La Berlinale, confinée mais ouverte au monde et aux formes

Memory Box, quand effusions d’adolescence amoureuse et explosions mortelles de la guerre s’inscrivent ensemble dans l’image.

Dans des conditions contraintes, le Festival de Berlin 2021 a présenté un panorama stimulant, où respirent de multiples idées du cinéma.​

Cette année comme depuis trente ans, j’ai couvert le Festival de Berlin. L’expérience est singulière. Bien sûr, cela fait longtemps qu’on regarde des films en ligne, et le Covid a démultiplié cette pratique. Mais jouer le jeu d’un grand festival depuis chez soi, avec ce que cela suppose d’immersion et en même temps de souplesse mentale au fil des quatre ou cinq longs-métrages regardés chaque jour, s’avère une expérience déstabilisante.

Il ne s’agit pas ici de plaindre celui qui s’y soumet (ou s’y adonne, comme on voudra), mais de s’inquiéter de la manière dont les films sont perçus dans un tel contexte. Même si j’ai la possibilité, ou le privilège, de pouvoir les voir dans l’obscurité sur grand écran, avec un projecteur et un bon système sonore.

Cela atténue un peu l’injustice qu’ils subissent, sans éliminer tout ce qui se perd avec l’absence des véritables salles, des spectateurs et spectatrices en chair et en os, et de la vie festivalière qui ne se résume pas aux seules projections. Sans doute y aura-t-il des changements à envisager, des améliorations à imaginer pour les festivals du futur, mais le bilan est sans appel: en tant que tel, ce type de manifestation est extrêmement précieux.

C’est donc dans ces conditions dégradées qu’on aura pu suivre la 71e édition. C’est-à-dire regarder une trentaine de longs-métrages, toutes sections confondues. Il en ressort une impression générale plus que positive, où, malgré des absences évidentes (Hollywood bien sûr) ou moins considérées (Où était l’Afrique? Pourquoi une seule production asiatique grand public, le tape-à-l’œil Limbo?), brillent un grand nombre de films mémorables parmi lesquels se dessinent quelques lignes de force.

Un Ours d’or contre la laideur contemporaine

Accusée et combative, l’héroïne de Bad Luck Banging de Radu Jude, interpétée par Katia Pascariu.

Commençons par saluer le choix de l’Ours d’or, Bad Luck Banging or Loony Porn, de l’excellent cinéaste roumain Radu Jude. Avec ce film dont on guettera avec curiosité la traduction du titre pour une sortie française qu’on espère pas trop lointaine, l’auteur de Aferim! et Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares compose une comédie noire et rose Barbie, réquisitoire impitoyable contre les laideurs et les hypocrisies d’une société, la sienne, et d’une époque, la nôtre.

En trois chapitres aux tonalités très variées, dont une mise à jour ravageuse du Dictionnaire des idées reçues du cher Gustave, ce film tourné à l’arrache en temps de Covid met à nu les véritables obscénités contemporaines, au fil d’un carnaval habité d’un rire qui est plus que jamais la politesse du désespoir. Les masques, ici, inscrivent moins le moment de la pandémie que le grotesque d’un jeu social en face duquel les scènes de sexe explicites avec lesquelles s’ouvre le film sont aisément renvoyées à leur anodine banalité.

Liban, Israël/Palestine, la mémoire et l’histoire

Très injustement oublié du jury en revanche, Memory Box, des cinéastes et artistes libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, compose un vertigineux voyage non pas dans le passé mais dans plusieurs présents (celui d’aujourd’hui au Québec, celui des années 1980 à Beyrouth).

Hanté par la guerre mais bouillonnant de jeunesse, le film s’inscrit dans la continuité de la longue recherche du tandem sur la façon dont nous vivons avec des mémoires enfouies, refoulées, maquillées, mais où circulent toujours des courants de vie. Huit ans après The Lebanese Rocket Society, Memory Box déploie ainsi une bouleversante attention aux flux de signes chargés d’émotion, de sens politique, de violence, de quête personnelle et collective.

Le film appelle aussi la mise en relation avec plusieurs autres des réalisations importantes montrées à la Berlinale. Il fait notamment écho au passionnant travail d’historien composé par Avi Mograbi à partir des témoignages recueillis par l’association Breaking the Silence auprès d’anciens soldats de Tsahal.

