À voir au cinéma: «J’ai vu trois lumières noires», «Magma», «Lumière!»

Le vieux José, en chemin vers une ultime aventure chez les vivants et les morts dans J’ai vu trois lumières noires.

L’épopée fantomatique d’un guérisseur chez Santiago Lozano Álvarez, la danse des pouvoirs, des savoirs et des croyances autour d’un volcan avec Cyprien Vial, le chant d’amour de Thierry Frémaux au cinéma sont autant de célébrations des puissances de cet art.

«J’ai vu trois lumières noires» de Santiago Lozano Álvarez

C’est un grand fleuve, qui coule au milieu d’une forêt tropicale. On le voit un moment, puis la caméra se déplace horizontalement, son mouvement lent balaie la jungle épaisse, se poursuit jusqu’à ce que le même fleuve, vu selon l’axe opposé, occupe la même place dans l’image.

N’importe qui peut faire un panoramique à 180 degrés depuis le milieu d’un pont. Tout le monde ne peut pas faire le premier plan de J’ai vu trois lumières noires. Seul un authentique cinéaste est capable de donner à la fois cette évidence, cette beauté, cette profondeur à ce qui paraît d’une extrême simplicité. Et qui, on le saura plus tard, annonce à plus d’un titre la grande aventure qui va suivre.

La grande aventure sera celle du vieux José de Los Santos. Quand il débarque dans une cérémonie où il a été appelé, ça n’a l’air ni grand ni aventureux. Ce sont des funérailles de village, mi-rituel mi-fête. On boit, on fait de la musique, José fait ce qu’il fait depuis très longtemps, ce pourquoi on l’appelle et pourquoi on l’estime: accomplir les actes qui conviennent, pour les morts comme pour les vivants.

Guérisseur, chamane, sorcier, prêtre: qu’importe le nom qu’on donnera à celui qui porte comme un devoir sacré, comme un fardeau et comme un boulot de chaque jour l’ensemble de ce qu’il a appris, et qu’il ne sait à qui transmettre. Le mort dont il faut s’occuper est un noyé, repêché dans le fleuve. Curieux noyé, avec bien visible dans la poitrine l’endroit où est entrée la balle qui l’a tué.

C’est que partout autour du village, dans la forêt et le long du fleuve, et des autres fleuves, il y a la guerre. Une guerre violente et cruelle, dont les villageois sont les victimes et les otages, tandis que s’affrontent sans merci les prospecteurs envoyés par des puissants qu’on ne verra jamais et leur escorte de paramilitaires, et les guérilleros engagés dans la lutte armée depuis si longtemps que celle-ci est devenue non un moyen mais un mode de vie, un destin.

Quand il rentre chez lui, José est attendu par une des victimes de cette guerre, son fils, qui porte le nom étrange de Pium-Pium. Pium-Pium est mort. Il a été tué par la guérilla après qu’il a rejoint les rangs des chercheurs d’or qui détruisent la terre, mais paient bien. José a compris.

Qui rencontre un mort va mourir à son tour. Mais cela, il ne peut se contenter de le subir, il doit accomplir un ensemble de tâches dont lui seul connaît le sens et la nécessité. Commence alors la magnifique odyssée du vieux José, par les forêts, les camps de guerre, les lieux habités de divinités multiples, de spectres et d’animaux, les chantiers où des hommes hébétés de violence protègent les pelleteuses destructrices.

Entre mysticisme chrétien, mythologies venues d’Afrique, vie quotidienne, sidérantes beautés de la nature, violence politique, allégeances multiples aux puissances terrestres ou invisibles, voici l’odyssée du bonhomme à lunettes, héros taciturne.

Visibles par José, et par la caméra, les êtres qui hantent la forêt et l'histoire de cette région meurtrie de Colombie. | Dublin Films

Visibles par José, et par la caméra, les êtres qui hantent la forêt et l’histoire de cette région meurtrie de Colombie. | Dublin Films

De nombreux phénomènes mystérieux habitent le deuxième long-métrage du cinéaste colombien Santiago Lozano Álvarez, après Siembra, coréalisé avec Angela Osorio en 2015 et jamais distribué en France. Parmi ces mystères, le plus évident mais pas plus explicable pour autant est la puissance vibrante de chaque plan, le rayonnement troublant des êtres et de ce qui circule entre eux, dans les situations multiples qui composent cette fresque mémorable.

Ainsi J’ai vu trois lumières noires devient une grande aventure, aussi pour ses spectateurs et spectatrices.

