Les mystères de l’organe cinéma – sur Irma Vep version longue d’Olivier Assayas

 

Irma Vep : film ou série ? Série par son format et son mode de diffusion mais film de cinéma par la manière dont Olivier Assayas a composé, à l’écriture, au tournage et au montage, la singularité évolutive de ce qui est évidemment une œuvre unique. Film également si on a la chance de pouvoir le voir en continu dans une salle et sur grand écran, comme ce sera le cas à la Cinémathèque française ces 10 et 11 décembre.

C’est un gag récurrent tout au long des huit épisodes. Série ou film de cinéma ? La question, qui donne lieu à des réponses diverses, pas forcément exclusives, mais le plus souvent intéressées, participe d’une des forces principales de cette œuvre hors norme : sa réflexivité, du même mouvement rieuse, émue et sérieuse. Par mille chemins, Irma Vep ne cessera d’interroger ce qui s’y joue, ses rapports avec la vie de son auteur, l’histoire du cinéma, les dispositifs économiques, juridiques et symboliques dans lesquels s’inscrit ce que nous, spectateurs, sommes en train de regarder, et qui est précisément le récit du tournage d’un film dont l’héroïne se nomme Irma Vep.

Il ne s’agit plus de mise en abyme, mais d’un palais des glaces dont les miroirs, répondant à l’injonction de Jean Cocteau, ne cessent de réfléchir. Le danger en pareil cas, cas peu courant à un tel degré de complexité, est du côté de la froideur des surfaces réfléchissantes et du coupant des angles qui les relient, froideur et coupant volontiers associés à la supposée cérébralité d’un si vertigineux dispositif réflexif. Tout le contraire d’Irma Vep 2022, proposition tout en circulations intérieures, tendres chambres d’écho, assemblage organique sensuel, rieur et mélancolique.

Donc, pour se débarrasser de cet envahissant sparadrap, film ou série ? Les deux mon capitaine Haddock, incontestablement série par sa division en épisodes et son statut juridique comme par le mode de diffusion, sur les plateformes HBO et Orange. Mais nonobstant incontestablement film, si on a la chance de pouvoir le voir en continu dans une salle et sur grand écran, comme ce sera le cas à la Cinémathèque française les 10 et 11 décembre, et dans bon nombre de festivals (de cinéma) un peu partout dans le monde.

Rappelons s’il en est besoin qu’un peu moins de huit heures cela n’a rien d’une durée extravagante pour un film de cinéma, on en connaît de bien plus longs. Film de cinéma, donc, par la dynamique intérieure qui court à l’intérieur de l’œuvre le long de multiples ramifications, par son caractère rigoureusement non programmatique – impossible d’écrire la « bible » d’Irma Vep, ce document qui est au principe de toute série. Film de cinéma par la manière dont l’auteur réalisateur, que personne n’imaginerait appeler show runner, a composé, à l’écriture, au tournage et au montage, la singularité évolutive de ce qui est évidemment une œuvre unique.

De cette nouvelle réalisation on peut dire exactement ce qu’Olivier Assayas disait déjà à propos de Carlos, son film de cinéma dans toute l’acception du terme mais que le monde du cinéma tel qu’il fonctionne aujourd’hui est incapable de produire, alors que celui de la télévision en a les moyens, et a besoin du prestige et du talent des artistes du grand écran. Le paradoxe est ici qu’alors que Scorsese (The Irishman), les Coen (La Ballade de Buster Scruggs) ou Spike Lee (Frères de sang) ont fait pour des plateformes ce qui se donnait comme film et n’était qu’une déclinaison sous lourde influence télévisuelle de leurs univers, Assayas s’est plié au format de la série pour y réinjecter toutes les richesses singulières du film.

Petit rappel : Irma Vep est le nom d’un film d’Olivier Assayas réalisé en 1996 et qui racontait le tournage, aujourd’hui, d’un film réalisé par un ancien cinéaste de la Nouvelle Vague nommé René Vidal, interprété par Jean-Pierre Léaud, qui entreprenait un remake des Vampires, le film de 7h20 en sept épisodes tourné par Louis Feuillade en 1915. Au cœur du film d’Assayas comme de celui voulu par Vidal se trouvait donc Irma Vep, personnage joué par Musidora dans le film muet du début du XXe siècle. En 1996, son interprète principale était l’actrice hongkongaise Maggie Cheung, star du cinéma d’action chinois (et de plusieurs films de Wong Kar-wai), devenue ensuite l’épouse d’Assayas durant trois ans.

