Cannes 2025, jour 6: «Magellan» et «L’Agent secret», résistance, baleine et requin

L’agression contre les idoles, tournant du récit de Magellan de Lav Diaz.

Le film de Lav Diaz et celui de Kleber Mendonça Filho empruntent des voies somptueuses de fiction cinématographiques pour inscrire des épisodes sombres de l’histoire de leurs pays dans le présent.

Ce sont deux grands cinéastes venus de ce qu’il est désormais convenu d’appeler «le Sud global» –en français facile: ni européens ni nord-américains. Ils ont dominé la journée du dimanche, juste avant l’entrée du festival dans sa deuxième partie.

Bref aparté: jusqu’en 2017, le festival de Cannes commençait un mercredi de mai et se terminait le dimanche, selon une trajectoire à peu près continue. À partir de 2018, il a commencé le mardi pour s’achever le samedi, décision qui ne manquait pas de bonnes raisons, dont le fait de laisser le dimanche libre au sortir du marathon.

Cette modification en apparence minime a en fait profondément modifié le vécu de la manifestation par celles et ceux qui y participent. De manière imprévue, elle a coupé son déroulement en deux, il y a désormais une «première semaine», le weekend clôturant la phase la plus glamour, celle où il y a la concentration maximum de stars hollywoodiennes.

À partir du lundi, la «deuxième semaine», pas moins riche sur le plan cinéphile, l’est beaucoup moins sur le plan de l’éclat médiatique, beaucoup de gens commencent à faire leurs valises, il y a moins de monde dans les restaurants, moins d’équipes de télé du monde entier, etc.

Et donc ce dimanche était aussi, en compétition officielle, le jour de deux grosses productions étatsuniennes, The Phoenician Scheme de Wes Anderson, copie conforme des enfantillages luxueux de ce réalisateur depuis ses débuts, et Die, My Love de Lynne Ramsay, nouvelle complaisante plongée dans la psyché malade de l’Amérique, embarrassant d’inintérêt.

Mais, donc, magnifiques ouvertures à la deuxième semaine, un immense cinéaste à l’œuvre déjà considérable, assez peu présent à Cannes malgré sa filmographie nourrie, le Philippin Lav Diaz, et l’une des rares figures reconnues du cinéma brésilien, Kleber Mendonça Filho, qui a lui été régulièrement accueilli sur la Croisette, où on a notamment découvert le formidable Bacurau en 2019.

Qu’il s’agisse de Magellan (présenté dans la section Cannes Première) ou de L’Agent secret (en compétition), chacun des deux déploie les ressources de partis pris stylistiques affirmés pour évoquer un événement historique marquant de son pays.

Ce sera un thriller aux franges du fantastique pour Kleber Mendonça évoquant la dictature militaire à la fin des années 1970, une chronique en vignettes apparemment hiératiques et incandescentes de beauté chez Lav Diaz pour conter la tentative ratée de prise de possession et de conversion au catholicisme d’îles des Philippines par le navigateur portugais Fernão de Magalhães, que les Français appellent Magellan.

«Magellan» de Lav Diaz

Des îles qui seront bientôt appelées Moluques par leurs envahisseurs venus de la péninsule ibérique, on voit d’abord les habitants d’origine, selon ce qui relève davantage d’une imagerie de paradis perdu que d’une description précise de l’organisation des sultanats qui en contrôlaient le pouvoir.

Mais, de manière inhabituelle chez cet auteur qui a sans cesse exploré l’histoire de son pays, surtout récente et contemporaine, le film s’attache surtout au cheminement des colonisateurs, reconstituant les péripéties du long voyage de Magellan.

Le capitaine (Gael García Bernal) hanté par son projet de conquête de terres et d'êtres vivants auxquels il ne comprend rien. | Nour Films

Le capitaine (Gael García Bernal) hanté par son projet de conquête de terres et d’êtres vivants auxquels il ne comprend rien. | Nour Films

Film d’époque en costumes constitué de plans fixes admirablement composés, Magellan est très différent de la plupart des quelque vingt-cinq autres films du cinéaste.

D’une durée modérée (2h36) pour un réalisateur connu pour ses œuvres fleuves, il évoque souvent davantage certains films de Manoel de Oliveira, consacrés à d’autres colonisations, que la luxuriance sensuelle et poétique, fréquemment en noir et blanc, de l’essentiel de l’œuvre de l’auteur de Norte, la fin de l’histoire, de La femme qui est partie et de La Saison du diable.