J’ai vu trois lumières noires
de Santiago Lozano Álvarez
avec Jesús María Mina, Carol Hurtado, John Alex Castillo, Julián Ramirez
Durée: 1h27
Sortie le 19 mars 2025

«Magma» de Cyprien Vial

Le volcan a grondé, il a craché une colonne de cendres. Que faut-il faire? Répondre à cette question est le travail de Katia Reiter et de la petite équipe qu’elle dirige au laboratoire de volcanologie, près de la Soufrière, en Guadeloupe.

Répondre à cette question est aussi la tâche du préfet. Et c’est ce que doivent également décider, d’une manière ou d’une autre, individuellement et collectivement, les habitants de la zone un peu, beaucoup, extrêmement ou pas du tout menacée par un risque d’éruption majeur.

La scientifique (Marina Foïs) face à des données complexes, difficiles à interpréter. | Pyramide

La scientifique (Marina Foïs) face à des données complexes, difficiles à interpréter. | Pyramide

«Tout le monde a ses raisons», disait Jean Renoir dans La Règle du jeu, en trouvant cela «terrible». Mais avoir ses raisons ne signifie pas avoir raison. Et la rationalité, scientifique mais aussi des prérogatives de Katia comme femme responsable dans un milieu très masculin, et comme ainée face à un thésard qui est, lui, guadeloupéen quand elle vient de métropole, ne peut pas devenir si aisément objective.

Pas plus que ne sont irréfutables les raisons politiques et de communication, mais aussi de gestion économique, que prend en compte le préfet, ou les angoisses et les besoins, mais aussi les savoirs, et les colères de la longue histoire coloniale vécue par les habitants.

Il y a les graphiques des appareils d’analyse, les instructions de Paris, les rapports d’affection, de pouvoir, de révolte entre les personnes. Et le volcan, qui lui aussi a ses raisons, même si, surtout si personne ne peut entièrement les décrypter.

Autour de la menace d’une catastrophe, «naturelle» si on veut mais dont les formes dépendront de décisions humaines, et des dégâts considérables qu’entrainent aussi évacuation, interdictions multiples, quadrillage policier, se déploient un réseau d’intrigues, d’affrontements, d’alliances. Cela se joue entre individus, entre groupes, en interactions avec les données chiffrées et avec les mouvements du magma volcanique ou les secousses dans le sol, comme avec les mots employés, les gestes et les silences. (…)

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«La Belle de Gaza» et «Anhell69», lumières trans dans la nuit

Quand la rue Hatnufa, le quartier de prostitution trans de Tel-Aviv, devient aussi un lieu de récits et de souvenirs, dans La Belle de Gaza de Yolande Zauberman.

Les documentaires de Yolande Zauberman et de Theo Montoya accueillent dans leur mise en scène la richesse émotionnelle et les puissances critiques de celles et ceux qui vivent et meurent de mettre en question les frontières genrées.

Ce mercredi 29 mai, sortent sur les écrans deux films qui se font écho de multiples manières. Pas seulement parce qu’ils concernent l’un et l’autre des personnes marginalisées par les normes sociales et qu’ils sont l’un et l’autre situés dans des environnements particulièrement violents.

Mais aussi parce que, entièrement filmés de nuit, chacun invente des réponses de cinéma, disponibles aux réalités intimes complexes qu’ils évoquent, attentives à ne pas enfermer des figures dans des clichés, y compris ceux souvent mobilisés par des membres de la communauté LGBT+ ou qui veut les soutenir. Ils sont eux-mêmes, par leur mise en scène et de façon chaque fois singulière, des films trans.

«La Belle de Gaza» de Yolande Zauberman

Une lumière dans la nuit. La lumière qui irradie littéralement de cette femme à la spectaculaire beauté dans une rue de Tel-Aviv, personne qui fut d’abord un garçon arabe. On la retrouve, Talleen Abu Hanna. Elle parle, elle raconte, elle rit. C’est vivant et chaleureux, dans un étonnement qui est à la fois celui de celle qui parle, de celle qui filme et de qui regarde.

Elles seront cinq, chacune différente, chacune avec des drames et des joies, des difficultés et des défis, chacune avec une énergie singulière. Quatre sont arabes, une est juive, qui a été mariée à un rabbin qui ignorait qu’elle avait été un homme.

Yolande Zauberman les a rencontrées en suivant une légende, à la recherche de cette femme trans qui serait venue à pieds de Gaza. Ce qui est impossible maintenant était déjà impossible depuis des décennies, depuis que Gaza c’est l’enfer, un enfer bouclé, bien avant d’être désormais écrasé en permanence sous les bombes.

Cette belle de Gaza est une héroïne, qui a peut-être existé et a peut-être été fantasmée. Mais les fantasmes sont du même tissu dont sont faites les existences de ces femmes, en butte aux violences des hommes, pour ce qu’elles sont et veulent être, pour la façon dont elles sont vues. Elles sont aussi très différentes entre elles et très différentes des clichés les concernant.

