Jean-Claude Carrière, le traducteur majuscule

 
Jean-Claude Carrière sur la scène du théâtre de la Gaîté Montparnasse, le 18 mai 2005 à Paris, lors d’une répétition des Mots et la chose. | Stéphane De Sakutin / AFP

L’écrivain, scénariste et dramaturge aux innombrables curiosités est mort le 8 février, à l’âge de 89 ans. Il laisse une œuvre d’une foisonnante richesse, où il est possible de suivre quelques lignes de force.

Deux grandes motivations définissent sa longue et féconde vie d’auteur, depuis le début des années 1960, la curiosité et la générosité. Le titre d’une de ses dernières publications, Utopie, quand reviendras-tu?, livre d’entretiens consacré à son parcours, fait écho à ces qualités cardinales. Dans la profusion des activités et des œuvres de Jean-Claude Carrière se dessinent en effet un inlassable appétit de rencontres et d’expériences, et un goût jamais altéré de partager.

Lorsque disparaît une personnalité, il est d’usage de trouver génial tout ce qu’elle a fait. Tout ce qu’a fait Jean-Claude Carrière, immense liste, n’est pas génial. Mais c’est l’élan qui l’a porté qui est, oui, assez génial. Il est ici moins intéressant d’égrener la longue liste des livres, scénarios et pièces de théâtre auxquels est attaché son nom que de repérer dans cette forêt si dense quelques sentiers particulièrement féconds.

Mais bien sûr sans oublier la forêt elle-même, cette profusion de contributions, dont un grand nombre de manière anonyme, dont certaines alimentaires, mais qui participent ensemble du côté rabelaisien du personnage et de l’auteur Carrière.

Lui qui n’aura cessé de se réjouir d’habiter dans un ancien bordel transformé en palais des intelligences et des cultures à deux pas de Pigalle ne se contentait pas de pratiquer le rire et la bonne chère, du même mouvement qu’un humanisme exigeant et de longtemps tout aussi attentif aux non-humains.

Il en faisait ouvertement une éthique pour chaque jour. La multiplicité –des savoirs, des amitiés, des façons de dire et de faire– qualifie cet érudit débonnaire qui aurait pu faire sienne l’exclamation de Boris Vian: «Sachons tout! L’avenir est à Pic de la Mirandole.»

Les labyrinthes de l’adaptation

S’il fut assurément un auteur, sa créativité et son sens artistique se sera déployé de manière particulièrement puissante et singulière dans ce qu’on nomme, d’un terme bien discutable, l’adaptation.

D’Octave Mirbeau, dont il adapte Le Journal d’une femme de chambre, sa première collaboration avec Luis Buñuel en 1964 à Homère dont il aura élaboré une proposition scénique d’après L’Odyssée aux côtés d’Irina Brook (2001), les transpositions d’un art à l’autre, de l’écrit (ou du conte oral) au cinéma ou au théâtre matérialisent du même geste un gigantesque savoir, des intuitions lumineuses, et le désir inextinguible de relever de nouveaux défis.

 

Si tous ces défis n’aboutissent pas (Un amour de Swann de Volker Schlöndorff, de pesante mémoire), certains sont de véritables exploits. On songe évidemment à l’immense cycle du Mahabharata conçu aux côtés de Peter Brook en 1985, à l’intelligence des puissances de la scène déployées par les deux complices pour magnifier à des yeux occidentaux et ignorants l’immense saga hindoue.

«Le Mahabharata» est un tour de force presqu’inimaginable.

Événement inoubliable, à Avignon, au Théâtre des Bouffes du Nord ou en tournée mondiale, pour tous ceux qui l’ont connue –et dont témoignera à nouveau le film réalisé par Brook à nouveau avec l’aide de Carrière, qui n’est pas une captation mais une nouvelle adaptation au sens le plus élevé, du théâtre vers le cinéma, par les mêmes auteurs– est un tour de force presqu’inimaginable.

