«Aya» et «Azor», deux éclairs dans le brouillard

Aya (Marie-Josée Degny Kokora), héroïne d’une légende très actuelle.

Le premier film de Simon Coulibaly Gillard, situé de nos jours en Côte d’Ivoire, et celui d’Andreas Fontana, situé en Argentine durant la dictature militaire, savent tous deux mobiliser les ressources singulières du cinéma. Une double découverte, riche en émotions.

Le «brouillard», ce serait cette confusion entretenue par une multiplicité de sorties de films à peine vus (ou, le plus souvent, pas vus) aussitôt disparus. Difficile, même pour les amateurs les plus attentifs, de se repérer dans la déferlante de nouveaux titres. Et donc, raison de plus pour attirer l’attention sur deux films qui, sans atouts publicitaires d’aucune sorte, méritent chacun la plus vive attention.

Ce qui permet au passage de souligner que, si les raisons de s’inquiéter de la situation actuelle du cinéma sont réelles et nombreuses, comme en a témoigné le récent appel pour des états généraux, le cinéma comme espace d’invention reste étonnamment fécond, y compris avec des propositions venues d’origines inattendues, parfois par d’encore plus inattendus détours.

C’est le cas de ces deux premiers longs-métrages au pedigree «impur», adjectif qui se veut ici un éloge: le très beau film ivoirien réalisé par le Français Simon Coulibaly Gillard et le très beau film argentin réalisé par le Suisse Andreas Fontana.

Très différents par leur cadre et leur récit, ils ont pourtant en commun de parier sur les puissances de ce qui ne sera jamais montré, jamais illustré, mais qui acquiert ainsi une force d’évocation qui fait honneur à ce que peut le cinéma.

«Aya» de Simon Coulibaly Gillard

Il y a une situation. Il y a une histoire. Et puis il y a un film, c’est-à-dire une façon de raconter au cinéma cette histoire, inscrite dans cette situation.

C’est cette «façon», ce qu’on appelle la mise en scène, qui fait toute la puissance de l’histoire, et toute l’urgence dramatique de la situation –en elle-même, et comme symptôme de multiples autres drames actuels ou imminents.

La manière de filmer de Simon Gillard, qui a été rebaptisé «Coulibaly» par ses amis africains, consiste à porter d’abord son attention aux visages, aux gestes, aux lumières, aux sonorités ambiantes.

Dans ce village d’Afrique, aujourd’hui, il y a des femmes au bord de ce qui est peut-être la mer, et peut-être un grand fleuve. Il y a une adolescente, dont on saura plus tard qu’elle se prénomme Aya, et qui participe à la vie de sa famille (sa mère et son frère tout petit) tout en cherchant à exister pour elle-même.

Il y a les barques des pêcheurs qui peinent à sortir, le travail collectif, des conflits dont on entrevoit les manifestations sans toujours en comprendre les motifs. Il y a les maisons qu’on démolit, les gens qui partent.

Les deux combats d’une jeune fille

Peu à peu se dessine le cadre (la «situation»): à l’ouest d’Abidjan, cette partie de la péninsule de Lahou, entre golfe de Guinée et lagune, est inexorablement dévorée par la montée des eaux, forçant les habitants à s’exiler; certains démontent morceau par morceau leur habitation pour la réinstaller plus loin.

Aya, son copain, sa mère, l’enfant, des voisines, des amies de l’adolescente tentent d’organiser leurs existences dans ce chaos destructeur de leur mode de vie. La violence des éléments, la dureté des relations entre des personnes acculées, mais aussi la tendresse et la générosité irriguent les séquences qui, sensuelles et vives, semblent aussi d’abord disjointes.

Ce manque apparent d’explications se révèle au contraire un précieux moyen de donner plus de profondeur et d’intensité à l’histoire qui progressivement se dessine, celui de la lutte d’une famille pour maintenir son espoir de rester, du combat d’une jeune fille pour ne trahir ni les siens et le monde dont elle vient, ni ses propres espoirs.

Vibrantes de présence, les images magnifient les personnages, à commencer par cette jeune fille impressionnante qui donne son nom au film, véritable héroïne d’un récit prenant parfois des résonances mythologiques sans rien perdre de son actualité factuelle.

De même, d’étonnantes séquences tournées dans une obscurité presque totale rendent compte de la précarité concrète des existences. Elles donnent en même temps à ce film, habité de présences variées invisibles –loin d’être toutes bénéfiques–, la riche texture d’une fable à la fois ô combien réaliste et fantastique.

