres cinéastes en offrent.

[1] Texte figurant sur le site http://pwatkins.mnsi.net. Ma traduction.

Cet article a été écrit sur une proposition de la SCAM (Société civile des auteurs multimédia), que je remercie de m’avoir ainsi donné l’occasion de saluer la mémoire de Watkins, ce que ne je n’avaispu faire au moment de sa mort. Le texte a été d’abord publié dans la rubrique « Portrait » de la revue en ligne de la SCAM, Astérisque. Il est accessible sur ce lien .

Portrait de l’artiste en stratège

Entretien avec Jia Zhang-ke

Figure essentielle du cinéma contemporain, « plus grand cinéaste chinois de tous les temps » (dixit Jacques Mandelbaum, Le Monde de 2 mai 2007), animateur d’une génération de réalisateurs qui accompagne les immenses mutations du pays tout en conquérant peu à peu une des espaces d’expression dans le système cadenassé qui y prévaut toujours, Jia Zhang-ke est une figure essentielle à plus d’un titre. Depuis ses débuts (Xiao-wu, artisan Pickpocket, 1997) il a articulé son activité créative propre avec des pratiques collectives, notamment en promouvant énergiquement ses collègues. Mais alors que le cinéma connaît un tournant en Chine avec l’explosion de la production commerciale, la multiplication fulgurante du nombre de salles  et désormais une ouverture sur les films étrangers pour l’instant presqu’uniquement dédiée à Hollywood, l’auteur de Plaisirs inconnus et de Still Life met en place un véritable dispositif alternatif pour ne pas être noyé par la déferlante commerciale qui balaie la Chine.

 

Vous aviez une société de production, XStream Pictures, dirigée par votre associé Chow Keung, qui produisait vos films ? Pourquoi venez-vous de créer – toujours avec Chow Keung – une autre société ?

C’est venu petit à petit, ce n’était pas prémédité. J’avais déjà produit le premier film de Han Jie, Walking on the Wild Side, qui a eu des prix dans les festivals, quand il est venu me voir pour son deuxième projet, Hello Mister Tree, j’ai cherché comment l’accompagner. Mais surtout, j’ai voulu pouvoir faire davantage pour aider des jeunes réalisateurs. Au même moment, la marque Johnny Walker m’a proposé de me sponsoriser pour la réalisation d’un film documentaire sur le thème « keep walking » (continuer d’avancer). Je leur ai proposé de transformer ce projet en un film collectif, où cinq jeunes cinéastes choisis par moi feraient chacun un court métrage sur ce thème. Nous nous sommes mis d’accord sur un projet où chacun raconte comment une personnalité connue a affronté un problème grave et l’a dépassé. Je regarde beaucoup de travaux de jeunes réalisateurs, j’en ai choisi cinq dont j’aimais le style, et j’ai travaillé avec eux. C’est un peu comme une école. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble,  à discuter, à échanger collectivement sur les approches et les choix de chacun.

 

Dans quelle condition ont-ils travaillé ?

J’ai tenu à ce que jeunes réalisateurs disposent de bons moyens techniques, et surtout de collaborateurs de haut niveau. Ils ont pu travailler avec d’excellents chefs opérateurs, sound designers, monteurs, musiciens, etc. A l’image, on trouve ainsi  les deux directeurs de la photo avec qui je travaille Yu Lik-wai et Wang Yu, et Wang Xi-ming, collaborateur habituel de Wong Kar-wai, à la musique Mingang, compositeur taïwanais très célèbre, au son Zhang Yang, mon ingé-son depuis très longtemps. Cela participe du côté « école » de ce projet : il y a beaucoup de personnes en situation de formateur, de mentor dans ce projet. Et bien sûr les conversations ne portent pas seulement sur la réalisation des courts métrages, mais sur les projets personnels de chacun. Ce documentaire collectif a dans une certaine mesure servi de pépinière pour la mise en route d’autres films.

 

Il y a donc une suite…

Deux de ces réalisateurs, Song Fang  et Chen Tao, qui se trouvent d’ailleurs être l’une et l’autre des lauréats de la Cinéfondation du Festival de Cannes, préparaient leur premier long métrage. Song Fang était une des actrices du Ballon rouge de Hou Hsiao-hsien, elle jouait la babysitter, et j’avais découvert Chen Tao lorsque j’étais au jury de la Cinéfondation à Cannes, son court métrage m’avait beaucoup plu. J’ai décidé de construire les conditions permettant de produire leurs films, j’ai fait des recherches auprès de financiers, et j’ai fini par trouver un groupe d’investisseurs pour travailler avec moi. Nous avons donc créé une nouvelle société de production destinée à accompagner ces projets. Mes partenaires ne sont pas des gens qui viennent du milieu cinématographique, certains travaillent dans l’immobilier, d’autres dans le secteur de l’énergie. A l’origine, ils voulaient investir dans mon prochain film, mais je les ai convaincu de financer plutôt des premiers films.