 

Moins célébrée que sa connivence avec Luis Buñuel, la proximité de Carrière avec Peter Brook depuis l’arrivée de celui-ci en France en 1970 est pourtant la plus constante des multiples fidélités qui balisent son parcours.

Elle avait débuté avec les coups de tonnerre que furent les mises en scène de Timon d’Athènes de Shakespeare et plus encore Les Iks –dont Carrière n’a pas fait l’adaptation depuis l’ouvrage source de Colin Turnbull, mais la transposition en français d’une adaptation pour la scène préexistante, ce qui est un autre exercice, qui ne s’appelle «traduction» qu’en rendant à ce terme toute sa profondeur et sa complexité.

Mais si Le Mahabharata est à l’évidence un accomplissement hors norme, l’exploit que constitue, en 1990, l’accompagnement vers l’écran de Cyrano de Bergerac, ce monument dangereusement intouchable du théâtre français, ne l’est pas moins. Cyrano est absolument un film de Jean-Paul Rappeneau, et il ne serait pas déraisonnable de dire que c’est, aussi, absolument un film de Gérard Depardieu. Mais sans Carrière…

Mieux on connaît la pièce de Rostand, et ce qu’elle représente pour une part du public potentiel du film, comme tout autant ce qu’elle ne représente pas pour tous les autres, mieux on mesure le travail au trébuchet qui rend possible cette trajectoire aussi impeccable qu’un tir de flamboyante fusée réussi dans une fenêtre de tir terriblement étroite.

Jean-Claude Carrière chez lui à Paris, en 2001. | Jean-Pierre Muller / AFP

Mais pour évoquer l’intelligence de l’adaptation de Jean-Claude Carrière, on pourrait tout autant évoquer un de ses échecs, dont il souffrit, échec d’une injustice égale aux plus grands succès qu’il a souvent connus. Comme avec Buñuel, comme avec Brook, il s’agit d’un des très grands artistes dont il aura été un compagnon au long cours, Miloš Forman.

Carrière était à ses côtés lors de l’arrivée du cinéaste tchèque exilé aux États-Unis (intrigante situation en partie similaire avec l’arrivée en France de l’Espagnol et du Britannique, celle d’un nouveau début d’un grand artiste au parcours déjà très riche), avec l’audacieux et assez inabouti Taking Off en 1971. Et il sera aussi avec Forman pour son dernier film, le crépusculaire et si beau Les Fantômes de Goya en 2007.

Entre les deux, Carrière mène l’ambitieuse transposition des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, qui devient ainsi Valmont (1989), en s’écartant du texte pour être mieux fidèle à l’esprit d’un roman par lettres (donc dans l’après-coup des faits) quand le cinéma est au présent des mêmes faits. Le contre-exemple juste avant du brillamment racoleur Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears, avec son escadron de stars, signera la défaite en rase campagne d’une proposition autrement subtile et ambitieuse.

Les vertiges de l’inconscient

Irréductible à un genre ou à un style, le travail de scénariste de Jean-Claude Carrière est marqué par une attention particulière aux puissances de la pulsion, aux troubles intérieurs, troubles que les mécaniques «psychologiques», avec leurs causalités souvent bébêtes, sont loin d’expliquer.

Il faut sans doute attribuer à la fréquentation dès ses débuts de Buñuel, et à travers lui de l’esprit du surréalisme, cette capacité à traduire en situations incarnées les mouvements du désir et de la phobie.

 

Présents mais de manière subliminale, encore fardés de motivations sociologiques et de morale dans Le Journal d’une femme de chambre, ces dynamiques obscures peuvent prendre toute leur ampleur avec Belle de jour en 1967, après avoir été esquissées sans assez de conviction, la même année, par Le Voleur de Louis Malle, d’après l’écrivain anarchiste Georges Darien. Jouisseur et dérangeant, irréductible et cinglant, Belle de jour, sans doute encore plus nécessaire à voir aujourd’hui qu’alors, peut à bon droit faire office de manifeste.