«Azor» d’Andreas Fontana

Dans l’Argentine soumise à la dictature militaire au pire de sa brutalité, au tout début des années 1980, un couple débarque à Buenos Aires. Hôtel de luxe, résidences cossues, palais officiels, estancia de grands propriétaires sont les décors où évolueront le banquier suisse De Wiel et son épouse. (…)

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Rencontres à Locarno

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Le Festival de Locarno, dont la 68e édition au bord du Lac Majeur se tient du 5 au 15 août, occupe une place singulière sur la carte de plus en plus fournie des festivals de cinéma. Faisant partie des plus anciennes manifestations du genre, le festival tessinois s’est construit une position enviable, qui ne rivalise pas avec les poids lourds (Cannes, Berlin, Toronto, Venise) tout en affirmant sa vocation généraliste très ouverte, du cinéma de recherche le plus exigeant au blockbuster sur la prestigieuse Piazza grande, de la star légendaire venue de Californie à l’icône du cinéma d’auteur européen comme au jeune réalisateur indonésien ou vénézuélien présentant son premier film. Et cela tout en offrant également une vitrine luxueuse pour le cinéma suisse, des rétrospectives inventives (cette année, Sam Peckimpah) et une visibilité recherchée pour les courts métrages du monde entier. Il faudrait compléter par l’imposant arsenal d’hommages, ateliers de production, formation de jeunes critiques, dispositifs d’aides aux œuvres à venir.

Malgré les aléas et réajustements depuis 1946, Locarno doit cette position à la quasi-continuité de l’excellence de ses directeurs artistiques, depuis Freddy Buache, désormais légende vivante (et toujours spectateur assidu, débonnaire mais exigeant, du Festival) à l’actuel maître de cérémonie, le critique italien Carlo Chatrian. Il le doit aussi à sa capacité à mobiliser des moyens matériels importants, que peuvent lui envier bien des manifestations situés dans des zones moins prospères, et au soutien des autorités locales et régionales, sensibles aux bénéfices collatéraux générés par la manifestation.

Un festival de cinéma, et Locarno plus encore, mieux encore que beaucoup d’autres, ce sont des rencontres. Rencontres avec des films, d’une réjouissante diversité, on l’a dit – même si cette diversité implique aussi la rencontre avec des films parfaitement antipathiques, et cordialement détestés. Rencontres avec des gens, cinéastes, producteurs, critiques, cinéphiles de tous âges et de toutes origines, retrouvés d’une année sur l’autre ou au contraire croisés pour la première fois, dans un environnement qui échappe à la kafkaïenne hiérarchie des multiples accréditations et aux labyrinthes sécuritaires triant et retriant les VIP, les superVIP, les extramegaVIP (ad lib) qui sont l’ordinaire conditions des festivaliers dans les autres manifestations qui gèrent la venue de vedettes.

Mais un festival, cela peut être aussi la rencontre entre des films. Des œuvres conçues très loin les unes des autres, par des gens qui le plus souvent ne se connaissent pas. A côté de la découverte d’autres réalisations sur lesquelles on se promet de revenir à leur sortie, notamment les nouveaux films de Chantal Akerman (No Home Movie) et d’Otar Iosseliani (Chant d’hiver), à côté aussi des films qu’on n’a pas réussi à voir au cours d’un trop bref séjour, ce sont deux rencontres de ce type qu’on aura envie de mettre ici en évidence.

 

L’Arcadie perdue et retrouvée

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La première rencontre rapproche, ou met en écho, deux œuvres qui s’avèrent avoir le même sujet, mais regardé sous des angles très différents. Ils ont signés par deux des cinéastes européens les plus stimulants, qui l’un et l’autre œuvrent  aux frontières de ce qu’on nomme le documentaire, l’Italien Pietro Marcello et le Catalan José Luis Guerin.

Pure splendeur d’intelligence politique, Bella e perduta de Marcello, réalisateur découvert il y a 5 ans avec l’admirable La Bocca del Lupo, prend en charge la véritable histoire d’un paysan de Campanie qui, il y a quelques années, se consacra à l’entretien et à la défense d’un château du 18e siècle, essayant de le protéger du pillage systématique mis en place par la Camorra.

Cette histoire, qui convoque forces sociales et paysages actuels de l’Italie du Sud, est racontée grâce à l’intervention de personnages mythiques, un « Pulcinella » (masque de la commedia dell’arte) et un jeune buffle doué de parole, qui construisent une poétique sensible du refus de la médiocrité, de la soumission et de la laideur d’une bouleversante puissance. Sans en avoir l’air, Bella e perduta devient ainsi un manifeste rêveur et ultra-précis contre la berlusconisation de l’Italie, et ses profonds ravages.

L’Accademia delle Muse de Guerin, auteur notamment du si beau Dans la ville de Sylvia, semble bien loin, accompagnant l’enseignement d’un prof de philologie de l’université de Barcelone cherchant à rendre sensibles à ses élèves la puissance des mots à partir des récits mythologiques et de l’œuvre de Dante. Concret, joueur, sensuel, émouvant, ce parcours ouvertement pédagogique circule de reflets en échos, de salle de cours espagnole en campagne sarde, et finalement fait naître sous ses plans la même quête que le film de Marcello.