C’était un film magique et troublant, interrogeant l’histoire du cinéma et jusqu’à la matière même du film, mais aussi ses conditions de fabrication, par des moyens où se mêlaient humour, érotisme, émotion et fantastique. Dans Irma Vep version 2022, celle qui débarque cette fois à Paris pour enfiler la combinaison – non plus de latex noir mais de velours de soie – de la reine des Vampires (qui ne sont pas des vampires mais des bandits), ne s’appelle plus Maggie mais Mira (Alicia Vikander). Elle n’arrive plus d’Asie mais des États-Unis, où elle vient de jouer un premier rôle dans un film de super-héros. Au grand dam de son agente et de ses fans, elle a choisi de tourner avec un réalisateur toujours nommé René Vidal, qui cette fois n’évoque plus ceux de la génération des années 1960, mais le cinéma d’auteur français actuel, et très explicitement… Olivier Assayas, que Vincent Macaigne s’amuse beaucoup à imiter, malgré la différence de silhouette entre eux. Autour de Mira et de René s’enclenche alors un gigantesque tourbillon, qui est la fois le cirque d’un tournage compliqué, les interactions « à la ville » entre les personnages, les embardées dans les épisodes du film réalisé par René Vidal.

Un brillant scénariste aurait là de quoi jouer sur de multiples claviers, en agençant les contrepoints multiples entre cinéma et réalité, présent et passé, idées française et américaine-mondialisée du cinéma, film et série, et tout un assortiment de binômes plus ou moins repérables et féconds. Olivier Assayas est un brillant scénariste, et tout cela se trouve en effet dans Irma Vep 2022, au fil de scènes tour à tour comiques, polémiques, poétiques. Qui a vu les épisodes successifs de la série lors de sa diffusion l’été dernier a pu en goûter les multiples plaisirs, aux saveurs contrastées. Mais Olivier Assayas est d’abord et surtout un authentique cinéaste, ce qui signifie que toute cette mécanique, dont on commence par repérer et apprécier les enchaînements, se transforme en un être vivant, ce qu’est tout film de cinéma digne de ce nom. La seule référence légitime ici serait sans doute les 12 heures 30 d’Out One de Jacques Rivette (1971), qui lui aussi empruntait à l’univers du serial. Il n’est que trop évident qu’un projet de cette ampleur et de cette ambition, avec de plus des acteurs internationaux, est impossible à monter dans le contexte de l’industrie du cinéma actuel. Restait à hacker la mécanique de la série, ce qu’Irma Vep accomplit avec une maestria époustouflante.

L’ensemble des opérations qui font muter de l’intérieur la succession de situations, de gags, de conflits et de mise en récit des péripéties d’un tournage est trop complexe pour pouvoir être cartographié, et a toutes les bonnes raisons de rester en partie mystérieux. Mais il est deux grands gestes qui d’abord insidieusement puis de façon de plus en plus affirmée et audacieuse gauchissent, épaississent, animent de vibrations et de dissonances le grand assemblage des éléments narratifs qui constituait le matériau de la série, et en font un film à part entière. Ces deux forces, très différentes, relèvent du même appel d’air, en faveur duquel Assayas a récemment livré un vibrant plaidoyer, autour de l’idée que « Dans les films (…) c’est l’inconscient qui agit »[1].

Qu’est-ce qui appartient à Mira, à Irma, à Musidora, et aussi peut-être à Alicia ? Qui domine qui, possède qui ?

L’un des deux gestes décisifs du cinéaste consiste à y entrer lui-même de plus en plus ouvertement, à y investir ses souvenirs personnels, sa relation avec Maggie Cheung, la mémoire du tournage du premier Irma Vep. Rien de narcissique ici, mais l’infusion, émouvante, parfois douloureuse, parfois souriante, de toute une dimension qui d’ordinaire demeure obscure et qui est la manière dont une œuvre métabolise une existence, celle d’un auteur.(…)

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[1] Olivier Assayas, Le Temps présent du cinéma, Tract Gallimard n°20, octobre 2020, page 33.

Cannes/3: « Mad Max »+Kawase+Kore-Eda=Cannes, terre de contrastes

FURY ROAD

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En sélection officielle, le Festival était marqué ce jeudi 14 mai par trois films assez différents –on s’évitera de perdre du temps sur un quatrième, l’épouvantable Conte des contes, de Matteo Garone, en compétition officielle, navet hideux dont absolument rien d’avouable ne justifie la sélection. Disons qu’il porte avec lui l’espoir qu’on ait déjà vu le plus mauvais film de tout le festival, toutes sections confondues, ce qui est plutôt réconfortant pour l’avenir.

