« Kaili Blues » le plein de super

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Kaili Blues de Bi Gan, avec Chen Yong-zhong, Guo Yue. Durée: 1h50. Sortie le 23 mars.

Pour qui garde intérêt à ce qui advient sur les écrans au-delà des grosses machines hypermédiatisées, les propositions singulières, venues d’un peu partout, ne manquent pas. Chaque semaine ou presque y pourvoie, parfois même en si grand nombre qu’il est difficile de s’y retrouver. Parmi ces propositions, l’Extrême-Orient est depuis un quart de siècle une source particulièrement féconde. Et pourtant…

Et pourtant il est exceptionnel que se produise un événement tel que la découverte de Kaili Blues, premier long métrage d’un réalisateur de 26 ans, Bi Gan. Bi Gan est chinois, mais vient d’une région excentrée, le méridional et tropical Guizhou, et est issu de la minorité ethnique miao: pas exactement le profil type du jeune réalisateur préparé à s’imposer sur la scène internationale des festivals et des écrans art et essai. C’est pourtant ce qu’il est en passe de faire, avec ce film qui ne cesse de rafler, à juste titre, toutes les récompenses dans les festivals où il est invité, depuis Locarno qui l’a révélé en août dernier.

Au début de Kaili Blues, on retrouve certains traits communs au cinéma d’auteur chinois, une attention aux gestes et aux atmosphères, une dimension documentaire, le pari sur les puissances fictionnelles de personnages du quotidien, ici deux médecins qui travaillent et s’ennuient dans un dispensaire. Mais déjà des tonalités inédites, un penchant pour l’étrangeté qui rôde dans le banal et tire vers le fantastique, un humour à fleur de réel, la présence de la violence et de la misère, dans un monde où il est encore courant de vendre les enfants. Et surtout ces poèmes qui font irruption, troublent et séduisent.

Poète, ce fut une des activités de Bi Gan, depuis l’enfance. Il a aussi été pompiste, et dynamiteur de chantier. Rencontrer ce jeune homme qui semble plus jeune encore, c’est aller à la rencontre d’une trajectoire qui est elle aussi un poème. Fils d’un camionneur et d’une coiffeuse, élevé par sa grand-mère dans cette ville de Kaili où commence le film, Bi Gan a grandi dans un milieu où la culture n’avait aucune place.

Adolescent, il veut faire de la télévision, parce que «j’aime les animaux et j’espérais pouvoir leur consacrer des reportages». Seule le département média de l’université de Taiyuan, à 2.000 km de là, accepte ce peu prometteur aspirant, qui ne connaît rien au cinéma et ne s’en soucie pas. Un jour, par hasard, il tombe à la médiathèque de la fac sur un extrait de Stalker de Tarkovski. Il déteste ce qu’il voit au point de décider d’écrire un article dans le journal étudiant contre ce film, qu’il regarde alors par tronçons de dix minutes sur YouTube. Arrivé au bout, « j’ai pris conscience que j’avais vu le plus beau film de ma vie ».

Un professeur s’intéresse à lui, lui découvre un talent inattendu, va voir ses parents pour les convaincre de le laisser suivre sa voie. Voie qui se dirige dès lors vers le cinéma, mais avec des détours: Bi Gan étudie l’architecture, et apprend à faire sauter des pans de montagnes à coup d’explosifs.

 

kaili3De tout cela, on perçoit les traces dans Kaili Blues, de même qu’on y entend ses poèmes, que jusque-là personne ne voulait lire. Aujourd’hui, après que son film a remporté les Golden Horse, la plus haute récompense du cinéma chinois (décernée à Taiwan), un grand éditeur souhaite les publier.

Sortir de son monde par des voies improbables, c’est bien aussi ce que raconte Kaili Blues. Bientôt l’un des médecins enfourche sa moto et quitte la ville et son quotidien, chargé d’une double mission –retrouver son neveu abandonné par son père, apporter des souvenirs à l’ancien amoureux de sa collègue, désormais à l’article de la mort. La chronique se fait road-movie, exploration de situations inattendues et traitées avec légèreté, souvent avec humour.(…)

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Rencontres à Locarno

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Le Festival de Locarno, dont la 68e édition au bord du Lac Majeur se tient du 5 au 15 août, occupe une place singulière sur la carte de plus en plus fournie des festivals de cinéma. Faisant partie des plus anciennes manifestations du genre, le festival tessinois s’est construit une position enviable, qui ne rivalise pas avec les poids lourds (Cannes, Berlin, Toronto, Venise) tout en affirmant sa vocation généraliste très ouverte, du cinéma de recherche le plus exigeant au blockbuster sur la prestigieuse Piazza grande, de la star légendaire venue de Californie à l’icône du cinéma d’auteur européen comme au jeune réalisateur indonésien ou vénézuélien présentant son premier film. Et cela tout en offrant également une vitrine luxueuse pour le cinéma suisse, des rétrospectives inventives (cette année, Sam Peckimpah) et une visibilité recherchée pour les courts métrages du monde entier. Il faudrait compléter par l’imposant arsenal d’hommages, ateliers de production, formation de jeunes critiques, dispositifs d’aides aux œuvres à venir.