Avec ce film, la cinéaste française poursuit sa recherche des envers d’un décor qui est celui de la nuit à Tel-Aviv, mais ouvre sur des manières d’exister infiniment plus vastes, recherche qu’elle avait commencé d’explorer avec les formidables Would You Have Sex with an Arab? (2012) et M (2018).

Dans le quartier de prostitution trans, elle interroge celles qui survivent en faisant le trottoir. Elle demande après cette héroïne, certaines l’ont vue et d’autres n’y croient pas. Mais bientôt, à partir de cette question romanesque, se déploient des récits personnels, extraordinairement précis, intimes, individuels.

L’image de la possible héroïne d’un impossible trajet, montrée à l’une des belles de la nuit trans à Tel-Aviv. | Pyramide Distribution

On y découvre la complexité des relations, intenses, à la famille et à la religion, surtout chez les quatre femmes arabes. Il s’y produit aussi des partages sidérants de respect et d’affection. Ainsi, ce moment entre Nathalie et son ami d’enfance, qui ont été deux copains d’école palestiniens et sont aujourd’hui des adultes, liés par une tendresse indestructible.

Il y aussi Talleen Abu Hanna et son père, par-delà l’immense et abrupt fossé qui sépare celle qui a remporté le prix de beauté trans israélien et ce chauffeur de bus arabe au volant de son véhicule. La manière dont est filmé leur échange est une merveille de justesse respectueuse de chacune et chacun.

Inutile de tergiverser, ce film tourné à Tel-Aviv bien avant le début de la guerre qui ravage la bande de Gaza à la suite des attentats du 7 octobre 2023 et qui ne cesse de mentionner l’enclave palestinienne, ne peut pas être regardé comme il l’aurait été avant les massacres en cours.

La connaissance de ce qui s’y produit peut s’interposer entre les spectateurs et ce que montre le film, quand le contexte est si tragique. Elle peut aussi décupler l’attention aux émotions, aux personnes pour elles-mêmes, au maintien de l’espoir dans la construction d’autres manières d’être que la violence identitaire qui engendre des monstruosités, comme l’actualité en est en ce moment témoin.

De Yolande Zauberman
Durée: 1h16
Sortie le 29 mai 2024

«Anhell69» de Theo Montoya

«À Medellín, on ne peut pas voir l’horizon.» La formule, attestée par un plan magnifique de la grande cité colombienne, offre d’emblée la traduction matérielle et spatiale du no future qui est ici bien plus qu’un slogan. Theo Montoya est à la place du mort, littéralement, c’est-à-dire dans un cercueil (comme dans un plan célèbre de Vampyr, ou l’étrange aventure de David Gray de Carl Theodor Dreyer).

Il est le réalisateur du film qu’on regarde et le réalisateur d’un autre film, de vampires, qui devait aussi s’appeler Anhell69 et qui n’existera pas. Parce que les vampires sont morts. C’est-à-dire, comprend-on peu à peu, ceux qui devaient jouer les vampires, dont l’acteur principal, Camilo Najar. (…)

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«Los Reyes del mundo», fantastique et réaliste

Cinq garçons lancés dans une odyssée à travers les dangers et les espoirs d’une autre existence.

Le film de Laura Mora accompagne avec vigueur et inventivité le voyage de jeunes gens lancés dans une quête vitale qui leur fait traverser leur pays, la Colombie marquée par la violence et la misère.

Du monde, ils se sentent un instant les rois, lorsque la vitesse du camion auquel ils ont amarré leur vélo tout-terrain les entraîne au-delà de toutes les gravités –misère, violence, drogue, solitude, impératif machiste, racisme, etc.– qui lestent leurs jeunes existences.

Adolescents des rues de Medellin, Rà un peu plus mûr que les autres, Winny encore un gosse, Sere au bas atrophié, Nano subissant les conséquences brutales de sa peau noire, sont embarqués dans une quête à laquelle s’est joint le trouble Culebro.

Los Reyes del mundo est une odyssée fantastique et réaliste, comme est à la fois fantastique et réaliste la promesse qui les a mis en chemin vers l’arrière-pays colombien: Rà a le droit de récupérer la terre volée naguère à sa grand-mère par les paramilitaires qui ont fait régner la terreur dans le pays durant la guerre civile qui les a opposés aux FARC durant des décennies.

Les enfants de la misère sociale et de la guerre civile

Une telle procédure de restitution existe en effet dans la Colombie actuelle; son application est, elle aussi, réaliste et fantastique. Inventant l’équipée échevelée des cinq jeunes gens, Laura Mora trouve l’énergie violente et rêveuse d’un récit qui emprunte ainsi, non par parti pris stylistique mais par fidélité à la situation effective de son pays, au réalisme magique de la littérature latino-américaine.

