Jean-Claude Carrière, le traducteur majuscule

 
Jean-Claude Carrière sur la scène du théâtre de la Gaîté Montparnasse, le 18 mai 2005 à Paris, lors d’une répétition des Mots et la chose. | Stéphane De Sakutin / AFP

L’écrivain, scénariste et dramaturge aux innombrables curiosités est mort le 8 février, à l’âge de 89 ans. Il laisse une œuvre d’une foisonnante richesse, où il est possible de suivre quelques lignes de force.

Deux grandes motivations définissent sa longue et féconde vie d’auteur, depuis le début des années 1960, la curiosité et la générosité. Le titre d’une de ses dernières publications, Utopie, quand reviendras-tu?, livre d’entretiens consacré à son parcours, fait écho à ces qualités cardinales. Dans la profusion des activités et des œuvres de Jean-Claude Carrière se dessinent en effet un inlassable appétit de rencontres et d’expériences, et un goût jamais altéré de partager.

Lorsque disparaît une personnalité, il est d’usage de trouver génial tout ce qu’elle a fait. Tout ce qu’a fait Jean-Claude Carrière, immense liste, n’est pas génial. Mais c’est l’élan qui l’a porté qui est, oui, assez génial. Il est ici moins intéressant d’égrener la longue liste des livres, scénarios et pièces de théâtre auxquels est attaché son nom que de repérer dans cette forêt si dense quelques sentiers particulièrement féconds.

Mais bien sûr sans oublier la forêt elle-même, cette profusion de contributions, dont un grand nombre de manière anonyme, dont certaines alimentaires, mais qui participent ensemble du côté rabelaisien du personnage et de l’auteur Carrière.

Lui qui n’aura cessé de se réjouir d’habiter dans un ancien bordel transformé en palais des intelligences et des cultures à deux pas de Pigalle ne se contentait pas de pratiquer le rire et la bonne chère, du même mouvement qu’un humanisme exigeant et de longtemps tout aussi attentif aux non-humains.

Il en faisait ouvertement une éthique pour chaque jour. La multiplicité –des savoirs, des amitiés, des façons de dire et de faire– qualifie cet érudit débonnaire qui aurait pu faire sienne l’exclamation de Boris Vian: «Sachons tout! L’avenir est à Pic de la Mirandole.»

Les labyrinthes de l’adaptation

S’il fut assurément un auteur, sa créativité et son sens artistique se sera déployé de manière particulièrement puissante et singulière dans ce qu’on nomme, d’un terme bien discutable, l’adaptation.

D’Octave Mirbeau, dont il adapte Le Journal d’une femme de chambre, sa première collaboration avec Luis Buñuel en 1964 à Homère dont il aura élaboré une proposition scénique d’après L’Odyssée aux côtés d’Irina Brook (2001), les transpositions d’un art à l’autre, de l’écrit (ou du conte oral) au cinéma ou au théâtre matérialisent du même geste un gigantesque savoir, des intuitions lumineuses, et le désir inextinguible de relever de nouveaux défis.

 

Si tous ces défis n’aboutissent pas (Un amour de Swann de Volker Schlöndorff, de pesante mémoire), certains sont de véritables exploits. On songe évidemment à l’immense cycle du Mahabharata conçu aux côtés de Peter Brook en 1985, à l’intelligence des puissances de la scène déployées par les deux complices pour magnifier à des yeux occidentaux et ignorants l’immense saga hindoue.

«Le Mahabharata» est un tour de force presqu’inimaginable.

Événement inoubliable, à Avignon, au Théâtre des Bouffes du Nord ou en tournée mondiale, pour tous ceux qui l’ont connue –et dont témoignera à nouveau le film réalisé par Brook à nouveau avec l’aide de Carrière, qui n’est pas une captation mais une nouvelle adaptation au sens le plus élevé, du théâtre vers le cinéma, par les mêmes auteurs– est un tour de force presqu’inimaginable.

 

Moins célébrée que sa connivence avec Luis Buñuel, la proximité de Carrière avec Peter Brook depuis l’arrivée de celui-ci en France en 1970 est pourtant la plus constante des multiples fidélités qui balisent son parcours.