Ce renouvellement stylistique n’enlève rien à l’intensité des séquences, où l’apparent hiératisme de la réalisation s’avère vite une façon d’accueillir au contraire une multitude de vibrations physiques, émotionnelles, politiques, dans ce qui est à la fois un grand film d’aventure et une méditation qui renouvelle, par son absence de lyrisme convenu, l’idée même du film d’aventure.

La figure de Magellan a nourri des imaginaires multiples et contradictoires, dont les lecteurs de Qui a fait le tour de quoi? ont pu avoir un aperçu érudit et réjouissant. Mais là n’est pas l’enjeu du film, malgré son titre, et malgré, fait sans précédent chez Lav Diaz, la présence d’un acteur occidental célèbre, Gael García Bernal.

Magellan n’est pas un traité d’historien, c’est un conte mythologique où les îles lointaines sont comparables à la baleine de Moby Dick aussi bien qu’à un but de pouvoir et de richesse, vers un monde auquel ceux qui le conquièrent ne comprennent rien.

Tout aussi obscures sont les formes de soumission comme de résistance des habitants, résultantes de forces complexes, instables, qui peuvent avoir des effets terrifiants sans que personne n’ait su les contrôler entièrement. À nouveau un thème qui est loin d’être confiné au passé.

«L’Agent secret» de Kleber Mendonça Filho

Les forces, et les formes de résistance en situation d’oppression sont aussi au principe du cinquième film du cinéaste brésilien. Aux côtés d’un homme qui se cache, trouve des contacts, mène des enquêtes tandis qu’en 1977 la dictature militaire brésilienne est au plus violent de son oppression sur le pays, le film se met en place comme un puzzle qui renvoie, autant qu’à la virtuosité narrative de l’auteur, aux incertitudes et à l’opacité de la situation. (…)

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À voir en salles: «Fermer les yeux», «La Bête dans la jungle», «Quand les vagues se retirent»

Alliés et ennemis, à l’aube et au crépuscule tandis que la marée monte ou descend, les espaces fascinants et faussement sereins de Lav Diaz sont habités par des fantômes, et encore des crimes à venir. 

Les nouveaux films de Víctor Erice, Patric Chiha et Lav Diaz sont trois impressionnantes propositions de cinéma, trois invitations à des voyages dans le temps, l’espace, l’imaginaire et le monde actuel.

Ce mercredi 16 août sortent sur les écrans français trois films qui ont en commun d’être de très beaux films, d’avoir été présentés dans les trois plus grands festivals de cinéma, et de n’y avoir pas reçu l’attention que chacun méritait.

Ni Quand les vagues se retirent à Venise, ni La Bête dans la jungle à Berlin, ni Fermer les yeux à Cannes n’a été salué à la mesure de son importance. Ce qui leur vaut sans doute aussi cette date de sortie considérée comme peu favorable, mais qui ne devrait en aucun cas contribuer à les laisser dans une injuste pénombre.

Ils sont aussi différents que possible et pourtant, parce que ce sont de véritables films de cinéma (il n’y en a pas tant), ils ont chacun à leur manière affaire au même enjeu: le temps.

Celui-ci se traduit par le quart de siècle durant lequel se déroule La Bête dans la jungle, les vingt-deux ans qui séparent le passé du présent du personnage de Fermer les yeux, les dix ans de prison endurés par celui qui revient dans l’ombre de Quand les vagues se retirent. Mais ce n’est pas que, banalement, du temps a passé. C’est que le temps habite, travaille, anime la chair même de chacun de ces films, si vivants.

Fermer les yeux de Víctor Erice

Depuis longtemps retiré des caméras, un cinéaste (Manolo Solo) revient sur son passé, aussi mystérieux que douloureux. | Haut et Court

«My Rifle, My Pony and Me» n’est plus, depuis bien longtemps, seulement la chanson de Dean Martin et Ricky Nelson dans Rio Bravo d’Howard Hawks, mais l’hymne de générations de cinéphiles, un signe de reconnaissance international. Lorsque, entouré de quelques jeunes amis, l’ex-cinéaste Miguel la chantonne sur la plage où il vit désormais une vieillesse de bohême à l’écart du monde, il semble qu’une boucle soit bouclée.