Et bien sûr viennent à l’esprit les autres films conçus aux côtés de Luis Buñuel. C’est évident, inventif, parfaitement jubilatoire et infiniment désespéré: Le Charme discret de la bourgeoisie (1972), Le Fantôme de la liberté (1974) et Cet obscur objet du désir (1977) explorent à tâtons un dépassement des idées volontiers simplistes de la transgression en une période qui se veut révolutionnaire et est déjà en train de sombrer dans un absurde consumérisme et individualisme promu comme libérateur.

C’est bien aux côtés d’autres que l’essentiel de son art aura trouvé à s’exprimer.

C’est peut-être encore plus riche avec ce très étrange et courageux et déroutant La Voie lactée (1969), où Buñuel et Carrière s’entendent comme larrons en foire pour saborder ensemble cléricalisme et anticléricalisme convenus, au nom d’un mystère qui ne se laisse circonscrire par aucune religion, et n’en exclue aucune. (…)

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Le Buñuel français et les 7 péchés de la sagesse

Au milieu de l’été, l’événement de cinéma n’est pas une nouvelle sortie, mais la réédition en tir groupé des sept films tournés en France par Luis Buñuel dans les années 1960-70.

C’est une œuvre dans l’œuvre. Les sept films réalisés en France par Luis Buñuel, de 1964 à 1977, composent un ensemble d’une puissance et d’une singularité exceptionnelles: Le Journal d’une femme de chambre (1964), Belle de jour (1967), La Voie lactée (1969), Tristana (1970), Le Charme discret de la bourgeoisie (1972), Le Fantôme de la liberté (1974), Cet obscur objet du désir (1977). (Sur la photo ci-dessus, Buñuel avec Angela Molina et Carole Bouquet sur le tournage de Cet obscur objet du désir.)

 

Bande annonce présentant six des sept films

Au-delà de la force de chaque film, il s’y joue un passionnant processus de continuité-transformation d’une œuvre qui compte au total quelque 30 films.

Ses inflexions «françaises» tiennent en particulier au co-scénariste de cet ensemble, Jean-Claude Carrière. Elles tiennent aussi à l’incarnation –le mot, chez Buñuel, doit être entendu dans toute sa force– par des acteurs, et surtout des actrices françaises, au premier rang desquelles Jeanne Moreau et Catherine Deneuve, qui y trouvent, et y offrent, quelques-uns de leurs plus beaux rôles.

Une histoire plus ample et plus située

Mais les évolutions de ce cinéma habité d’une étonnante cohérence à travers les décennies, les continents et les vicissitudes de l’histoire, tiennent aussi à leur environnement, spatial (les villes et les campagnes, les maisons et les habits) et surtout temporelle (les 60’s et les 70’s).

Jeanne Moreau et Jean Ozenne dans Le Journal d’une femme de chambre

En cela cet ensemble raconte aussi une histoire à la fois plus ample et plus située, celle du pays en ce temps-là, y compris par celui des sept qui se situe dans le passé (Le Journal  d’une femme de chambre, déplacé de la fin XIXe d’Octave Mirbeau aux années 1930), et par ce singulier road movie sur le chemin de Compostelle mais surtout à travers les siècles et l’imaginaire catholique qu’est La Voie lactée.

Cela justifie d’autant mieux l’absence du minimaliste et génial Simon du désert, réalisé en 1965 dans un tout autre esprit. Et pourrait rendre discutable que figure en revanche le troublant Tristana en 1970, tourné en Espagne et auquel Carrière n’a pas collaboré, mais marqué par l’inoubliable présence de Catherine Deneuve.

