«Megalopolis», «Emmanuelle», «Viêt and Nam», des regards à l’aventure

L’amour en équilibre instable, à construire, à inventer (ici dans Megalopolis)

Infiniment différents, les films de Francis Ford Coppola, d’Audrey Diwan et de Minh Quý Truong ont pourtant en commun l’audace et la singularité de mises en scène qui les font si vivants.

Abondance de biens nuit-elle? La question se pose avec l’arrivée sur les écrans, ce même mercredi 25 septembre, de trois films passionnants, aussi divers qu’ambitieux et originaux. Si l’opus magnum du vieux maître rebelle américain Francis Ford Coppola, la reprise à bras le corps, qui n’est en aucun cas un remake, de l’archétype du film érotique à succès par Audrey Diwan et l’invention grâcieuse et sensuelle du jeune réalisateur vietnamien Minh Quý Truong ont malgré tout quelque chose en commun, ce sera la richesse de leurs façons de sortir des codes et des sentiers balisés.

Dans des styles extrêmement différents, chacun des trois s’empare de références hyper connues, repérables, saturées. Et chacun emmène à sa façon ces codes sur des territoires inédits, reconfigurés, éclairants.

Leur sortie est synchrone du début d’un ensemble d’hommages à cette grande cinéaste pionnière de la réinvention des regards que fut Chantal Akerman. Ce 25 septembre voit en effet l’ouverture de la rétrospective de ses longs-métrages. Elle précède l’ouverture de «Travelling», l’exposition dédiée à l’autrice de Jeanne Dielman au musée du Jeu de paume, et la parution du coffret DVD avec l’intégrale de son œuvre, tandis qu’est toujours disponible la magnifique édition de l’ensemble de ses textes par L’Arachnéen, Chantal Akerman, œuvre écrite et parlée, sous la direction de Cyril Béghin.

«Megalopolis» de Francis Ford Coppola

Il faudrait… Il faudrait laisser de côté tout le ramdam de commentaires, le plus souvent hostiles et agressifs, qui ont accompagné le film depuis sa présentation à Cannes en compétition officielle. Juste regarder le film. En découvrir l’ambition, les beautés, les vertiges. C’est impossible sans doute, tant l’écume, surtout si elle est haineuse, prévaut désormais sur ce qui l’a suscitée. Grande œuvre de son temps, Megalopolis sait cela et le dit, ce qui ne l’empêchera pas d’en être victime.

Majoritaires, et occupant la plupart des modes de communication, sont ceux qui détestent lesdits «petits films d’auteur». Puisque l’ordre dominant veut le triomphe des puissants, des vainqueurs, des premiers de cordée. Mais encore plus nombreux sont ceux qui haïssent cette espèce rare, les grands films d’auteur, les œuvres et les artistes qui ne restent pas à leur place, dans les marges, la pénombre.

Pas une métaphore

Ceux-là s’attirent des foudres décuplées lorsque, comme Megalopolis, ils se font eux-mêmes l’écho de la provocation que leur existence comporte, la commentent, la parodient, la mettent en perspective. Il est par exemple significatif de voir comment Variety, le journal semi-officiel de Hollywood, n’a cessé de taper sur l’insolent depuis le Festival de Cannes.

Hors norme, le film l’est assurément, jouant sur son caractère monumental avec orgueil et une dose d’autodérision. La forte présence de l’architecture néoclassique dans les métropoles états-uniennes, à commencer par New York rebaptisée «New Rome», aide à soutenir visuellement le parallèle affiché entre l’Empire romain et l’imperium America.

Avec le renfort de citations en latin gravées dans le marbre numérique et d’une voix off qui se veut évocatrice des prophètes et rhéteurs de l’Antiquité, Megalopolis file ce qui n’est même pas une métaphore, mais un parallèle explicite, servant à interroger l’état de l’Amérique et aussi du reste du monde.