Cette boucle, qui occupe les deux premiers tiers du film, a composé un émouvant voyage dans plusieurs monde à la fois, un imaginaire de cinéma, un passé qu’on a cherché à effacer et qui revient, un jeu fluide de souvenirs, de mystères, de légendes.

Il y avait eu cette époque lointaine, où Miguel tournait un grand film, inspiré d’un autre grand film (The Shanghai Gesture de Josef von Sternberg, sorti en 1941), avec son grand ami le grand acteur Julio. Tout était grand alors, les espoirs et l’inspiration, la promesse du succès et l’intensité des sentiments.

Et puis tout s’est cassé. Julio a disparu, déclaré mort, le film s’est arrêté, la carrière de Miguel aussi. Jusqu’à ce que, vingt-deux ans plus tard, une émission de télé ressuscite cette vieille affaire. Miguel, qui avait tout laissé derrière lui, revient en parler. Il retrouve des témoins, sort des documents, rouvre de vieilles boîtes de pellicule.

Le cinéma, c’est dans sa nature, a gardé des traces. Il y a des images, des sons, des présences. C’était déjà, en partie, l’enjeu du film que voulait tourner Miguel, autour de la fantasmagorie hollywoodienne avec Marlene Dietrich, et de la réalité du rapport à la Chine, à une jeune femme chinoise et au présent d’alors, vingt-deux ans plus tôt.

Derrière l’histoire du personnage, celle du cinéaste

Ce serait déjà une magnifique circulation dans le temps, la mémoire, les jeux de miroir des souvenirs et des oublis, des refoulements et des séductions. C’est bien davantage pour qui connaît la véritable histoire derrière ce qui se présente comme une fiction.

Car Fermer les yeux est né du drame vécu par Víctor Erice, auteur d’un scénario jouant avec la mémoire du film de Josef von Sternberg: La promesa de Shanghai. Scénario dont il a été dépossédé par la production, laquelle l’a confié à un confrère qui n’a eu aucun scrupule à tourner le film à sa place: Le Sortilège de Shanghai, réalisé par Fernando Trueba et sorti en 2002.

Miguel raconte un douloureux souvenir qui est aussi celui du réalisateur. | Capture d’écran de la bande-annonce

À l’aube des années 2000, Víctor Erice était l’auteur de trois merveilles de films: L’Esprit de la ruche (1973), Le Sud (1983) et Le Songe de la lumière (1992). Il était, il est toujours, l’autre plus grand cinéaste espagnol de sa génération, dans un tout autre registre que Pedro Almodóvar. Après ce qu’il a vécu comme le coup de poignard de l’abandon forcé du film, il ne tournera rien pendant vingt-deux ans –exactement la durée qui, dans Fermer les yeux, sépare Miguel de l’abandon de son film et de sa carrière.

Pas besoin de savoir cela pour être émerveillé par le film, tel qu’il s’est déroulé jusqu’à la chanson du western, le soir sur la plage. Mémoire, mystère, présence des magies de l’enfance, enchantements et cruautés du cinéma et de la vie aussi inséparables que les veines des artères irriguent le cheminement de ce qui a été, à travers ce qui est.

Chaque séquence est une invention visuelle, vibrante de présence humaine, merveille de ce qu’on voit et tout ce qu’on ne voit pas. Cinquante ans après L’Esprit de la ruche, Víctor Erice reste le cinéaste visionnaire, hanté par les rêves intimes et les horizons partagés, qu’il a toujours été.

La fin du film, avec des retrouvailles forcées, laborieuses, fait monter d’un cran le côté sentimental, au risque de confondre la puissance vibrante qui habitait de manière magnifique toute la première partie, la mélancolie, avec ce qui passe pour son équivalent et est en fait son opposée, la nostalgie.

Vapeur d’un opium orientaliste où s’estompe la silhouette d’une jeune chinoise, fragilité de l’image projetée, tremblement de souvenirs dont on ne sait qui peut décider de les conserver ou de les laisser s’enfuir, flottent sur un nuage qui s’en va dans la brume pourpre du canyon.

Fermer les yeux de Víctor Erice avec Manolo Solo, José Coronado, Ana Torrent.