Un pays où, encore un peu plus que dans bien d’autres, le sort d’innombrables enfants et adolescents livrés à la vie brutale de la rue, aux trafics et à l’absence d’avenir est une réalité omniprésente, avec en plus la toile de fond d’une sortie de la guerre civile loin d’être réglée.

Récit d’un voyage et récit d’un rêve, Los Reyes del mundo invente une narration où les manifestations de réalités d’une dureté extrême alternent avec des moments de suspens de la noirceur du monde, qui scandent comme des échappées mentales l’aventure de Rà et de ses copains.

La si douce tendresse de vieilles fées surgies du néant dans un inexplicable bordel en pleine campagne. | Rezo Films

Si l’apparition récurrente d’un cheval blanc aux allures d’hallucination prélude systématiquement à une catastrophe, d’improbables étapes de douceurs surgissent au détour de cette route taillée par la petite troupe, qui s’amenuise de par la perte en chemin de certains de ses membres.

Le bordel kitsch en pleine cambrousse tenu par les vieilles prostituées maternelles, l’ermite aux chiens retiré en haut de sa montagne, le couple de paysans si âgés qu’ils sont peut-être des spectres hantant leur maison en ruine, sont autant d’espaces oniriques où s’imagine un autre monde –le seul où les adolescents règneront jamais. (…)

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«Memoria», un film à vivre et à rêver, les yeux et l’esprit ouverts

Jessica (Tilda Swinton) hantée par une absence qui déclenche en elle d’étranges phénomènes. 

Événement du dernier Festival de Cannes, le nouveau film d’Apichatpong Weerasethakul accompagne de la ville à la jungle une femme en deuil et fait éclore un monde immense, où respirent ensemble réalité et imaginaire.

Elle regarde, elle écoute. On ne sait pas pourquoi Jessica est là, ni ce qui est sous ses yeux. Mais nous savons sans le moindre doute l’intensité de ce qui a lieu devant elle, l’orage qui la traverse.

À ce moment-là, une heure après le début du film, nous, ses spectateurs, habitons de plain-pied dans un monde qui a établi en douceur ses propres règles de fonctionnement. Un monde construit avec une multiplicité de présences et d’absences qui, ensemble, ne cessent d’ouvrir vers des récits, des émotions, des souvenirs, des sensations.

Ce qui se trouve devant Jessica n’est pas secret, on le verra d’ailleurs un peu plus tard sans surprise: le quatuor de jazz qu’on entendait. Ce cinéaste, Apichatpong Weerasethakul, sait la différence entre la médiocre mécanique du secret et les infinies puissances du mystère.

Comme dans tous les précédents films de l’auteur de Oncle Boonmee, la Palme d’or de 2010, et de l’hypnotique Cemetery of Splendour, Memoria est sans secret et saturé de mystère.

Qui connaît mal son cinéma aura peut-être mis un moment à entrer dans une proposition qui n’appelle pas de dévoilements ni de révélations, mais offre d’accompagner l’esprit ouvert un cheminement des sensations et de l’imagination.

Pour la première fois en vingt ans et neuf longs-métrages, Joe (ainsi que lui-même se surnomme) n’a pas filmé dans son pays, la Thaïlande, ni filmé des acteurs amateurs ou semi-professionnels proches de lui.

Une actrice magnétique et des explosions dans la tête

Avec Tilda Swinton, cette immense et si singulière actrice, il parcourt un chemin tracé de Bogota à la forêt colombienne, manière sans doute de se décaler lui-même, d’ouvrir plus grand encore les espaces où se logent ses rêves et ses questions, où il accueille les rêves et les questions de ses spectateurs, chacun d’eux.

Au début, dans la pénombre d’une pièce aux fenêtres voilées, tandis que le jour se levait à peine, elle est apparue comme une ombre, Jessica. Elle est, par certains côtés, une ombre, habitée de la mémoire et de la douleur à la suite de la mort de l’homme qu’elle aimait.

Avec Jessica, à l’écoute. | New Story

Elle est aussi une personne très présente, vive, réactive. Et encore, le siège d’un étrange phénomène qui devient, entre malédiction et gag, une sorte de contrepoint rythmique et sensoriel au parcours du film: elle entend des explosions, des «bang» à la fois sourds et puissants.

C’est dans sa tête? Oui, sans doute, mais qu’est-ce que cela veut dire, «dans sa tête»? Sûrement pas que cela n’existerait pas. D’ailleurs peut-être ces explosions ont véritablement lieu, même si personne alentour ne semble s’en apercevoir.

Médium, Jessica? Oui aussi, sans doute –plus tard, quelqu’un lui dira qu’elle est «comme une antenne de radio», percevant des phénomènes réels auxquels les autres sont insensibles.