Jeux du cirque mégalos et postmodernes (non non, ce ne sont pas les Jeux olympiques). | Caesar Films LLC / Le Pacte

Le Banquier, le Maire, l’Architecte, la Star des médias, l’Héritier pervers et arriviste, tous dotés de grands noms de la Rome antique et chacun clairement donné comme un archétype appelant la majuscule, s’affrontent dans une urbs que le Chrysler Building de New York –où travaille le personnage central joué par Adam Driver, urbaniste et architecte–, suffit d’emblée à identifier, mais qui renvoie à une abstraction urbaine autant qu’à une cité précise.

Là, grâce aussi au beau personnage transfuge confié à Nathalie Emmanuel, se déploie un entrelacs de conflits, où le baroque le dispute au commentaire politique actuel. Souvent dans une lumière dorée, comme les légendes que vendent les médias de masse, la décoration des lieux de pouvoir et les rêves des hyper riches qui dirigent la planète, Megalopolis fusionne avec éclat mythologie et chronique.

Le sens du grand spectacle et sa critique

Car si la «fable» (c’est le sous-titre du film) questionne les grands horizons de l’humanité, elle s’inscrit aussi clairement dans un contexte actuel, les excès délirants du capitalisme néolibéral autoritaire, et une actualité spécifique, la menace mortelle pour la démocratie et pour la vie de centaines de milliers de gens que représente le possible retour de Donald Trump au pouvoir.

Retrouvant le sens du grand spectacle qui a contribué à sa gloire, Francis Ford Coppola met en scène des séquences d’anthologie, scènes de foules, scènes de délire spectaculaire marchand, scènes d’hallucination, scènes intimes dans des décors grandioses. Cette manière de composer sa fresque comporte incontestablement une forme d’emphase, où se combinent affichage surligné des partis pris formels et grandes interrogations sur l’humanité comme elle ne va pas.

Car le spectacle, dont une forme particulièrement perverse est sa mise en œuvre par la guerre, le vrai sujet d’Apocalypse Now (1979), mais dont les extravagances où circenses prend volontiers le pas sur panem pour fabriquer la servitude volontaire des consommateurs, est un des thèmes récurrents de Francis Ford Coppola. Il reste ce cinéaste qui n’a cessé d’explorer les possibilités de dévoyer les puissances du show comme carburant d’un business inégalitaire et sanglant, celui qui règne sur le monde entier.

Le maire Cicero (Giancarlo Esposito). D’un monde qui s’effondre naîtra-t-il un monde nouveau? | Caesar Films LLC / Le Pacte

Relativement complexe, le conflit politique mis en mouvement par le film oppose violemment trois pôles distincts. Il y a celui de la domination politico-financière cynique et destructrice incarnée par les hommes d’affaires (Crassus/Jon Voight, Claudius/Shia LaBeouf). Il y a celui d’une promesse utopique portée par un architecte démiurge et génial (Cesar Catilina/Adam Driver). Et il y a le gestionnaire (Cicero/Giancarlo Esposito) qui préfère composer jusqu’au pire avec les puissants en place.

C’est peu dire qu’aucune de ces options n’est démocratique et en particulier ne représente les idéaux que les États-Unis prétendent, contre l’évidence, incarner à la face du monde. Celui qui a fait de la mafia la métaphore explicite et lyrique de l’organisation des pouvoirs dans son pays le sait mieux que quiconque, lui qui a aussi été écrasé par le pouvoir des oligarques hollywoodiens.

Il faut dès lors entendre la dimension ironique dans la représentation du cinéaste en architecte visionnaire armé d’une substance magique, qui lui aurait valu des Palme d’or –pardon, le prix Nobel.

L’utopie de la maîtrise du temps

Francis Ford Coppola croit toujours au pouvoir transformateur de la création. Il a payé cher pour savoir que cela reste une utopie, ce qui n’implique pas qu’il faille y renoncer. Alors il continue de payer, fiançant lui-même son poème épique à la gloire des possibles.

La méditation sur ce que sont, pourraient ou devraient être les artistes au sein de la société se nourrit aussi d’un autre thème majeur qui hante l’auteur de Coup de cœur (1982), de Peggy Sue s’est mariée (1986), de Jack (1996), de L’Homme sans âge (2007): la maîtrise du temps.