Avi Mograbi en professeur es occupation militaire dans The 54 First Years.

Dans The 54 First Years, le cinéaste de Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon et de Dans un jardin je suis entré ne se contente pas d’accumuler les récits. Il rend sensible la logique interne du plus long processus d’occupation de l’histoire moderne, le littéralement interminable étouffement des territoires palestiniens par Israël.

Les échos avec le film de Joreige et Hadjithomas ne concernent pas seulement la proximité géographique, mais une relation intelligente et vibrante au passage du temps, et un travail très inventif sur les archives visuelles et sonores.

Les «Nous» et les Je

Et c’est aussi ce que font deux autres films passionnants, à partir d’enquêtes par les moyens propres du cinéma, et où l’implication personnelle des cinéastes est revendiquée comme une ressource importante –tout comme ce sont les cahiers d’adolescence de Joana Hadjithomas qui nourrissent Memory Box, tandis que Mograbi intervient en personne à l’écran pour dérouler le sens des récits qu’il a assemblés.

Un plan du Nous d’Alice Diop.

Film important et d’une grande finesse sur un thème qui appelle si volontiers l’emporte-pièce simpliste, Nous d’Alice Diop (Prix du meilleur film dans la section Encounters) met en regard, au sens fort de l’expression, des formes de vie de part et d’autre de Paris.

Les séquences tournées dans les cités et les pavillons du quatrième âge de Seine-Saint-Denis, et celles lors d’une chasse à courre en forêt de Fontainebleau, avec la mise en écho de souvenirs et d’archives personnelles de la réalisatrice, composent un trésor de rencontres qui posent sans cesse d’excellentes et nécessaires questions.

Ces questions vibrent dans le titre si simple et si complexe de ce film qui réussit à faire de la générosité, pour celles et ceux auxquels il prête attention, une admirable puissance politique.

Il est profondément juste qu’Alice Diop s’arrête, au cours du trajet de Nous, sur ce lieu très actuel situé à Drancy, banlieue parisienne où il ne fait guère bon vivre, et qui est aussi là d’où tant d’êtres humains furent envoyés à la mort.

Pour retourner interroger ce que nous voyons, ce que nous ne pouvons et ne pourrons jamais voir de la Shoah, il était nécessaire pour Christophe Cognet d’être lui aussi présent dans son film.

À Auschwitz-Birkenau, Christophe Cognet (au centre) compare une photo prise dans le camp alors en activité et le paysage d’aujourd’hui. | Berlinale

Il lui fallait prendre en compte la singularité des points de vue, dont le sien, aujourd’hui et maintenant, comme ce qui fut le point de vue de celles et ceux qui, au cœur de la terreur nazie, produisirent des photos des camps.

Avec À pas aveugles, méthodique sans imposer de réponse et encore moins de morale, le réalisateur construit des cadres de réflexion qui ne minimisent ni ne banalisent les atrocités qui eurent lieu –des lieux qui existent toujours, et où il importe d’aller, et de se demander ce qu’on y fait– mais au contraire leur donnent toute leur puissance actuelle de méditation et d’émotion.

Memory Box est une fiction saturée de réel, The 54 First Years, Nous et À pas aveugles sont des documentaires habités de récits et de productions de représentations. Très différent mais bien du même temps, celui de la nécessaire interrogation sur le statut des images que nous voyons et des histoires qui nous sont contées, l’étonnant Una película de policías («Un film de policiers») du Mexicain Alonso Ruizpalacios emprunte d’autres voies sous le signe des mêmes inquiétudes.

La construction en abyme de la fiction et du documentaire autour de l’existence des membres de la police de Mexico, et plus singulièrement d’un couple de flics, ouvre une approche très riche des réalités complexes de cet univers violent et misérable. Et la manière dont il éclaire le fonctionnement de la police, ou la formation de ses membres, est là aussi loin de ne concerner que son seul contexte immédiat.