Jessica, habitée par son deuil et par les phénomènes acoustiques perturbants qui la surprennent, chemine dans un état légèrement déphasé tandis qu’elle croise une archéologue française qui étudie des squelettes d’il y a 6.000 ans, un musicien qui rêve de Tokyo au pied d’une statue de Copernic, une jeune femme accidentée qui est peut-être sa sœur, ou sa belle-sœur (la sœur du mort) et le mari de celle-ci, un homme insomniaque qui lui dit avoir les mêmes rêves qu’elle, ou les mêmes souvenirs d’enfance, et qui est peut-être un extraterrestre. (…)

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Apichatpong Weerasethakul : « Tout est dans la présence »

Tourné en Colombie où il a réuni Tilda Swinton et Jeanne Balibar, Memoria a reçu le prix du jury à Cannes en juillet dernier. À quelques jours de sa sortie sur les écrans et avant que ne se termine « Periphery of the Night », l’exposition qu’il a conçue pour l’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne, Apichatpong Weerasethakul évoque avec minutie ses pratiques artistiques multiples.

Cela s’est passé l’été dernier. Il était environ 17h45 ce 15 juillet, le 74e Festival de Cannes allait bientôt se terminer, et le générique de Memoria, le nouveau film d’Apichatpong Weerasethakul, finissait de défiler sur l’écran géant du Grand Auditorium Lumière, la salle la plus vaste du Palais des festivals. Saluant le réalisateur, ses interprètes et de son équipe, les applaudissements ont été immédiatement très nourris, ce qui n’a rien de rare à la fin de la présentation d’un film en compétition officielle.

Plus inhabituelles sont bientôt apparues l’intensité et surtout la durée de l’ovation, qui semblait ne plus vouloir s’arrêter. Le public saluait un film magnifique, bien sûr, mais c’était aussi comme si, en ce moment si particulier où le cinéma esquissait une renaissance après la longue immobilisation due au Covid, tous les présents, artistes, professionnels, officiels du Festival, critiques, spectateurs en tous genres célébraient une très haute idée de ce que peut être un film, sa richesse, son ambition, sa délicatesse, son étrangeté et sa pertinence. Tandis que le toujours discret « Joe » Weerasethakul frémissait d’embarras d’être l’objet d’une telle ferveur, on put songer alors, aussi étrange que cela puisse paraître, que cette communauté s’applaudissait aussi elle-même, applaudissait l’ensemble des conditions qui rendent possible l’existence d’une œuvre aussi remarquable que Memoria – les festivals et la présence d’un public faisant partie de ces conditions.

Mais incontestablement, ce moment exceptionnel rendait aussi justice à une œuvre exceptionnelle. Avec Memoria, nouveau temps fort dans l’œuvre du cinéaste et artiste visuel thaïlandais consacré à Cannes avec la Palme d’or d’Oncle Boonmee en 2010, l’auteur de Blissfully Yours, de Tropical Malady, de Syndromes and a Century et de Cemetery of Splendour, également concepteur de grandes propositions muséales, dont « Periphery of the Night » qui se tient à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne jusqu’au 28 novembre, venait d’offrir une inoubliable expérience de cinéma. À Bogota, puis dans la campagne colombienne, au fond d’un tunnel et dans une petite ville, le film accompagne le fascinant voyage de Jessica, interprétée par Tilda Swinton. Jessica est hantée par la souffrance de la perte d’un être cher, et elle éprouve ce curieux syndrome d’entendre des explosions, qui se produisent peut-être seulement dans sa tête, et peut-être dans le monde, sans que quiconque paraisse s’en apercevoir. Une succession de rencontres va lui donner accès à d’autres dimensions spirituelles. C’est aussi ce qui est arrivé à chacun des spectateurs cet après-midi là, et ce à quoi invite l’immersion dans cette formidable mobilisation des puissances du cinéma qu’est le neuvième long métrage de cet artiste visionnaire et sensuel, au plus près des enjeux de notre temps. J.-M.F.

Comment décririez-vous les origines de Memoria ?
Elles sont anciennes. Pendant longtemps, il ne s’agissait que d’idées, concernant différents personnages, mais de manière assez dispersée. Le film a pris forme lorsque j’ai été invité dans la ville de Carthagène, en Colombie, pour le festival du film en 2017, où presque tous mes films ont été montrés. Je n’étais pas à l’aise, j’avais l’impression de participer à un hommage posthume, il y avait quelque chose de funèbre, ce à quoi j’ai cherché à échapper en partant voyager. J’ai circulé dans tout le pays, Bogota, Cali, etc., mais aussi des petites villes, dans la campagne, la forêt, et j’ai senti que c’était comme une renaissance. J’ai donc commencé à écrire, en me basant sur mes rencontres avec différentes personnes, notamment des artistes. Je me sentais plus proche des artistes que des cinéastes quand j’étais là-bas, sauf à Cali où il y a une forte communauté de cinéma. Et pendant le processus d’écriture, j’ai eu l’idée d’utiliser ce syndrome que j’ai depuis longtemps, celui d’entendre des sons dans ma tête, comme des explosions.