 

Quel est le sens de cette démarche de votre part ?

Aujourd’hui, les investisseurs ne s’intéressent spontanément qu’aux projets très commerciaux. C’est très dangereux – aussi pour moi et les films que je fais. Il est très important que des jeunes auteurs puissent continuer d’apparaître et de progresser, de ne pas laisser la conception purement industrielle submerger la totalité du cinéma chinois. A fortiori quand l’ensemble du cinéma est désormais menacé par la montée en puissance des grandes productions hollywoodiennes, du fait de l’assouplissement des quotas. Pour avoir un avenir, le cinéma chinois a besoin de force commerciale mais aussi de force artistique, avec l’apport de nouveaux venus.

 

Comment s’appelle cette nouvelle société ?

Nous n’avons pas encore trouvé le nom anglais mais le nom chinois, Yi Hui, signifie « la confluence des idées ».  Le premier long métrage né dans ce cadre sera Memories Look At Me de Song Fang, dont on termine la post-production, il est au mixage. Tout comme un autre film, qui a un peu surgi de manière inattendue. Le film s’appelle Fidai, son réalisateur est un Français, Damien Ounouri, et l’action du film se passe en Algérie. C’est un film à propos des suites de la guerre d’Algérie, et de la guerre civile des années 90. Au début, j’ai eu seulement des échanges sur le plan artistique avec son réalisateur, qui habite Pékin. Ensuite, et alors qu’il avait commencé à travailler avec un chef opérateur et un ingénieurs du son eux aussi Français habitant Pékin, nous avons eu l’idée que la production pourrait également être basée ici en Chine. Et Fidai est devenu le deuxième projet de Yi Hui Media. Son titre en chinois sera : « Il faut pardonner à la révolution », une phrase que prononce le personnage principal.

 

Où en sont les autres films ?

Le film de Chen Tao est en cours de finitions. Il s’agit d’un film qui allie road movie et thriller dans un contexte très particulier, l’immédiat après-Tienanmen et les Jeux Pan-asiatiques à Pékin en 1990. Nous allons bientôt commencer le tournage du premier film d’une jeune romancière, Shan Li.  C’est l’histoire d’un couple, dont les membres seront interprétés par des acteurs connus en Chine, ce qui devrait aider à attirer l’attention lors de la sortie. Enfin nous préparons la production du nouveau de Tan Chui-mui, qui est une jeune réalisatrice malaisienne très brillante[1]. C’est un film d’époque intitulé Imperial Exam, situé sous la dynastie Ming (1368-1644). Le scénario est signé par un grand écrivain taïwanais contemporain.

 

Comment ces films seront-ils distribués ?

Pour la distribution en Chine, nous avons l’habitude de travailler avec deux sociétés privées, Shanghai Films et Bona, qui ont de l’expérience et de bons contacts au plus haut niveau. C’est essentiel parce que le plus gros problème reste l’accès aux salles. Et nous avons de nombreux interlocuteurs pour la distribution internationale, comme MK2 ou Fortissimo.

 

Pour la sortie en Chine, il n’y aurait pas de sens à créer votre propre société de distribution ?

On pourrait le faire mais nous serions en position encore plus défavorable pour négocier avec les salles, qui ne veulent que des blockbusters. Il vaut mieux passer par une société qui a les moyens de nous ouvrir les portes de ces salles, même dans des conditions très limitées. L’accès aux écrans est à présent le problème numéro 1 : plus de 550 films sont produits en Chine l’an dernier mais moins de la moitié sortent en salles. C’est pourquoi je travaille à l’ouverture d’une salle de cinéma. Mes partenaires financiers sont d’accord pour m’accompagner aussi sur ce projet.

 

Où se trouvera ce cinéma ?

Nous avons trouvé un lieu très bien situé, à Pékin, à l’intérieur d’un complexe d’équipements culturels dans un nouveau quartier en plein essor, et surtout tout proche de plusieurs grandes universités. Ce sera une petite salle d’une centaine de fauteuils, mais il y aura aussi un café et une librairie, l’idée est d’en faire un lieu d’accueil et d’échange autour du cinéma. C’est un peu un galop d’essai, si ça se passe bien l’idée serait d’ouvrir des lieux similaires dans d’autres villes, sans doute Shanghai et Canton pour commencer.