Les parties pour le tout

Aussi différents soient-ils, le film de Radu Jude, celui de Joreige et Hadjithomas, celui de Mograbi, celui de Cognet, celui de Ruizpalacios ont en commun d’être divisés en chapitres. Comme si, pour appréhender la complexité de ce qu’ils prennent en charge, il fallait structurer un récit en sous-parties. C’est aussi le cas de pures fictions, plutôt construites sur le modèle du recueil de nouvelles, ou du film à sketches, dont on aura trouvé plusieurs occurrences à la Berlinale.

Les actrices Fusako Urabe, Aoba Kawai dans le 3e épisode de Wheel of Fortune and Fantasy de Ryusuke Hamaguchi.

Si le procédé peut parfois être décevant d’artificialité et de systématisme, ce n’est pas le cas de Wheel of Fortune and Fantasy, d’ailleurs sous-titré Ryusuke Hamaguchi Short Stories (Grand Prix du jury). Hamaguchi, découvert avec Asako I et II en 2018, y compose un ensemble de trois situations chaque fois autour de deux ou trois protagonistes, avec un allant qui échappe de mieux en mieux au formalisme.

Ici, le meilleur tient à ce qu’il passe toujours autre chose, de plus touchant, de plus mystérieux, dans les marges ou dans les interstices des petites mécaniques sentimentales concoctées par le scénariste-réalisateur: un chassé-croisé amoureux, un piège sentimental et érotique, un redoublement des solitudes de deux femmes très différentes et qui ne se connaissaient pas.

En cela, Hamaguchi approche, sans l’égaler faute de liberté dans la façon de filmer, un maître du genre, le Coréen Hong Sang-soo. Lui aussi, comme à son habitude, a structuré son nouveau film, Introduction (Prix du meilleur scénario), en trois parties.

On y retrouve la structure du précédent, le merveilleux La Femme qui s’est enfuie, mais cette fois centrée autour d’un garçon, que les différents membres de son entourage cherchent à guider dans une direction ou une autre.

Merveilles de la petite forme

Dans ce film bref, et très plaisamment mineur, Hong semble revendiquer le même droit à une légèreté, ou à une absence d’injonctions, que son personnage.

Introduction relève assurément d’une petite forme, tout comme d’autres films mémorables de la sélection, qui eux aussi ne dépassent guère la durée d’une heure, ne mobilisent qu’un petit nombre de personnages, et ont clairement été produits avec peu de moyens.

Ainsi de Come Here, la nouvelle réalisation de la Thaïlandaise Anocha Shuwichakornpong, très libre jeu d’association de situations entre quatre jeunes interprètes en balade dans la forêt, et deux autres jeunes femmes promises à des expériences inexplicables. (…)

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Quelques belles propositions de cinéma à Locarno 2017

Pour sa 70e édition, le festival suisse qui a lieu du 2 au 12 août a d’ores et déjà consolidé sa position de grande institution cinéphile, et offert une poignée de propositions artistiques remarquables.

C’est une question qu’on ne se serait pas posée il y a encore cinq ans: combien des films dignes d’intérêt découverts à Locarno sortiront en salles en France? Jusqu’à il y a peu, la réponse, évidente, était tous –ou du moins la grande majorité.

Mais aujourd’hui, si le nombre de films en distribution a augmenté, l’audace d’offres différentes s’est en revanche réduite, même si la France reste, et de loin, le pays le plus accueillant au cinéma d’auteur.

Et comme Locarno a parallèlement évolué vers un écart de plus en plus marqué entre productions conformistes, surtout sur sa Piazza Grande, et propositions expérimentales dans plusieurs sections compétitives, les découvertes bien réelles qu’on peut faire grâce à la vénérable institution tessinoise sont promises à des destins de plus en plus aléatoires.

Institution, le Festival l’est plus que jamais, puisque son écran géant de la Piazza figure désormais sur les billets de 20 francs de la Confédération. La ville et le canton lui ont d’ailleurs ofert un bâtiment flambant neuf, avec trois nouvelles salles très ben équipées. Et vénérable assurément, lui qui fête cette année sa 70e édition –comme Cannes, créé deux ans plus tôt mais qui a connu deux années sans tapis rouge.