Tout comme est légitime l’absence de Cela s’appelle l’Aurore de 1956, réalisé, lui, en France mais tentative assez laborieuse d’acclimater sur la Côte d’azur l’ambiance mexicaine qui baigne son cinéma d’alors, celui dont les sommets s’intitulent El, La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz, L’Ange exterminateur et Nazarin (davantage encore que le très –trop?– connu Los Olvidados). Une œuvre mexicaine où les titres dits mineurs recèlent également des pépites (Susanna la perverse, Don Quintin l’amer, La Montée au ciel, On a volé un tram…).

Retour en France, trente-cinq ans plus tard

C’est en France que la vie de cinéaste de l’Aragonais Luis avait débuté, avec les deux brûlots les plus célèbres de la brève réussite, durant cette période, de la transposition du surréalisme au cinéma: Un chien andalou et L’Âge d’or, en 1929 et 1930.

Imagination débordante, génie transgressif, scandale, interdiction, mais aussi déjà et définitivement: sens du cadre, art de la lumière et de l’ombre, sensualité des corps et des matières, instinct du rythme, musicalité des enchaînements et des échos.

Le jeune Buñuel est un trublion inspiré, assurément, et une cible évidente pour les ligues d’extrême droite et le préfet Chiappe. Il est aussi, déjà, un immense cinéaste, un poète de l’écran.

Trente-cinq ans plus tard, après le bouleversant documentaire tourné en Estrémadure sur la misère des campagnes  Terre sans pain, après l’engagement aux côtés de la République espagnole, après le long exil au Mexique et ses 18 films, après le coup d’éclat du passage par l’Espagne franquiste pour le goyesque et ravageur Viridiana en 1960, Buñuel revient.

Il revient grâce à celui qui sera, à partir du Journal du femme de chambre, le producteur de cinq de ces films, Serge Silberman qui a déjà produit Melville et  Becker, et produira plus tard Kurosawa (Ran, 1985). (…)

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« Le cinéma tend à renforcer la position masculine »

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Philippe Garrel applaudi après la projection à Cannes de L’Ombre des femmes, avec Stanislas Mehrar et Clotilde Courau

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 Entretien avec Philippe Garrel à propos de « L’Ombre des femmes »

L’Ombre des femmes est-il un film plus scénarisé que vos précédentes réalisations ?

Oui. Après une époque, désormais lointaine, celle de mes films improvisés, j’ai trouvé bien d’avoir des scénarios, même si c’est surtout pour des raisons d’organisation et de recherche de financement. Là, c’est la première fois où j’étais content d’avoir un scénario, et où à mes yeux il égalait, en termes d’efficacité, l’époque de l’improvisation. Ce n’était plus utilitaire du point de vue économique, ou un pis-aller nécessaire, mais un réel apport au film. Cela avait déjà été un peu été le cas pour Liberté la nuit, mais cette fois j’ai atteint quelque chose de nouveau, en tout cas pour moi. La mise en place d’un suspens psychologique trouve de nouvelles ressources grâce à l’écriture.

 

Cette écriture est-elle différente de celle de vos précédents scénarios ?

Certainement, du fait de l’arrivée de Jean-Claude Carrière. Il amène une conception du scénario fondée sur le récit, que je n’avais pas avant. J’ai eu envie de rencontrer Carrière à cause de ce qu’il avait fait sur Sauve qui peut (la vie) et je lui ai demandé ce que Godard lui avait fourni à l’époque, et comment il avait travaillé. Il m’a dit que Godard lui avait donné l’endroit et les personnages, cette démarche me convenait très bien, on a procédé de la même manière. Avec Arlette Langmann et Caroline Deruas, déjà coscénaristes de La Jalousie, nous avons établi un sujet, et ensuite on l’a confié à Carrière qui a proposé les premiers développements. Ensuite on retravaille beaucoup ensemble, chacun de nous quatre apporte des éléments.

 

Comment définiriez vous le sujet ?