Durée: 2h49. Sortie le 16 août 2023

Séances

La Bête dans la jungle de Patric Chiha

John (Tom Mercier) et May (Anaïs Demoustier) dans l’univers hors du monde d’une boîte de nuit sans nom. | Les Films du Losange

Elle est là. Elle s’appelle May. Elle est vivante et belle. Elle entre dans ce lieu qui n’a pas de nom, la boîte à la porte de laquelle veille une sorcière sensuelle –qui d’autre que Béatrice Dalle, impériale? Elle y rencontre John. Mais est-il là? Est-il vivant? Beau, oui, assurément. Mais d’une beauté sombre, figée, tout le contraire de May.

John et May étaient les personnages de la nouvelle de Henry James parue en 1903 et qui portait le même titre. Le film de Patric Chiha en est l’adaptation parfaitement fidèle et parfaitement libre. Ça n’a pas d’importance.

L’important est que tout de suite, et sans cesse, une intensité vibre entre ces deux êtres, May et John, dans ce décor presque unique de la boîte de nuit, où sans cesse une foule immense danse. Sans cesse, c’est-à-dire toute la nuit, toutes les nuits. Mais il semble qu’il n’y ait pas de jours. Le temps passe, vingt-cinq ans, de la fin des années 1970 au début des années 2000.

La musique change, les lumières changent, le mur de Berlin tombe, le sida clairsème le dancefloor, les tours de Manhattan s’effondrent. John et May ne changent pas.

Ce que John attendait déjà quand elle l’a rencontré, May a choisi de l’attendre aussi. C’est inexplicable, mais peu importe, puisque de cet inexplicable naissent des vibrations, des émotions, des questions, des gerbes de joie et des torrents de tristesse.

Un miracle qui respire

La Bête dans la jungle est un pur pari de cinéma, à partir d’une œuvre majeure de la littérature. Et c’est, plan après plan, une sorte de miracle, auquel on ne trouve guère qu’une figure tutélaire, qui ne fut pas par hasard à la fois écrivain et cinéaste: Jean Cocteau. Dans cette lumière reviennent, réincarnés en John et May, La Belle et la Bête, Orphée et Les Enfants terribles. Mais sans jamais s’alourdir de références, toujours dans leur propre mouvement vif. (…)

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«Halte», trip dantesque au bout de la nuit

Fusionnant catastrophe écologique et dictature délirante, le nouveau film-fleuve de Lav Diaz déploie dans un noir et blanc somptueux une fable de politique-fiction au lyrisme halluciné.

Les semaines se suivent et se ressemblent moins qu’il n’y paraît. Porter aujourd’hui attention à un film philippin après avoir souligné l’intérêt d’un film thaïlandais parmi les sorties du mercredi précédent, c’est réagir à ce que proposent les œuvres une par une, et ne pas se soucier de catégories extérieures.

Qu’ils viennent l’un et l’autre d’Asie du Sud-Est n’en dit au fond pas grand-chose. Outre qu’il y a plus de distance entre Bangkok et Manille qu’entre Rome et Copenhague, les différences sont bien plus significatives que la supposée proximité géographique entre la singularité délicate d’un premier film comme Manta Ray et la splendeur fastueuse de la nouvelle réalisation d’un grand maître du cinéma contemporain comme Lav Diaz.

Confirmant sa place éminente dans le cinéma contemporain après ces deux merveilles qu’étaient La femme qui est partie et La Saison du diable, le seizième long métrage du visionnaire philippin est un cauchemar lyrique et farceur, directement inspiré par la situation de son pays sous la dictature de Rodrigo Dutertre, même si cette évocation pamphlétaire est costumée en fable de science-fiction.

La totalité de Halte se passe dans la nuit, cette nuit permanente qui se serait abattue sur la région à la suite d’une catastrophe environnementale. Cette nuit est à la fois bien réelle et porteuse de toutes les métaphores qui s’y attachent.

Réelle, cette obscurité offre des nouvelles possibilités d’utilisation des ressources d’un noir et blanc si souvent employé par Diaz, qui est aussi le chef opérateur de ses films, mais de manière chaque fois différente.