Les inventions de «Milla»

Rien n’assure donc que les spectateurs français auront la possibilité de découvrir les 5 ou 6 films mémorables parmi les quelque 25 découverts durant les cinq premiers jours du Festival. Du moins peut-on se réjouir que Milla, le deuxième film de Valérie Massadian, cinq ans après le si beau Nana, ait un distributeur.

Séverine Jonckeere et Luc Chessel dans Milla.

C’est la promesse de retrouver cette utopie de cinéma, qui semble inventer pour les corps et pour les mots, pour les instants et pour les lieux, d’autres usages que ceux communément attribués par les films, dans une continuelle redécouverte des moyens de raconter et d’émouvoir.

«Lucky» et «Winter Brothers», prodiges de la présence

On pourrait dire l’inverse, de manière tout aussi élogieuse, de Lucky, premier film de l’acteur américain John Carroll Lynch, et de Winter Brothers, premier film de l’Islandais Hlynur Palmason. L’un est aussi solaire (en Arizona) que l’autre est polaire (dans une zone minière glaciale), le premier est aussi émouvant et drôle que le second est brut d’affects.

Harry Dean Stanton dans Lucky.

La peau, les gestes, la démarche, la voix de Harry Dean Stanton, cowboy très âgé, font peu à peu naître sourires et serrements de gorge, dans ce qui sait être si bien un hymne à la vie dans l’ombre très présente de la mort.

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Elliott Crosset Hove dans Winter Brothers

La brusquerie des pulsions du mineur, trafiquant et obsédé joué par l’étonnant Elliott Crosset Hove, la violence sans fard de ce monde de mâles, de travail extrême, de tension à la limite de l’humain hantent le film nordique, avec au fond les mêmes ressources que le film étatsunien: la croyance dans la présence des acteurs, dans la durée, dans les puissances des sons, des ombres et des lumières.

Denis Côté à fleur de peau

Tout autre chose, ou plutôt la même chose, mais complètement différemment: on retrouve l’excellent Denis Côté, aussi talentueux qu’il arbore sa casquettes de documentariste, d’essayiste ou de réalisateur de fiction –où toutes à la fois. (…)

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« Que ta joie demeure », symphonie au crépuscule

 

que-ta-joie-demeureQue ta joie demeure de Denis Côté. 1h10. Sortie le 29 octobre.

Le cinéaste québécois Denis Côté a signé depuis son premier film, Les Etats nordiques, en 2005 quatre autres longs métrages de fiction (Nos vies privées, Elle veut le chaos, Curling, Vic+Flo ont vu un ours) qui comptent parmi ce que le cinéma mondial a produit de plus inventif au cours de cette décennie. Il a en outre pris l’habitude d’explorer, entre deux films au format classique, des pistes plus expérimentales.

Ce fut le cas avec le très beau Carcasses révéla à Cannes en 2009, et c’est le cas avec ces deux films qui se font écho à deux ans d’écart, Bestiaire sorti en 2012 et Que ta joie demeure qui sort aujourd’hui. Ces deux films reposent sur la même hypothèse, ou plutôt la même revendication de cinéaste : tout, absolument tout ce qui existe en ce bas monde est susceptible de devenir bouleversant de beauté, à condition d’être bien filmé. Avec Bestaire, Côté en donnait la preuve en tournant sa caméra vers des animaux. Cette fois, ce sont des hommes et des femmes au travail, les gestes et les outils du labeur manuel sous des formes variées qui mobilisent son attention.

La démonstration est imparable, du moins pour qui acceptera de se laisser simplement aller à cette expérience qui installe à distance à peu près égale de la position habituelle de spectateur de cinéma, d’auditeur d’un concert et de regardeur de tableaux. Il y a, dans le cas particulier de la mobilisation des tréfileuses, des scies circulaires et des perceuses, des machines outils et de ceux qui les actionnent, un héritage particulier, qui vient de l’art moderne du début du 20e siècle (le futurisme, Léger, Honegger, Gershwin, les ballets mécaniques, le Bauhaus, Schlemmer… ) et qui a connu ses traductions au cinéma – exemplairement L’Animal d’acier de Zielke, plus indirectement les films sur le modèle « symphonie d’une grande ville », depuis Manhatta jusqu’à Douro Faina fluvial, avec bien sûr Ruttman et Vertov.