Elle avait débuté avec les coups de tonnerre que furent les mises en scène de Timon d’Athènes de Shakespeare et plus encore Les Iks –dont Carrière n’a pas fait l’adaptation depuis l’ouvrage source de Colin Turnbull, mais la transposition en français d’une adaptation pour la scène préexistante, ce qui est un autre exercice, qui ne s’appelle «traduction» qu’en rendant à ce terme toute sa profondeur et sa complexité.

Mais si Le Mahabharata est à l’évidence un accomplissement hors norme, l’exploit que constitue, en 1990, l’accompagnement vers l’écran de Cyrano de Bergerac, ce monument dangereusement intouchable du théâtre français, ne l’est pas moins. Cyrano est absolument un film de Jean-Paul Rappeneau, et il ne serait pas déraisonnable de dire que c’est, aussi, absolument un film de Gérard Depardieu. Mais sans Carrière…

Mieux on connaît la pièce de Rostand, et ce qu’elle représente pour une part du public potentiel du film, comme tout autant ce qu’elle ne représente pas pour tous les autres, mieux on mesure le travail au trébuchet qui rend possible cette trajectoire aussi impeccable qu’un tir de flamboyante fusée réussi dans une fenêtre de tir terriblement étroite.

Jean-Claude Carrière chez lui à Paris, en 2001. | Jean-Pierre Muller / AFP

Mais pour évoquer l’intelligence de l’adaptation de Jean-Claude Carrière, on pourrait tout autant évoquer un de ses échecs, dont il souffrit, échec d’une injustice égale aux plus grands succès qu’il a souvent connus. Comme avec Buñuel, comme avec Brook, il s’agit d’un des très grands artistes dont il aura été un compagnon au long cours, Miloš Forman.

Carrière était à ses côtés lors de l’arrivée du cinéaste tchèque exilé aux États-Unis (intrigante situation en partie similaire avec l’arrivée en France de l’Espagnol et du Britannique, celle d’un nouveau début d’un grand artiste au parcours déjà très riche), avec l’audacieux et assez inabouti Taking Off en 1971. Et il sera aussi avec Forman pour son dernier film, le crépusculaire et si beau Les Fantômes de Goya en 2007.

Entre les deux, Carrière mène l’ambitieuse transposition des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, qui devient ainsi Valmont (1989), en s’écartant du texte pour être mieux fidèle à l’esprit d’un roman par lettres (donc dans l’après-coup des faits) quand le cinéma est au présent des mêmes faits. Le contre-exemple juste avant du brillamment racoleur Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears, avec son escadron de stars, signera la défaite en rase campagne d’une proposition autrement subtile et ambitieuse.

Les vertiges de l’inconscient

Irréductible à un genre ou à un style, le travail de scénariste de Jean-Claude Carrière est marqué par une attention particulière aux puissances de la pulsion, aux troubles intérieurs, troubles que les mécaniques «psychologiques», avec leurs causalités souvent bébêtes, sont loin d’expliquer.

Il faut sans doute attribuer à la fréquentation dès ses débuts de Buñuel, et à travers lui de l’esprit du surréalisme, cette capacité à traduire en situations incarnées les mouvements du désir et de la phobie.

 

Présents mais de manière subliminale, encore fardés de motivations sociologiques et de morale dans Le Journal d’une femme de chambre, ces dynamiques obscures peuvent prendre toute leur ampleur avec Belle de jour en 1967, après avoir été esquissées sans assez de conviction, la même année, par Le Voleur de Louis Malle, d’après l’écrivain anarchiste Georges Darien. Jouisseur et dérangeant, irréductible et cinglant, Belle de jour, sans doute encore plus nécessaire à voir aujourd’hui qu’alors, peut à bon droit faire office de manifeste.

Et bien sûr viennent à l’esprit les autres films conçus aux côtés de Luis Buñuel. C’est évident, inventif, parfaitement jubilatoire et infiniment désespéré: Le Charme discret de la bourgeoisie (1972), Le Fantôme de la liberté (1974) et Cet obscur objet du désir (1977) explorent à tâtons un dépassement des idées volontiers simplistes de la transgression en une période qui se veut révolutionnaire et est déjà en train de sombrer dans un absurde consumérisme et individualisme promu comme libérateur.