Malgré les aléas et réajustements depuis 1946, Locarno doit cette position à la quasi-continuité de l’excellence de ses directeurs artistiques, depuis Freddy Buache, désormais légende vivante (et toujours spectateur assidu, débonnaire mais exigeant, du Festival) à l’actuel maître de cérémonie, le critique italien Carlo Chatrian. Il le doit aussi à sa capacité à mobiliser des moyens matériels importants, que peuvent lui envier bien des manifestations situés dans des zones moins prospères, et au soutien des autorités locales et régionales, sensibles aux bénéfices collatéraux générés par la manifestation.

Un festival de cinéma, et Locarno plus encore, mieux encore que beaucoup d’autres, ce sont des rencontres. Rencontres avec des films, d’une réjouissante diversité, on l’a dit – même si cette diversité implique aussi la rencontre avec des films parfaitement antipathiques, et cordialement détestés. Rencontres avec des gens, cinéastes, producteurs, critiques, cinéphiles de tous âges et de toutes origines, retrouvés d’une année sur l’autre ou au contraire croisés pour la première fois, dans un environnement qui échappe à la kafkaïenne hiérarchie des multiples accréditations et aux labyrinthes sécuritaires triant et retriant les VIP, les superVIP, les extramegaVIP (ad lib) qui sont l’ordinaire conditions des festivaliers dans les autres manifestations qui gèrent la venue de vedettes.

Mais un festival, cela peut être aussi la rencontre entre des films. Des œuvres conçues très loin les unes des autres, par des gens qui le plus souvent ne se connaissent pas. A côté de la découverte d’autres réalisations sur lesquelles on se promet de revenir à leur sortie, notamment les nouveaux films de Chantal Akerman (No Home Movie) et d’Otar Iosseliani (Chant d’hiver), à côté aussi des films qu’on n’a pas réussi à voir au cours d’un trop bref séjour, ce sont deux rencontres de ce type qu’on aura envie de mettre ici en évidence.

 

L’Arcadie perdue et retrouvée

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La première rencontre rapproche, ou met en écho, deux œuvres qui s’avèrent avoir le même sujet, mais regardé sous des angles très différents. Ils ont signés par deux des cinéastes européens les plus stimulants, qui l’un et l’autre œuvrent  aux frontières de ce qu’on nomme le documentaire, l’Italien Pietro Marcello et le Catalan José Luis Guerin.

Pure splendeur d’intelligence politique, Bella e perduta de Marcello, réalisateur découvert il y a 5 ans avec l’admirable La Bocca del Lupo, prend en charge la véritable histoire d’un paysan de Campanie qui, il y a quelques années, se consacra à l’entretien et à la défense d’un château du 18e siècle, essayant de le protéger du pillage systématique mis en place par la Camorra.

Cette histoire, qui convoque forces sociales et paysages actuels de l’Italie du Sud, est racontée grâce à l’intervention de personnages mythiques, un « Pulcinella » (masque de la commedia dell’arte) et un jeune buffle doué de parole, qui construisent une poétique sensible du refus de la médiocrité, de la soumission et de la laideur d’une bouleversante puissance. Sans en avoir l’air, Bella e perduta devient ainsi un manifeste rêveur et ultra-précis contre la berlusconisation de l’Italie, et ses profonds ravages.

L’Accademia delle Muse de Guerin, auteur notamment du si beau Dans la ville de Sylvia, semble bien loin, accompagnant l’enseignement d’un prof de philologie de l’université de Barcelone cherchant à rendre sensibles à ses élèves la puissance des mots à partir des récits mythologiques et de l’œuvre de Dante. Concret, joueur, sensuel, émouvant, ce parcours ouvertement pédagogique circule de reflets en échos, de salle de cours espagnole en campagne sarde, et finalement fait naître sous ses plans la même quête que le film de Marcello.