Denis Côté reprend cette veine, cherchant les harmoniques, les symétries, les effets rythmiques dans les formes et les mouvements aussi bien que les sons. Mais la mobilisation de ces ressources sensibles est deux fois déplacée par rapport en ce qu’en firent ces illustres prédécesseurs. D’abord parce qu’il s appartiennent désormais non plus à un présent conquérant, tourné vers l’avenir, mais à un présent crépusculaire, frappé d’une mélancolie qui touche à la fois son existence réelle et son statut symbolique.

Ensuite, et c’est une très judicieuse réponse pour que la mélancolie ne devienne pas nostalgie, en introduisant un trouble fictionnel dans cette composition qui semblait la quintessence du documentaire. Il l’établit d’emblée en ouvrant le film par une adresse ambiguë d’une jeune femme à ce qui est à la fois le spectateur et possiblement un patron, un amant, un client pour une passe. Il l’entretien sotto voce lors d’apparition de temps en temps de personnes qui sont indistinctement des ouvriers – souvent immigrés – et des acteurs. Ainsi Denis Côté porte-t-il un regard à la fois moderne et dépourvu de cynisme et de complaisance sur le monde d’aujourd’hui, plus proche des grands cinéastes chinois contemporains (Jia Zhang-ke, Wang Bing) qui documentent les mutations actuelles, que des innombrables pleureuses d’un monde ouvrier (ou paysan) révolu. Ainsi le film est bien une symphonie, fut-elle aux accents de free jazz, et pas un requiem.  Ainsi surtout, dans le tissu même de sa beauté, Que ta joie de meure – titre lui-même à multiples niveaux de sens, y compris liturgique – engendre une dynamique du regard et de l’écoute qui ne cesse de mobiliser les relations, instables, vivantes, qu’il est possible d’établir avec lui.

A la lisière du passé et de la forêt

Vic+Flo ont vu un ours de Denis Côté

Vic (Pierrette Robitaille) + Flo (Romane Bohringer)

On se demande au début ce que c’est que ce signe + entre les diminutifs des prénoms des deux héroïnes. Une astuce graphique pour la promo ? Pas vraiment le genre de Denis Côté. On se demande, mais ça ne gêne pas. Ça ne gêne pas l’entrée dans cet univers où semblent régner des lois physiques légèrement différentes, temps un peu plus lent, pesanteur un peu plus lourde, nature aux horizons bouchés. Sans compter un scout trompettiste calamiteux. C’est là que s’installe Victoria, sortie d’un nulle part qui se révèlera être une longue peine de prison, pour un crime qu’on ne dira pas. Là, à la lisière entre deux monstres de taille inhumaine. Son passé de taularde en probation juste derrière, la forêt canadienne tout autour.

Il y a un jeune gars qui joue avec un hélico télécommandé, et un vieux paralysé bien incapable de jouer avec son fauteuil roulant, et aussi un bled à proximité, assez handicapé dans son genre lui aussi. Victoria s’en sacre, comme ils disent dans le coin. Elle ne veut rien, et surtout pas se mêler au monde. Juste vivre entre passé et forêt. Guillaume n’est pas contre, mais il a des doutes. Officier de probation de Victoria qui a plus de deux fois son âge, il voudrait à la fois faire son boulot, contrôler et organiser, et puis aider aussi, et même partager un peu. Pas si simple, jeune ami. Parce qu’arrive Florence, qui a 20 ans de moins que Victoria.

La première fois qu’on la voit, on ne la voit pas, elles sont toutes les deux sous la couette à se faire des mamours. Flo a rejoint Vic, avec qui elle était en prison, et en amour. Elles voudraient être ensemble et quitter le monde, voilà sens du + dans le titre. Il est le signe d’une tentative de fusion, d’ailleurs le titre devrait être « Vic+Flo a vu un ours », au singulier de l’utopie. L’utopie fusionnelle et isolationniste de Vic surtout. Flo, elle, n’est pas contre aller faire des tours au village, boire une bière au bistrot même ni très gai ni accueillant. Croiser un beau gars c’est bien aussi.