À Carthagène, vous aviez aussi rencontré quelqu’un qui semble avoir été une source d’inspiration pour plusieurs aspects du film.
Oui, il s’appelle Joseph, il est français, il a beaucoup voyagé en Asie, mais il était en Colombie à ce moment-là, puis il est retourné en Thaïlande où il vit actuellement. C’est un homme tellement étrange, qui semble se souvenir de tout, et qui ne peut jamais dormir. Je l’ai vu comme un extraterrestre exilé sur terre. Il a inspiré le personnage nommé Hernán dans le film.

Vous partez donc de situations ou des personnes réelles, mais sans relations entre elles. Comment transformez-vous ces éléments en une fiction cohérente ?
Cela se produit peu à peu durant le long processus d’écriture. Le scénario est assez détaillé, avec beaucoup d’éléments factuels, y compris des croquis, des documents photographiques, des vidéos, des story-boards[1]. Mais in fine il s’agit de réduire, de retirer des choses. C’est ce qui permet au film dans son ensemble de prendre forme. Lorsque j’écris les composantes du film, c’est en rapport avec des êtres existants, principalement des lieux, mais aussi dans ce cas, Tilda. Nous nous connaissons bien, depuis longtemps. Je savais dès le départ qu’elle serait dans le film, qui est en grande partie basé sur elle, sur la façon dont je la vois, sur ce que je sais qu’elle peut incarner, et aussi sur sa volonté d’en faire partie, ce dont nous avions longuement discuté durant toutes ces années d’amitié. J’imaginais des scènes, des situations déterminées par elle avant même de savoir où cela se passera, comment elle sera habillée, qui sera avec elle dans la scène.

Vous voulez dire que les lieux de tournage ainsi que l’actrice principale et le personnage sont déjà prêts avant que le scénario ne soit écrit ?
Pour l’essentiel, oui. Le scénario était en fait beaucoup plus complexe, avec plus de rêves, y compris un rêve dans un rêve, plus d’explosions, plus de scènes avec l’archéologue française que rencontre Jessica, et qu’interprète Jeanne Balibar. J’ai donc dû faire beaucoup de choix pour arriver à la forme du film tel qu’il est maintenant. Mais j’aime aussi ajouter des éléments que je découvre pendant les répétitions ou le tournage. Par exemple, l’explosion du pneu du bus s’est réellement produite, et nous l’avons ajoutée dans le film.

Ce processus de réduction est actif pendant l’écriture, pendant le tournage, par rapport à ce qui était écrit dans le scénario achevé, et aussi pendant le montage.
C’est vrai, c’est vrai. Je tourne beaucoup. Il y a des scènes qui ne sont pas dans le montage final et qu’il était crucial de filmer de toute façon. Le tournage lui-même est un processus organique qui exige de passer par diverses situations. Et ensuite, il faut déterminer ce qui doit rester dans la version finale, et ce qui devra être là différemment, pour habiter le film même sans le montrer explicitement.

Ce qui n’est pas dans le montage final peut aussi exister différemment : à la différence de la plupart des autres cinéastes, vous avez également la possibilité d’utiliser le matériel filmé qui n’est pas intégré à la version finale du film dans une œuvre présentée à une galerie d’art ou un musée, puisqu’on retrouve dans les expositions que vous concevez beaucoup d’éléments venus de vos films.
Oui, mais je ne m’y attends pas, ce n’est jamais prévu de cette façon. Ces choix se font après coup. Surtout dans ce film, il aurait été totalement impossible d’anticiper, car les scènes s’influencent mutuellement, une scène rend soudainement une précédente absolument nécessaire ou, à l’inverse, superflue. Le montage de Memoria a été de loin le plus difficile que je n’ai jamais connu, il était vraiment ardu de trouver l’équilibre entre ce qui est montré et ce qui ne l’est pas.

Le fait que vous ayez également une formation d’architecte a-t-il un effet sur votre manière de travailler, sur votre façon de construire vos films ?
Hum… Je ne pense pas. Pas en ce qui concerne le tournage et le montage en tout cas, mais peut-être un peu pendant le processus d’écriture du scénario. Surtout en pensant en termes d’échelles, et de circulations. Mais je pense vraiment à ce que je fais plus un film comme un voyage que comme un bâtiment.