 

Ce sera un cinéma « normal », avec les mêmes règles de fonctionnement que les salles commerciales ?

Oui. Il existe déjà des lieux « alternatifs », ou underground, et c’est très bien. Mais là il s’agit de donner accès aux films artistiquement ambitieux dans le cadre d’une exploitation normale. Nous ne montrerons que des films qui auront un visa d’exploitation, qui auront passé la censure. Mais bien sûr, dans le cadre de rétrospectives ou de programmes thématiques, nous pourrons montrer des films qui ne font pas partie de la distribution ordinaire, notamment des films étrangers hors quotas ou des films qui n’ont pas été acceptés par la censure. Il s’agit d’exposer le mieux possible les films d’auteur chinois et étrangers, en profitant de notre capacité à mobiliser au moins une partie des médias.

 

Il y aura donc plusieurs logiques de programmation.

En effet, au sens où il y a à la fois une logique d’accès commercial ordinaire pour des films d’auteur qui en sont pour l’instant privés, et une dimension plus patrimoniale ou d’éducation, avec des programmes à thème. En ce qui concerne les films étrangers, il est clair que les quotas  officiels vont s’assouplir : on s’attend à ce que le nombre de titres autorisés augmente chaque année de 10 unités. C’est très bien à condition que ce nouvel espace ne soit pas entièrement occupé par des grosses productions hollywoodiennes, ou internationales. D’où l’importance de créer des lieux pour d’autres formes de cinéma. Aujourd’hui, seules deux sociétés d’Etat peuvent importer des films, mais dans un proche avenir, des sociétés privées vont pouvoir le faire aussi. A ce moment, nous pourrions devenir aussi importateurs.

 

Outre l’accès aux salles, vous occupez-vous aussi des autres modes de diffusion ?

Bien sûr, la diffusion sur Internet est devenue très importante. Nous avons des accords avec plusieurs plateformes qui achètent les droits. Cela représente un revenu plus stable pour les films, y compris pour des films comme ceux produits par Yi Hui Media.

 

Vous travaillez également à accompagner la naissance d’une critique de qualité.

Oui, nous avons créé un fonds destiné à aider de jeunes critiques chinois. Pour l’instant, il est affecté à deux usages. D’abord, soutenir la publication de livres écrits par des critiques. Nous venons de financer l’édition d’un ouvrage composé d’entretiens avec 30 documentaristes chinois.  D’autre part, nous distribuons des bourses pour aider des critiques indépendants à aller dans les festivals internationaux. C’est souvent beaucoup trop cher pour eux, et c’est grave. Si les critiques sont déconnectés de la création contemporaine et des lieux d’échange autour de l’art du cinéma, ils deviennent conservateurs, leur goût devient rétrograde. Nous, les cinéastes, avons besoin de leur ouverture sur le monde.

 

Au milieu de tout ça, que devient votre propre projet de film, comme réalisateur ?

Il s’agit d’un film d’arts martiaux situé à la fin du 19e siècle, c’est un film cher qui a demandé une longue préparation, d’autant qu’il nécessite un tournage sur plusieurs saisons. Et comme il doit être interprété par des vedettes, cela prend aussi du temps afin de tout mettre en place. Le tournage commencera à la fin de l’année.

 

Le film sera-t-il produit, ou coproduit par Yi Hui ?

Non. Ce film, dont le titre chinois signifie « A l’époque des Qing[2] », est produit par Milky Way, la société de Johnnie To, en coproduction avec ma société XStream Pictures. C’est un projet qui date d’avant Yi Hui Media, et qui de toute façon serait trop lourd pour la nouvelle société. Mais il n’est pas exclu qu’elle puisse financer d’autres de mes films dans le futur.

 

Avez-vous encore d’autres projets ?

J’ai écrit deux autres scénarios, une fiction sur la Chine contemporaine, et un film semi-documentaire, dont j’ai commencé le tournage il y a 10 ans : le sujet exige les deux tournages séparés par cette longue période, il me reste à filmer la deuxième partie. J’espère avancer rapidement, si possible terminer mes trois prochains films dans les trois prochaines années. »

 

Propos recueillis par Jean-Michel Frodon à Shanghai le 21 juin 2012.