Ici, avec le concours des pluies diluviennes devenues l’ordinaire de la météo locale, il mobilise une profusion de reflets et d’éclats, une palette contrastée, noirs de gouffre zébrés de lueurs coupantes, composition visuelle à la fois envoûtante et inquiétante.

Les unités de répression en action.

Métaphorique, cette disparition de la lumière naturelle installe la fiction aux confins de la nuit politique et de la nuit environnementale, dystopie réputée située en 2034 mais caricaturant à peine les délires autoritaires et mégalomaniaques de nos actuels Ubu, dont le Philippin Dutertre n’est qu’une des incarnations.

Robots, rocker et crocodiles

Il y aura donc un président dictateur aux phobies meurtrières et aux manies infantiles. Et il y aura des résistants menant des coups de main audacieux.

Il y aura une unité d’élite de la répression dirigée par deux femmes très amoureuses. Il y aura une épidémie qui légitime le contrôle intrusif et un héros atteint d’une étrange pathologie, l’anosognosie. Mais c’est la collectivité des êtres humains toute entière qui souffre de ne plus savoir qui elle est. (…)

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«Alpha-The Right to Kill», le paradoxe d’un bon cinéaste au service d’une mauvaise cause

Moses le policier (Allen Dizon), flic efficace et malhonnête

Le film de Brillante Mendoza est un vigoureux polar qui utilise de manière douteuse un contexte ultra-répressif, tout en faisant grand-place à une réalité autrement contradictoire et vivante.

Un flic efficace et irréprochable, la mise en place d’une opération d’envergure contre un parrain des immenses bidonvilles de Manille, l’utilisation par le policier d’un jeune indic.

Le nouveau film de Brillante Mendoza est à la fois précisément situé et construit sur des ressorts dramatiques bien connus. Mais il s’agit d’un film très singulier, surtout pour des raisons qui ne se trouvent pas sur l’écran.

Tout film devrait pouvoir être regardé pour lui-même. C’est rarement le cas, ne serait-ce que du fait des attentes qu’induisent la présence d’un acteur célèbre, la signature d’un réalisateur connu, l’appartenance à un genre ou l’origine nationale. Et dans les cas d’Alpha, les éléments de contexte sont particulièrement prégnants.

Les escadrons de la mort du président

Si l’on en a même superficiellement connaissance, impossible en effet de ne pas inscrire ce film dans la réalité politique de son pays, les Philippines, et la situation qui y prévaut depuis l’arrivée au pouvoir de son président, Rodrigo Dutertre.

Celui-ci a fait de la lutte contre le trafic de drogue le pivot de son programme. Depuis son élection en 2016, il met en œuvre une méthode ultra-violente de répression, appuyée sur des milices et ayant d’ores et déjà fait des milliers de victimes (entre 15 et 20.000, selon les organisations des droits humains).

Montrer la répression .

À ce contexte général s’ajoutent des éléments concernant Mendoza lui-même. Il est une figure majeure du cinéma philippin, en plein essor depuis une quinzaine d’années et où s’est particulièrement imposée l’œuvre de l’immense artiste Lav Diaz. Mais à la différence de la grande majorité des artistes et des personnalités du monde intellectuel de son pays, Mendoza a publiquement soutenu le projet ultra-sécuritaire de Dutertre.

Le cinéaste insiste sur les ravages gigantesques de la drogue dans son pays, couplés aux effets d’une corruption endémique, et sur l’échec des politiques précédentes pour les endiguer. Plusieurs de ses films évoquaient cette situation, en particulier dans la capitale, et notamment Ma’ Rosa –prix d’interprétation féminine mérité au Festival de Cannes 2016.

Alpha est d’ailleurs un produit dérivé d’une série réalisée par Mendoza pour Netflix, Amo, largement dénoncée comme promouvant la politique de Dutertre.

Des figures contradictoires

Le scénario d’Alpha fait du flic Moses, apparent héros de la lutte contre le trafic, à la fois un père de famille affectueux, fonctionnaire de la classe moyenne qui essaie d’améliorer son niveau de vie pour sa femme et ses enfants, et un ripoux, qui récupère la came prise aux trafiquants pour la faire revendre par son «alpha», son indic.

Elijah (Elijah Filamor), dealer, indic et jeune papa.