Peut-on dire que la pandémie vous a aidé, ou même forcé à consacrer plus de temps au montage ?
Memoria devait être présenté au Festival de Cannes 2020 et, oui, ce fut une sorte de soulagement lorsque nous avons appris qu’il devait être reporté d’un an, car nous avons pu travailler davantage, mais surtout sur la conception sonore et l’étalonnage. Le montage lui-même était terminé à ce moment et je n’y ai pas retouché.

Dans quelle mesure une comparaison entre la Thaïlande et la Colombie aurait-elle un sens pour vous ?
Je n’ai jamais eu l’impression d’utiliser la Colombie comme une métaphore de la Thaïlande. J’étais vraiment connecté avec ce pays, d’autant plus que la plupart de l’équipe était colombienne. Ils m’ont beaucoup aidé à établir un lien avec les endroits où nous tournions, avec l’histoire de la région, ils ont certainement influencé la façon dont j’ai dépeint des situations et des relations spécifiques, au-delà de la présence réelle d’objets et de lieux. La langue est également très importante ici. Je ne parle pas vraiment espagnol même si j’ai quelques notions, donc les membres de l’équipe colombienne ont joué un rôle décisif à cet égard. J’avais écrit le scénario en anglais, en partie en Thaïlande et en partie en Colombie, mais tout cela devait être « digéré » en espagnol.

Comment le fait d’être un étranger en Colombie a-t-il affecté votre façon de travailler ?
Cela a certainement changé ma position en tant que réalisateur, et je pense que cela a été finalement très fructueux, même si parfois cela prend plus de temps et plus de travail. Mais, au-delà des questions de langues ou de différences culturelles, ce à quoi je peux encore m’identifier de manière directe, ce sont les silences, les rythmes, traiter cet aspect comme de la musique, alors je me suis concentré sur cela.

Et le fait d’avoir des personnages principaux non colombiens, joués par Tilda Swinton et Jeanne Balibar, a pu créer des effets spécifiques.
Exactement ! Le look même de Tilda est déjà un élément perturbateur dans ce contexte, cette grande femme blanche, très pâle et blonde qui marche dans les rues de Bogota a l’air vraiment surréaliste, il est évident qu’elle n’est pas à sa place. Comme moi, elle est manifestement étrangère. Avant le tournage, j’ai rencontré le producteur de Ciro Guerra, qui m’a dit que mon projet ne pouvait pas marcher, que ça ne marche jamais quand on place un acteur dans un environnement totalement différent, où il ou elle n’a pas du tout sa place. J’ai pris son avertissement au sérieux et j’ai essayé de le développer.

Diriez-vous que la façon de jouer de Tilda Swinton, de Jeanne Balibar mais aussi des acteurs colombiens est différente de vos expériences précédentes avec des acteurs thaïlandais ?
Oui, parce que les acteurs avec lesquels j’ai travaillé en Thaïlande interprétaient des personnages très proches d’eux-mêmes. Nous utilisions généralement leurs vrais noms, je connais leur histoire. La plupart du temps les films se développent à partir de leur histoire personnelle. Memoria est différent, j’essaie de me connecter à quelque chose de plus abstrait, au deuil, à des réminiscences du personnage de Jessica Holland dans I Walked with a Zombie, le film réalisé par Jacques Tourneur en 1943[2]. La relation entre les personnages et les acteurs est donc très différente. Nous avons accordé beaucoup d’attention, Tilda et moi, à la construction du personnage, principalement à travers son langage corporel, à travers de minuscules détails dans les gestes et les expressions du visage. La vraie Tilda Swinton est très différente de Jessica. Il y a aussi une différence de vitesse, les acteurs thaïlandais se déplacent généralement beaucoup plus lentement, tandis que Tilda ou Jeanne bougent assez rapidement. Nous avons modifié cela en fonction des situations et de la définition des personnages. Dans le film, Tilda a une présence qui n’est pas tout à fait naturelle, aussi parce que le son de sa voix n’est pas parfaitement synchronisé, afin de créer un léger sentiment d’étrangeté.

Vous connaissez Tilda Swinton depuis longtemps, mais qu’en est-il de Jeanne Balibar ?
Nous sommes devenues amis ici, au Festival de Cannes, en 2008, lorsque nous étions tous deux membres du jury du Festival. Mais le travail avec les deux actrices a été très différent. Tilda est extraordinairement malléable, elle est comme de l’eau, mais Jeanne est très solide, elle est vraiment elle-même. Je ne peux l’imaginer qu’à Paris – la façon dont elle bouge, la façon dont elle fume. Au début, c’était un peu difficile, mais à la fin, je me suis dit : « Ok, je vais suivre Jeanne. Je vais travailler avec Tilda pour sculpter cette Jessica, et juste laisser Jeanne être Jeanne ».