S’il est explicitement question de politique, d’urbanisme et à l’occasion d’autres arts, le cinéma comme référence et comme dispositif est d’ailleurs une ressource constamment mobilisée, y compris avec une petite invention parfaitement détonante qui surgir au cours de la séance.

Le démiurge (Adam Driver), alter ego ironique du cinéaste, et Julia (Nathalie Emmanuel), capable de franchir les gouffres. | Caesar Films LLC / Le Pacte

Mais si les coups de chapeau à Alfred Hitchcock, à Federico Fellini, à Fritz Lang, à Abel Gance, à Orson Welles participent du jeu à multiples entrées que Francis Ford Coppola propose à son public, l’ultime grande référence demeure néanmoins Le Dictateur de Charlie Chaplin. Et plus exactement le grand discours que le cinéaste-acteur, prenant pour la première fois la parole à l’écran, adressait en 1939 aux spectateurs sur la montée du nazisme et la guerre qui venait.

Que, largement inspiré de celui-là, le discours d’Adam Driver à la fin de Megalopolis, en appelant aux hommes et femmes de bonne volonté, mais cette fois avec le renfort d’une technologie miracle, soit pour l’essentiel aujourd’hui inaudible, sinon ridicule, est l’une des plus judicieuses et des plus douloureuses questions soulevées par le film.

Megalopolis
De Francis Ford Coppola
Avec Adam Driver, Giancarlo Esposito, Nathalie Emmanuel, Aubrey Plaza, Shia LaBeouf, Jon Voight, Laurence Fishburne
Durée: 2h18
Sortie le 25 septembre 2024

«Emmanuelle» d’Audrey Diwan

Inévitablement, le troisième long-métrage de la cinéaste révélée par L’Evénement (2021) s’avance sous les ombres portées d’un livre très célèbre et d’un film devenu phénomène de société du fait de son triomphe commercial, et de la manière dont il aura symbolisé la parenthèse permissive sur les grands écrans, même s’il en donnait une version très édulcorée par rapport aux films pornographiques qui fleurirent sur les boulevards de France avant d’être renvoyés aux marges du X durant les giscardiennes années 1970.

6Emmanuelle (Noémie Merlant) et l’homme qui ne dort jamais dans sa chambre (Will Sharpe). | Pathé Films

Et tout de suite, on voit qu’Audrey Diwan a trouvé de belles et stimulantes réponses. Les chapitres d’ouverture du livre, et leur transposition à l’écran par Just Jaeckin, étaient une sorte de bastion d’un érotisme hyper formaté, chic et macho –que viendrait ensuite renforcer l’exotisme frelaté des tribulations de l’héroïne en Thaïlande. Aux fantasmagories aguicheuses en cabine première classe d’un avion qui ouvrent le roman et le film de 1974, celui de 2024 répond par une franchise brutale et expéditive, qui n’esquive rien et ne se complaît à rien.

La manière d’exister à l’écran du personnage telle que la joue, tendue et opaque, Noémie Merlant, contribue à déjouer les rapports d’infériorité où sont assignées pratiquement toujours les femmes dans les films de sexe, sans pour autant faire d’elle un mec en robe de luxe, solution simpliste et finalement toujours viriliste de tant de films «féministes».

À peine atterrie, pas à Bangkok mais à Hong Kong, femme autonome et de pouvoir et non épouse à initier en la dominant, l’Emmanuelle d’Audrey Diwan polarise autour d’elle des relations autrement plus complexes que la seule mécanique à fantasme (du lecteur ou spectateur).

Hautaine contrôleuse qualité dans un hôtel de grand luxe, elle circule chargée d’une électricité qui ne sait comment se décharger –dans le plaisir ou l’exercice de la puissance ou même l’affection. Autour d’elle, la patronne de l’hôtel qu’elle est chargée de piéger (Naomi Watts, parfaite dans un rôle faussement secondaire), une escort-girl chinoise et un mystérieux homme d’affaires japonais font s’exhaler de multiples rapports (de séduction, de désir, de curiosité, de jeu, de domination, de danger…). (…)

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«Un tramway à Jérusalem» en route vers l’utopie nécessaire

Amos Gitaï assemble des situations à bord du transport en commun pour composer avec humour et émotion l’esquisse d’une appartenance collective à un monde que tout divise.