Celui-ci, Elijah, jeune voyou des bas quartiers, se révèle lui aussi un mari et un père attentionné se dépensant sans compter pour aider les siens, en trafiquant de la drogue et en servant les desseins de Moses. (…)

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Les chants terribles et envoûtants de «La Saison du diable», film monstre

Grande œuvre troublante et sombre, le nouveau film de Lav Diaz évoque la terreur politique passée et présente dans son pays, les Philippines, et confirme l’importance majeure de cet auteur dans le cinéma contemporain.

Le 18e film de Lav Diaz est un monstre. Un monstre bouleversant de beauté et de violence. Un monstre né des amours improbables de la comédie musicale et du témoignage de la terreur politique, enfanté par un grand poète du fantastique. La Saison du diable fut la révélation du dernier Festival de Berlin.

Poète, conteur, cinéaste, Diaz a construit en vingt ans une œuvre considérable, de manière complètement indépendante, dans un environnement économique, politique et culturel terriblement hostile, œuvre à laquelle il ajoute ici une pièce majeure.

Dans la jungle des Philippines, un village est mis en coupe réglée par les militaires avec le soutien de politiciens véreux. Tout ce qui incarne indépendance d’esprit, respect de l’autre ou refus de l’embrigadement sera impitoyablement écrasé. Rien de bien nouveau sous le soleil noir de l’oppression, dira-t-on.

Mais jamais peut-être ce qui se joue, aux confins de la folie de puissance, de la bassesse des intérêts et des pulsions, et de la pure spirale de la violence une fois enclenchée, n’aura été mis en scène de cette manière à la fois lyrique et mate, torride et glaciale.

Lorena (Shaina Magdayao) affronte par le chant et par le courage ses tortionnaires.

Y contribuent la chorégraphie des gestes entre réalisme et fantasmagorie, la circulation entre des personnages peu à peu révélés, la femme médecin qui résiste inébranlablement à l’arbitraire, le poète révolté mais incapable de s’opposer vraiment, les militaires, le prêtre acoquiné aux pouvoirs, les figures à demi imaginaires sorties de la forêt, les habitants du village.

À ces éléments s’ajoute la singularité extrême qui tient à l’usage des chansons. Elles sont si fortes, le contraste entre ces ballades, ces incantations et ces hymnes et le contexte est si impressionnant qu’on ne s’aperçoit pas tout de suite d’une autre particularité: l’absence totale d’accompagnement musical.

Des chants incandescents et ambigus.

Chantés a capella, ces chants entonnés aussi bien par l’officier sadique qui dirige la milice que par les victimes, ou le chœur des villageois, en sont comme augmentés de leur apparente fragilité.

Les chansons ouvrent des abîmes

On songe aux songs du théâtre de Brecht, au blues du delta du Mississippi, à certains oratorios trouvant dans leur forme «simplifiée» une nouvelle émotion –mais à vrai dire l’effet obtenu est incomparable. (…)

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« Taklub », autant n’en emportera pas le typhon

TaklubTaklub de Brillante Mendoza, avec Nora Aunor, Julio Diaz, Aaron Rivera, Rome Mallari, Shine Santos. Durée : 1h37. Sortie le 30 mars.

Quelle guerre, quelle vengeance d’un dieu haineux a causé cela ? Cet enchevêtrement de douleur et de boue, de misère et des débris, de courage, de bouts de plastique et de paroles ? Ni guerre ni vengeance divine, mais l’une des catastrophes qui martyrisent surtout les régions déjà les plus pauvres de la planète, effets de cette catastrophe climatique que les hommes ont créé et dont restent incapables de combattre les causes.

Combattre, c’est ce que font ceux-là. Le feu, l’eau, le froid sont leurs ennemis. Mais aussi cet enfer qu’on nomme bureaucratie, ces démons modernes que sont les manœuvres politiciennes et les complaisances médiatiques. Ravagé en novembre 2013 par le cyclone Haiyan, que les Philippins appellent Yolanda, le pire jamais mesuré, cette ville côtière des Philippines est un champ de ruine, un champ de désespoir, un champ de force aussi.

On ne sait pas très bien d’abord ce qu’on voit, ou plutôt quel est le statut de ce qu’on voit : ces gens qui se battent pour arracher aux flammes une famille qui, sous une tente de fortune, usait d’un chauffage défectueux, cette mère qui cherche ses enfants de tas de décombres en morgue d’hôpital de fortune, cette famille dans sa petite échoppe de poisson, cette quête acharnée d’identification des victimes.