Pendant le processus d’écriture, montrez-vous ce que vous faites à d’autres, en discutez-vous avec des interlocuteurs ?
La seule personne à qui je montre toujours mon travail en cours est mon producteur, Simon Field[3]. Nous en parlons beaucoup. Il connaît très bien mon travail, ses commentaires m’aident. Beaucoup plus tard, j’ai montré le scénario à Tilda, lorsque nous nous sommes rencontrés à Doha où nous étions tous deux invités, puis elle est venue en Thaïlande. Nous avons beaucoup parlé de son expérience de la perte – son père venait de mourir. Nous avons également parlé de cette expérience sonore, les « bangs », qui joue un rôle majeur dans le film. Elle est très intéressée par les phénomènes biologiques, et, parmi eux, par la place spécifique de l’auditif dans notre relation au monde. Mais avec elle, la véritable collaboration a commencé lorsqu’elle est arrivée à Bogota pour le tournage. Entre-temps, rentrée chez elle en Écosse, elle avait beaucoup travaillé sur son style, elle avait accepté de laisser pousser ses cheveux bien qu’elle ne les aime pas, elle continuait à m’envoyer des photos. Et elle a appris l’espagnol.

De quoi parlez-vous avec elle ?
Nous n’avons jamais discuté des motivations du personnage, ni de l’explication psychologique. Durant la préparation, les personnes chargées des costumes ou des accessoires posaient des questions comme : quand son mari est-il mort ? A-t-elle des enfants ? Quel type de voiture elle conduit ? Et je répondais : Je ne sais pas. Je m’en moque. Et Tilda avait la même attitude, c’est ce que j’aime chez elle. Tout est dans la présence, pas dans des chaînes d’explications. (…)

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«La Terre et l’ombre», lueurs de Colombie

terre_7La Terre et l’ombre de César Acevedo. Avec Haimer Leal, Hilda Ruiz, Edison Raigosa, Marleyda Soto. Durée : 1h37. Sortie le 3 février.

Rarement un plan d’ouverture aura aussi puissamment non pas résumé, mais suggéré ce qui va se jouer par la suite que dans ce premier film qui a très légitimement remporté la Caméra d’or au dernier Festival de Cannes. Dans toute la profondeur de l’image, coupant un océan de cannes à sucre qui semble occuper tout l’espace, une route sur laquelle chemine lentement vers nous un homme seul. Venu du fond du plan, une énorme machine, un camion s’approche dans le dos de l’homme, qui pour l’éviter doit un moment se fondre dans la masse végétale avant de reprendre son chemin, sa vieille valise à la main. La poussière n’en finit pas de retomber. Rien de très spectaculaire, donc, ni aucune rebondissement dramatique. Uniquement des objets communs, et une situation plutôt banale. Mais une richesse des sens, une fécondité des formes, des matières et des bruits, une fertilité de possibles associations d’idées dans ce monde étouffant mais peuplé d’être étonnamment vivants.

Il marche vers sa maison, le vieil Alfonso, sa ferme qu’il a quittée il y a bien longtemps. Là, son fils se meurt. Là, sa femme, Alicia, ne l’attend pas, toute entière à la haine froide, à la fureur confite qu’elle lui voue, pour un motif qui ne sera jamais entièrement éclairci, et qui l’a fait quitter sa terre. Il y eut peut-être une autre femme, et certainement ce cheval d’une surnaturelle beauté, qui traverse les rêves, et que chevauchent toutes les métaphores qu’on voudra.

Là, dans cette maison, rêve et grandit et s’amuse et s’inquiète son petit fils, là, s’active et se dévoue sa belle-fille. Étouffante, donc, la maison hantée de vieux fantômes et de difficultés matérielles, étouffante la chambre sombre où le fils dépérit, étouffante aussi l’atmosphère saturée de cendres, quand après la récolte sont brulés les champs de canne. Le fils en crève. Étouffante, aussi, la monoculture qui étrangle la région, et où sont exploités par les grands propriétaires des ouvriers agricoles qui travaillent sur ce qui fut jadis leurs champs. Cela se passe aujourd’hui.

Étouffant, oui, et pourtant jamais sinistre, jamais défait, jamais complaisant. Il y a dans la manière de filmer de César Acevedo une attention aux visages, une délicatesse d’écoute des inflexions et des silences, un art musical des gestes quotidiens qui font de ce film une belle et lente éclosion. Son histoire simple et tragique, Acevedo la raconte par grands aplats narratifs, agencement de séquences chacune riche de son énergie propre, qui tient parfois à un état de la lumière, à la pulsion d’un geste. Même dans la chambre aux fenêtres toujours fermées (pour se protéger des poussières du brulage qui tuent le fils à petit feu), d’autres lueurs sont possibles. (…)

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