Mais revenons à nos trois films dignes d’intérêt. Soit, d’un côté, Notre petite sœur, de Hirokazu Kore-Eda (en Compétition), et An, de Naomi Kawase (en ouverture d’Un Certain Regard), et de l’autre Mad Max: Fury Road, de George Miller (Hors Compétition). Deux films japonais d’une exquise délicatesse et un film d’action américain de l’autre peuvent très bien faire une bonne journée de festivaliers. Le propos n’est pas ici de les opposer, mais au contraire de souligner que, avec leurs extrêmes différences, ils ont entièrement leur place, au Festival et sur les écrans de France et du monde.

Au nouveau Mad Max, on peut et doit adresser deux reproches, le terrible manque de charisme du remplaçant de Mel Gibson, Tom Hardy, et la laideur embarrassante de la matière numérique des images. Mais, pour le reste, avec une adresse assez virtuose, le scénario et la réalisation réussissent à associer ancrage dans le récit fondateur de la saga et prise en compte de l’état actuel du spectacle cinématographique, vigueur impressionnante des plans, récit qui fait mine de croire assez à sa propre histoire pour ne pas en faire un simple prétexte à une débauche d’explosions et de massacres, esthétique plutôt réussie de la ferraille et des corps extrêmes, et même actualité politique (les allusions au djihadisme sont à la fois claires et pas stupides).

Le ressort dramatique principal, pas vraiment hollywoodien (du moins dans l’acception bourrine du terme, volontiers associée à ce genre de production) est que chacun(e) peut sortir de la voie qui lui est tracée, ou qu’il ou elle s’est tracée. Cela vaudra pour ce vieux Max comme pour l’intéressante amazone à un bras qui lui sert de principal contrepoint (Charlize Theron), pour un zombie-warrior complètement givré comme pour une poignée de pin-ups improbables directement propulsées d’un défilé de mode dans le désert à feu et à sang. Et pour ce qui est de péter en tout sens, pas de problème, on est servi –comme c’est ce qui est prévu, on ne voit pas pourquoi on s’en plaindrait.

Vertus infinies des effets de montage des festivals, qui font se parler des films fussent-ils aussi différents que possible les uns des autres: Mad Max est bâti sur deux arguments qui sont chacun au cœur d’un des deux films japonais du jour. Il y est en effet question de ce qui fait communauté, comme construction et non comme acquis, et d’environnement. (…)

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«Skyfall»: pas encore Bond pour la retraite

Conscient du risque d’usure, le 23e épisode officiel de la série en fait de manière plutôt inventive son carburant.

Daniel Craig dans «Skyfall» (United Artists Corporation/Columbia Pictures Industries)

Daniel Craig dans Skyfall de Sam Mendes

Cinquante ans, c’est largement l’âge de la retraite pour un agent du service action. Les entrepreneurs de la franchise 007 ont beau capitaliser au maximum sur l’effet anniversaire, ils sont bien conscients du poids des ans et du risque de répétition.

A vrai dire, la longévité du personnage au cinéma est déjà un exploit sans équivalent, surtout si on considère que, à la différence des éternels retours des Batman et Spiderman, il ne s’agit pas de «réinventer» (hum) le personnage et de rejouer différemment des situations déjà racontées, mais à chaque fois d’une nouvelle aventure. C’est vrai même avec les trois reprises du même titre, Casino Royale, depuis l’ancêtre télévisuel qui adaptait le premier volume de Ian Fleming à la télé américaine en 1954 (Bond y devenait, horresco referens, un agent de la CIA, mais nul autre que le grand Peter Lorre incarnait le premier de tous les méchants bondiens, le Chiffre n°1 donc), avant la joyeuse sarabande pilotée par John Huston en 1967 et le navrant pataquès qui voyait l’apparition de Daniel Craig dans le tuxedo mythique en 2006.

L’intérêt de la 23e apparition cinématographique dite «officielle» —c’est-à-dire sous la houlette de la famille régnante depuis le début sur la Bond Trademark, les Broccoli, chez qui jamais au grand jamais on ne dit «jamais plus jamais»— est d’être parfaitement consciente de ce risque d’usure, et d’en faire de manière plutôt inventive le carburant de ce Skyfall, qui se retrouve du coup être le meilleur James Bond depuis dix ans.

Les auteurs du scénario se sont manifestement beaucoup creusés pour trouver un assemblage de péripéties permettant de jouer en même temps sur deux claviers, celui du changement d’époque et celui du retour aux fondamentaux. Ils s’en tirent plutôt bien, accrochant le destin de leurs trois personnages principaux, Bond, le méchant joué par Javier Bardem et M, à un énorme câble psychanalytique à deux sterlings, qui remplit parfaitement son office.

Ça démarre plutôt mal

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