C’est bien aux côtés d’autres que l’essentiel de son art aura trouvé à s’exprimer.

C’est peut-être encore plus riche avec ce très étrange et courageux et déroutant La Voie lactée (1969), où Buñuel et Carrière s’entendent comme larrons en foire pour saborder ensemble cléricalisme et anticléricalisme convenus, au nom d’un mystère qui ne se laisse circonscrire par aucune religion, et n’en exclue aucune. (…)

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Premiers plans à Angers, salut Cavalier

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Le Festival Premiers Plans d’Angers, dont la 28e édition se tient du 22 au 28 janvier, c’est quoi? Une vitrine pour des premiers films européens, et des films d’école réalisés dans toute l’Europe: c’est sa raison sociale, et toujours une de ses dimensions importantes. Mais aussi un des festivals les plus fréquentés de France, notamment par des lycéens et des étudiants. Et encore, un lieu d’échange où se rencontrent artistes, professionnels, médias et responsables de pouvoirs publics, ou l’occasion de découvrir des premiers films chinois, d’écouter la lecture de scénarios de films au futur…. Et c’est l’occasion, devant des publics toujours nombreux, de rétrospectives travaillant à construire ou à entretenir la place que de grands cinéastes occupent dans l’histoire de leur art et dans l’imaginaire collectif.

Cette année, c’est surtout le cas de Milos Forman, grande figure d’un cinéma aimanté par les polarités des cultures européennes et états-uniennes, artistes ayant traversé les bouleversements politiques, artistiques et intellectuels de la deuxième moitié du 20e siècle avec une lucidité joueuse et une inventivité curieuse sans grand équivalent. Et c’est aussi le cas d’un cinéaste à la fois reconnu et toujours à découvrir, Alain Cavalier.

Comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, celle qui aura 20 ans au début des années 1950, le jeune Alain Fraissé voulait faire du cinéma. Il s’inscrivit donc à l’école de cinéma, l’IDHEC, y fut diplômé, puis devint assistant d’un des meilleurs parmi ses prédécesseurs dans cette institution, Louis Malle.

Lorsqu’il devient réalisateur à son tour avec le court métrage L’Américain en 1958, le jeune homme devenu Cavalier entre en cinéma au moment où celui-ci, dans le monde mais singulièrement en France, connaît une révolution. Ce ne sera alors pas son affaire, et les quatre films tournés dans les années 60 n’appartiennent pas à la Nouvelle Vague. Cavalier est pourtant attentif au monde dans lequel il vit, et aux mouvements qui l’agitent. Ses deux premiers longs métrages figurent parmi les œuvres importantes (moins rares qu’on ne le dit souvent) que le cinéma français aura consacré à la guerre d’Algérie. Ce qui vaudra au Combat  dans l’ile (1962, inspiré de l’attentat de l’OAS contre le Général De Gaulle au Petit-Clamart) et à L’Insoumis (1964, inspiré d’exactions de l’OAS contre une avocate) des difficultés avec la censure, le deuxième étant d’abord interdit puis considérablement coupé.

Liés à l’actualité, ces deux films sont aussi des films de genre, des thrillers, film de complot pour le premier, de poursuite pour le second. Tout comme seront des films de genre les deux suivants, film de hold-up avec Mise à sac (1967), drame sentimental et étude psychologique adaptée d’un roman à succès avec La Chamade (1968, d’après Françoise Sagan, avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli – et des costumes d’Yves Saint Laurent). Ces quatre films sont tous des réussites, à l’intérieur d’un certain nombre de convention – le dernier offrant ce qui reste, près de 50 ans après, un des plus beaux rôles de Deneuve.

Une carrière large et prestigieuse comme l’avenue des Champs Elysées s’ouvre alors devant Alain Cavalier en train de conquérir une reconnaissance professionnelle et publique, artisan stylé promis à un bel avenir dans le système du cinéma français version mainstream haut de gamme, avec budgets importants, vedettes, élégance de la réalisation, vernis culturel et recettes efficaces. Deux événements, l’un public, l’autre privé, vont emmener Cavalier sur des chemins autrement escarpés, ludiques, exigeants et personnels.