Documentaire ou fiction, la question est vite dépassée mais si on se doute que certaines situations sont jouées – nous, spectateurs occidentaux, ne savons pas reconnaître que cette mère-courage qui peu à peu occupe une place centrale est interprétée par une des plus grandes actrices de la région, Nora Aunor.

Mais la fureur des éléments qui à nouveau se déchaine, mais l’organisation obstinée de la solidarité, mais la détresse démultipliée par l’ordre officiel de démanteler Tent City, mais la ferveur religieuse où se mêlent christianisme et animisme, mais l’omniprésence des vieux schémas machistes et claniques, nul ne les joue ni ne les fabrique.

Ils sont la matière même du film, matière que Brillante Mendoza rend plus sensible, plus perceptible en y inscrivant les trajectoires de personnages joués par des acteurs.

Tourné sur plus d’un an, accompagnant les étapes d’une résilience qui est aussi un chemin de croix aux stations impitoyables, Taklub (« le piège » en tagalog) rend un hommage aux habitants de cette ville martyre nommée Tacloban, à ces personnes alternativement ou parfois simultanément victimes, combattantes, chaleureuses, égoïstes, généreuses, terrorisées.

Taklub+0cComme si la même puissance surhumaine qui a imbriqué la terre et le bois, les corps, les eaux et le fer en ce qui semble un retour au chaos primordial, avait aussi fondu en ce creuset terrifiant les émotions et les comportements les plus extrêmes. Si Taklub est une fiction, ses metteurs en scène en sont à la fois Mendoza, Yolanda et celles et ceux qui lui ont survécu.

Mais en même temps que cette inscription puissante dans un lieu et moment très précis, le nouveau film de l’auteur de Tirador et de Lola émeut et impressionne par les échos plus indirects qu’il suscite aussi.

D’une précédente catastrophe (le cyclone Durian en 2006), Lav Diaz, autre cinéaste philippin de première grandeur, avait réalisé la gigantesque fresque Death in the Land of the Encantos. Lui aussi associait, mais d’une manière totalement différente, documentaire et fiction, et il est passionnant de voir comment deux artistes prennent en charge les tragédies qui frappent leur pays par des moyens du cinéma qui à la fois résonnent l’un avec l’autre et ouvrent vers des horizons différents.

Autres horizons encore : au-delà de la trop réelle multiplicité des situations peu ou prou comparables, et qui ne vont faire que se multiplier dans les années à venir, ces images renvoient en partie à d’autres drames, beaucoup plus proches. L’Asie du Sud-Est, l’Afrique noire, l’Amérique latine ou les déserts du Moyen-Orient n’ont plus l’exclusivité des ces visions horribles.

Camps de fortune, familles vivant dans le froid et la boue, menaces d’expulsion, tracasseries et brutalités officielles, énergie et inventivité des survivants : nous avons aussi cela à portée de TER. Tacloban n’est pas Calais, évidemment, mais les images, elles, se font sourdement écho. De très sombres échos.

Dans la jungle du monde

Berlinale report 4

Attendu depuis le début des festivités, voici donc le film qui impose un changement d’échelle, relativise tous les autres découverts dans la programmation, malgré leur intérêt ou leur attrait. Captive de Brillante Mendoza raconte extraordinairement une histoire extraordinaire. L’histoire est celle d’une prise d’otages qui advint au début de l’été 2001 aux Philippines, lorsque des membres de la guérilla islamiste Abu Sayaff s’emparèrent d’occidentaux qu’ils forcèrent pendant plus d’un an à crapahuter avec eux dans la jungle, tandis que des rançons se négociaient au cas pas cas. Qu’est-ce qui est le plus extraordinaire dans cette histoire ? L’exceptionnelle durée de la prise d’otage, ou l’environnement extrême dans lequel il se situe, ou le fait que pendant qu’il se déroule advient un certain 11 septembre, ou l’incroyable complexité des relations entre les différents otages, dont le nombre et les composants ne cessent d’évoluer, entre les preneurs d’otage, avec les populations, le gouvernement philippin, l’armée, les médias ?