Le sujet c’est : la libido féminine est aussi puissante que la libido masculine. Pour moi L’Ombre des femmes est un film sur l’égalité de l’homme et de la femme, telle que peut la prendre en charge le cinéma. Ce qui signifie qu’il fallait énormément soutenir le personnage féminin, et aller contre l’homme : le cinéma a été conçu par des hommes et ce sont quand même toujours eux qui orientent nos représentations, nos manières de voir et de raconter même si heureusement il y a de plus en plus de femmes qui font des films. La plupart du temps, quand des femmes s’expriment à l’écran elles disent des mots écrits par des hommes,. C’est ce que j’ai essayé de résoudre en travaillant à quatre, deux femmes et deux hommes. Mais je crois que le cinéma fonctionne de telle manière que si on met le personnage masculin et le personnage féminin à égalité, le cinéma tend à renforcer la position de l’homme. Pour contrebalancer ça j’ai voulu que le film soit en défense de la femme et à charge contre l’homme. Et du coup à la fin Pierre ne s’en sort pas mal, Manon et lui sont en effet dans un rapport de force égal. Le film est sans doute quand même fait du point de vue d’un homme, mais d’un homme qui va voir ce qui se passe du point de vue des femmes.

 

Le scénario joue un rôle central lors du tournage ?

Pas central : pour moi, le cinéma c’est toujours fondamentalement ce qui se passe au tournage. C’est là que tout se joue vraiment. Mais le scénario joue un rôle important, surtout du fait des conditions dans lesquels sont faits ces films, c’est à dire très vite et pour très peu d’argent. Un travail très poussé et très précis sur le scénario permet ensuite d’être rapide, de ne pas perdre de temps ni d’argent. Tourner en 21 jours, à Paris ou tout près, dans l’ordre des scènes, nécessite que le scénario soit solide. Il prévoit d’ailleurs aussi le montage : pour travailler dans ces conditions, il ne faut presque rien jeter, tout ce qu’on tourne est nécessaire, et figure dans le film. Le montage proprement dit, ce sont des ajustements à partir de ce qui a été anticipé à l’écriture et fabriqué au tournage d’une manière très proche du résultat final. Mais le scénario ne peut pas, et ne doit pas tout prévoir : il y a des choses qui ne peuvent s’écrire qu’avec la caméra – peut-être les plus importantes. Les vrais risques, c’est sur le tournage qu’on les prend.

 

Ce sont des conditions matérielles que vous subissez, ou qui vous conviennent voire vous stimulent ?

Elles me conviennent, elles sont la contrepartie d’une totale liberté. Dès lors que je travaille dans ce cadre économique fixé au départ, on me laisse faire tout ce que je veux. Si je trouve une méthode de travail adaptée, ce qui est le cas, je fais exactement le film que je désire. Les films chers ne peuvent pas se faire sans un contrôle des financiers. Je trouve que nous vivons une époque où il faut prendre en considération ces questions, de toute façon l’économie m’a toujours intéressé. Dès 2011, lorsque la crise de la dette européenne a pris des proportions importantes, j’ai compris qu’on était entré dans une époque où il fallait réfléchir différemment, y compris à mon échelle. Depuis, les films sont tournés en moitié moins de temps, et avec des budgets divisés par 2 par rapport à ce que je faisais avant, qui n’avait déjà rien de dispendieux comparé à la plupart des autres. Il faut inventer d’autres prototypes. Et j’ai vu que j’y gagnais de la liberté. Mais sur mes films, tout le monde est payé au tarif syndical, j’y tiens absolument. On sait que je n’ai pas un grand public, à peu près le même depuis des décennies, l’économie de mes films est en proportion, donc c’est sain.

 

Vous aimez l’austérité ? Vous y trouvez une énergie ?