L’événement public, appelons-le Mai 68, et le bouleversement des représentations et des rapports humains que ce séisme fait courir à travers la société dans les années qui suivent. L’événement privé est la mort de sa femme, l’actrice Irène Tunc, dans un accident en 1972.

Le premier effet de ce double séisme est un long silence, de huit ans, avant que ne sorte un nouveau film. Le deuxième effet, directement relié à l’onde de choc de Mai, est ce film de 1976, Le Plein de super, film libre et vif, inventé en route avec quatre copains comédiens. Comme si Cavalier découvrait pour lui-même la Nouvelle Vague 15 ans après, et s’y trouvait délicieusement bien. Pas d’imitation ici, ce film ne ressemble ni à du Godard, ni à du Varda, ni à du Rohmer mais, justement, la joie d’une découverte de chaque instant, d’une invention, d’une énergie.

Contrepoint très sombre et directement lié à l’autre événement, le radical Ce répondeur ne prend pas de message en 1979 témoigne à la fois d’une époque difficile pour l’homme Cavalier et de la capacité du réalisateur à faire de sa solitude et de sa vision très sombre le matériau d’un travail de cinéma profond et rigoureux. Personne alors, à commencer par l’intéressé, ne peut savoir combien ces deux films préparent la réinvention majeure qui adviendra 15 ans plus tard.

Il faudra pour cela passer par deux films qui poursuivent, sur un mode intimiste et à l’écriture très ouverte, l’impulsion du Plein de super, avec le couple de Martin et Léa (1979) et le tandem père-fille d’Un étrange voyage (1981).

Mais Cavalier veut, doit aller plus loin dans la réinvention des manières de filmer. Et ce seront deux merveilles, une lumineuse et l’autre sombre, l’une qui le rendra soudain très célèbre, et l’autre qui passera presqu’inaperçue. Thérèse, ovationné au Festival de Cannes 1993, succès public inattendu, s’enferme dans le cocon d’un studio pour trouver d’autre échappées vers les routes au longs cours de l’esprit, de la jeunesse, du désir, à propos d’une star contemporaine appelée Thérèse de Lisieux, petite sainte paysanne de la fin du 19e siècle. Le second, le bouleversant Libera me (1993), à nouveau contrepoint douloureux du précédent, en reprend le dispositif minimaliste et fermé, pour explorer les chemins de la terreur telle que les humains l’infligent aux humains, ici et ailleurs, maintenant, jadis et naguère.

Avec les années 70, Cavalier a gouté aux vents de la liberté, dans l‘euphorie et dans la douleur, ces vents le poussent toujours plus loin, l’éloignent davantage du cinéma formaté, des règles du métier et du jeu social. C’est encore le cas avec la série de Portraits (1991), portraits de femmes au travail, mais aussi en filigrane de lui-même se confrontant de plus en plus ouvertement, intimement, personnellement, au monde et à ceux qui le peuplent.

Quand apparaissent les premières caméras numériques, légères, autonomes, bon marché, c’est comme si toute sa trajectoire antérieure les attendait. A nouveau un événement public, l’avènement du digital, croise en événement privé, l’apparition dans la vie du réalisateur de la cinéaste, productrice, monteuse, princesse des steppes orientales et des théières culottées,  grande prêtresse ornithophile Françoise Widhoff. C’est de cette double rencontre que le film justement intitulé La Rencontre (1996) porte témoignage.

Désormais le cinéaste est seul, et découvre que c’est ce dont il rêve depuis 25 ans. Seul, c’est à dire plus près du monde, plus près des autres, plus près de la lumière, de la femme qu’il aime, plus près de ses propres pensées et émotions, plus près des enfants, des chevaux, des fantômes, des chats, des comédiens, des humains de rencontre, de passage, de grande affection. A 65 ans, Alain Cavalier devient le plus jeune et le plus moderne cinéaste de son époque.