Cette histoire extraordinaire, le cinéma, ou du moins sa forme dominante sait comment la prendre en charge : un dosage bien organisé de scènes d’action, de moments émouvants, d’évolution psychologique de quelques personnages centraux, et de moments symboliques permettant d’affirmer clairement ce qu’il convient de penser des terroristes, des politiciens, des journalistes, des religions et de deux ou trois autres sujets d’intérêt général. Il était frappant, au lendemain de la projection de Captive, de retrouver pratiquement les mêmes termes chez quasiment tous les commentateurs croisés : trop comme ci et pas assez comme ça. Sans même y avoir réfléchi, tout le monde sait déjà comment il fallait filmer l’histoire extraordinaire de la prise d’otage de Mindanao. Les professionnels et les critiques présents au Festival, mais aussi les spectateurs : ils l’ont déjà vue ! Pas cette histoire-là, mais la manière dominante, et qui tend à devenir hégémonique, dont on raconte les histoires de ce type.

C’est exactement ce que ne fait pas Brillante Mendoza. Depuis qu’on connaît un peu le travail du jeune réalisateur philippin, découvert en 2005 (Le Masseur) et dont chaque film confirme le talent et l’originalité, on sait combien chacun de ses films tend davantage à mettre en en place un réseau de relations qu’une récit linéaire, et combien il sait faire vire à l’écran un « univers », fut-il défini par un bidonville de Manille (Tirador) ou une salle de cinéma (Serbis). Avec Captive, Mendoza change d’échelle. C’est le monde, ou plutôt un monde tout entier qui est ici invoqué. Il y a de la Genèse et de l’Apocalypse dans ce récit qui trouve le moyen d’être à la fois épique et incroyablement quotidien, et même trivial. Au niveau des godasses perdues et des démangeaisons grattées se compose une histoire du cosmos, où les humains, les animaux et les végétaux, la lumière et les couleurs, les peurs et les espoirs deviennent comme des séries de touches qu’assemblerait un art secret de l’agencement des formes.

Cet agencement, et c’est sans doute la plus étonnante réussite du film, est infiniment mobile. Captive est comme un arbre immense dont le feuillage serait sans cesse en mouvement, chaque « feuille » (personnages, situations, rebondissements, significations) bougeant selon son propre mouvement tout en faisant partie du tout. Parcourant à pied des centaines de kilomètres d’un territoire hostile, émaillé d’affrontements entre eux aussi bien qu’avec soldats et milices, les guérilleros et leurs otages ne cessent de voir leur monde se reconfigurer relativement. Pas de coup de théâtre psychologique ou de « moment de vérité » dramatique, mais un incessant miroitement de sensations, de sentiments, de perceptions qui réorganisent, le plus souvent de manière subie plutôt que voulue, la place de chacun dans le monde réel et dans les représentations qu’il s’en fait – le « chacun » étant aussi bien les spectateurs que les personnages, pour autant que lesdits spectateurs acceptent cette véritable aventure qu’est ce spectaculaire film d’action.

C’est à l’intérieur de ce processus ambitieux et complexe qu’il faut saluer ce que fait d’unique Isabelle Huppert, dont on ne compte plus les interprétations magnifiques. Le plus beau, le plus juste et le plus émouvant de sa participation au film dans le rôle d’une missionnaire française est la manière dont elle est ici parfaitement en phase avec son personnage : à la fois un individu singulier, vedette française connue dans le monde entier, et un composant de cet ensemble. On cherche en vain quelle autre garde actrice serait aussi bien capable de se fondre dans le fourmillement des hommes, des bêtes, des éléments naturels, des bruits, des signes, des ombres et lumières, comme elle le fait ici. Il y a sans aucun doute là infiniment plus d’art que dans les innombrables numéros de virtuosité occupant tout l’espace narratif et spectaculaire, ces « performances » qui plaisent tant aux médias et aux votants des oscars et des césars. Berlin s’apprête à en offrir une caricature avec La Dame de fer (sortie française le 15 février), le biopic indigent, pour ne pas dire crétin, de Margaret Thatcher qui mise tout sur Meryl Streep, très grande actrice assignée à un emploi de monstre surdoué.

Aux antipodes de ce cirque qui fait disparaître le monde, Captive, Brillante Mendoza, Isabelle Huppert ouvrent un espace immense et immensément peuplé, dérangeant et vivant.