D’un bout à l’autre de la cité, à toute heure du jour et de la nuit, montent et descendent les personnes qui empruntent la ligne. Vers la deuxième ou troisième station de ce tramway nommé cinéma, il revient à l’esprit qu’Amos Gitaï n’a pas étudié la réalisation de films, mais l’architecture et l’urbanisme.

L’attention à la ville, dans son étendue et sa diversité, telle qu’on la voit défiler par les fenêtres du véhicule, est bien sûr un aspect important. Mais en l’occurence il s’agit surtout de construction: de construction du film.

Tout le long de la ligne qui traverse Jérusalem d’ouest en est, le film montre une succession de situations aux tonalités très variées, concernant des Juifs israéliens, des Arabes israéliens, des étrangers (un touriste français et son fils, un prêtre italien), hommes et femmes qui sont aussi des soldats, des chanteurs, des ouvriers, des retraités, des amoureux, des supporters…

Ces scènes sont aussi l’occasion d’entendre des chants, des poèmes, un texte de Flaubert, un autre de Trotski, des mots de Pasolini, un psaume en hébreu et un autre ladino, du rap en arabe, aussi bien que des discours formatés, venus de la politique, de la religion, de la publicité, des soap operas.

Dans des tonalités différentes, les multiples rencontres à bord du tramway (à droite, le prêtre italien joué par Pipo Delbono).

Chaque scène apporte sa note, humoristique, brutale, tendre, inquiétante, sensuelle, absurde. Mais pas plus qu’un morceau de musique ne se résume a une addition de notes, un film ne se résume à une accumulation de scènes. C’est là qu’intervient l’architecte qui est à la fois un architecte de cinéma –c’est-à-dire celui qui pense ensemble les composants et la totalité du film, dans l’espace et dans la durée.

La métaphore qui fait office de rails sur lesquels roule le film est évidente: des quartiers est de Jérusalem, «ville arabe» de plus en plus gangrenée par les colonisations imposées de zones juives, à l’ouest, où l’apartheid de l’habitat est sans défaut, le chemin est bien sûr la traduction d’une continuité spatiale instaurée par le trajet, mais les discontinuités brutales existant par ailleurs.

De même la multiplicité des personnes qui voyagent sur la ligne et la diversité des situations décrivent la fragmentation des perceptions, des rapports à l’existence, aux autres et à soi-même, à la foi, au pouvoir et à l’amour.

Dispositif formel et question politique

Mais Un tramway à Jérusalem n’est pas une addition de saynètes, aussi réussies et significatives soient-elles. Aussi grand soit le plaisir de voyager ainsi quelques instants en compagnie de comédien·nes tout à fait remarquables de présence, de nuances et d’intensité.

La grande force tient à l’ensemble plus encore qu’à la succession des parties, ensemble pour lequel l’architecte Gitaï invente un dispositif formel fécond. (…)

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«Le Semeur» fait vibrer l’émotion au cœur d’un conte utopique

Le premier film de Marine Francen s’inspire d’un récit du XIXe siècle pour accompagner au présent les passions d’un groupe de femmes confrontées à la nature, à la solitude et au désir.

Les sabots des chevaux, la violence des soldats, les hommes du village embarqués, le contexte historique brossé à grands traits –le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, la répression féroce des républicains. C’est rapide et clair.

Et puis la campagne. Les femmes, meurtries par l’enlèvement des maris, des fils et des frères, effrayées de la solitude inédite.

Mais les ruisseaux et le vent. La terre et les bêtes. Le temps. Et peu à peu une autre vie qui s’invente.

Ainsi s’ouvre le premier long métrage de Marine Francen. Et, en effet, littéralement, il s’ouvre –comme une fleur, comme des bras accueillants.