Le film s’est construit comme ça, un peu comme on bâtirait une maison avec des planches, des pierres et des briques, et pas trop de ciment ni de plâtre. Un plan, une scène, une réplique, un regard. Il y a du temps qui passe, de l’air qui circule, ça vibre comique et ça se tend tragique, ça sursaute et ça s’apaise. Les films de Denis Côté sont des êtres vivants, assez imprévisibles, un peu sauvages. Ce sont des êtres auxquels il est arrivé des choses, avant, ailleurs, des choses qu’on ne saura pas mais qui les animent et les transforment. Vic+Flo est comme ça, le film, mais aussi le couple, ou plutôt la tentative de bloc hors du monde qui l’anime. Mais du monde, du passé et de la forêt surgiront d’autres forces, brutales et implacables, comme le loup sort du bois dans les contes.

Le septième long métrage du réalisateur québécois est un conte en effet. Pour autant qu’on tienne à trouver des repères du côté des genres, c’est aussi un film noir et une comédie, un film d’horreur et un film fantastique. Et encore une parabole ironique sur l’idée de couple, ou sur l’espoir de rupture radicale, « du passé faisons table rase » ? Aïe aïe aïe ! Mais c’est surtout, grâce en particulier à Pierrette Robitaille et Romane Bohringer, une expérience de chaque instant, une expédition dans l’esprit et les sensations. Quasi-immobile et saturé de rebondissements, un beau voyage.

Ombres blanches

Curling de Denis Côté

 

Je parle d’un film vu il y a plus d’un an, pas revu depuis. De « l’histoire », je ne me souviens pas très bien. Je me souviens des présences, des intensités. Je me souviens des bruits dans la neige, de la route qui traverse la nuit et passe devant la maison. Je me souviens avec une extraordinaire précision des gestes de l’homme qui travaille dans un bowling, et du moment où il prépare à manger pour sa fille de 12 ans. Je me souviens des espaces, des durées, des visages. Je me souviens bien quand il fait froid, vraiment froid, et combien la chaleur est chaude. Curling est un film de sensations, qui marquent profondément durant la projection, perdurent ensuite. Il raconte une histoire pourtant, c’est même sans doute le plus narratif des films de Denis Côté, ce réalisateur québécois dont, depuis bientôt dix ans, on n’en finit plus de découvrir l’univers frémissant, à la fois inquiet et généreux, grâce à des films qui ne se ressemblent pas entre eux.

L’auteur des Etats nordiques et de Carcasses a filmé Curling comme on marche dans une neige épaisse, en s’enfonçant peu à peu dans des couches de sensations, en avançant selon une trajectoire qui semble erratique parce qu’elle suit d’invisibles lignes de pente, au gré des sentiments, des angoisses, des obsessions de ceux qui habitent son film comme autant de voisins mal connus, pourtant si proches, si semblables. Il fait évoluer son récit comme on fait progresser les pierres dans le jeu mentionné par le titre, en modifiant insensiblement la température ambiante, en dégageant des espaces alentour. De la chronique naturaliste au film d’horreur, du roman familial au pamphlet social, les modèles et les références jouent comme des forces d’aspiration, comme des incidents qui dévient les trajectoires, autorisent les surgissements, comme des micro-incidents qui ouvrent sur des gouffres.

Un cartographe inspiré pourrait sans doute dessiner les lignes de force qui organisent subtilement la trajectoire de Curling, la force opaque de la relation entre le père et la fille (Emmanuel et Philomène Bilodeau) comme un impossible trou noir essayant de résister aux puissances d’appel du monde, l’attracteur étrange de la route et ses bas-côtés, où le fantastique et l’atroce sont tapis dans les ombres blanches de l’hiver, les sinusoïdes des collègues et connaissances, dont l’étonnante figure féminine boostée par Sophie Desmarais et ses perruques gothiques. Cela ferait comme la carte d’un voyage intérieur tant, aux côtés du sombre et attachant Jean-François Sauvageau, il s’agit moins de suivre un chemin que de pénétrer peu à peu dans des arcanes intimes, qui semblent d’abord les hantises de ce seul marginal taiseux, et ouvrent doucement, si doucement, sur ce qui se partage de plus humain.