Commence, totalement inédite et unique et totalement cohérente avec sa longue histoire, la formidable aventure que scandent notamment Le Filmeur (2005) dont le titre sert désormais à qualifier la manière d’être et de faire de son auteur, Bonnard (2005), Irène (2009), Pater (2011) ou Le Paradis (2014). Jusqu’au tout récent Le Caravage (2015). Il y a du documentaire, il y a de la fiction, il y a de l’essai et du journal, il y a du cinéma partout, mais autrement. Ce sont ses images, cadrées par son œil et sa main et habitées par sa voix dans le même mouvement, inouï, de la prise de vue et de la prise de parole. Ces images-voix, rythmées par son souffle et son montage, accueillent le très proche et le très vaste, le très concret des choses et les plus nécessaires et généreuses idées. Cinéma à la première personne du singulier, ouvert sur l’infini de l’univers.

(Le texte sur Alain Cavalier figure également dans le catalogue du Festival Premiers Plans).

Déclaration d’indépendance

Avec Les Bien-aimés, qui sort en salle ce mercredi 24 août, Christophe Honoré trouve la juste harmonie entre la liberté des sentiments de ses personnages et sa propre liberté de cinéaste.
Milos Forman, Catherine Deneuve et Chiara Mastroianni dans Les Bien-aimés de Christophe Honoré


Le film n’emporte pas d’emblée l’adhésion, malgré son début enjoué aux côtés d’une vendeuse voleuse de chaussures de luxe, pute réaliste amoureuse d’un toubib tchèque de passage au rythme des twists du milieu des années 60. La géométrie sentimentale de cette histoire d’amour sans scrupule déstabilise d’abord. De l’invasion de Prague par les chars russes à un coup de foudre londonien pour un batteur vétérinaire américain et homo, il faudra du temps, et un sacré tonneau de rebondissements, pour entrer dans l’univers construit par Christophe Honoré.
Deux personnages féminins mais trois actrices sont au cœur de cette tortueuse, rieuse et finalement bouleversante affaire. Madeleine, jeune femme jouée par Ludivine Sagnier puis femme mûre jouée par Catherine Deneuve, est la mère de Véra, jouée comme de juste par sa fille, Chiara Mastroianni.
Il faudra du temps, jusqu’au 11 septembre 2001 et au-delà pour que, de chansons en trahisons amoureuses, de moments de tendresse à haute intensité en joyeux chassés-croisés entre Paris, Prague, Londres, Reims et Montréal, s’établissent contre conventions ou simplement habitudes, la liberté des sentiments, l’affirmation vive qu’il est possible de vivre autrement les relations de désir, d’affection, de connivence.
Et qu’il est possible de les raconter autrement. Puisque le film d’Honoré, qui est peut-être l’accomplissement de ce à quoi ce réalisateur vise depuis son premier film (17 fois Cécile Cassard, à redécouvrir), est déclaration d’indépendance de sa mise en scène tout autant que de la vie sentimentale de ses protagonistes. Il serait d’ailleurs possible de pousser le parallèle entre la liberté conquise du filmage à l’intérieur des codes d’une tragicomédie musicale, et la liberté conquise de Madeleine à l’intérieur des rituels associés à ses deux maris (Michel Delpech et Milos Forman, aussi épatants qu’antinomiques. Cette liberté envers contre tous est également celle de Véra, qui revendique un choix que rien ni personne n’arrêtera. Ni celui qui l’aime (Louis Garrel, au mieux de lui-même), ni celui qu’elle aime (Paul Schneider).

Ludivine Sagnier

Les – excellentes – chansons d’Alex Beaupain, la circulation très inspirée entre les époques et les âges des personnages, les assemblages renouvelés de décors très fabriqués et d’inscription dans des lieux réels participent de cette construction vivante. Ils témoignent combien l’artifice peut être une puissance du vrai, lorsque c’est un artiste que le met en œuvre. Et combien ces pures figures de fiction que sont Madeleine et Véra donnent de présence, de richesse, de séduction à trois femmes on ne peut plus réelles, mesdames Sagnier, Deneuve et Mastroianni, qui en retour font rayonner d’une si complexe et émouvante justesse leurs personnages. Heureux mystère de l’incarnation cinématographique.

(NB : cette critique reprend le texte publié sur slate.fr lors de la présentation du film en clôture du Festival de Cannes)