Une société uniquement féminine, cité ou ici village, est un schéma connu, qui a donné lieu à de nombreux récits, contes et mythes. De ce qu’il adviendra dans celui-ci, après l’arrivée d’un étranger, on ne dira rien.

Parce qu’il faut le découvrir, ou plutôt l’éprouver. Et parce qu’au fond l’essentiel n’est pas dans les péripéties qui émaillent l’irruption de ce Jean, sa relation avec la jeune Violette, les rapports de Violette avec les autres jeunes villageoises, et les moins jeunes, et les vieilles.

Des plans comme des tableaux

Le travail et le désir

L’essentiel, qui signe la réussite troublante et heureuse du Semeur, tient à la précision sensuelle de chaque moment, au rythme des plans en harmonie avec les gestes du travail et du désir, au mouvement intérieur du film accordé à celui des saisons. (…)

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« Out 1 » ou le jaillissement d’un baobab

OUT 1_EP08_02Out 1 de Jacques Rivette. Sortie en salle et en DVD d’un « monument capital de l’histoire du cinéma moderne » (dixit Eric Rohmer), jamais distribué.

Vous savez, ou vous ne savez pas. Il n’y rien de grave à ne pas savoir, mais c’est une ligne de partage.

Parce que si vous savez, l’incroyable sortie à l’air libre d’Out 1, tel Jeanne Balibar émergeant sur les toits de Paris dans Va savoir, justement, mais si elle avait dû pour cela cheminer souterrainement plus de 40 ans, est un miracle à tomber les quatre fers en l’air. Un miracle rivettien, donc, éternelle jeunesse et surgissement dans la lumière de nos villes, la lumière des projecteurs et des écrans plats, la lumière juvénile d’un cinéma qui, de s’être inventé si intensément, si librement, si vitalement, resplendit aujourd’hui d’un éclat incomparable.

Chef-d’œuvre ? Pas sûr que ce soit le terme approprié, tant il emporte avec lui l’idée de reconnaissance établie, d’objets culturels acquis à l’inventaire du patrimoine. Œuvre immense, assurément, et pas seulement pour ses 775 minutes (oui, c’est ça, ça fait bien 13 heures), œuvre monstre à bien des égards, mais monstre aussi subtil et comique et intelligent et léger qu’inquiétant. Dit-on d’une montagne ou d’un chêne pluricentenaire qu’il s’agit d’un chef d’œuvre ? Ah mais c’est qu’un chêne ou une montagne ne sont pas faits de main d’homme, alors qu’une œuvre… et bien justement.

Justement, à ce moment-là, 1970-71, Jacques Rivette a exploré autre chose. La possibilité d’un film qui naîtrait non du talent, éventuellement du génie de son auteur, mais de toutes les forces qui participent de son existence : les acteurs, les techniciens, les lieux de tournage, les idées du moment, la météo, les infos à la télé, les livres que chacune et chacun a lu et aimé, les films qu’ils ont vu, les histoires d’amour qu’ils sont en train de vivre, les qualités et défauts de leur pratique professionnelle.

Comme un arbre, oui, avec des racines qui plongeraient très profond et en tous sens, le tronc immense de sa durée, la sève qui circule partout et synthétise tout ce qui se trouve aux alentours, les branches innombrables, aux ramifications s’étendant et se recroisant. Plutôt un baobab ou un banian d’ailleurs, un arbre à palabres qui invite à venir s’asseoir à ses côtés, à écouter et raconter des histoires.

Parce que des histoires, il y en a. des manigances et des aventures, des idylles, des trahisons. En exagérant à peine, on dirait même qu’il y a toutes les histoires. Comme il y a toutes les histoires dans les grands cycles légendaires antiques, dans le Mahabharata par exemple. Là ça connecte avec Sept contre Thèbes et avec Balzac, avec les mouvements révolutionnaires et tout un écheveau d’histoires d’amour, avec des souvenirs de cinéma, des questions de théâtre, des interrogations sur la ville, celle-ci – la polis grecque – et celle-là – Paris, ce Paris nous appartient, premier film de Jacques Rivette qui a ressurgi très à propos en hashtag post-13 novembre. Des complots, oui. De la terreur, aussi.