La quête méthodique, argumentée poétiquement et sensoriellement, des possibilités d’une reconception du monde, d’une réinvention de la manière de l’habiter qui ne se soumettrait pas à la laideur et à l’argent. Les jeux du vocabulaire et du désir, la musique des ombres et des matières y déploient des ressources qui invitent à penser en souriant, à sourire en pensant, heureuse promenade où n’existent nulle séparation du corps et de l’esprit, où là aussi les bergers du présent  portent un savoir et une séduction pour aujourd’hui et demain.

L’Arcadie est bien le territoire commun de ces deux films, lieu non pas d’une nostalgie mais d’un possible à faire émerger des êtres d’ici et maintenant.

 

A l’aventure

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L’écart de départ est encore plus grand avec l’autre belle rencontre entre films à laquelle la programmation de Locarno aura permis d’assister. D’un côté le retour d’un réalisateur perdu de vue depuis le siècle dernier, après une carrière aussi inégale que remarquée, et qui se lance dans l’adaptation d’un des chefs d’œuvres de la littérature les plus inadaptables qui soient. De l’autre un jeune chinois de 26 ans, venu d’une région reculée de son pays, et qui surgit avec un poème visuel assez renversant.

Ici, donc, Andrzej Zulawski, le réalisateur polonais de L’Important c’est d’aimer et de Possession, entreprenant de porter à l’écran Cosmos, le roman monstre de Witold Gombrowicz.

Transposé au présent et au Portugal, le récit halluciné et volontiers grotesque s’invente d’extraordinaires matérialisations de cinéma, grâce notamment aux interprétations de Sabine Azéma et Jean-François Balmer s’en donnant à cœur joie dans le registre délirant. Dans une veine extrême où s’illustrèrent entre autres Oliveira et Ruiz, Zulawski relayé aussi par trois jeunes et très vaillants acteurs (Johann Libereau, Jonathan Genet, Victoria Guerra) circule du romantisme nervalien à sa parodie bouffonne, de la quête par l’absurde d’un chiffre secret du monde à des scènes comme des sauts dans l’inconnu.

Ce cinéma-là cherche, et par définition s’il cherche, il ne trouve pas toujours. Surtout, ce qu’il a « trouvé », la réussite d’une séquence, la beauté, la drôlerie, la puissance interrogative d’un moment, ne garantit rien pour le suivant.

C’est un cinéma sans accumulation de capital, un cinéma qui mise tout à chaque instant – évidemment qui souvent perd. Zulawski a fréquemment travaillé dans ce sens, avec des réussites diverses, dont la plus belle restait son premier film, La Troisième Partie de la nuit. S’en prenant au texte luxuriant de Klossowski, il entraine dans une sarabande qui rend justice au roman et ne cesse de surprendre, avec quelques moments explosifs.

Ce saut dans l’inconnu est aussi à quoi invite Kaili Blues. Bi Gan est un jeune poète cinéaste originaire d’une zone excentrée du Sud de la Chine, dont une ville donne son titre au long métrage. Glissant entre des personnages dont la relation parait d’abord obscure, ou absente, avec comme viatique une citation de Bouddha affirmant l’unité des choses au-delà de leur apparente diversité (certes), et d’énigmatiques fragments de poème, il semble qu’il faille accepter de se perdre dans le labyrinthe de situations que propose le film. Cette perte n’a d’ailleurs rien de déplaisant, tant le réalisateur sait s’approcher d’un visage, rendre sensible un espace, suggérer des tensions émotionnelles.

Mais Kaili Blues raconte une histoire, et celle-ci sera narrée, même si pas selon les usages. Peu à peu se mettent en place les tenants et les aboutissants, au fil de déplacements – géographiques, temporels, stylistiques – qui s’enrichissent progressivement de sens qui paraissaient d’abord disparates. Loin de Kaili, le film culmine avec une incroyable séquence en un seul plan de 40 minutes en mouvement à travers un village d’une communauté rarement montrée, les Miao, qui est une véritable plongée dans un monde réel et affectif inconnu.

Ici aussi, quoiqu’avec d’autres moyens, c’est bien d’une aventure de cinéma – c’est à dire aussi d’une aventure comme spectateur, qu’il s’agit. Se recomposant constamment comme la caméra fluide de Bi Gan ne cesse de redessiner l’inscription de ses protagonistes dans leur environnement,  la relation au médecin parti à la fois sauver un enfant vendu par son père et accomplir un pèlerinage sentimental au profit d’une autre – double mission qui produira des effets aussi inattendus que délicats – ne cesse de se réinventer avec une émotion qui ne fait que croître. Double émotion, même, à la fois celle engendrée par le film et celle engendrée par la certitude d’assister aux débuts d’un authentique cinéaste.