 

 

 


[1] Réalisatrice de Love Conquers All (2006) et Une année sans été (2010), tous deux remarqués dans de nombreux festivals, Tan Chui-mui est une figure de proue de la Nouvelle Vague malaisienne (https://blog.slate.fr/projection-publique/2009/12/20/la-vigueur-collective-dun-jeune-cinema-asiatique/), également comme cofondatrice de la société de production Da Huang.

 

[2] La dynastie Qing (1644-1911) est la dernière à avoir régné sur la Chine, avant l’avènement de la république.

L’Affaire OSK, mystérieuse et émouvante

Kinshasa Symphony de Claus Wischmann et Martin Baer, en salle le 14 septembre

Juché au sommet d’un poteau, un homme noir chante Carmen à pleine voix. En même temps il répare avec des moyens de fortune un câblage électrique. Alentour, l’immense métropole africaine, chaos homérique et boucan dantesque. Cette posture périlleuse et gracieuse, cette inscription des hommes dans la ville, un côté comique et au-delà une grâce vibrante et un troublant effet de présence : dès son premier plan, Kinshasa Symphony affirme ce qui le composera tout entier.

Les documentaristes allemands Claus Wischmann et Martin Baer ont manifestement été saisis par le mélange d’incongruité, d’engagement personnel, de beauté et de multiplicité des sens qui émane de l’expérience OSK. Et c’est l’intensité et la complexité de cette impression qu’ils parviennent à transmettre avec un film à la fois très construit et qui ne se soucie d’aucune démonstration ou réduction. La construction consiste à accompagner de manière dramatisée les membres de l’Orchestre Symphonique Kibanguiste, reconstituant le processus qui va du choix d’une œuvre et de la répétition de son exécution au spectacle en public. Ce parcours est émaillé de portraits de nombreux membres de l’orchestre, d’explications sur les choix des uns et des autres, et les problèmes rencontrés par ces hommes et ces femmes qui tous travaillent par ailleurs. Aucun d’entre eux n’avait une formation musicale, en tout cas pas dans le domaine de ce que nous appelons musique classique. On verra comment ils se retrouvent à faire fabriquer avec les moyens locaux clarinettes et violoncelles, comment au sortir de leur activité de marchande d’œufs, de garagiste ou de coiffeur ils se transforment en instrumentistes explorant les arcanes de la composition par Beethoven ou Haendel,  choristes s’échinant à déchiffrer et apprendre par cœur les paroles de L’Hymne à la joie

« Comment », pas « pourquoi ». Le film, entièrement du côté du « faire » (faire des instruments, faire de la musique, faire une collectivité, faire son travail, chercher un logement…) affirme sa propre construction, notamment grâce aux séquences à l’artifice revendiqué où plusieurs instrumentistes interprètent, un à un, un morceau au milieu du brouhaha et de l’agitation de Kinshasa.

Kinshasa Symphony est un des films les plus émouvants et les plus drôles de cette rentrée – si vous préférez les Guerre des boutons, ça vous regarde. A la fois très fluide et très composite, le film ne prétend à aucune exhaustivité explicative, laisse dans l’ombre bien des éléments d’information, restant évasif en particulier sur le kibanguisme qui donne son nom à l’orchestre. Il ne convoque aucun expert pour débattre de la qualité musicale des interprétations des « tubes » du classique (Le Chœur des esclaves d’Aida, le mouvement le plus connu de Carmina Burana, le finale de la Septième Symphonie…) dont l’OSK a fait son répertoire, ou sur la légitimité de cet investissement dans l’art des anciens colons combattus naguère de toute son âme par Joseph Kibanga, dont le descendant a fondé cet orchestre à plus d’un titre paradoxal, après avoir perdu son emploi de pilote de ligne.

Kinshasa Symphony est un film mystérieux, et dont le mystère s’épaissit de la singularité des personnes qu’il accompagne, de leur implication parfois magnifique et parfois aux limites de la déraison. Des corps, des voix, des gestes et des visages acquièrent une existence autonome autour de cet élan musical, existentiel. C’est un hymne au désir de s’accomplir dans un acte gratuit où se dépasser, un regard attentif, affectueux, amusé, sur les aléas de l’élaboration collective d’un projet que les entourages souvent ne comprennent pas, quand ils ne le combattent pas ouvertement, dans un environnement dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas favorable. Mais lorsque dans la nuit de Kin s’élève les accords et les voix de l’OSK, un frisson parcourt la foule assemblée, et qui ne savait pas pouvoir aimer « ça ». Et nous, pareil.