Mais d’abord, comme au centre d’une toile d’araignée, le jeu en ses multiples sens, jeu d’acteur, jeu des apparences, jeu de l’amour et du hasard, jeu dangereux, jeu enfantin, jeu d’argent et de passion, jeu avec le feu.

Ça le faisait rire, Rivette le joueur (il n’avait pas trop le choix de toute façon), la réponse de la télévision française à la proposition de diffuser Out 1 : « Les chaînes nous disaient : « C’est trop beau, on n’en est pas digne ». Bien sûr…

Pourtant, on dirait que c’est un peu comme une saison (en enfer, l’enfer du réel et de l’imaginaire), une saison de série. On dirait. Mais non. S’il se trouve que l’existence désormais courante de fictions aux longs cours grâce à HBO et consorts contribue à faciliter l' »acceptabilité » du fleuve Out 1, alors tant mieux. Mais il ne faut pas confondre. Le succès des séries est construit sur l’efficacité des squelettes scénaristiques, sur des armatures en béton qu’on appelle justement des bibles. Exactement le contraire du projet de ce film qui d’ailleurs, pour Rivette, ne s’appelle pas Out 1 mais simplement Out : dehors.

Hors des codes et des règles, sur des chemins de traverses narratifs, visuels, techniques, qui ne cessent de s’inventer, qui accueillent les hésitations, les crises, les impasses. Pour les distraits, soulignons qu’on est juste après Mai 68, un peu partout des gens cherchent à inventer des manières de faire différentes, qui remettent en questions les règles, les hiérarchies, les présupposés saturés de rapports de domination. Dans le cinéma comme dans les autres pratiques, professionnelles, sentimentales, familiales, pédagogiques. Un peu partout, on rate plus souvent qu’on réussit, et le film prend aussi cela en compte, plus lucidement que qui que ce soit d’autre (sauf Les Quatre Nuits d’un rêveur de Bresson, film devenu lui aussi invisible), lucidement mais pas cyniquement.

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Jean-Pierre Léaud et Bernadette Lafont, Bulle Ogier, Juliet Berto, B. Lafont et Michael Lonsdale.

Out 1 est-il un film révolutionnaire ? Ben non, puisqu’il n’a pas fait la révolution – les autres non plus. Mais c’est un film d’invention, d’expérimentation, de recherche, de pensée active et de mise en risque par tous ceux qui le font de toutes leurs ressources physiques, intellectuelles et affectives : aventures extrêmes de l’improvisation auxquelles se livrent Jean-Pierre Léaud, Juliet Berto, Michael Lonsdale, Bulle Ogier, Bernadette Lafont, Michèle Moretti, Françoise Fabian, Jean-François Stevenin mais aussi le chef opérateur Pierre-William Glenn, la scripte Suzanne Schiffman créditée co-réalisatrice et Lydie Mahias créditée scripte, l’ingénieur du son René-Jean Bouyer, les monteuses Camille de Casabianca et Nicole Lubtchansky, et bien sûr le producteur Stéphane Tchalgadjieff ; et tous les autres – Eric Rohmer, érudit balzacien et ange tutélaire, Barbet Schroeder à la manœuvre dans l’ombre, devant et derrière la caméra, le cinéaste Pierre Zucca promu photographe magique…

Et Jacques Rivette, au service de la plus ambitieuse et radicale idée du cinéma, auteur au vrai sens que lui et ses amis des Cahiers du cinéma donnèrent à ce mot, et que ne cessèrent depuis de défigurer les imbéciles et les malfaisants.

Rivette avait lancé ce chantier, qui voulait véritablement inventer d’autres façons de faire du cinéma (comme au même moment, Godard, Marker, Varda et d’autres moins connus le firent aussi, chacun selon sa voie particulière) avec son film précédent, L’Amour fou, incandescente expérimentation improvisatrice en compagnie de Bulle Ogier et de Jean-Pierre Kalfon. Out 1 ne sortira pas, jamais – jusqu’à aujourd’hui. Mais il aura… disons trois descendances.