Je ne le vis pas comme une austérité, mais comme la définition de ce à quoi je tiens le plus. Je tourne avec les acteurs que je veux, les partenaires techniques que je veux, en répétant beaucoup, je filme et je monte en 35mm, en scope, en noir et blanc. Pour moi ce sont autant de luxes, mais qui sont possibles parce qu’ils trouvent place à l’intérieur du cadre défini très clairement avec le producteur, Saïd Ben Saïd, et que nous respectons tous les deux. Je n’échangerais pour rien au monde ma situation contre celle dans laquelle je vois d’autres réalisateurs qui font des films beaucoup plus chers, à travers des crises terribles. Je tiens à ce que l’art m’aide à vivre, il n’est pas question de sacrifier ma vie pour le cinéma. Lorsque j’enseignais au Conservatoire, j’étais effrayé par les élèves qui se disaient prêts à mourir pour l’art. Je préfère ceux qui sont prêts à vivre pour l’art.

 

Vous retrouvez Saïd Ben Saïd comme producteur, il participe de votre vision du cinéma bien que son nom soit associé surtout à des films très différents ?

Je l’ai rencontré il y a 6 ans, à l’anniversaire de Jean Douchet. Je ne savais pas qui il était mais il produisait Barbet Schroeder ce qui était déjà en sa faveur. Il m’a parlé avec une justesse et une précision qui m’ont sidéré de la bande son de Elle a passé tant d’heures sous les sunlights, je me suis dit : ça c’est un producteur attentif. Peu après, m’étant trouvé sans producteur, je lui ai demandé s’il voudrait produire un film que je ferai, il m’a dit oui, tout de suite. J’ai écrit très vite La Jalousie, tourné avec un très petit budget, et aussitôt après il m’a proposé de recommencer, exactement dans les mêmes conditions. Ça me convenait très bien. Au sein de sa société de production, je suis le plus petit, ils travaillent sur des gros budgets, du coup tout le monde me laisse une paix royale. En outre, contrairement à la plupart des producteurs, Saïd se soucie de ce qui se passe dans le monde entier et pas uniquement des résultats en France, or il se trouve que j’ai un public un peu partout dans le monde, il sait bien s’occuper de cette dimension, et moi j’aime cette idée que mes films circulent.

 

Lorsque vous écrivez le scénario, les personnages ont-ils un visage, avez-vous une idée de qui les interprétera ?

Non, ce sont des personnages. Lorsque le scénario est terminé, je choisis un acteur, ensuite j’en cherche un deuxième, en fonction du premier, et ainsi de suite. Dans ce cas, j’ai choisi Stanislas Mehrar, avec qui j’avais envie de tourner depuis longtemps, que je trouve magnétique. Je l’ai toujours beaucoup apprécié, surtout dans les films de Chantal Akerman. Ensuite j’ai pensé à Clotilde Coureau, je l’avais repérée il y a très longtemps, après l’avoir vue par hasard dans un téléfilm, immédiatement j’avais senti sa force. C’est une virtuose, je l’ai su d’emblée. Mais ensuite c’est en les voyant ensemble lors des essais que j’ai su que c’était la bonne réponse pour ce film-là.

 

Et pour le rôle d’Elisabeth ?

J’ai fait des lectures avec Stanislas Mehrar et plusieurs jeunes comédiennes, dont Léna Pogam, qui vient du Conservatoire. Je n’y enseigne plus mais je continue de suivre chaque année les nouvelles promotions, il y a beaucoup de découvertes à y faire. J’ai vu une relation possible et qui me plaisait entre ces deux acteurs, après il faut beaucoup travailler avec chacun. Je ne crois pas à la possibilité de faire faire aux acteurs autre chose que ce qu’ils sont. Il faut s’appuyer sur leur propre rapport au personnage et aux situations, ce qu’ils mettent eux-mêmes en place, et bâtir à partir de cela. Il faut intervenir sans tout casser, c’est un processus long et complexe, mais passionnant aussi.

 

Vous tournez pour la première fois avec le chef opérateur Renato Berta. Lui avez-vous demandé quelque chose de particulier ?