La quête méthodique, argumentée poétiquement et sensoriellement, des possibilités d’une reconception du monde, d’une réinvention de la manière de l’habiter qui ne se soumettrait pas à la laideur et à l’argent. Les jeux du vocabulaire et du désir, la musique des ombres et des matières y déploient des ressources qui invitent à penser en souriant, à sourire en pensant, heureuse promenade où n’existent nulle séparation du corps et de l’esprit, où là aussi les bergers du présent  portent un savoir et une séduction pour aujourd’hui et demain.

L’Arcadie est bien le territoire commun de ces deux films, lieu non pas d’une nostalgie mais d’un possible à faire émerger des êtres d’ici et maintenant.

 

A l’aventure

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L’écart de départ est encore plus grand avec l’autre belle rencontre entre films à laquelle la programmation de Locarno aura permis d’assister. D’un côté le retour d’un réalisateur perdu de vue depuis le siècle dernier, après une carrière aussi inégale que remarquée, et qui se lance dans l’adaptation d’un des chefs d’œuvres de la littérature les plus inadaptables qui soient. De l’autre un jeune chinois de 26 ans, venu d’une région reculée de son pays, et qui surgit avec un poème visuel assez renversant.

Ici, donc, Andrzej Zulawski, le réalisateur polonais de L’Important c’est d’aimer et de Possession, entreprenant de porter à l’écran Cosmos, le roman monstre de Witold Gombrowicz.

Transposé au présent et au Portugal, le récit halluciné et volontiers grotesque s’invente d’extraordinaires matérialisations de cinéma, grâce notamment aux interprétations de Sabine Azéma et Jean-François Balmer s’en donnant à cœur joie dans le registre délirant. Dans une veine extrême où s’illustrèrent entre autres Oliveira et Ruiz, Zulawski relayé aussi par trois jeunes et très vaillants acteurs (Johann Libereau, Jonathan Genet, Victoria Guerra) circule du romantisme nervalien à sa parodie bouffonne, de la quête par l’absurde d’un chiffre secret du monde à des scènes comme des sauts dans l’inconnu.

Ce cinéma-là cherche, et par définition s’il cherche, il ne trouve pas toujours. Surtout, ce qu’il a « trouvé », la réussite d’une séquence, la beauté, la drôlerie, la puissance interrogative d’un moment, ne garantit rien pour le suivant.

C’est un cinéma sans accumulation de capital, un cinéma qui mise tout à chaque instant – évidemment qui souvent perd. Zulawski a fréquemment travaillé dans ce sens, avec des réussites diverses, dont la plus belle restait son premier film, La Troisième Partie de la nuit. S’en prenant au texte luxuriant de Klossowski, il entraine dans une sarabande qui rend justice au roman et ne cesse de surprendre, avec quelques moments explosifs.

Ce saut dans l’inconnu est aussi à quoi invite Kaili Blues. Bi Gan est un jeune poète cinéaste originaire d’une zone excentrée du Sud de la Chine, dont une ville donne son titre au long métrage. Glissant entre des personnages dont la relation parait d’abord obscure, ou absente, avec comme viatique une citation de Bouddha affirmant l’unité des choses au-delà de leur apparente diversité (certes), et d’énigmatiques fragments de poème, il semble qu’il faille accepter de se perdre dans le labyrinthe de situations que propose le film. Cette perte n’a d’ailleurs rien de déplaisant, tant le réalisateur sait s’approcher d’un visage, rendre sensible un espace, suggérer des tensions émotionnelles.

Mais Kaili Blues raconte une histoire, et celle-ci sera narrée, même si pas selon les usages. Peu à peu se mettent en place les tenants et les aboutissants, au fil de déplacements – géographiques, temporels, stylistiques – qui s’enrichissent progressivement de sens qui paraissaient d’abord disparates. Loin de Kaili, le film culmine avec une incroyable séquence en un seul plan de 40 minutes en mouvement à travers un village d’une communauté rarement montrée, les Miao, qui est une véritable plongée dans un monde réel et affectif inconnu.

Ici aussi, quoiqu’avec d’autres moyens, c’est bien d’une aventure de cinéma – c’est à dire aussi d’une aventure comme spectateur, qu’il s’agit. Se recomposant constamment comme la caméra fluide de Bi Gan ne cesse de redessiner l’inscription de ses protagonistes dans leur environnement,  la relation au médecin parti à la fois sauver un enfant vendu par son père et accomplir un pèlerinage sentimental au profit d’une autre – double mission qui produira des effets aussi inattendus que délicats – ne cesse de se réinventer avec une émotion qui ne fait que croître. Double émotion, même, à la fois celle engendrée par le film et celle engendrée par la certitude d’assister aux débuts d’un authentique cinéaste.