La première est évidente, elle s’intitule Out 1 : Spectre. L’opération qui ramène à 4h15 un film de 13h n’est pas une mutilation, c’est l’invention d’une autre proposition, la recomposition, par son auteur évidemment meurtri que son film ne vive pas, mais aussi passionné par les possibilités de travailler différemment dans la matière même dont il a suscité l’apparition.

D’autant que le vrai Out ne disparaît pas, même s’il n’est pas montré, il s’intitule désormais Out 1 : Noli me tangere, ce « ne me touche pas » du Christ à Marie-Madeleine qui à la fois protège, écarte et promet. Le film de 4h15, Out 1 : Spectre sortira en 1974, c’est une étrange épure, le fantôme en effet du « vrai film », qui en retient certaines lignes de force, aux franges de l’abstraction.

La deuxième descendance d’Out 1, c’est toute l’œuvre à venir de Jacques Rivette. Assurément celle-ci est d’une impressionnante cohérence aussi avec ses écrits dans les Cahiers du cinéma, et avec les premiers films des années 60. Mais c’est bien à partir d’Out 1 que va se déployer l’inventivité d’un grand cinéaste contemporain, à l’œuvre foisonnante encore très insuffisamment reconnue. Céline et Julie vont en bateau, Le Pont du Nord, La Bande des Quatre, La Belle Noiseuse, Jeanne la pucelle, Va savoir, Ne touchez pas la hache scandent un cheminement ludique et audacieux, d’une inventivité sans beaucoup d’égal dans l’histoire du cinéma[1]. Plusieurs connaitront eux aussi deux versions, variations qui, sans le caractère extrême séparant Spectre de Noli me tangere, déploient aussi la question des formes différentes que peut prendre un projet de cinéma.

La troisième descendance, la moins évidente mais pas la moins importante, est l’offrande à tous les jeunes cinéastes du monde, et à tous les spectateurs du monde, d’une promesse de liberté, d’un appel à l’invention, à la recherche, à la croyance amoureuse dans le collectif, à l’artisanat de ponts de singe toujours à refabriquer entre réalité très concrète et imaginaire très ouvert. Et ça, c’est une belle idée de cinéma, mais pas seulement.

Ceux qui ne savaient pas que cette chose-là existait, une très belle surprise les attend.

 

 

Out 1 : Noli Me Tangere, de Jacques Rivette, en salles à Paris, au Reflet Médicis (les huit parties du film correspondent chacune à une séance différente), et à Lyon, Grenoble, Le Havre, Hérouville Saint-Clair…

Un coffret (DVD – ou Blu-ray) réunit Out 1 Noli me tagere et Out 1 Spectre, ainsi que le documentaire inédit Les Mystères de Paris: Out 1 de Jacques Rivette revisité de Robert Fischer et Wilfried Reichart et le livret Out 1 et son double. Carlotta Films. Egalement disponible en VOD sur la plupart des plateformes.


[1] Sur l’ensemble du cinéma de Jacques Rivette, lire : Jacques Rivette, secret compris d’Hélène Frappat (Cahiers du cinéma), voir : Rivette le veilleur de Claire Denis, entretiens avec Serge Daney (Cinéma de notre temps).

 

 

 

« Comme un avion »: le bonheur à la rame

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Comme un avion de Bruno Podalydès, avec Bruno Podalydès, Sandrine Kiberlain, Agnès Jaoui, Vimala Pons, Denis Podalydès. 1h45. Sortie le 10 juin.

Michel (Bruno P.) a un métier – il fabrique des images numériques dans une boite de com dirigée par son frère (Denis P., donc). Il a une femme charmante (Sandrine K), des copains, un logement. Il est en manque, même s’il ne sait pas bien de quoi. Le symptôme de ce manque est l’entretien obsessionnel d’une passion d’enfance pour l’aéropostale, jusqu’à qu’il ait l’impression de tomber sur l’objet capable de matérialiser réellement ses aspirations inassouvies : un kayak. Michel achète le kayak (en kit), construit le kayak, délire le kayak et la rando solitaire en kayak, et puis il se met à l’eau.