Lui aussi je l’avais surtout remarqué sur Sauve qui peut (la vie), même s’il appartient à la même mouvance des grands chefs opérateurs liés à la Nouvelle Vague avec lesquels j’ai déjà travaillé, il fait une image assez différentes de Raoul Coutard, de Willy Kurant, de Lubtchansky. Berta est remarquable en particulier pour les éclairages, et je voulais travailler dans cette direction. J’ai particulièrement aimé ses images assez denses, anthracite, qui me rappelaient les images des films de Pabst, de cette époque. Je lui ai demandé d’aller plus loin dans ce sens. Et puis c’est un technicien chevronné, il ne commet pas d’erreurs. Lorsqu’on ne fait qu’une seule prise comme moi, c’est très rassurant d’avoir quelqu’un d’aussi expérimenté.

 

Comment s’est mise en place la voix off ?

Elle est là depuis le début, elle fait partie du projet. Je ne crois à la possibilité d’ajouter une voix off à la fin, il faut une nécessité organique. J’aime beaucoup les films avec voix off, cela n’existe qu’au cinéma : des mots qui se glissent au milieu de choses qu’on voit, qu’ils peuvent parfois commenter ou contredire. Cette utilisation de la voix off vient clairement de la Nouvelle Vague, de Truffaut beaucoup, de Godard aussi. Mais il y a plein de possibilités différentes pour l’employer, elle permet d’indiquer des nuances qu’il serait impossible de faire passer par les dialogues ou le jeu.

 

La mise en scène aussi permet de suggérer bien des choses qui ne sont pas dites.

Evidemment. Il me semble qu’il y a plusieurs types de réalisateurs, dont ceux qui auraient pu aussi bien être peintres, certains comme Bresson, Pialat, Assayas, l’ont d’ailleurs été. Je me sens de cette famille-là. Cela signifie une attention particulière aux matières, aux motifs visuels, à des éléments plastiques qui ont un sens mais pas d’une manière explicite. Par exemple dans L’Ombre des femmes il y a une scène où Manon rentre chez elle après avoir été avec son amant, pendant que Pierre, qui était lui aussi avec sa maîtresse, l’attend dans l’appartement. J’ai mis un drap blanc dans l’escalier, ce n’est pas un accessoire au sens utilitaire, et presque personne n’y prêtera attention, mais pour moi c’est exemplairement une trace visuelle de là dont l’un et l’autre sortent, le lit, c’est un signe qui a une puissance de suggestion dans un coin du tableau.

 

La scène d’ouverture, qui n’a pas de suite dans l’histoire, occupe une fonction comparable ?

Exactement, elle participe à l’établissement d’une forme de tension. J’utilise aussi des images venues des mes rêves. Je cherche une forme d’onirisme mais qui reste attachée à la réalité. Notamment bien sûr « l’inquiétante étrangeté » du désir féminin dont parle la psychanalyse.

 

Qu’avez-vous demandé à Jean-Louis Aubert, avec qui vous travaillez pour la deuxième fois, pour la musique ?

Je lui ai demandé d’écrire, pour quelques moments très précis du film, des chansons sans parole. Avec une musique simple. Ce sont comme les mélodies de chansons dont les paroles serait le film lui-même, les images autant que les mots. Jean-Louis et moi on s’entend très bien, nous appartenons au même univers, sans doute en grande partie pour des raisons de génération.

 

Votre cinéma est d’une telle cohérence qu’on est forcément tenté de comparer les films entre eux, pour mettre en évidence ce qui a changé. Pour vous, y a-t-il une continuité ente La Jalousie et L’Ombre des femmes ?

 Ce qui m’intéresse c’est ce que je peux comprendre de l’inconscient. La Jalousie était lié à la mort de mon père, L’ombre des femmes est lié à la mort de ma mère. Pour moi, chacun de ces films est profondément marqué par cet événement personnel.

(NB: une autre version de cet entretien figure dans le dossier de presse du film)