Comme un avion est, donc, une comédie.

C’est aussi un geste assez crâne. L’affirmation que si le cinéma a à se soucier des humains (il ne fait que cela de toute façon, même avec des superhéros en pâte de pixel), c’est aussi du côté de ce que les pères de la constitution américaine appelèrent la poursuite du bonheur. Il importe que ce film sorte le même jour qu’Un Français  et peu de temps après La Loi du marché et La Tête haute. Pour, surtout, ne pas les opposer. Pour dire au contraire combien il est souhaitable qu’existent en même temps, et que d’une certaine façon se parlent à distance des films qui affrontent explicitement des sujets de société (le chômage, la délinquance, la violence d’extrême droite) et un autre qui fraie la voix d’une utopie douce depuis une approche individuelle – et d’ailleurs aussi les deux plus grands films français de ce premier semestre, Trois souvenirs de ma jeunesse et L’Ombre des femmes.

Comédie, Comme un avion peine un peu à décoller, tant que son scénario se résume à ce qu’on en a dit plus haut, et au seul sort de son personnage central. La multiplication de gags maintient la petite entreprise de Michel Podalydès dans les basses altitudes jusqu’au moment où son esquif aborde un rivage inattendu. Mi-utopique mi-réaliste, toujours ensoleillé, cet endroit, pelouse, bosquet et gargote, est peuplé de personnages doucement loufoques, dont deux femmes fort avenantes, Mila (Vimala P.) et Laetitia (Agnès J.). Charlélie Couture pourra bien venir à point nommé participer de sa balade, cet avion ne volerait pas sans elles.

Accosté par inadvertance dans cette cocagne modeste, le navigateur perd le fil de la rivière, et de son projet. Sa trajectoire connaît des inflexions, boucles, rétropagayages et circonvolutions affectives, sexuelles, ludiques et même un peu philosophiques qui trouvent une forme de légèreté fluide, du meilleur aloi.

La réussite en est d’autant plus réjouissante qu’il est clair que Bruno Podalydès a, par des voies variées, toujours cherché cela – et l’a bien rarement trouvé. Malgré la proximité induite par les bateaux (voilier ou kayak), Liberté Oléron et son ton d’aigre nervosité en était le plus éloigné, mais Dieu seul me voit, Bancs publics ou Adieu Berthe en ont offert des tentatives plus ou moins abouties, qui trouvent ici une réussite assez incontestable – malgré leur singularité, les deux adaptations de Gustave Leroux, Le Mystère de la chambre jaune et Le Parfum de la dame en noir, qui étaient à ce jour les deux meilleurs longs métrages de Podalydès, cherchaient finalement la même chose sous le masque de l’enquête policière.

Pour le définir, on songe à l’idée – utopique elle aussi – du cinéma décrite par François Truffaut dans La Nuit américaine, ce moment où des dizaines d’éléments hétérogènes sinon antagonistes soudain s’accordent entre eux pour que s’élève de manière symphonique un mouvement collectif, émouvant et joyeux. Et bien c’est ce qui advient peu à peu dans Comme un avion, où l’engagement des interprètes, la lumière aux franges du chromo, l’attention joueuse aux objets, le recours aux chansons populaires et aux ivresses vespérales, la mémoire du muet avec un zest de Partie de campagne aussi, participent de la construction de ce détournement d’une utopie individuelle, solipsiste et linéaire, en utopie à plusieurs, à géométrie variable et réazimutage incorporé.

Bruno Podalydès ne connaît pas les solutions aux crises de l’époque contemporaine. Mais pourquoi les lui demanderait-on ? Bruno Podalydès a fait un film, qui effleure de mille manières des affects, des inquiétudes et des élans qui ont, eux, à voir avec beaucoup des habitants de ce monde contemporain. Il l’a fait avec un sourire qui s’élargit comme s’élèverait un avion, même sans aile, comme un kayak toucherait les nuages, et c’est fort bien ainsi.